A. Méricant (p. 5-15).

Sapho, dompteuse

CHAPITRE PREMIER.

LA PANTHÈRE NOIRE

Sapho, en longue robe de brocart saphir, fendue sur le côté, laissant voir un maillot gris tourterelle et des bottes à l’écuyère, fouaille ses fauves, les gronde et les cajole, tour à tour, — fauve, elle-même, avec son épaisse crinière rousse et la lueur métallique de ses prunelles.

Dans les efforts qu’elle tente, ses épaules se moirent de gouttelettes, perçant la veloutine, et, lorsqu’elle lève les bras, la mousse d’or de ses aisselles glisse des lueurs tendres sur le bleu électrique de son corsage.

Mirah, la panthère noire aux yeux d’émeraude, au long corps souple et nerveux, vient lécher ses doigts et se coucher à ses pieds.

Mirah est splendide dans sa pose voluptueusement alanguie. Nulle tache n’étoile sa fourrure de ténèbres : elle est mystérieuse et inquiétante comme la nuit.

Durant un moment, Sapho l’étreint, pose sa tête contre la sienne, et, mettant sa bouche sur le mufle crispé, semble s’oublier en un baiser profond. La panthère clôt ses paupières sombres, renverse le front, félinement ronronne, et se frôle à cette chair de femme tiède et parfumée. Ce sont vraiment deux bêtes d’amour, aussi câlines l’une que l’autre, griffes rentrées dans le gant de velours, regard perdu dans l’infini du rêve.

Puis, un coup de cravache atteint le fauve, le redresse, hurlant et terrible, gueule tendue, tous crocs dehors, dans le regret de la caresse interrompue, la rancune du plaisir mensonger.

La femme rit, méprisante, et la bête humiliée se ramasse prête à fondre sur sa proie, à l’enserrer dans une étreinte sans pardon… Les deux corps vont rouler, s’embrasser, se mordre au milieu des râles et des rugissements. Quelques cris de femme se font entendre… Un second coup de fouet, un regard fascinateur, un ordre bref et Mirah, soumise, vient ramper aux pieds de sa maîtresse, l’implorer pour un nouveau jeu très doux.

On applaudit avec le vague mécontentement de la victoire trop facile, l’inconscient désir de meurtre et de sang répandu, la cruauté trouble qui hantent le cœur des foules.

Il y a là l’ordinaire public des ménageries, ce public mélangé, composé de mondains, d’amuseuses connues, de petites bonnes vagabondes et d’ouvriers en livrée de travail. Les singes s’agitent dans leur cage, passent, à travers les barreaux, des mains crochues de vieilles quémandeuses, semblent injurier et implorer, en même temps, dans une exaspération falote. Des ours philosophes se balancent gravement et des perroquets ironiques laissent tomber des coques de noix sur les chapeaux empanachés des spectatrices.

Ce sont des cacatoès à la huppe rose ou jaune, au plumage d’un blanc, velouté comme une pulpe de camélia ; des aras bleus et rouges semblables à des flammes, des toucans au bec énorme, toute une flore de plumes éclatantes et imprévues.

Les oiseaux battent des ailes, redressent leurs crêtes irritées, tandis que les babouins, les sapajous grincent des dents, montrent leurs poings velus, se suspendent par la queue à leurs perchoirs volants.

Dans les cages, les lions, les tigres, les alligators, les jaguars, les pumas rugissent, râlent, grognent, miaulent avec frénésie.

Mais Sapho, dans la cage centrale, réunit les bêtes qui se couchent humblement, ferment les yeux d’un air humble et soumis, rampent jusqu’à elle pour lécher ses pieds mignons et lui exprimer leur amour. Les singes, les aras cessent leurs cris discordants, semblent s’intéresser aux exercices des fauves, contemplent la jeune fille d’un air câlin.
Elle est souple, féline, toute jeune encore.

Un léopard se frotte contre elle comme un gros chat en ronronnant. Son corps souple, onduleux, à la robe jaune d’or ocellée de velours noir, a des frissonnements lascifs. Il se roule pour implorer une caresse, un baiser.

Mais Myrah, jalouse, rugit furieusement dans la cage voisine, et Sapho la tranquillise, la calme avec des gronderies et des promesses.

Puis, elle fait travailler les lions et les tigres qui rivent sur elle leurs regards métalliques. Détendant leurs jarrets d’acier, les bêtes sautent aux barreaux, franchissent la tête de la dompteuse, et légèrement retombent sur leurs pattes.

Le léopard crève des cerceaux de papier, exécute mille tours cocasses ; c’est le clown de la bande. Il a un collier de grelots qui tintinabulent joyeusement : il semble très fier de son rôle.

Sapho rentre dans la cage de Myrah, qui, de nouveau, gronde et s’agite. C’est avec sa panthère favorite qu’elle achève ses représentations de plus en plus suivies par un public de choix.

Au premier rang, un jeune homme pâle, le front bombé sous d’épais cheveux blonds, les yeux trop brillants, suit avec le plus vif intérêt tous les mouvements de la dompteuse. La panthère, qui s’en aperçoit, rugit vers lui en se dressant furieusement dans un élan de tout son grand corps sombre.

— Hop ! hop !

Sapho a tiré deux coups de revolver aux oreilles du fauve, et, lui tendant des arceaux allumés, l’excite de la voix sauvagement. L’animal traverse la guirlande de feu, bondit et rebondit, la peau douloureuse, le poil roussi, semblant lui-même une forme fantastique, une monstrueuse chimère de flamme.

La séance est terminée. Sapho salue, toute frissonnante, fait signe au jeune homme pâle de la rejoindre.

Derrière les cages, dans une petite loge tendue d’étoffes japonaises, fleuragées de chrysanthèmes, elle se déshabille mollement, faisant saillir la double rose de ses seins de la soie bleue de son costume.

Elle est souple, féline, toute jeune encore sous le fard qui empâte son visage et ses épaules.

Dans l’ambiance crue de l’électricité, l’étoffe paraît déteindre sur la peau, y couler des rayons de lune ; la dompteuse aime les robes enluminées, brochées d’or, d’argent, de bronze, agrafées de joyaux rutilants, et la gaine de sa jupe semble porter la fleur rare de son buste comme une tige magique.

Mais l’inconnu est auprès d’elle, et, doucement, elle l’interroge.

— Qui es-tu ?… Que me veux-tu ?…

— Cela pour toi n’a aucune importance.

Un peu surprise, elle le contemple et le trouve vraiment séduisant, malgré sa face énigmatique et sa dédaigneuse réserve.

— Mirah est jalouse et devient chaque jour plus méchante… Voilà un mois que tu assistes à toutes les représentations, et, l’autre soir, j’ai failli être dévorée !…

— Oui, dit-il, j’ai admiré ton courage.

Sapho, le torse nu, relève ses cheveux, en souriant.

— Tu m’aimes, mon chéri ?… J’étais crâne avec ma panthère noire ?…

— Certes.

— Tu m’as vraiment admirée ?

L’inconnu fait un signe affirmatif, et Sapho l’attire, lascive et câlineuse, — comme avec la panthère, — pose sur les siennes ses lèvres peintes.

— Alors, emmène-moi. Tu me feras une existence tranquille et tendre. Nous serons très heureux, tu verras.

— Je ne puis réaliser ton désir.

— Pourquoi ? demande la jeune femme, inquiète.

Un indéfinissable sourire distend les lèvres minces du visiteur qui ne répond pas.

— J’ai peur de Mirah ! répète Sapho, offerte, en une prière ardente de tout l’être. Et puis, je suis lasse du métier que je fais !…

— Tu es très jeune encore ?…

— Vingt ans, à peine… Mon père était dompteur… Toute petite, il m’exhibait déjà dans les cages… Jamais les bêtes ne m’ont fait aucun mal ; mais Mirah m’aime… tu comprends ?

— Oui, je comprends.

— Et tu veux bien ?… Nous aurons d’inoubliables extases ; car, moi aussi, je te trouve aimable et charmant… Ce n’est pas pour rien que tu viens m’applaudir chaque soir.

— Non, ce n’est pas pour rien.

— Alors ?…

— Alors, pardonne-moi, Sapho.

— Te pardonner ?… Je ne saisis pas.

— J’ai fait un pari avec des camarades.

— Un pari ?…

— Oui… et j’ai engagé une forte somme.

La dompteuse ne riait plus.

— Tu as parié…

— Que Mirah finirait par te dévorer !…

— Oh !…

— Et c’est pour cela que je venais chaque soir…