Sans famille/Dentu, 1887/Première partie/9

Dentu E. (1p. 97-108).


IX


JE RENCONTRE UN GÉANT CHAUSSÉ DE BOTTES DE SEPT LIEUES


En quittant le sol desséché des causses et des garrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une vallée toujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nous descendons à petites journées, car la richesse du pays fait celle des habitants, et nos représentations sont nombreuses, les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi.

Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessus d’une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; — c’est le pont de Cubzac, et la rivière est la Dordogne.

Une ville en ruines, avec des fossés, des grottes, des tours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître, des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là, — c’est Saint-Émilion.

Mais tout cela se brouille confusément dans ma mémoire, tandis que bientôt se présente un spectacle qui la frappe assez fortement pour qu’elle garde l’empreinte qu’elle a alors reçue et se la représente aujourd’hui avec tout son relief.

Nous avions couché dans un village assez misérable et nous en étions partis le matin, au jour naissant. Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse, lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes, s’étendirent librement sur un espace immense, comme si un rideau, touché par une baguette magique, s’était subitement abaissé devant nous.

Une large rivière s’arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et au-delà de cette rivière les toits et les clochers d’une grande ville s’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que de maisons ! que de cheminées ! Quelques-unes plus hautes et plus étroites, élancées comme des colonnes, vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, s’envolant au caprice de la brise, formait, au-dessus de la ville, un nuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de son cours et le long d’une ligne de quais se tassaient de nombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt, emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles et leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent. On entendait des ronflements sourds, des bruits de ferraille et de chaudronnerie, des coups de marteaux et par-dessus tout le tapage produit par le roulement de nombreuses voitures qu’on voyait courir çà et là sur les quais.

— C’est Bordeaux, me dit Vitalis.

Pour un enfant, élevé comme moi, qui n’avait vu jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer, c’était féerique.

Sans que j’eusse réfléchi, mes pieds s’arrêtèrent, je restai immobile, regardant devant moi, au loin, auprès, tout à l’entour.

Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : la rivière et les navires qui la couvraient.

En effet, il se produisait là un mouvement confus qui m’intéressait d’autant plus fortement que je n’y comprenais absolument rien.

Des navires, leurs voiles déployées, descendaient la rivière légèrement inclinés sur un côté, d’autres la remontaient ; il y en avait qui restaient immobiles comme des îles, et il y en avait aussi qui tournaient sur eux-mêmes sans qu’on vît ce qui les faisait tourner ; enfin il y en avait encore qui, sans mâture, sans voilure, mais avec une cheminée qui déroulait dans le ciel des tourbillons de fumée, se mouvaient rapidement, allant en tous sens et laissant derrière eux, sur l’eau jaunâtre, des sillons d’écume blanche.

— C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer, après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ; ceux que tu vois au milieu de la rivière, tourner sur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant. Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs.

Que de mots étranges pour moi ! que d’idées nouvelles !

Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser.

Jusque-là nous n’avions jamais fait long séjour dans les villes qui s’étaient trouvées sur notre passage, car les nécessités de notre spectacle nous obligeaient à changer chaque jour le lieu de nos représentations, afin d’avoir un public nouveau. Avec des comédiens tels que ceux qui composaient « la troupe de l’illustre signor Vitalis, » le répertoire ne pouvait pas en effet être bien varié, et quand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cœur, la Mort du général, le Triomphe du juste, le Malade purgé et trois ou quatre autres pièces, c’était fini, nos acteurs avaient donné tout ce qu’ils pouvaient ; il fallait ailleurs recommencer le Malade purgé ou le Triomphe du juste devant des spectateurs qui n’eussent pas vu ces pièces.

Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se renouvelle facilement, et en changeant de quartier, nous pouvions donner jusqu’à trois et quatre représentations par jour, sans qu’on nous criât, comme cela nous était arrivé à Cahors :

— C’est donc toujours la même chose ?

De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle les Landes.

Bien que je ne fusse plus tout à fait le jeune souriceau dont parle la fable et qui trouve dans tout ce qu’il voit un sujet d’étonnement, d’admiration ou d’épouvante, je tombai, dès le commencement de ce voyage, dans une erreur qui fit bien rire mon maître et me valut ses railleries jusqu’à notre arrivée à Pau.

Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jours et, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne, nous avions abandonné la rivière à Langon et nous avions pris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus de vergers, mais des bois de pins et des bruyères. Bientôt les maisons devinrent plus rares, plus misérables. Puis nous nous trouvâmes au milieu d’une immense plaine qui s’étendait devant nous à perte de vue, avec de légères ondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terre grise au loin, et, tout auprès de nous, le long de la route, recouverte d’une mousse veloutée, des bruyères desséchées et des genêts rabougris.

— Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert. Mets ton courage dans tes jambes.

C’était non-seulement dans les jambes qu’il fallait le mettre, mais dans la tête et le cœur ; car, à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais, on se sentait envahi par une vague tristesse, une sorte de désespérance.

Depuis cette époque, j’ai fait plusieurs voyages en mer, et toujours, lorsque j’ai été au milieu de l’Océan sans aucune voile en vue, j’ai retrouvé en moi ce sentiment de mélancolie indéfinissable qui me saisit dans ces solitudes.

Comme sur l’Océan, nos yeux couraient jusqu’à l’horizon noyé dans les vapeurs de l’automne, sans apercevoir rien que la plaine grise qui s’étendait devant nous plate et monotone.

Nous marchions. Et lorsque nous regardions machinalement autour de nous, c’était à croire que nous avions piétiné sur place sans avancer, car le spectacle était toujours le même : toujours des bruyères, toujours des genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dont les feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pression du vent, se creusant, se redressant, se mouvant comme des vagues.

À de longs intervalles seulement nous traversions des bois de petite étendue, mais ces bois n’égayaient pas le paysage comme cela se produit ordinairement. Ils étaient plantés de pins dont les branches étaient coupées jusqu’à la cime. Le long de leur tronc on avait fait des entailles profondes, et par ces cicatrices rouges s’écoulait leur résine en larmes blanches cristallisées. Quand le vent passait par rafales dans leurs ramures, il produisait une musique si plaintive qu’on croyait entendre la voix même de ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leurs blessures.

Vitalis m’avait dit que nous arriverions le soir à un village où nous pourrions coucher.

Mais le soir approchait, et nous n’apercevions rien qui nous signalât le voisinage de ce village : ni champs cultivés, ni animaux pâturant dans la lande, ni au loin une colonne de fumée qui nous aurait annoncé une maison.

J’étais fatigué de la route parcourue depuis le matin, et encore plus abattu par une sorte de lassitude générale : ce bienheureux village ne surgirait-il donc jamais au bout de cette route interminable ?

J’avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, je n’apercevais rien que la lande, et toujours la lande dont les buissons se brouillaient de plus en plus dans l’obscurité qui s’épaississait.

L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter le pas, et mon maître lui-même, malgré l’habitude de ses longues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route.

Mais au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin, pour voir si de là je n’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine.

J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui aussi, était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir.

— As-tu peur ? demanda Vitalis.

Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul pour mon exploration : je voulais d’autant moins m’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur.

Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regard traversait.

Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges ; il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons, ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique.

Cela était bizarre, et il semblait qu’avec l’ombre la lande s’était transfigurée comme si elle s’était peuplée d’apparitions mystérieuses.

L’idée me vint, je ne sais comment, qu’un autre à ma place aurait peut-être été effrayé par ces apparitions ; cela était possible, après tout, puisque Vitalis m’avait demandé si j’avais peur ; cependant, en m’interrogeant, je ne trouvai pas en moi cette frayeur.

À mesure que je gravissais la pente du monticule, les genêts devenaient plus forts, les bruyères et les fougères plus hautes, leur cime dépassait souvent ma tête, et parfois j’étais obligé de me glisser sous leur couvert.

Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière. Mes regards se perdaient dans l’obscurité : rien que des formes indécises, des ombres étranges, des genêts qui semblaient tendre leurs branches vers moi, comme des longs bras flexibles, des buissons qui dansaient.

Ne voyant rien qui m’annonçât le voisinage d’une maison, j’écoutai pour tâcher de percevoir un bruit quelconque, le meuglement d’une vache, l’aboiement d’un chien.

Après être resté un moment l’oreille tendue, ne respirant pas pour mieux entendre, un frisson me fit tressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute, de la solitude et de la nuit. En tous cas, je me sentais sous le coup d’un danger.

À ce moment même, regardant autour de moi avec angoisse, j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts, et en même temps j’entendis comme un bruissement de branches qu’on frôlait.

J’essayai de me dire que c’était la peur qui m’abusait, et que ce que je prenais pour une ombre était sans doute un arbuste, que tout d’abord je n’avais pas aperçu.

Mais ce bruit, quel était-il ?

Il ne faisait pas un souffle de vent.

Les branches, si légères qu’elles soient, ne se meuvent pas seules, il faut que la brise les agite, ou bien que quelqu’un les remue.

Quelqu’un ?

Mais non, ce ne pouvait pas être un homme ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères, sur la pâleur du ciel.

Ce qu’il y avait de certain c’est que cette bête, montée sur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait de mon côté par des bonds précipités.

Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elle accourait.

Cette pensée me fit retrouver mes jambes et tournant sur moi-même, je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis.

Mais chose étrange, j’allai moins vite en dévalant que je n’avais été en montant ; je me jetais dans les touffes de genêts et de bruyères, me heurtant, m’accrochant, j’étais à chaque pas arrêté.

En me dépêtrant d’un buisson, je glissai un regard en arrière : la bête s’était rapprochée ; elle arrivait sur moi.

Heureusement la lande n’était plus embarrassée de broussailles, je pus courir plus vite à travers les herbes.

Mais si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite que moi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je la sentais sur mon dos.

Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les trois chiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à pleine voix.

Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement :

— La bête, la bête !

Au milieu des vociférations des chiens, j’entendis tout à coup un grand éclat de rire. En même temps mon maître me posant la main sur l’épaule m’obligea à me retourner.

— La bête, c’est toi, disait-il en riant, regarde donc un peu si tu l’oses.

Son rire, plus encore que ses paroles m’avait rappelé à la raison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main.

L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle se tenait immobile sur la route.

J’eus encore, je l’avoue, un premier moment de répulsion et d’effroi, mais je n’étais plus au milieu de la lande, Vitalis était là, les chiens m’entouraient, je ne subissais plus l’influence troublante de la solitude et du silence.

Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.

Était-ce une bête ?

Était-ce un homme ?

De l’homme, elle avait le corps, la tête, les bras.

De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement, et deux longues pattes maigres sur lesquelles elle restait posée.

Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais ces détails, car cette grande ombre se dessinait en noir, comme une silhouette, sur le ciel, où de nombreuses étoiles versaient une pâle lumière.

Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question, si mon maître n’avait adressé la parole à mon apparition.

— Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’un village ? demanda-t-il.

C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ?

Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec semblable au cri d’un oiseau.

C’était donc un animal ?

Cependant mon maître continua ses questions, ce qui me parut tout à fait déraisonnable, car chacun sait que si les animaux comprennent quelquefois ce que nous leur disons, ils ne peuvent pas nous répondre.

Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu’il n’y avait pas de maisons aux environs, mais seulement une bergerie, où il nous proposa de nous conduire.

Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ?

Si j’avais osé je me serais approché de lui, pour voir comment étaient faites ces pattes, mais bien qu’il ne parût pas méchant, je n’eus pas ce courage, et ayant ramassé mon sac, je suivis mon maître sans rien dire.

— Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ? me demanda-t-il en marchant.

— Oui, mais je ne sais pas ce que c’est ; il y a donc des géants dans ce pays-ci ?

— Oui, quand ils sont montés sur des échasses.

Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deux longs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaient leurs pieds.

— Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux.