Sans famille/Dentu, 1887/Première partie/4

Dentu E. (1p. 43-54).


IV


LA MAISON MATERNELLE


— Eh bien ! demanda mère Barberin quand nous rentrâmes, qu’a dit le maire ?

— Nous ne l’avons pas vu.

— Comment, vous ne l’avez pas vu ?

— Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame, et quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous y retournerons demain.

Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec l’homme aux chiens.

En route je m’étais plus d’une fois demandé s’il n’y avait pas une ruse dans ce retour à la maison, mais ces derniers mots chassèrent les doutes qui s’agitaient confusément dans mon esprit troublé. Puisque nous devions retourner le lendemain au village pour voir le maire, il est certain que Barberin n’avait pas accepté les propositions de Vitalis.

Cependant malgré ses menaces j’aurais parlé de mes doutes à mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul un instant avec elle, mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison, et je me couchai sans avoir pu trouver l’occasion que j’attendais.

Je m’endormis en me disant que ce serait pour le lendemain.

Mais le lendemain, quand je me levai, je n’aperçus point mère Barberin.

Comme je la cherchais en rôdant autour de la maison, Barberin me demanda ce que je voulais.

— Maman.

— Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi.

Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle n’avait pas dit la veille qu’elle irait au village. Comment n’avait-elle pas attendu pour nous accompagner, puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ?

Une crainte vague me serra le cœur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait, j’eus cependant le pressentiment d’un danger.

Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pour me rassurer.

Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans le jardin.

Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous une valeur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait, nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné un petit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes, d’herbes, de mousse arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.

Assurément ce n’était point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’il était, il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir ; il était ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeais comme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente, et quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour, je disais « mon jardin ».

C’était pendant l’été précédent que j’avais récolté et planté ma collection, c’était donc au printemps qu’elle devait sortir de terre, les espèces précoces sans même attendre la fin de l’hiver, les autres successivement.

De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.

Déjà les jonquilles montraient leurs boutons, dont la pointe jaunissait, les lilas de terre poussaient leurs petites hampes pointillées de violet, et du centre des feuilles ridées des primevères sortaient des bourgeons qui semblaient prêts à s’épanouir.

Comment tout cela fleurirait-il ?

C’était ce que je venais voir tous les jours avec curiosité.

Mais il y avait une autre partie de mon jardin que j’étudiais avec un sentiment plus vif que la curiosité, c’est-à-dire avec une sorte d’anxiété.

Dans cette partie de jardin j’avais planté un légume qu’on m’avait donné et qui était presque inconnu dans notre village, — des topinambours. On m’avait dit qu’il produisait des tubercules bien meilleurs que ceux des pommes de terre, car ils avaient le goût de l’artichaut, du navet et plusieurs autres légumes encore. Ces belles promesses m’avaient inspiré l’idée d’une surprise à faire à mère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, je plantais mes tubercules dans mon jardin ; quand ils poussaient des tiges, je lui laissais croire que c’était des fleurs ; puis un beau jour, quand le moment de la maturité était arrivé, je profitais de l’absence de mère Barberin pour arracher mes topinambours, je les faisais cuire moi-même, comment ? je ne savais pas trop, mais mon imagination ne s’inquiétait pas d’un aussi petit détail, et quand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servais mon plat.

Qui était bien étonnée ? Mère Barberin.

Qui était bien contente ? Encore mère Barberin.

Car nous avions un nouveau mets pour remplacer nos éternelles pommes de terre, et mère Barberin n’avait plus autant à souffrir de la vente de la pauvre Roussette.

Et l’inventeur de ce nouveau mets, c’était moi, moi Rémi ; j’étais donc utile dans la maison.

Avec un pareil projet dans la tête, on comprend combien je devais être attentif à la levée de mes topinambours ; tous les jours je venais regarder le coin dans lequel je les avais plantés, et il semblait à mon impatience qu’ils ne pousseraient jamais.

J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mes mains, le nez baissé dans mes topinambours, quand j’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’était Barberin qui m’appelait.

Que me voulait-il ?

Je me hâtai de rentrer à la maison.

Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens.

Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi.

Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que le matin Barberin l’avait envoyée au village.

Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin, je courus à Vitalis :

— Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, ne m’emmenez pas.

Et j’éclatai en sanglots.

— Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne seras pas malheureux avec moi, je ne bats point les enfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très-amusants. Qu’as-tu à regretter ?

— Mère Barberin ! mère Barberin !

— En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en me prenant rudement par l’oreille ; monsieur ou l’hospice, choisis !

— Non ! mère Barberin !

— Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que je vas faire.

— Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du cœur, c’est bon signe.

— Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.

— Maintenant, aux affaires.

Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs, que Barberin en un tour de main, fit disparaître dans sa poche.

— Où est le paquet ? demanda Vitalis.

— Le voilà, répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.

Vitalis défit ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile.

— Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, dit Vitalis, vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles.

— Il n’en a pas d’autres.

— Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, mon petit. Comment se nomme-t-il ?

— Rémi.

— Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant Capi, en avant, marche !

Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet.

Il fallut marcher.

Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.

Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route, personne dans les prés d’alentour.

Je me mis à appeler :

— Maman, mère Barberin !

Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit dans un sanglot.

Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le poignet.

— Bon voyage ! cria Barberin.

Et il rentra dans la maison.

Hélas ! c’était fini.

— Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis.

Et sa main tira mon bras.

Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement il ne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il le régla sur le mien.

Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le long de la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Bien souvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que quand nous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maison encore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je ne reverrais jamais.

Heureusement la montée était longue ; cependant à force de marcher, nous arrivâmes au haut.

Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet.

— Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.

— Volontiers, mon garçon.

Et, pour la première fois, il desserra la main.

Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers Capi, et faire un signe que celui-ci comprit.

Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.

Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, il devait me sauter aux jambes.

J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi me suivit de près.

Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin.

Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter, coupé de prés et de bois, puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle, celle où j’avais été élevé.

Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu des arbres, qu’en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droit dans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous.

Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fumée m’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l’hiver : il me sembla que j’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, les pieds dans les cendres quand le vent s’engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage.

Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions, les choses avaient conservé leurs formes nettes et distinctes, diminuées, rapetissées seulement.

Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allait de çà de là, mais elle n’avait plus sa grosseur ordinaire, et si je ne l’avais pas bien connue je l’aurais prise pour un petit pigeon. Au bout de la maison je voyais le poirier au tronc crochu que pendant si longtemps j’avais transformé en cheval. Puis à côté du ruisseau qui traçait une ligne blanche dans l’herbe verte, je devinais le canal de dérivation que j’avais eu tant de peine à creuser pour qu’il allât mettre en mouvement une roue de moulin, fabriquée de mes mains ; laquelle roue, hélas ! n’avait jamais pu tourner malgré tout le travail qu’elle m’avait coûté.

Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et ma charrue faite d’une branche torse, et la niche dans laquelle j’élevais des lapins quand nous avions des lapins, et mon jardin, mon cher jardin.

Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs ? Qui les arrangerait, mes topinambours ? Barberin sans doute, le méchant Barberin.

Encore un pas sur la route et à jamais tout cela disparaissait.

Tout à coup dans le chemin qui du village monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparut derrière un groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt.

La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe, qui comme un papillon printanier aux couleurs pâles, voltigeait entre les branches.

Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais que c’était elle.

— Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ?

— Oh ! monsieur, je vous en prie.

— C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées.

Mais je ne répondis pas, je regardais.

C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son jupon bleu, c’était elle.

Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de rentrer à la maison.

Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra dans la cour qu’elle traversa rapidement.

Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser à Capi qui sauta près de moi.

Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison. Elle ressortit et se mit à courir de çà de là, dans la cour, les bras étendus.

Elle me cherchait.

Je me penchai en avant, et de toutes mes forces, je me mis à crier :

— Maman ! maman !

Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air.

— Qu’as-tu donc, demanda Vitalis, deviens-tu fou ?

Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et elle ne pensa pas à lever la tête.

Elle avait traversé la cour, et revenue sur le chemin, elle regardait de tous côtés.

Je criai plus fort, mais comme la première fois, inutilement.

Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur le parapet.

Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche.

— Pauvre petit, dit-il à demi-voix.

— Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces mots de compassion, laissez-moi retourner.

Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route.

— Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon.

Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement.

— Capi, dit-il, Zerbino !

Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière, Zerbino devant.

Il fallut suivre Vitalis.

Au bout de quelques pas, je tournai la tête.

Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison ; tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu’au ciel : mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes.