Sans famille/Dentu, 1887/Première partie/18

Dentu E. (1p. 277-289).


XVIII


LES CARRIÈRES DE GENTILLY


Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du monde, Vitalis marcha sans rien dire, mais bientôt nous nous trouvâmes dans une ruelle déserte ; alors il s’assit sur une borne et passa à plusieurs reprises sa main sur son front, ce qui chez lui était un signe d’embarras.

— C’est peut-être beau d’écouter la générosité, dit-il, comme s’il se parlait à lui-même, mais avec cela nous voilà sur le pavé de Paris, sans un sou dans la poche et sans un morceau de pain dans l’estomac. As-tu faim ?

— Je n’ai rien mangé depuis le petit croûton que vous m’avez donné ce matin.

— Eh bien ! mon pauvre enfant, tu es exposé à te coucher ce soir sans dîner ; encore si nous savions où coucher !

— Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ?

— Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour ton hiver il m’eût donné une vingtaine de francs, j’étais tiré d’affaire pour le moment. Mais en voyant comment il traite les enfants, je n’ai pas été maître de moi. Tu n’avais pas envie de rester avec lui, n’est-ce pas ?

— Oh ! vous êtes bon.

— Peut-être le cœur du jeune homme n’est-il pas tout à fait mort dans le vieux vagabond. Par malheur, le vagabond avait bien calculé, et le jeune homme a tout dérangé. Maintenant où aller ?

Il était tard déjà, et le froid, qui s’était amolli durant la journée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait du nord, la nuit serait dure.

Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis que nous nous tenions immobiles devant lui, Capi et moi, attendant qu’il eût pris une décision. Enfin, il se leva.

— Où allons-nous ?

— À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où j’ai couché autrefois. Es-tu fatigué ?

— Je me suis reposé chez Garofoli.

— Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et que je n’en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mes enfants !

C’était son mot de bonne humeur pour les chiens et pour moi ; mais ce soir-là il le dit tristement.

Nous voilà donc en route dans les rues de Paris ; la nuit est noire et le gaz, dont le vent fait vaciller la flamme dans les lanternes, éclaire mal la chaussée ; nous glissons à chaque pas sur un ruisseau gelé ou sur une nappe de glace qui a envahi les trottoirs ; Vitalis me tient par la main et Capi est sur nos talons. De temps en temps seulement il reste en arrière pour chercher dans un tas d’ordures s’il ne trouvera pas un os ou une croûte, car la faim lui tenaille aussi l’estomac ; mais les ordures sont prises en un bloc de glace et sa recherche est vaine ; l’oreille basse, il nous rejoint.

Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles, d’autres grandes rues ; nous marchons toujours, et les rares passants que nous rencontrons semblent nous regarder avec étonnement : est-ce notre costume, est-ce notre démarche fatiguée qui frappent l’attention ? Les sergents de ville que nous croisons tournent autour de nous et s’arrêtent pour nous suivre de l’œil.

Cependant, sans prononcer une seule parole, Vitalis s’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle la mienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand il s’arrête pour s’appuyer une minute sur mon épaule, je sens tout son corps agité d’une secousse convulsive.

D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cette fois je manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme un besoin de lui dire que je l’aimais ou tout au moins que je voulais faire quelque chose pour lui.

— Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt.

— Je le crains ; en tous cas, je suis fatigué ; ces jours de marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid de cette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il m’aurait fallu un bon lit, un souper dans une chambre close et devant un bon feu. Mais tout ça c’est un rêve : en avant, les enfants !

En avant ! nous étions sortis de la ville ou tout au moins des maisons ; et nous marchions tantôt entre une double rangée de murs, tantôt en pleine campagne, nous marchions toujours. Plus de passants, plus de sergents de ville, plus de lanternes ou de becs de gaz ; seulement de temps en temps une fenêtre éclairée çà et là et au-dessus de nos têtes, le ciel d’un bleu sombre avec de rares étoiles. Le vent qui soufflait plus âpre et plus rude nous collait nos vêtements sur le corps : il nous frappait heureusement dans le dos, mais comme l’emmanchure de ma veste était décousue, il entrait par ce trou et me glissait le long du bras, ce qui était loin de me réchauffer.

Bien qu’il fît sombre et que des chemins se croisassent à chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui sait où il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je le suivais sans crainte de nous perdre, n’ayant d’autre inquiétude que celle de savoir si nous n’allions pas arriver enfin à cette carrière.

Mais tout à coup il s’arrêta.

— Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il.

— Je ne vois rien.

— Tu ne vois pas une masse noire ?

Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous devions être au milieu d’une plaine, car mes yeux se perdirent dans des profondeurs sombres sans que rien les arrêtât, ni arbres ni maisons ; le vide autour de nous ; pas d’autre bruit que celui du vent sifflant ras de terre dans les broussailles invisibles.

— Ah ! si j’avais tes yeux ! dit Vitalis, mais je vois trouble, regarde là-bas.

Il étendit la main droit devant lui, puis comme je ne répondais pas, car je n’osais pas dire que je ne voyais rien, il se remit en marche.

Quelques minutes se passèrent en silence, puis il s’arrêta de nouveau et me demanda encore si je ne voyais pas de bouquet d’arbres. Je n’avais plus la même sécurité que quelques instants auparavant, et un vague effroi fit trembler ma voix quand je répondis que je ne voyais rien.

— C’est ta peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.

— Je vous assure que je ne vois pas d’arbres.

— Pas de grande roue ?

— On ne voit rien.

— Nous sommes-nous trompés !

Je n’avais pas à répondre, je ne savais ni où nous étions, ni où nous allions.

— Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me serai trompé de chemin.

Maintenant que je comprenais que nous pouvions être égarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira par le bras.

— Eh bien !

— Je ne peux plus marcher.

— Et moi, crois-tu que je peux te porter ? si je me tiens encore debout c’est soutenu par la pensée que si nous nous asseyons nous ne nous relèverons pas et mourrons là de froid. Allons !

Je le suivis.

— Le chemin a-t-il des ornières profondes ?

— Il n’en a pas du tout.

— Il faut retourner sur nos pas.

Le vent qui nous soufflait dans le dos, nous frappa à la face et si rudement, qu’il me suffoqua : j’eus la sensation d’une brûlure.

Nous n’avancions pas bien rapidement en venant, mais en retournant nous marchâmes plus lentement encore.

— Quand tu verras des ornières, préviens-moi, dit Vitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une tête d’épine au carrefour.

Pendant un quart d’heure, nous avançâmes ainsi luttant contre le vent ; dans le silence morne de la nuit, le bruit de nos pas résonnait sur la terre durcie : bien que pouvant à peine mettre une jambe devant l’autre, c’était moi maintenant qui traînais Vitalis. Avec quelle anxiété je sondais le côté gauche de la route !

Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans l’ombre.

— Une lumière, dis-je en étendant la main.

— Où cela ?

Vitalis regarda, mais bien que la lumière scintillât à une distance qui ne devait pas être très-grande, il ne vit rien. Par là je compris que sa vue était affaiblie, car d’ordinaire elle était longue et perçante la nuit.

— Que nous importe cette lumière, dit-il, c’est une lampe qui brûle sur la table d’un travailleur ou bien près du lit d’un mourant, nous ne pouvons pas aller frapper à cette porte. Dans la campagne, pendant la nuit, nous pourrions demander l’hospitalité, mais aux environs de Paris on ne donne pas l’hospitalité. Il n’y a pas de maisons pour nous. Allons !

Pendant quelques minutes encore nous marchâmes, puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait le nôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devait être la tête d’épine. Je lâchai la main de Vitalis pour avancer plus vite. Ce chemin était creusé par de profondes ornières.

— Voilà l’épine ; il y a des ornières.

— Donne-moi la main, nous sommes sauvés, la carrière est à cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir le bouquet d’arbres.

Il me sembla voir une masse sombre, et je dis que je reconnaissais les arbres.

L’espérance nous rendit l’énergie, mes jambes furent moins lourdes, la terre fut moins dure à mes pieds.

Cependant les cinq minutes annoncées par Vitalis me parurent éternelles.

— Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le bon chemin, dit-il en s’arrêtant.

— C’est ce qui me semble.

— Où vont les ornières ?

— Elles continuent droit.

— L’entrée de la carrière doit être à gauche, nous aurons passé devant sans la voir ; dans cette nuit épaisse rien n’est plus facile ; pourtant nous aurions dû comprendre aux ornières que nous allions trop loin.

— Je vous assure que les ornières n’ont pas tourné à gauche.

— Enfin, rebroussons toujours sur nos pas.

Une fois encore nous revînmes en arrière.

— Vois-tu le bouquet d’arbres ?

— Oui, là, à gauche.

— Et les ornières ?

— Il n’y en a pas.

— Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la main sur ses yeux, marchons droit sur les arbres et donne-moi la main.

— Il y a une muraille.

— C’est un amas de pierres.

— Non, je vous assure que c’est une muraille.

Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’à quelques pas de la muraille. Vitalis franchit ces quelques pas, et comme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il appliqua les deux mains contre l’obstacle que j’appelais une muraille et qu’il appelait, lui, un amas de pierres.

— C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrement rangées et je sens le mortier : où donc est l’entrée ? cherche les ornières.

Je me baissai sur le sol et suivis la muraille jusqu’à son extrémité sans rencontrer la moindre ornière : puis revenant vers Vitalis je continuai ma recherche du côté opposé. Le résultat fut le même : partout un mur : nulle part une ouverture dans ce mur, ou sur la terre un chemin, un sillon, une trace quelconque indiquant une entrée.

— Je ne trouve rien que la neige.

La situation était terrible ; sans doute mon maître s’était égaré et ce n’était pas là que se trouvait la carrière qu’il cherchait.

Quand je lui eus dit que je ne trouvais pas les ornières, mais seulement la neige, il resta un moment sans répondre, puis appliquant de nouveau ses mains contre le mur, il le parcourut d’un bout à l’autre. Capi qui ne comprenait rien à cette manœuvre, aboyait avec impatience.

Je marchais derrière Vitalis.

— Faut-il chercher plus loin ?

— Non, la carrière est murée.

— Murée ?

— On a fermé l’ouverture, et il est impossible d’entrer.

— Mais alors ?

— Que faire, n’est-ce pas ? je n’en sais rien ; mourir ici.

— Oh ! maître.

— Oui, tu ne veux pas mourir toi, tu es jeune, la vie te tient : eh bien ! marchons, peux-tu marcher ?

— Mais vous ?

— Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un vieux cheval.

— Où aller ?

— Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des sergents de ville nous nous ferons conduire au poste de police ; j’aurais voulu éviter cela ; mais je ne veux pas te laisser mourir de froid ; allons, mon petit Rémi, allons, mon enfant, du courage !

Et nous reprîmes en sens contraire la route que nous avions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je n’en avais aucune idée. Nous avions marché longtemps, bien longtemps et lentement. Minuit, une heure du matin peut-être. Le ciel était toujours du même bleu sombre, sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient plus petites qu’à l’ordinaire. Le vent, loin de se calmer, avait redoublé de force ; il soulevait des tourbillons de poussière neigeuse sur le bord de la route et nous la fouettait au visage. Les maisons devant lesquelles nous passions étaient closes et sans lumière : il me semblait que si les gens qui dormaient là chaudement dans leurs draps avaient su combien nous avions froid, ils nous auraient ouvert leur porte.

En marchant vite nous aurions pu réagir contre le froid, mais Vitalis n’avançait plus qu’à grand’peine en soufflant ; sa respiration était haute et haletante comme s’il avait couru. Quand je l’interrogeais, il ne me répondait pas, et de la main, lentement, il me faisait signe qu’il ne pouvait pas parler.

De la campagne nous étions revenus en ville, c’est-à-dire que nous marchions entre des murs au haut desquels çà et là se balançait un réverbère avec un bruit de ferraille.

Vitalis s’arrêta : je compris qu’il était à bout.

— Voulez-vous que je frappe à l’une de ces portes ? dis-je.

— Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers, des maraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas la nuit. Marchons toujours.

Mais il avait plus de volonté que de forces. Après quelques pas il s’arrêta encore.

— Il faut que je me repose un peu, dit-il, je n’en puis plus.

Une porte s’ouvrait dans une palissade, et au-dessus de cette palissade se dressait un grand tas de fumier monté droit, comme on en voit si souvent dans les jardins des maraîchers ; le vent, en soufflant sur le tas, avait desséché le premier lit de paille et il en avait éparpillé une assez grande épaisseur dans la rue, au pied même de la palissade.

— Je vais m’asseoir là, dit Vitalis.

— Vous disiez que si nous nous asseyions, nous serions pris par le froid et ne pourrions plus nous relever.

Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille contre la porte, et il se laissa tomber sur cette litière plutôt qu’il ne s’y assit ; ses dents claquaient et tout son corps tremblait.

— Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumier nous met à l’abri du vent.

À l’abri du vent, cela était vrai, mais non à l’abri du froid. Lorsque j’eus amoncelé tout ce que je pus ramasser de paille, je vins m’asseoir près de Vitalis.

— Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il te passera un peu de sa chaleur.

Vitalis était un homme d’expérience, qui savait que le froid, dans les conditions où nous étions, pouvait devenir mortel. Pour qu’il s’exposât à ce danger, il fallait qu’il fût anéanti.

Il l’était réellement. Depuis quinze jours, il s’était couché chaque soir ayant fait plus que force, et cette dernière fatigue arrivant après toutes les autres, le trouvait trop faible pour la supporter, épuisé par une longue suite d’efforts, par les privations et par l’âge.

Eut-il conscience de son état ? Je ne l’ai jamais su. Mais au moment où ayant ramené la paille sur moi, je me serrais contre lui, je sentis qu’il se penchait sur mon visage et qu’il m’embrassait. C’était la seconde fois ; ce fut, hélas ! la dernière.

Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui se mettent au lit en tremblant, un grand froid prolongé frappe d’engourdissement et de stupeur ceux qu’il saisit en plein air. Ce fut là notre cas.

À peine m’étais-je blotti contre Vitalis que je fus anéanti et que mes yeux se fermèrent. Je fis effort pour les ouvrir, et, comme je n’y parvenais pas, je me pinçai le bras fortement ; mais ma peau était insensible, et ce fut à peine si, malgré toute la bonne volonté que j’y mettais, je pus me faire un peu de mal. Cependant la secousse me rendit jusqu’à un certain point la conscience de la vie. Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletait péniblement, par des saccades courtes et rapides. Dans mes jambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormait déjà. Au-dessus de notre tête, le vent soufflait toujours et nous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nous comme des feuilles sèches qui se seraient détachées d’un arbre. Dans la rue, personne, près de nous, au loin, tout autour de nous, un silence de mort.

Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne m’en rendis pas compte ; mais une peur vague, mêlée d’une tristesse qui m’emplit les yeux de larmes. Il me sembla que j’allais mourir là.

Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon. Pauvre maman Barberin ! mourir sans la revoir, sans revoir notre maison, mon jardinet. Et, par je ne sais quelle extravagance d’imagination, je me retrouvai dans ce jardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquilles ouvraient leurs fleurs d’or, les merles chantaient dans les buissons, et, sur la haie d’épine, mère Barberin étendait le linge qu’elle venait de laver au ruisseau qui chantait sur les cailloux.

Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pour rejoindre le Cygne : Arthur dormait dans son lit ; madame Milligan était éveillée et comme elle entendait le vent souffler elle se demandait où j’étais par ce grand froid.

Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon cœur s’engourdit, il me sembla que je m’évanouissais.