Sans famille/Dentu, 1887/Première partie/15

Dentu E. (1p. 224-241).


XV


MONSIEUR JOLI-CŒUR


Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayons étaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt triste et livide la veille était maintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglait les yeux.

De temps en temps Vitalis passait la main sous la couverture pour tâter Joli-Cœur ; mais celui-ci ne se réchauffait pas, et lorsque je me penchais sur lui je l’entendais grelotter.

Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pas réchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines.

— Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ou Joli-Cœur va mourir ici ; heureux nous serons, s’il ne meurt pas en route. Partons.

La couverture bien chauffée, Joli-Cœur fut enveloppé dedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sa poitrine.

Nous étions prêts à partir.

— Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer cher l’hospitalité qu’elle nous a vendue.

En disant cela, sa voix tremblait.

Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.

Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la hutte, le nez tourné vers l’endroit où ses camarades avaient été surpris.

Dix minutes après être arrivés sur la grande route, nous croisâmes une voiture dont le charretier nous apprit qu’avant une heure nous trouverions un village.

Cela nous donna des jambes, et cependant marcher était difficile autant que pénible, au milieu de cette neige, dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps.

De temps en temps, je demandais à Vitalis comment se trouvait Joli-Cœur, et il me répondait qu’il le sentait toujours grelotter contre lui.

Enfin au bas d’une côte se montrèrent les toits blancs d’un gros village ; encore un effort et nous arrivions.

Nous n’avions point pour habitude de descendre dans les meilleures auberges, celles qui par leur apparence cossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout au contraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entrée des villages ou dans les faubourgs, choisissant quelque pauvre maison, d’où l’on ne nous repousserait pas, et où l’on ne viderait pas notre bourse.

Mais cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter à l’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une auberge devant laquelle se balançait une belle enseigne dorée ; par la porte de la cuisine, grande ouverte, on voyait une table chargée de viande, et sur un large fourneau plusieurs casseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement, lançant au plafond des petits nuages de vapeur ; de la rue, on respirait une bonne odeur de soupe grasse qui chatouillait agréablement nos estomacs affamés.

Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entra dans la cuisine, et le chapeau sur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambre avec du feu.

Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage de belle prestance, avait dédaigné de nous regarder, mais les grands airs de mon maître lui en imposèrent, et une fille de service reçut l’ordre de nous conduire.

— Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que la servante allumait le feu.

Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher ? j’aimais bien mieux me mettre à table qu’au lit.

— Allons vite, répéta Vitalis.

Et je n’eus qu’à obéir.

Il y avait un édredon sur le lit, Vitalis me l’appliqua jusqu’au menton.

— Tâche d’avoir chaud, me dit-il, plus tu auras chaud mieux cela vaudra.

Il me semblait que Joli-Cœur avait beaucoup plus que moi besoin de chaleur, car je n’avais nullement froid.

Pendant que je restais immobile sous l’édredon, pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis au grand étonnement de la servante, tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cœur, comme s’il voulait le faire rôtir.

— As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelques instants.

— J’étouffe.

— C’est justement ce qu’il faut.

Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cœur dans mon lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre ma poitrine.

La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétive lorsqu’on lui imposait quelque chose qui lui déplaisait, semblait résignée à tout.

Elle se tenait collée contre moi, sans faire un mouvement ; elle n’avait plus froid, son corps était brûlant.

Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt il remonta portant un bol de vin chaud et sucré.

Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvage à Joli-Cœur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents.

Avec ses yeux brillants il nous regardait tristement comme pour nous prier de ne pas le tourmenter.

En même temps il sortait un de ses bras du lit et nous le tendait.

Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’il répétait à chaque instant, quand Vitalis me l’expliqua.

Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœur avait eu une fluxion de poitrine et on l’avait saigné au bras ; à ce moment, se sentant de nouveau malade, il nous tendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérît comme on l’avait guéri la première fois.

N’était-ce pas touchant ?

Non-seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut inquiété.

Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade, et même il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant.

— Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais aller chercher un médecin.

Il faut avouer que moi aussi j’aimais bien le vin sucré, et de plus j’avais une terrible faim ; je ne me fis donc pas donner cet ordre deux fois, et après avoir vidé le bol, je me replaçai sous l’édredon, où la chaleur du vin aidant, je faillis étouffer.

Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt il revint amenant avec lui un monsieur à lunettes d’or, — le médecin.

Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas se déranger pour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit rouge comme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi, et m’ayant posé la main sur le front :

— Congestion, dit-il.

Et il secoua la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.

Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-être me saigner.

— Ce n’est pas moi qui suis malade, dis-je.

— Comment, pas malade ? Cet enfant délire.

Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et montrant Joli-Cœur qui avait posé son petit bras autour de mon cou :

— C’est lui qui est malade, dis-je.

Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant vers Vitalis :

— Un singe ! criait-il, comment, c’est pour un singe que vous m’avez dérangé et par un temps pareil !

Je crus qu’il allait sortir indigné.

Mais c’était un habile homme que notre maître et qui ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec ses grands airs il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua la situation : comment nous avions été surpris par la neige, et comment par la peur des loups, Joli-Cœur s’était sauvé sur un chêne où le froid l’avait glacé.

— Sans doute le malade n’était qu’un singe ; mais quel singe de génie ! et de plus un camarade, un ami pour nous ! Comment confier un comédien aussi remarquable aux soins d’un simple vétérinaire ! Tout le monde sait que les vétérinaires de village ne sont que des ânes. Tandis que tout le monde sait aussi que les médecins sont tous, à des degrés divers, des hommes de science ; si bien que dans le moindre village on est certain de trouver le savoir et la générosité en allant sonner à la porte du médecin. Enfin, bien que le singe ne soit qu’un animal, selon les naturalistes, il se rapproche tellement de l’homme que ses maladies sont celles de celui-ci. N’est-il pas intéressant, au point de vue de la science et de l’art, d’étudier par où ces maladies se ressemblent ou ne se ressemblent pas ?

Ce sont d’adroits flatteurs que les Italiens ; le médecin abandonna bientôt la porte pour se rapprocher du lit.

Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur qui avait sans doute deviné que ce personnage à lunettes était un médecin, avait plus de dix fois sorti son petit bras, pour l’offrir à la saignée.

— Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vous êtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiez son pouls.

Cela acheva de décider le médecin.

— Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.

Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien inquiétant : le pauvre M. Joli-Cœur était menacé d’une fluxion de poitrine.

Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent, fut pris par le médecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’il poussât le plus petit gémissement.

Il savait que cela devait le guérir.

Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les cataplasmes, les potions et les tisanes.

Bien entendu, je n’étais pas resté dans le lit ; j’étais devenu garde-malade sous la direction de Vitalis.

Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins et il me récompensait par un doux sourire : son regard était devenu vraiment humain.

Lui naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujours en mouvement pour nous jouer quelque mauvais tour, était maintenant là, d’une tranquillité et d’une docilité exemplaires.

Il semblait qu’il avait besoin qu’on lui témoignât de l’amitié, demandant même celle de Capi qui tant de fois avait été sa victime.

Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tous auprès de lui, et lorsque l’un de nous sortait, il se fâchait.

Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions de poitrine, c’est-à-dire que la toux s’était bientôt établie, le fatiguant beaucoup par les secousses qu’elle imprimait à son pauvre petit corps.

J’avais cinq sous pour toute fortune, je les employai à acheter du sucre d’orge pour Joli-Cœur.

Malheureusement j’aggravai son mal au lieu de le soulager.

Avec l’attention qu’il apportait à tout, il ne lui fallut pas longtemps pour observer que je lui donnais un morceau de sucre d’orge toutes les fois qu’il toussait.

Alors il s’empressa de profiter de cette observation, et il se mit à tousser à chaque instant, afin d’avoir plus souvent le remède qu’il aimait tant, si bien que ce remède au lieu de le guérir le rendit plus malade.

Quand je m’aperçus de sa ruse, je supprimai bien entendu le sucre d’orge, mais il ne se découragea pas : il commençait par m’implorer de ses yeux suppliants ; puis quand il voyait que ses prières étaient inutiles, il s’asseyait sur son séant, et courbé en deux, une main posée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, sa face se colorait, les veines de son front se distendaient, les larmes coulaient de ses yeux, et il finissait par suffoquer, non plus en jouant la comédie, mais pour tout de bon.

Mon maître ne m’avait jamais fait part de ses affaires, et c’était d’une façon incidente que j’avais appris qu’il avait dû vendre sa montre pour m’acheter ma peau de mouton, mais dans les circonstances difficiles que nous traversions, il crut devoir s’écarter de cette règle.

Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j’étais resté auprès de Joli-Cœur que nous ne laissions pas seul, il m’apprit que l’aubergiste avait demandé le paiement de ce que nous devions, si bien qu’après ce paiement, il ne lui restait plus que cinquante sous.

Que faire ?

Naturellement je ne trouvai pas de réponse à cette question.

Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était de donner une représentation le soir même.

Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-Cœur ! cela me paraissait impossible.

Mais nous n’étions pas dans une position à nous arrêter découragés devant une impossibilité : il fallait à tout prix soigner Joli-Cœur et le sauver : le médecin, les médicaments, le feu, la chambre, nous obligeaient à faire une recette immédiate d’au moins quarante francs pour payer l’aubergiste qui, voyant la couleur de notre argent, nous ouvrirait un nouveau crédit.

Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avec les ressources dont nous disposions, quel tour de force !

Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions, s’occupa activement à le réaliser.

Tandis que je gardais notre malade, il trouva une salle de spectacle dans les halles, car une représentation en plein air était impossible par le froid qu’il faisait ; il composa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avec quelques planches, et bravement il dépensa ses cinquante sous à acheter des chandelles qu’il coupa par le milieu, afin de doubler son éclairage.

Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venir dans la neige, passer et repasser devant notre auberge, et ce n’était pas sans angoisse que je me demandais quel serait le programme de cette représentation.

Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village, coiffé d’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge, et après un magnifique roulement, donna lecture de ce programme.

Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura que Vitalis avait prodigué les promesses les plus extravagantes : il était question « d’un artiste célèbre dans l’univers entier, » — c’était Capi, — et « d’un jeune chanteur qui était un prodige, » — le prodige, c’était moi.

Mais la partie la plus intéressante de ce boniment était celle qui disait qu’on ne fixait pas le prix des places et qu’on s’en rapportait à la générosité des spectateurs, qui ne payeraient qu’après avoir vu, entendu et applaudi.

Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on ? Capi méritait vraiment d’être célèbre. Mais moi je n’avais nullement la conviction d’être un prodige.

En entendant le tambour, Capi avait aboyé joyeusement, et Joli-Cœur s’était à demi soulevé, quoiqu’il fût très-mal en ce moment : tous deux, je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissait de notre représentation.

Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me fut bientôt confirmée par la pantomime de Joli-Cœur : il voulut se lever et je dus le retenir de force ; alors il me demanda son costume de général anglais, l’habit et le pantalon rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avec son plumet.

Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieux me supplier.

Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, il essaya de la colère, puis enfin des larmes.

Il était certain que nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer à son idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai que dans ces conditions le mieux était de lui cacher notre départ.

Malheureusement quand Vitalis, qui ignorait ce qui s’était passé en son absence, rentra, sa première parole fut pour me dire de préparer ma harpe et tous les accessoires nécessaires à notre représentation.

À ces mots bien connus de lui, Joli-Cœur recommença ses supplications, les adressant cette fois à son maître ; il eût pu parler qu’il n’eût assurément pas mieux exprimé par le langage articulé ses désirs qu’il ne le faisait par les sons différents qu’il poussait, par les contractions de sa figure et par la mimique de tout son corps ; c’étaient de vraies larmes qui mouillaient ses joues, et c’étaient de vrais baisers ceux qu’il appliquait sur les mains de Vitalis.

— Tu veux jouer ? dit celui-ci.

— Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cœur.

— Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cœur !

— Plus malade ! cria-t-il non moins expressivement.

C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que ce pauvre petit malade, qui n’avait plus que le souffle, mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que les poses qu’il prenait pour nous décider ; mais lui accorder ce qu’il demandait, c’eût été le condamner à une mort certaine.

L’heure était venue de nous rendre aux halles ; j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grosses bûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nous partîmes.

En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce qu’il attendait de moi.

Il ne pouvait pas être question de nos pièces ordinaires, puisque nos principaux comédiens manquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner tout ce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait de faire une recette de quarante francs.

Quarante francs ! c’était bien là le terrible.

Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s’agissait plus que d’allumer les chandelles ; mais c’était un luxe que nous ne devions nous permettre que quand la salle serait à peu près garnie, car il fallait que notre illumination ne finît pas avant la représentation.

Pendant que nous prenions possession de notre théâtre, le tambour parcourait une dernière fois les rues du village, et nous entendions les roulements de sa caisse qui s’éloignaient ou se rapprochaient selon le caprice des rues.

Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne, j’allai me poster derrière un pilier pour voir l’arrivée de la compagnie.

Bientôt les roulements du tambour se rapprochèrent et j’entendis dans la rue une vague rumeur.

Elle était produite par les voix d’une vingtaine de gamins qui suivaient le tambour en marquant le pas.

Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer entre deux lampions allumés à l’entrée de notre théâtre, et le public n’eut plus qu’à occuper ses places en attendant que le spectacle commençât.

Hélas ! qu’il était lent à venir, et cependant à la porte, le tambour continuait ses ra et ses fla avec une joyeuse énergie ; tous les gamins du village étaient je pense installés ; mais ce n’étaient pas les gamins qui nous feraient une recette de quarante francs ; il nous fallait des gens importants à la bourse bien garnie et à la main facile à s’ouvrir. Enfin mon maître décida que nous devions commencer, bien que la salle fût loin d’être remplie ; mais nous ne pouvions attendre davantage, poussés que nous étions par la terrible question des chandelles.

Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et en m’accompagnant de ma harpe je chantai deux chansonnettes. Pour être sincère je dois déclarer que les applaudissements que je recueillis furent assez rares.

Je n’ai jamais eu un bien grand amour-propre du comédien, mais dans cette circonstance, la froideur du public me désola. Assurément si je ne lui plaisais pas, il n’ouvrirait pas sa bourse. Ce n’était pas pour la gloire que je chantais, c’était pour le pauvre Joli-Cœur. Ah ! comme j’aurais voulu le toucher, ce public, l’enthousiasmer, lui faire perdre la tête ; mais autant que je pouvais voir dans cette halle pleine d’ombres bizarres, il me semblait que je l’intéressais fort peu et qu’il ne m’acceptait pas comme un prodige.

Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieurs reprises, et à pleines mains.

La représentation continua ; grâce à Capi elle se termina au milieu des bravos, non-seulement on claquait des mains, mais encore on trépignait des pieds.

Le moment décisif était arrivé. Pendant que sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs de l’assemblée.

Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la question qui me serrait le cœur, tandis que je souriais au public avec mes mines les plus agréables.

J’étais à bout de souffle et je dansais toujours, car je ne devais m’arrêter que lorsque Capi serait revenu : il ne se pressait point, et quand on ne lui donnait pas, il frappait des petits coups de patte sur la poche qui ne voulait pas s’ouvrir.

Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quand Vitalis me fit signe de continuer.

Je continuai et me rapprochant de Capi, je vis que la sébile n’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup.

À ce moment Vitalis qui, lui aussi, avait jugé la recette, se leva :

— Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nous avons exécuté notre programme ; cependant, comme nos chandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, lui chanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, et les personnes qui n’avaient pas pu trouver l’ouverture de leur poche, à son premier passage, seront peut-être plus souples et plus adroites cette fois ; je les avertis de se préparer à l’avance.

Bien que Vitalis eût été mon professeur je ne l’avais jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moins comme il chanta ce soir-là.

Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais que moi je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph : « À peine au sortir de l’enfance, » et celle de Richard Cœur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! »

Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’on chantait bien ou mal, avec art ou sans art, mais ce que je puis dire c’est le sentiment que sa façon de chanter provoqua en moi ; dans le coin de la scène où je m’étais retiré, je fondis en larmes.

À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, je vis une jeune dame qui occupait le premier banc, applaudir de toutes ses forces. Je l’avais déjà remarquée, car ce n’était point une paysanne, comme celles qui composaient le public : c’était une vraie dame, jeune, belle et que, à son manteau de fourrure, j’avais jugée être la plus riche du village ; elle avait près d’elle un enfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sans doute, car il avait une grande ressemblance avec elle.

Après la première romance, Capi avait recommencé sa quête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avait rien mis dans la sébile.

Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle me fit un signe de main, et je m’approchai d’elle.

— Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle.

Cela m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettre ce désir ainsi exprimé à Vitalis, et pendant ce temps Capi revint près de nous.

La seconde quête avait été encore moins productive que la première.

— Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.

— Vous parler.

— Je n’ai rien à lui dire.

— Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant.

— Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi.

Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.

Je les suivis.

Pendant ce temps un domestique portant une lanterne et une couverture, était venu se placer près de la dame et de l’enfant.

Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement.

— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame, mais j’ai voulu vous féliciter.

Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot.

— Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.

Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le chanteur des rues, le montreur de bêtes : je restai stupéfait.

— Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel que moi, dit Vitalis.

— Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité indiscrète, dit la dame.

— Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter à peu près un montreur de chiens ?

— Émerveillée.

— C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’un grand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, je me suis mis à répéter quelques airs que mon maître étudiait devant moi ; voilà tout.

La dame ne répondit pas, mais elle regarda assez longuement Vitalis, qui se tenait devant elle dans une attitude embarrassée.

— Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le mot monsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ; au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercier de l’émotion que je viens de ressentir.

Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile une pièce d’or.

Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame, mais il n’en fit rien, et quand elle se fut éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou trois jurons italiens.

— Mais elle a donné un louis à Capi, dis-je.

Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il arrêta sa main levée.

— Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Cœur, je l’oubliais, allons le rejoindre.

Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point à rentrer à l’auberge.

Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans la chambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il ne donnait plus de flamme.

J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas l’entendre.

Il était couché sur sa couverture, tout de son long, il avait revêtu son uniforme de général, et il paraissait dormir.

Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement la main sans le réveiller.

Cette main était froide.

À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.

Je me tournai vers lui.

— Joli-Cœur est froid !

Vitalis se pencha près de moi.

— Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu, Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à madame Milligan. Je suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin.