Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/9

Dentu (2p. 184-205).


IX


MÈRE BARBERIN


Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise, nous en avions passé de moins agréables à la belle étoile.

— J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia.

— Et moi aussi.

À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami le vétérinaire qui avait voulu venir lui-même nous mettre en liberté.

Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deux prisonniers innocents ne se borna pas seulement au dîner qu’il nous avait offert la veille ; il me remit un beau papier timbré :

— Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, de vous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici un passe-port que je vous ai fait délivrer par le maire, ce sera votre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants.

Et il nous donna une poignée de main ; quant au vétérinaire il nous embrassa.

Nous étions entrés misérablement dans ce village, nous en sortîmes triomphalement, menant notre vache par la longe et marchant la tête haute, en regardant par-dessus nos épaules les paysans qui se tenaient sur leurs portes.

— Je ne regrette qu’une chose, dit Mattia, c’est que le gendarme qui a jugé bon de nous arrêter ne soit pas là pour nous voir passer.

— Le gendarme a eu tort, mais nous aussi nous avons eu tort de croire que ceux qui étaient malheureux n’avaient rien à attendre de bon.

— C’est parce que nous n’étions pas tout à fait malheureux que nous avons eu du bon ; quand on a cinq francs dans sa poche, on n’est pas tout à fait malheureux.

— Tu pouvais dire cela hier, aujourd’hui cela ne t’est pas permis ; tu vois qu’il y a de braves gens en ce monde.

Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir l’idée d’abandonner la longe de notre vache ; elle était douce, notre vache, cela était vrai, mais aussi peureuse.

Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avais couché avec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’une grande lande à traverser pour arriver à la côte qui descend à Chavanon.

En passant par la rue de ce village et justement devant la maison où Zerbino avait volé une croûte, une idée me vint que je m’empressai de communiquer à Mattia.

— Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mère Barberin ; mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre, de la farine et des œufs.

— Cela doit être joliment bon.

— Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et on s’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas de beurre, ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pas riche ; si nous lui en portions ?

— C’est une fameuse idée.

— Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de la farine. Quant aux œufs, si la mère Barberin n’en a pas, elle en empruntera ; car nous pourrions les casser en route.

J’entrai dans l’épicerie où Zerbino avait volé sa croûte et j’achetai une livre de beurre, ainsi que deux livres de farine ; puis nous reprîmes notre marche.

J’aurais voulu ne pas presser notre vache, mais j’avais si grande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas.

Encore dix kilomètres, encore huit, encore six : chose curieuse, la route me paraissait plus longue en me rapprochant de mère Barberin, que le jour où je m’étais éloigné d’elle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluie froide dont j’avais gardé le souvenir.

Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaque instant je regardais l’heure à ma montre.

— N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia.

— Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.

— Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu en verras des arbres, et des beaux, des chênes, des châtaigniers.

— Avec des châtaignes ?

— Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donne des poires grosses comme ça ; et bonnes : tu verras.

Et pour chaque chose que je lui décrivais, c’était là mon refrain : Tu verras. De bonne foi je m’imaginais que je conduisais Mattia dans un pays de merveilles. Après tout, n’en était-ce pas un pour moi ? C’était là que mes yeux s’étaient ouverts à la lumière. C’était là que j’avais eu le sentiment de la vie, là que j’avais été si heureux ; là que j’avais été aimé. Et toutes ces impressions de mes premières joies, rendues plus vives par le souvenir des souffrances de mon existence aventureuse, me revenaient, se pressant tumultueusement dans mon cœur et dans ma tête à mesure que nous approchions de mon village. Il semblait que l’air natal avait un parfum qui me grisait : je voyais tout en beau.

Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi, mais en imagination seulement, hélas ! dans le pays où il était né.

— Si tu venais à Lucca, disait-il, je t’en montrerais aussi des belles choses ; tu verrais.

— Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vu Étiennette, Lise et Benjamin.

— Tu veux bien venir à Lucca ?

— Tu es venu avec moi chez mère Barberin, j’irai avec toi voir ta mère et ta petite sœur Cristina, que je porterai dans mes bras si elle n’est pas trop grande ; elle sera ma sœur aussi.

— Oh ! Rémi !

Et il n’en put pas dire davantage tant il était ému.

En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas, nous étions arrivés au haut de la colline où commence la côte qui par plusieurs lacets conduit à Chavanon, en passant devant la maison de mère Barberin.

Encore quelques pas, et nous touchions à l’endroit où j’avais demandé à Vitalis la permission de m’asseoir sur le parapet pour regarder la maison de mère Barberin, que je pensais ne jamais revoir.

— Prends la longe, dis-je à Mattia.

Et d’un bond je sautai sur le parapet ; rien n’avait changé dans notre vallée ; elle avait toujours le même aspect ; entre ses deux bouquets d’arbres, j’aperçus le toit de la maison de mère Barberin.

— Qu’as-tu donc ? demanda Mattia.

— Là, là.

Il vint près de moi, mais sans monter sur le parapet dont notre vache se mit à brouter l’herbe.

— Suis ma main, lui dis-je ; voilà la maison de mère Barberin, voilà mon poirier, là était mon jardin.

Mattia, qui ne regardait pas avec ses souvenirs comme moi, ne voyait pas grand’chose, mais il n’en disait rien.

À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s’éleva au-dessus de la cheminée, et, comme le vent ne soufflait pas, elle monta droit dans l’air le long du flanc de la colline.

— Mère Barberin est chez elle, dis-je.

Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la colonne de fumée, elle nous la jeta dans le visage : cette fumée sentait les feuilles de chêne.

Alors tout à coup je sentis les larmes m’emplir les yeux et, sautant à bas du parapet, j’embrassai Mattia. Capi se jeta sur moi, et, le prenant dans mes bras, je l’embrassai aussi.

— Descendons vite, dis-je.

— Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous arranger notre surprise ? demanda Mattia.

— Tu vas entrer seul, tu diras que tu lui amènes une vache de la part du prince, et quand elle te demandera de quel prince il s’agit, je paraîtrai.

— Quel malheur que nous ne puissions pas faire une entrée en musique : voilà qui serait joli !

— Mattia, pas de bêtises.

— Sois tranquille, je n’ai pas envie de recommencer, mais c’est égal, si cette sauvage-là aimait la musique, une fanfare aurait été joliment en situation.

Comme nous arrivions à l’un des coudes de la route qui se trouvait juste au-dessus de la maison de mère Barberin, nous vîmes une coiffe blanche apparaître dans la cour : c’était mère Barberin, elle ouvrit la barrière et sortant sur la route, elle se dirigea du côté du village.

Nous étions arrêtés et je l’avais montrée à Mattia.

— Elle s’en va, dit-il, et notre surprise ?

— Nous allons en inventer une autre.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas.

— Si tu l’appelais ?

La tentation fut vive, cependant j’y résistai ; je m’étais pendant plusieurs mois fait la fête d’une surprise, je ne pouvais pas y renoncer ainsi tout à coup.

Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière de mon ancienne maison, et nous entrâmes comme j’entrais autrefois.

Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, je savais que la porte ne serait fermée qu’à la clenche et que nous pourrions entrer dans la maison ; mais avant tout il fallait mettre notre vache à l’étable. J’allai donc voir dans quel état était cette étable, et je la trouvai telle qu’elle était autrefois, encombrée seulement de fagots. J’appelai Mattia et après avoir attaché notre vache devant l’auge, nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dans un coin, ce qui ne fut pas long, car elle n’était pas bien abondante la provision de bois de mère Barberin.

— Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dans la maison, je m’installerai au coin du feu pour que mère Barberin me trouve là ; comme la barrière grincera lorsqu’elle la poussera pour rentrer, tu auras le temps de te cacher derrière le lit avec Capi, et elle ne verra que moi ; crois-tu qu’elle sera surprise !

Les choses s’arrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans la maison, et j’allai m’asseoir dans la cheminée, à la place où j’avais passé tant de soirées d’hiver. Comme je ne pouvais pas couper mes longs cheveux, je les cachai sous le col de ma veste, et, me pelotonnant je me fis tout petit pour ressembler autant que possible au Rémi, au petit Rémi de mère Barberin.

De ma place je voyais la barrière, et il n’y avait pas à craindre que mère Barberin nous arrivât sur le dos à l’improviste.

Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il me sembla que j’avais quitté la maison la veille seulement : rien n’était changé, tout était à la même place, et le papier avec lequel un carreau cassé par moi avait été raccommodé n’avait pas été remplacé, bien que terriblement enfumé et jauni.

Si j’avais osé quitter ma place j’aurais eu plaisir à voir de près chaque objet, mais comme mère Barberin pouvait survenir d’un moment à l’autre, il me fallait rester en observation.

Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche, en même temps la hart qui soutenait la barrière craqua.

— Cache-toi vite, dis-je à Mattia.

Je me fis de plus en plus petit.

La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’aperçut.

— Qui est là ? dit-elle.

Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me regarda aussi.

Tout à coup ses mains furent agitées par un tremblement :

— Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce possible, Rémi !

Je me levai et courant à elle, je la pris dans mes bras.

— Maman !

— Mon garçon, c’est mon garçon !

Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et pour nous essuyer les yeux.

— Bien sûr, dit-elle, que si je n’avais pas toujours pensé à toi je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi, forci !

Un reniflement étouffé me rappela que Mattia était caché derrière le lit, je l’appelai ; il se releva.

— Celui-là c’est Mattia, dis-je, mon frère.

— Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère Barberin.

— Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami, et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue la mère de ton maître, Capi !

Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière et ayant mis une de ses pattes de devant sur son cœur il s’inclina gravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin et sécha ses larmes.

Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pour s’oublier, me fit un signe pour me rappeler notre surprise.

— Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions un peu dans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’ai souvent parlé à Mattia.

— Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’ai gardé tel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouves quand tu reviendrais, car j’ai toujours cru et contre tous que tu reviendrais.

— Et les topinambours que j’avais plantés, les as-tu trouvés bons ?

— C’était donc toi qui m’avais fait cette surprise, je m’en suis doutée : tu as toujours aimé à faire des surprises.

Le moment était venu.

— Et l’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et qui ne voulait pas s’en aller ?

— Non, bien sûr, j’y mets mes fagots.

Comme nous étions justement devant l’étable mère Barberin en poussa la porte, et instantanément notre vache, qui avait faim, et qui croyait sans doute qu’on lui apportait à manger, se mit à meugler.

— Une vache, une vache dans l’étable ! s’écria mère Barberin.

Alors n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes de rire.

Mère Barberin nous regarda bien étonnée, mais c’était une chose si invraisemblable que l’installation de cette vache dans l’étable, que malgré nos rires, elle ne comprit pas.

— C’est une surprise, dis-je, une surprise que nous te faisons, et elle vaut bien celle des topinambours, n’est-ce pas ?

— Une surprise, répéta-t-elle, une surprise !

— Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfant abandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être le plus utile, j’ai pensé que ce serait une vache pour remplacer la Roussette, et à la foire d’Ussel nous avons acheté celle-là avec l’argent que nous avons gagné, Mattia et moi.

— Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! s’écria mère Barberin en m’embrassant.

Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mère Barberin pût examiner notre vache, qui maintenant était sa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait, elle poussait des exclamations de contentement et d’admiration :

— Quelle belle vache !

Tout à coup elle s’arrêta et me regardant :

— Ah çà ! tu es donc devenu riche ?

— Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous reste cinquante-huit sous.

Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec une variante :

— Les bons garçons !

Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à Mattia, et qu’elle nous réunissait dans son cœur.

Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.

— Elle demande qu’on veuille bien la traire, dit Mattia.

Sans en écouter davantage je courus à la maison chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel on trayait autrefois la Roussette et que j’avais vu accroché à sa place ordinaire, bien que depuis longtemps il n’y eût plus de vache à l’étable chez mère Barberin. En revenant je l’emplis d’eau, afin qu’on pût laver la mamelle de notre vache, qui était pleine de poussière.

Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vit son seau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux.

— Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette, dit-elle.

— Et quel bon lait, dit Mattia, il sent la fleur d’oranger.

Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se demandant bien manifestement ce que c’était que la fleur d’oranger.

— C’est une bonne chose qu’on boit à l’hôpital quand on est malade, dit Mattia qui aimait à ne pas garder ses connaissances pour lui tout seul.

La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu’elle pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venant chercher le seau, j’avais préparé sur la table, en belle place, notre beurre et notre farine.

Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surprise elle recommença ses exclamations, mais je crus que la franchise m’obligeait à les interrompre :

— Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant que pour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie de manger des crêpes ; te rappelles-tu comment nous avons été interrompus le dernier mardi-gras que j’ai passé ici, et comment le beurre que tu avais emprunté pour me faire des crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle : cette fois, nous ne serons pas dérangés.

— Tu sais donc que Barberin est à Paris ? demanda mère Barberin.

— Oui.

— Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ?

— Non.

— Cela a de l’intérêt pour toi.

— Pour moi ? dis-je effrayé.

Mais avant de répondre, mère Barberin regarda Mattia comme si elle n’osait parler devant lui.

— Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai expliqué qu’il était un frère pour moi, tout ce qui m’intéresse l’intéresse aussi.

— C’est que cela est assez long à expliquer, dit-elle.

Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et ne voulant pas la presser devant Mattia de peur qu’elle refusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, je décidai d’attendre pour savoir ce que Barberin était allé faire à Paris.

— Barberin doit-il revenir bientôt ? demandai-je.

— Oh ! non, bien sûr.

— Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu me diras plus tard ce qu’il y a d’intéressant pour moi dans ce voyage de Barberin à Paris ; puisqu’il n’y a pas à craindre qu’il revienne fricasser ses oignons dans notre poêle, nous avons tout le temps à nous. As-tu des œufs ?

— Non, je n’ai plus de poules.

— Nous ne t’avons pas apporté d’œufs parce que nous avions peur de les casser. Ne peux-tu pas aller en emprunter ?

Elle parut embarrassée et je compris qu’elle avait peut-être emprunté trop souvent pour emprunter encore.

— Il vaut mieux que j’aille en acheter moi-même, dis-je, pendant ce temps tu prépareras la pâte avec le lait ; j’en trouverai chez Soquet, n’est-ce pas ? J’y cours. Dis à Mattia de casser ta bourrée, il casse très-bien le bois, Mattia.

Chez Soquet j’achetai non-seulement une douzaine d’œufs, mais encore un petit morceau de lard.

Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et il n’y avait plus qu’à mêler les œufs à la pâte ; il est vrai qu’elle n’aurait pas le temps de lever, mais nous avions trop grande faim pour attendre ; si elle était un peu lourde, nos estomacs étaient assez solides pour ne pas se plaindre.

— Ah ça ! dit mère Barberin tout en battant vigoureusement la pâte, puisque tu es si bon garçon, comment se fait-il que tu ne m’aies jamais donné de tes nouvelles ? Sais-tu que je t’ai cru mort bien souvent, car je me disais, si Rémi était encore de ce monde, il écrirait bien sûr à sa mère Barberin.

— Elle n’était pas toute seule, mère Barberin, il y avait avec elle un père Barberin qui était le maître de la maison, et qui l’avait bien prouvé en me vendant un jour quarante francs à un vieux musicien.

— Il ne faut pas parler de ça, mon petit Rémi.

— Ce n’est pas pour me plaindre, c’est pour t’expliquer comment je n’ai pas osé t’écrire ; j’avais peur, si on me découvrait, qu’on me vendît de nouveau, et je ne voulais pas être vendu. Voilà pourquoi quand j’ai perdu mon pauvre vieux maître, qui était un brave homme, je ne t’ai pas écrit.

— Ah ! il est mort, le vieux musicien ?

— Oui, et je l’ai bien pleuré, car si je sais quelque chose aujourd’hui, si je suis en état de gagner ma vie, c’est à lui que je le dois. Après lui j’ai trouvé des braves gens aussi pour me recueillir et j’ai travaillé chez eux ; mais si je t’avais écrit : « Je suis jardinier à la Glacière, » ne serait-on pas venu m’y chercher, ou bien n’aurait-on pas demandé de l’argent à ces braves gens ? je ne voulais ni l’un ni l’autre.

— Oui, je comprends cela.

— Mais cela ne m’empêchait pas de penser à toi, et quand j’étais malheureux, cela m’est arrivé quelquefois, c’était mère Barberin que j’appelais à mon secours. Le jour où j’ai été libre de faire ce que je voulais, je suis venu l’embrasser, pas tout de suite, cela est vrai, mais on ne fait pas ce qu’on veut, et, j’avais une idée qu’il n’était pas facile de mettre à exécution. Il fallait la gagner, notre vache, avant de te l’offrir et l’argent ne tombait pas dans notre poche en belles pièces de cent sous. Il a fallu en jouer des airs, tout le long du chemin, des gais, des tristes, il a fallu marcher, suer, peiner, se priver ! mais plus on avait de peine, plus on était content, n’est-il pas vrai, Mattia ?

— On comptait l’argent tous les soirs, non-seulement celui qu’on avait gagné dans la journée, mais celui qu’on avait déjà pour voir s’il n’avait pas doublé.

— Ah ! les bons enfants, les bons garçons !

Tout en parlant, tandis que mère Barberin battait la pâte pour nos crêpes et que Mattia cassait la bourrée, je mettais les assiettes, les fourchettes, les verres sur la table, et j’allais à la fontaine emplir la cruche d’eau.

Quand je revins la terrine était pleine d’une belle bouillie jaunâtre, et mère Barberin frottait avec un bouchon de foin vigoureusement la poêle à frire ; dans la cheminée flambait un beau feu clair que Mattia entretenait en y mettant des branches brin à brin ; assis sur son séant dans un coin de l’âtre, Capi regardait ces préparatifs d’un œil attendri, et comme il se brûlait, de temps en temps il levait une patte, tantôt l’une, tantôt l’autre, avec un petit cri ; la violente clarté de la flamme pénétrait jusque dans les coins les plus sombres et je voyais danser les personnages peints sur les rideaux d’indienne du lit, qui si souvent dans mon enfance m’avaient fait peur la nuit, lorsque je m’éveillais par un beau clair de lune.

Mère Barberin mit la poêle au feu, et ayant pris un morceau de beurre au bout de son couteau elle le fit glisser dans la poêle, où il fondit aussitôt.

— Ça sent bon, s’écria Mattia qui se tenait le nez au-dessus du feu sans peur de se brûler.

Le beurre commença à grésiller :

— Il chante, cria Mattia, oh ! il faut que je l’accompagne.

Pour Mattia tout devait se faire en musique ; il prit son violon et doucement en sourdine il se mit à plaquer des accords sur la chanson de la poêle, ce qui fit rire mère Barberin aux éclats.

Mais le moment était trop solennel pour s’abandonner à une gaieté intempestive, avec la cuiller à pot mère Barberin a plongé dans la terrine d’où elle retire la pâte qui coule en longs fils blancs ; elle verse la pâte dans la poêle, et le beurre qui se retire devant cette blanche inondation la frange d’un cercle roux.

À mon tour, je me penche en avant : mère Barberin donne une tape sur la queue de la poêle, puis d’un coup de main elle fait sauter la crêpe au grand effroi de Mattia ; mais il n’y a rien à craindre ; après avoir été faire une courte promenade dans la cheminée, la crêpe retombe dans la poêle sens dessus dessous, montrant sa face rissolée.

Je n’ai que le temps de prendre une assiette et la crêpe glisse dedans.

Elle est pour Mattia qui se brûle les doigts, les lèvres, la langue et le gosier ; mais qu’importe, il ne pense pas à sa brûlure.

— Ah ! que c’est bon ! dit-il la bouche pleine.

C’est à mon tour de tendre mon assiette et de me brûler ; mais, pas plus que Mattia je ne pense à la brûlure.

La troisième crêpe est rissolée, et Mattia avance la main, mais Capi pousse un formidable jappement ; il réclame son tour, et comme c’est justice, Mattia lui offre la crêpe au grand scandale de mère Barberin, qui a pour les bêtes l’indifférence des gens de la campagne, et qui ne comprend pas qu’on donne à un chien « un manger de chrétien. » Pour la calmer, je lui explique que Capi est un savant, et que d’ailleurs il a gagné une part de la vache ; et puis, c’est notre camarade, il doit donc manger comme nous, avec nous, puisqu’elle a déclaré qu’elle ne toucherait pas aux crêpes avant que notre terrible faim ne soit calmée.

Il fallut longtemps avant que cette faim et surtout notre gourmandise fussent satisfaites ; cependant il arriva un moment où nous déclarâmes, d’un commun accord, que nous ne mangerions plus une seule crêpe avant que mère Barberin en eût mangé quelques-unes.

Et alors, ce fut à notre tour de vouloir faire les crêpes nous-mêmes : au mien d’abord, à celui de Mattia ensuite ; mettre le beurre, verser la pâte était assez facile, mais ce que nous n’avions pas c’était le coup de main pour faire sauter la crêpe ; j’en mis une dans les cendres, et Mattia en reçut une autre toute brûlante sur la main.

Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia qui s’était très-bien aperçu que mère Barberin ne voulait point parler devant lui, « de ce qui avait de l’intérêt pour moi, » déclara qu’il avait envie de voir un peu comment se conduisait la vache dans la cour, et sans rien écouter, il nous laissa en tête-à-tête, mère Barberin et moi.

Si j’avais attendu jusqu’à ce moment, ce n’était cependant pas sans une assez vive impatience, et il avait vraiment fallu tout l’intérêt que je portais à la confection des crêpes pour ne pas me laisser absorber par ma préoccupation.

Si Barberin était à Paris c’était, me semblait-il, pour retrouver Vitalis et se faire payer par celui-ci les années échues pour mon loyer. Je n’avais donc rien à voir là dedans. Vitalis étant mort, il ne pouvait pas payer, et ce n’était pas à moi qu’on pouvait réclamer quelque chose. Mais si Barberin ne pouvait pas me réclamer d’argent, il pouvait me réclamer moi-même, et ayant mis la main sur moi, il pouvait aussi me placer n’importe où, chez n’importe qui, à condition qu’on lui payerait une certaine somme. Or, cela m’intéressait, et même m’intéressait beaucoup, car j’étais bien décidé à tout faire avant de me résigner à subir l’autorité de l’affreux Barberin ; s’il le fallait, je quitterais la France, je m’en irais en Italie avec Mattia, en Amérique, au bout du monde.

Raisonnant ainsi, je me promis d’être circonspect avec mère Barberin, non pas que j’imaginasse avoir à me défier d’elle, la chère femme, je savais combien elle m’aimait, combien elle m’était dévouée ; mais elle tremblait devant son mari, je l’avais bien vu, et, sans le vouloir, si je causais trop, elle pouvait répéter ce que j’avais dit, et fournir ainsi à Barberin le moyen de me rejoindre, c’est-à-dire de me reprendre. Cela ne serait pas au moins par ma faute, je me tiendrais sur mes gardes.

Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin.

— Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pour moi ?

— Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore.

Avec plaisir ! je fus stupéfait.

Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté de la porte.

Rassurée elle revint vers moi et à mi-voix, avec le sourire sur le visage :

— Il paraît que ta famille te cherche.

— Ma famille !

— Oui, ta famille, mon Rémi.

— J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère Barberin, moi l’enfant abandonné !

— Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on t’a abandonné, puisque maintenant on te cherche.

— Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle vite, je t’en prie.

Puis tout à coup, il me sembla que j’étais fou, et je m’écriai :

— Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me cherche.

— Oui, sûrement, mais pour ta famille.

— Non, pour lui, pour me reprendre, pour me revendre, mais il ne me reprendra pas.

— Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me prêterais à cela ?

— Il veut te tromper, mère Barberin.

— Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que j’ai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs.

— Je me souviens.

— Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela tu le croiras, n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois, j’étais à travailler dans le fournil quand un homme ou pour mieux dire un monsieur entra dans la maison, où se trouvait Barberin à ce moment. — C’est vous qui vous nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avec l’accent de quelqu’un qui ne serait pas de notre pays. — Oui, répondit Jérôme, c’est moi. — C’est vous qui avez trouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vous êtes chargé de l’élever ? — Oui. — Où est cet enfant présentement, je vous prie ? — Qu’est-ce que ça vous fait, je vous prie, répondit Jérôme.

Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin, j’aurais reconnu à l’amabilité de cette réponse de Barberin, qu’elle me rapportait bien ce qu’elle avait entendu.

— Tu sais, continua-t-elle, que de dedans le fournil on entend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, ça me donnait envie d’écouter. Alors comme pour mieux entendre je m’approchais, je marchai sur une branche qui se cassa. — Nous ne sommes donc pas seuls ? dit le monsieur. — C’est ma femme, répondit Jérôme. — Il fait bien chaud ici, dit le monsieur, si vous vouliez nous sortirions pour causer. Ils s’en allèrent tous deux, et ce fut seulement trois ou quatre heures après que Jérôme revint tout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse de savoir ce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur qui était peut-être ton père, mais Jérôme ne répondit pas à tout ce que je lui demandai. Il me dit seulement que ce monsieur n’était pas ton père, mais qu’il faisait des recherches pour te retrouver de la part de ta famille.

— Et où est ma famille ! Quelle est-elle ? Ai-je un père ? une mère ?

— Ce fut ce que je demandai comme toi, à Jérôme. Il me dit qu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partir pour Paris afin de retrouver le musicien auquel il t’avait loué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue de Lourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. J’ai bien retenu tous les noms, retiens-les toi-même.

— Je les connais, sois tranquille : et depuis son départ, Barberin ne t’a rien fait savoir ?

— Non, sans doute il cherche toujours : le monsieur lui avait donné cent francs en cinq louis d’or et depuis il lui aura donné sans doute d’autre argent. Tout cela et aussi les beaux langes dans lesquels tu étais enveloppé lorsqu’on t’a trouvé, est la preuve que tes parents sont riches ; quand je t’ai vu là au coin de la cheminée j’ai cru que tu les avais retrouvés, et c’est pour cela que j’ai cru que ton camarade était ton vrai frère.

À ce moment, Mattia passa devant la porte, je l’appelai :

— Mattia ; mes parents me cherchent, j’ai une famille, une vraie famille.

Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager ma joie et mon enthousiasme.

Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venait de me rapporter.