Sans famille/Dentu, 1887/Deuxième partie/5

Dentu (2p. 85-105).


V


DANS LA REMONTÉE


Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne parvenait plus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau était immobile, sans une ride ou un murmure ; la mine était pleine comme l’avait dit le magister, et l’eau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu’au toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarme que nous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos cœurs.

Le travail occupe et distrait : le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment d’anéantissement.

Tout à coup je sentis sur ma main tomber des gouttes chaudes. C’était Carrory qui pleurait silencieusement.

Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieur et une voix murmura à plusieurs reprises :

— Marius, Marius !

C’était Pagès qui pensait à son fils…

L’air était lourd à respirer ; j’étais oppressé et j’avais des bourdonnements dans les oreilles.

Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cet anéantissement, soit qu’il voulût réagir contre et nous empêcher de nous y abandonner, il rompit le silence :

— Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avons de provisions.

— Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés ? interrompit l’oncle Gaspard.

— Non, mais il faut prendre ses précautions ; qui est-ce qui a du pain ?

Personne ne répondit.

— Moi, dis-je, j’ai une croûte dans ma poche.

— Quelle poche ?

— La poche de mon pantalon.

— Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant.

Je fouillai dans ma poche où j’avais mis le matin une belle croûte cassante et dorée ; j’en tirai une espèce de panade que j’allais jeter avec désappointement quand le magister arrêta ma main.

— Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu’elle soit, tu la trouveras bientôt bonne.

Ce n’était pas là un pronostic très-rassurant ; mais nous n’y fîmes pas attention ; c’est plus tard que ces paroles me sont revenues et m’ont prouvé que dès ce moment le magister avait pleine conscience de notre position, et que s’il ne prévoyait pas, par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage.

— Personne n’a plus de pain ? dit-il.

On ne répondit pas.

— Cela est fâcheux, continua-t-il.

— Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.

— Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et Carrory : le pain aurait été pour eux.

— Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous, dit Bergounhoux, ce n’est pas juste : nous sommes tous égaux devant la faim.

— Pour lors s’il y avait eu du pain nous nous serions fâchés. Vous aviez promis pourtant de m’obéir ; mais je vois que vous ne m’obéirez qu’après discussion et que si vous jugez que j’ai raison.

— Il aurait obéi !

— C’est-à-dire qu’il y aurait peut-être eu bataille. Eh bien ! il ne faut pas qu’il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Rémi et pour Carrory. Ce n’est pas moi qui ai fait cette règle, c’est la loi : la loi qui a dit que quand plusieurs personnes mouraient dans un accident, c’était jusqu’à soixante ans la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui revient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse, doivent opposer moins de résistance à la mort que Pagès et Compayrou.

— Toi, magister, tu as plus de soixante ans.

— Oh ! moi je ne compte pas, d’ailleurs je suis habitué à ne pas me gaver de nourriture.

— Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, le pain aurait donc été pour moi si j’en avais eu ?

— Pour toi et pour Rémi.

— Si je n’avais pas voulu le donner ?

— On te l’aurait pris, n’as-tu pas juré d’obéir ?

Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup sortant une miche de son bonnet :

— Tenez, en voilà un morceau.

— C’est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory ?

— Passez le bonnet, dit le magister.

Carrory voulut défendre sa coiffure ; on la lui enleva de force et on la passa au magister.

Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvait dans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nous ne fussions assurément pas dans une situation gaie, nous eûmes une seconde de détente.

Il y avait dans ce bonnet : une pipe, du tabac, une clef, un morceau de saucisson, un noyau de pêche percé en sifflet, des osselets en os de mouton, trois noix fraîches, un oignon : c’est-à-dire que c’était un garde-manger et un garde-meuble.

— Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Rémi, ce soir.

— Mais j’ai faim, répliqua Carrory d’une voix dolente ; j’ai faim tout de suite.

— Tu auras encore plus faim ce soir.

— Quel malheur que ce garçon n’ait pas eu de montre dans son garde-meuble ! Nous saurions l’heure ; la mienne est arrêtée.

— La mienne aussi, pour avoir trempé dans l’eau.

Cette idée de montre nous rappela à la réalité. Quelle heure était-il ? Depuis combien de temps étions-nous dans la remontée ? On se consulta, mais sans tomber d’accord. Pour les uns, il était midi ; pour les autres six heures du soir, c’est-à-dire que pour ceux-ci nous étions enfermés depuis plus de dix heures et pour ceux-là depuis moins de cinq. Ce fut là que commença notre différence d’appréciation, différence qui se renouvela souvent et arriva à des écarts considérables.

Nous n’étions pas en disposition de parler pour ne rien dire. Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée, chacun se tut et parut se plonger dans ses réflexions.

Quelles étaient celles de mes camarades ? Je n’en sais rien ; mais si j’en juge par les miennes elles ne devaient pas être gaies.

Malgré l’esprit de décision du magister, je n’étais pas du tout rassuré sur notre délivrance. J’avais peur de l’eau, peur de l’ombre, peur de la mort ; le silence m’anéantissait ; les parois incertaines de la remontée m’écrasaient comme si de tout leur poids elles m’eussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Étiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait les uns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plus Arthur, ni madame Milligan, ni Mattia ? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que j’étais mort pour elle ? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin ! Mes pensées s’enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que les autres ; et quand je regardais mes camarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexions plus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là, ils ne souffraient pas du manque d’air, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait pas sur eux.

Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l’oncle Gaspard s’éleva :

— M’est avis, dit-il, qu’on ne travaille pas à notre sauvetage.

— Pourquoi penses-tu ça ?

— Nous n’entendons rien.

— Toute la ville est détruite, c’était un tremblement de terre.

— Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perdus et qu’il n’y a rien à faire pour nous.

— Alors nous sommes donc abandonnés ?

— Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ? interrompit le magister, ce n’est pas juste de les accuser. Vous savez bien que quand il y a des accidents les mineurs ne s’abandonnent pas les uns les autres ; et que vingt hommes, cent hommes se feraient plutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savez cela, hein ?

— C’est vrai.

— Si c’est vrai, pourquoi voulez-vous qu’on nous abandonne ?

— Nous n’entendons rien.

— Il est vrai que nous n’entendons rien. Mais ici pouvons-nous entendre ? Qui sait cela ? pas moi. Et puis encore quand nous pourrions entendre, et qu’il serait prouvé qu’on ne travaille pas, cela prouverait-il en même temps qu’on nous abandonne ? Est-ce que nous savons comment la catastrophe est arrivée ? Si c’est un tremblement de terre, il y a du travail dans la ville pour ceux qui ont échappé. Si c’est seulement une inondation, comme j’en ai l’idée, il faut savoir dans quel état sont les puits. Peut-être se sont-ils effondrés ? la galerie de la lampisterie a pu s’écrouler. Il faut le temps d’organiser le sauvetage. Je ne dis pas que nous serons sauvés, mais je suis sûr qu’on travaille à nous sauver.

Il dit cela d’un ton énergique qui devait convaincre les plus incrédules et les plus effrayés.

Cependant Bergounhoux répliqua :

— Et si l’on nous croit tous morts ?

— On travaille tout de même, mais si tu as peur de cela, prouvons-leur que nous sommes vivants ; frappons contre la paroi aussi fort que nous pourrons ; vous savez comme le son se transmet à travers la terre ; si l’on nous entend, on saura qu’il faut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches.

Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, l’idée surtout qu’il éveillait en nous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre ? Allait-on nous répondre ?

— Voyons, magister, dit l’oncle Gaspard, si l’on nous entend, qu’est-ce qu’on va faire pour venir à notre secours ?

— Il n’y a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieurs vont les employer tous deux : percer des descentes pour venir à la rencontre de notre remontée, et épuiser l’eau.

— Oh ! percer des descentes !

— Ah ! épuiser l’eau !

Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister.

— Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n’est-ce pas ? en perçant six ou huit mètres par jour, c’est sept ou huit jours pour arriver jusqu’à nous.

— On ne peut pas percer six mètres par jour.

— En travail ordinaire non, mais pour sauver des camarades on peut bien des choses.

— Jamais nous ne pourrions vivre huit jours : pensez donc, magister, huit jours !

— Eh bien, et l’eau ? Comment l’épuiser ?

— L’eau, je ne sais pas ; il faudrait savoir ce qu’il en est tombé dans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000 mètres, je n’en sais rien. Mais pour venir jusqu’à nous, il n’est pas nécessaire d’épuiser tout ce qui est tombé, nous sommes au premier niveau. Et comme on va organiser les trois puits à la fois avec deux bennes, cela fera six bennes de 25 hectolitres chaque, qui puiseront l’eau ; c’est-à-dire que 150 hectolitres d’un même coup seront versés dehors. Vous voyez que cela peut aller encore assez vite.

Une discussion confuse s’engagea sur les moyens les meilleurs à employer ; mais ce qui pour moi résulta de cette discussion, c’est qu’en supposant une réunion extraordinaire de circonstances favorables, nous devions rester au moins huit jours dans notre sépulcre.

Huit jours ! le magister nous avait parlé d’ouvriers qui étaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c’était un récit, et nous c’était la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, je n’entendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours !

Je ne sais depuis combien de temps j’étais accablé sous cette idée, lorsque la discussion s’arrêta.

— Écoutez donc, dit Carrory, qui précisément par cela qu’il était assez près de la brute avait les facultés de l’animal plus développées que nous tous.

— Quoi donc ?

— On entend quelque chose dans l’eau.

— Tu auras fait rouler une pierre.

— Non, c’est un bruit sourd.

Nous écoutâmes.

J’avais l’oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre ; je n’entendis rien. Mes camarades qui, eux, avaient l’habitude des bruits de la mine furent plus heureux que moi.

— Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans l’eau.

— Quoi, magister ?

— Je ne sais pas.

— L’eau qui tombe.

— Non, le bruit n’est pas continuel, il est par secousses et régulier.

— Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants ! c’est le bruit des bennes d’épuisement dans les puits.

— Les bennes d’épuisement…

Tous en même temps, d’une même voix, nous répétâmes ces deux mots, et comme si nous avions été touchés par une commotion électrique, nous nous levâmes.

Nous n’étions plus à quarante mètres sous terre, l’air n’était plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaient plus, nos bourdonnements d’oreilles avaient cessé, nous respirions librement, nos cœurs battaient dans nos poitrines.

Carrory me prit la main, et me la serrant fortement :

— Tu es un bon garçon, dit-il.

— Mais, non, c’est toi.

— Je te dis que c’est toi.

— Tu as le premier entendu les bennes.

Mais il voulut à toute force que je fusse un bon garçon ; il y avait en lui quelque chose comme l’ivresse du buveur. Et de fait n’étions-nous pas ivres d’espérance.

Hélas ! cette espérance ne devait pas se réaliser de sitôt, ni pour nous tous.

Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant d’entendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant de longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nous demandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamais il nous serait donné d’entendre cette douce musique.

Mais pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines de la Truyère, telle qu’elle a eu lieu, je dois vous dire maintenant comment elle s’était produite, et quels moyens les ingénieurs employaient pour nous sauver.

Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avait éclaté accompagné d’un véritable déluge : les nuages qui traînaient bas s’étaient engagés dans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ils n’avaient pas pu s’élever au-dessus ; tout ce qu’ils renfermaient de pluie, ils l’avaient versé sur la vallée ; ce n’était pas une averse, c’était une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car sur un sol de pierre, l’eau n’est pas absorbée, mais suivant la pente du terrain, elle roule jusqu’à la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas à s’écouler, et alors elles s’épanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordement s’était fait d’une façon presque instantanée, mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai, forcés par l’orage de se mettre à l’abri, n’avaient couru aucun danger. Ce n’était pas la première fois qu’une inondation arrivait à la Truyère, et comme les ouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, on n’avait d’autre inquiétude que de préserver les amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries.

C’était à ce soin que s’occupait l’ingénieur de la mine, lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans un gouffre qu’elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait sur l’affleurement d’une couche de charbon.

Il n’a pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce qui vient de se passer : les eaux se sont précipitées dans la mine et le plan de la couche leur sert de lit ; elles baissent au dehors : la mine va être inondée, elle va se remplir ; les ouvriers vont être noyés.

Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour qu’on le descende. Mais prêt à mettre le pied dans la benne, il s’arrête. On entend dans l’intérieur de la mine un tapage épouvantable : c’est le torrent des eaux.

— Ne descendez pas, disent les hommes qui l’entourent en voulant le retenir.

Mais il se dégage de leur étreinte, et prenant sa montre dans son gilet :

— Tiens, dit-il en la remettant à l’un de ces hommes, tu donneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas.

Puis, s’adressant à ceux qui dirigent la manœuvre des bennes :

— Descendez, dit-il.

La benne descend ; alors, levant la tête vers celui auquel il a remis sa montre :

— Tu lui diras que son père l’embrasse.

La benne est descendue. L’ingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant qu’ils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement : ses cris sont couverts par le bruit des eaux et des effondrements.

Cependant les eaux arrivent dans la galerie et à ce moment l’ingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de l’eau jusqu’aux genoux et ramène trois hommes encore. La benne est redescendue, il les fait placer dedans et veut retourner au-devant des lumières qu’il aperçoit. Mais les hommes qu’il a sauvés l’enlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi.

Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à un autre. Mais lequel ? Autour de lui il n’a presque personne. Cent cinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquante lampes ont été distribuées le matin ; trente lampes seulement ont été rapportées à la lampisterie, c’est cent vingt hommes qui sont restés dans la mine. Sont-ils morts, sont-ils vivants, ont-ils pu trouver un refuge ? Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son esprit épouvanté.

Au moment où l’ingénieur constate que cent vingt hommes sont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au dehors à différents endroits ; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur ; les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène s’explique pour l’ingénieur : les gaz et l’air refoulés par les eaux se sont comprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge de terre est trop faible, au-dessus des affleurements, ils font éclater l’écorce de la terre comme les parois d’une chaudière. La mine est pleine : la catastrophe est consommée.

Cependant la nouvelle s’est répandue dans Varses ; de tous côtés la foule arrive à la Truyère, des travailleurs, des curieux, les femmes, les enfants des ouvriers engloutis. Ceux-ci interrogent, cherchent, demandent. Et comme on ne peut rien leur répondre, la colère se mêle à la douleur. On cache la vérité. C’est la faute de l’ingénieur. À mort l’ingénieur, à mort ! Et l’on se prépare à envahir les bureaux où l’ingénieur penché sur le plan, sourd aux clameurs, cherche dans quels endroits les ouvriers ont pu se réfugier et par où il faut commencer le sauvetage.

Heureusement les ingénieurs des mines voisines sont accourus à la tête de leurs ouvriers, et avec eux les ouvriers de la ville. On peut contenir la foule, on lui parle. Mais que peut-on lui dire ? Cent vingt hommes manquent. Où sont-ils ?

— Mon père ?

— Où est mon mari ?

— Rendez-moi mon fils ?

Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par les sanglots. Que répondre à ces enfants, à ces femmes, à ces mères ?

Un seul mot ; celui des ingénieurs réunis en conseil : « Nous allons chercher, nous allons faire l’impossible. »

Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes ? Le doute est puissant, l’espérance est faible. Mais peu importe. En avant !

Les travaux de sauvetage sont organisés comme le magister l’avait prévu. Des bennes d’épuisement sont installées dans les trois puits, et elles ne s’arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu’au moment où la dernière goutte d’eau sera versée dans la Divonne.

En même temps on commence à creuser des galeries. Où va-t-on ? on ne sait trop, un peu au hasard ; mais on va. Il y a eu divergence dans le conseil des ingénieurs sur l’utilité de ces galeries qu’on doit diriger à l’aventure, dans l’incertitude où l’on est sur la position des ouvriers encore vivants ; mais l’ingénieur de la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, où l’inondation n’aura pas pu les atteindre, et il veut qu’un percement direct, à partir du jour, soit conduit vers ces vieux travaux, ne dût-on sauver personne.

Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite que possible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à l’avancement ; le charbon qu’il abat est enlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles qu’on se passe en faisant la chaîne ; aussitôt que le piqueur est fatigué il est remplacé par un autre.

Ainsi sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanément ces doubles travaux : l’épuisement et le percement.

Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent à notre délivrance, combien plus long encore l’est-il pour nous, impuissants et prisonniers, qui n’avons qu’à attendre sans savoir si l’on arrivera à nous assez tôt pour nous sauver !

Le bruit des bennes d’épuisement ne nous maintint pas longtemps dans la fièvre de joie qu’il nous avait tout d’abord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous n’étions pas abandonnés, on s’occupait de notre sauvetage, c’était là l’espérance ; l’épuisement se ferait-il assez vite ? c’était là l’angoisse.

Aux tourments de l’esprit se joignaient d’ailleurs maintenant les tourments du corps. La position dans laquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes ; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes.

De nous tous Carrory était le moins affecté.

— J’ai faim, disait-il de temps en temps, magister, je voudrais bien le pain.

À la fin le magister se décida à nous passer un morceau de la miche sortie du bonnet de loutre.

— Ce n’est pas assez, dit Carrory.

— Il faut que la miche dure longtemps.

Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir, mais ils avaient juré d’obéir, et ils tenaient leur serment.

— S’il nous est défendu de manger, il nous est permis de boire, dit Compayrou.

— Pour ça, tout ce que tu voudras, nous avons l’eau à discrétion.

— Épuise la galerie.

Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas.

— Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et plus adroit, il descendra et nous passera l’eau.

— Dans quoi ?

— Dans ma botte.

On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisser jusqu’à l’eau.

— Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main.

— N’ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien, je sais nager.

— Je veux te donner la main.

Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soit qu’il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdi par l’inaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et s’engouffra dans l’eau sombre la tête la première. La lampe qu’il tenait pour m’éclairer roula après lui et disparut aussi. Instantanément nous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri s’échappa de toutes nos poitrines en même temps.

Par bonheur j’étais déjà en position de descendre, je me laissai aller sur le dos et j’arrivai dans l’eau une seconde à peine après le magister.

Dans mes voyages avec Vitalis j’avais appris assez à nager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l’eau que sur la terre ferme ; mais comment se diriger dans ce trou sombre ?

Je n’avais pas pensé à cela quand je m’étais laissé glisser, je n’avais pensé qu’au magister qui allait se noyer, et avec l’instinct du terre-neuve je m’étais jeté à l’eau.

Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Comment plonger ?

C’était ce que je me demandais quand je me sentis saisir à l’épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l’eau. Un bon coup de pied me fit remonter à la surface : la main ne m’avait pas lâché.

— Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vous êtes sauvé.

Sauvés ! nous ne l’étions ni l’un ni l’autre, car je ne savais de quel côté nager : une idée me vint.

— Parlez donc, vous autres, m’écriai-je.

— Où es-tu, Rémi ?

C’était la voix de l’oncle Gaspard ; elle m’indiqua ma direction. Il fallait se diriger sur la gauche.

— Allumez une lampe.

Presque aussitôt une flamme parut ; je n’avais que le bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnai d’une main à un morceau de charbon, et j’attirai le magister.

Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocation commençait déjà : je lui maintins la tête hors de l’eau et il revint bien vite à lui.

L’oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Le magister pris d’une main par l’oncle Gaspard, de l’autre par Carrory fut hissé jusqu’au palier, pendant que je le poussais par derrière. Puis quand il fut arrivé, je remontai à mon tour.

Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance.

— Viens ici, me dit-il, que je t’embrasse, tu m’as sauvé la vie.

— Vous avez déjà sauvé la nôtre.

— Avec tout ça, dit Carrory, qui n’était point de nature à se laisser prendre par les émotions pas plus qu’à oublier ses petites affaires, — ma botte est perdue, et je n’ai pas bu.

— Je vais te la chercher, ta botte.

Mais on m’arrêta.

— Je te le défends, dit le magister.

— Eh bien ! qu’on m’en donne une autre, que je rapporte à boire, au moins.

— Je n’ai plus soif, dit Compayrou.

— Pour boire à la santé du magister.

Et je me laissai glisser une seconde fois, mais moins vite que la première et avec plus de précaution.

Échappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le magister et moi, d’être mouillés des pieds à la tête. Tout d’abord nous n’avions pas pensé à cet ennui, mais le froid de nos vêtements trempés nous le rappela bientôt.

— Il faut passer une veste à Rémi, dit le magister.

Mais personne ne répondit à cet appel, qui, s’adressant à tous, n’obligeait ni celui-ci, ni celui-là.

— Personne ne parle ?

— Moi, j’ai froid, dit Carrory.

— Eh bien, et nous qui sommes mouillés, nous avons chaud !

— Il ne fallait pas tomber à l’eau, vous autres.

— Puisqu’il en est ainsi, dit le magister, on va tirer au sort qui donnera une partie de ses vêtements. Je voulais bien m’en passer. Mais maintenant je demande l’égalité.

Comme nous avions déjà été tous mouillés, moi jusqu’au cou et les plus grands jusqu’aux hanches, changer de vêtements n’était pas une grande faveur ; cependant le magister tint à ce que ce changement s’exécutât, et favorisé par le sort, j’eus la veste de Compayrou ; or, Compayrou ayant des jambes aussi longues que tout mon corps, sa veste était sèche. Enveloppé dedans, je ne tardai pas à me réchauffer.

Après cet incident désagréable qui nous avait un moment secoués, l’anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idées de mort.

Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camarades que sur moi, car tandis qu’ils restaient éveillés, dans un anéantissement stupide, je finis par m’endormir.

Mais la place n’était pas favorable et j’étais exposé à rouler dans l’eau. Alors le magister voyant le danger que je courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort, mais assez pour m’empêcher de tomber, et j’étais là comme un enfant sur les genoux de sa mère. C’était non-seulement un homme à la tête solide, mais encore un bon cœur. Quand je m’éveillais à moitié, il changeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait :

— Dors, garçon, n’aie pas peur, je te tiens ; dors, petit.

Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien qu’il ne me lâcherait pas.

Le temps s’écoulait et toujours régulièrement nous entendions les bennes plonger dans l’eau.