Sans famille/Édition Thieme, 1902/17

Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 146-157).

XVII

LES PEURS DE MATTIA

[Mattia still insists that the Driscolls are no relations of Remi, and during a visit of Arthur’s uncle, James Milligan, he overhears a conversation that assures him of the fact. The Driscoll family break up their winter quarters in order to move about England. At a little village where horse-racing is going on Remi and Mattia join the latter’s circus friend Bob; Mattia is injured, and Remi, not having found his father, whom he was to meet at the inn, returns to his friends. They run across a policeman leading Capi by a cord.]

Je me remis en marche et une heure et demie après, je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue.

Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et le matin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore pouvait me suivre.

Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais, couché à quatre pattes, et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman.

Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi, qui m’avait reconnu, avait donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains du policeman ; alors en quelques bonds il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras.

Le policeman s’approcha :

– Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.

– Oui.

– Eh bien je vous arrête.

Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement.

Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait relever Bob ; il s’avança :

– Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.

– Êtes-vous son frère ?

– Non, son ami.

– Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l’église Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyen d’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil si on venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l’église ; avec le chien j’étais bien sûr de découvrir les voleurs et j’en tiens un ; où est le père maintenant ?

Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; je n’y répondis pas, j’étais anéanti.

Cependant je comprenais ce qui s’était passé ; du moins je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge du Gros-Chêne, que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge, c’était parce que le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite.

Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser, c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, et sans les accuser, prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donner l’emploi de mon temps.

Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avait entendu l’agent ou la clameur qui s’était élevée, était sorti de la voiture et en boitant il était accouru près de moi.

– Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure du matin ; ensuite j’ai été à l’auberge du Gros-Chêne où j’ai parlé à l’aubergiste, et aussitôt je suis revenu ici.

Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci ne parut pas convaincu comme je l’avais espéré, tout au contraire :

– C’est à une heure un quart qu’on s’est introduit dans l’église, dit-il ; ce garçon est parti d’ici à une heure ou quelques minutes avant une heure, comme il le prétend, il a donc pu être dans l’église à une heure un quart, avec ceux qui volaient.

– Il faut plus d’un quart d’heure pour aller d’ici à la ville, dit Bob.

– Oh ! en courant, répliqua l’agent, et puis qui me prouve qu’il est parti à une heure ?

– Moi qui le jure, s’écria Bob.

– Oh ! vous, dit l’agent, faudra voir ce que vaut votre témoignage.

Bob se fâcha.

– Faites attention que je suis citoyen anglais, dit-il avec dignité.

L’agent haussa les épaules.

– Si vous m’insultez, dit Bob, j’écrirai au Times.

– En attendant j’emmène ce garçon, il s’expliquera devant le magistrat.

Mattia se jeta dans mes bras, je crus que c’était pour m’embrasser, mais Mattia faisait passer ce qui était pratique avant ce qui était sentiment.

– Bon courage, me dit-il à l’oreille, nous ne t’abandonnerons pas.

Et alors seulement il m’embrassa.

– Retiens Capi, dis-je en français à Mattia.

Mais l’agent me comprit :

– Non, non, dit-il, je garde le chien, il m’a fait trouver celui-ci, il me fera trouver les autres.

La prison où l’on m’enferma, n’était point une prison pour rire comme celle que nous avions trouvée encombrée d’oignons, c’était une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d’évasion. Le mobilier se composait d’un banc pour s’asseoir, et d’un hamac pour se coucher.

Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restai longtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition, sans suite, car il m’était impossible de joindre deux idées et de passer de l’une à l’autre.

En voyant le geôlier entrer dans ma prison, j’avais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un élan d’espérance, car depuis que j’étais enfermé j’étais tourmenté, enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver une réponse.

– Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quand pourrais-je me défendre ?

J’avais entendu raconter des histoires de prisonniers qu’on tenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, et j’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulait jamais plus d’un jour ou deux entre l’arrestation et la comparution publique devant un magistrat.

Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la première que j’adressai au geôlier qui n’avait point l’air d’un méchant homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainement à l’audience du lendemain.

Mais ma question lui avait suggéré l’idée de me questionner à son tour ; puisqu’il m’avait répondu, n’était-il pas juste que je lui répondisse aussi ?

– Comment donc êtes-vous entré dans l’église ? me demanda-t-il.

À ces mots je répondis par les plus ardentes protestations d’innocence ; mais il me regarda en haussant les épaules ; puis comme je continuais de lui répéter que je n’étais pas entré dans l’église, il se dirigea vers la porte et alors me regardant :

– Sont-ils vicieux ces gamins de Londres ? dit-il, à mi-voix.

Cela m’affecta cruellement : bien que cet homme ne fût pas mon juge, j’aurais voulu qu’il me crût innocent : à mon accent, à mon regard, il aurait dû voir que je n’étais pas coupable.

Le lendemain matin le geôlier entra dans ma prison portant une cruche et une cuvette ; il m’engagea à faire ma toilette, si le cœur m’en disait parce que j’allais bientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta qu’une tenue décente était quelquefois le meilleur moyen de défense d’un accusé.

Ma toilette achevée, il me fut impossible de rester en place, et je me mis à tourner dans ma cellule comme les bêtes tournent dans leur cage.

J’aurais voulu préparer ma défense et mes réponses, mais j’étais trop affolé, et au lieu de penser à l’heure présente, je pensais à toutes sortes de choses absurdes qui passaient devant mon esprit fatigué, comme les ombres d’une lanterne magique.

Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté de lui et après avoir traversé plusieurs corridors nous nous trouvâmes devant une petite porte qu’il ouvrit.

– Passez, me dit-il.

Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un bourdonnement confus ; j’entrai et me trouvai dans une petite tribune ; j’étais dans la salle du tribunal.

Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, – il avait l’air très-pressé, – il exposa l’affaire : un vol avait été commis dans l’église Saint-Georges ; les voleurs, un homme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’ils avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre ; alors le chien avait aboyé et pendant que les voleurs effrayés s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de courses par l’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur on était sur sa piste.

Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : Silence !

Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession.

Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de m’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois.

– Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français.

Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment il était de toute impossibilité que je fusse dans l’église à une heure, puisqu’à cette heure j’étais au champ de course et qu’à deux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros-Chêne.

– Où étiez-vous à une heure un quart ? demanda le juge.

– En chemin.

– C’est ce qu’il faut prouver. Vous dites que vous étiez sur la route de l’auberge du Gros-Chêne, et l’accusation soutient que vous étiez dans l’église. Parti du champ de course à une heure moins quelques minutes, vous seriez venu rejoindre votre complice sous les murs de l’église, où il vous attendait avec une échelle, et ce serait après votre vol manqué que vous auriez été à l’auberge du Gros-Chêne.

Je m’efforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas, mais je vis que le juge n’était pas convaincu.

– Comment expliquez-vous la présence de votre chien dans l’église ? me demanda le juge.

– Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une de nos voitures. Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fît signe de continuer, mais je ne continuai point.

On appela un témoin et on lui fit prêter serment sur l’Évangile, de dire la vérité sans haine et sans passion.

C’était un gros bonhomme, court, à l’air prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se rengorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-Georges.

Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église : sa première idée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôt quoi ? un chien ?

Je n’avais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui, jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.

– Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il.

– Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir.

– Vous en êtes sûr ?

– Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.

– Et quand vous ne la faites pas ?

– Je suis sûr que je ne l’ai pas faite.

– Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous n’avez pas enfermé le chien dont il est question dans l’église ?

– Si le chien avait été dans l’église je l’aurais vu.

– Vous avez de bons yeux ?

– J’ai des yeux comme tout le monde.

– Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher.

– Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenant bleu.

– Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondre comme si elle était vraiment importante ?

– Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture d’un boucher.

– Vous ne l’aviez donc pas vu ?

– J’étais préoccupé.

– Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de l’église ?

– Certainement.

– Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que vous ne veniez pas de dîner ?

– Mais…

– Vous dites que vous n’aviez pas dîné ?

– Si.

– Et c’est de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ?

– De la bière forte.

– Combien de pintes ?

– Deux.

– Jamais plus ?

– Quelquefois trois.

– Jamais quatre ? Jamais six ?

– Cela est bien rare.

– Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?

– Quelquefois.

– Vous l’aimez fort ou faible ?

– Pas trop faible.

– Combien de verre en buvez-vous ?

– Cela dépend.

– Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ?

Comme le bedeau de plus en plus bleu ne répondit pas, l’avocat se rassit et tout en s’asseyant il dit :

– Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu être enfermé dans l’église par le témoin qui, après dîner, ne voit pas les veaux parce qu’il est préoccupé ; c’était tout ce que je désirais savoir.

Si j’avais osé j’aurais embrassé mon avocat, j’étais sauvé.

Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dans l’église ? Cela était possible. Et s’il avait été enfermé de cette façon, c’était pas moi qui l’avais introduit ; je n’étais donc pas coupable, puisqu’il n’y avait que cette charge contre moi.

Après le bedeau on entendit les gens qui l’accompagnaient lorsqu’il était entré dans l’église ; ils n’avaient rien vu, si ce n’est la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s’étaient envolés.

Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, l’aubergiste, qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ; cependant un seul point ne fut point éclairci et il était capital, puisqu’il portait sur l’heure précise à laquelle j’avais quitté le champ de courses.

Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je n’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garder le silence si je le croyais bon.

Je répondis que j’étais innocent, et que je m’en remettais à la justice du tribunal.

Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais d’entendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury décide si je serais traduit devant les assises.

Les assises !

Je m’affaissai sur mon banc, hélas ! que n’avais-je écouté Mattia !