Sans famille/Édition Thieme, 1902/15

Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 131-138).

XV

LA FAMILLE DRISCOLL

[After a short visit with Mère Barberin they set out for Paris to find Barberin. After a visit to Lise at Dreuzy they reach Paris, only to find that Barberin had died and had left no information that would lead to the finding of Remi’s family. He had written to his wife, and she had sent the letter to Remi in reply to the one he had written to her. The letter contained the address of the people who were seeking Remi. They left for London immediately. On arriving there Remi finds his name to be Driscoll. They are taken to a regular house of thieves. The whole family is gathered in a large sitting-room.]

Devant ce feu, dans un fauteuil de paille qui avait la forme d’une niche de saint, se tenait immobile comme une statue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un bonnet noir ; en face l’un de l’autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme ; l’homme avait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente mais dure ; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pas de regard et l’indifférence ou l’apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents ; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lin comme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.

Je vis tout cela d’un coup d’œil et avant que notre guide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.

Que dit-il ? Je l’entendis à peine et je ne le compris pas du tout ; le nom de Driscoll, mon nom m’avait dit l’homme d’affaires, frappa seulement mon oreille.

Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite fille prêtait attention à Capi.

– Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en français l’homme au costume de velours gris.

Je m’avançai d’un pas.

– Moi, dis-je.

– Alors, embrasse ton père, mon garçon.

Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père.

– Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes sœurs.

J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mes bras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle ne m’embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas.

– Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement, il est paralysé.

Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sœur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa.

Tout en allant ainsi de l’un à l’autre, j’étais indigné contre moi-même ; eh quoi ! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouver enfin dans ma famille ; j’avais un père, une mère, des frères, des sœurs, j’avais un grand-père, j’étais réuni à eux et je restais froid ; j’avais attendu ce moment avec une impatience fiévreuse, j’avais été fou de joie en pensant que moi aussi j’allais avoir une famille, des parents à aimer, qui m’aimeraient, et je restais embarrassé, les examinant tous curieusement, et ne trouvant rien en mon cœur à leur dire, pas une parole de tendresse. J’étais donc un monstre ? Je n’étais donc pas digne d’avoir une famille ?

On ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.

– Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il ?

J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je le fis en m’efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l’amitié que j’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer la reconnaissance que je lui devais.

– Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays. J’allais répondre ; Mattia me coupa la parole :

– Justement, dit-il.

– Et Barberin ? demanda mon père. Pourquoi donc n’est-il pas venu ?

J’expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été une grande déception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris, après avoir appris à Chavanon par mère Barberin que mes parents me cherchaient.

Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais de dire et je crus comprendre que celle-ci répondit que c’était très-bon ou très-bien ; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises les mots well et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon et bien que Barberin fût mort ? ce fut ce que je me demandai sans trouver de réponse à cette question.

– Tu ne sais pas l’anglais ? me demanda mon père.

– Non ; je sais seulement le français et aussi l’italien pour l’avoir appris avec un maître à qui Barberin m’avait loué.

– Vitalis ?

– Vous avez su…

– C’est Barberin qui m’a dit son nom, lorsqu’il y a quelque temps, je me suis rendu en France pour te chercher. Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne t’avons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l’idée d’aller trouver Barberin.

– Oh ! oui, très-curieux, je vous assure, bien curieux.

– Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.

En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille, je débouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée.

Mais comme j’étendais mes jambes crottées et mouillées devant le feu, mon grand-père cracha de mon côté sans rien dire à peu près comme un vieux chat en colère ; je n’eus pas besoin d’autre explication pour comprendre que je le gênais, et je retirai mes jambes.

– Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n’aime pas qu’on se mette devant son feu, mais si tu as froid chauffe-toi ; il n’y a pas besoin de se gêner avec lui.

Je fus abasourdi d’entendre parler ainsi de ce vieillard à cheveux blancs ; il me semblait que si l’on devait se gêner avec quelqu’un c’était précisément avec lui ; je tins donc mes jambes sous ma chaise.

– Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France, à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’on t’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort, perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois, cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France et j’allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, un musicien ambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargai Barberin de ce soin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandais d’avertir les gens de loi qui s’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ; pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre et l’Écosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans, tu reprends ici ta place dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tu n’entends pas ce que nous disons de même que tu ne peux pas te faire entendre ; mais j’espère que tu t’habitueras vite.

Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pas tout naturel puisque j’étais dans ma famille, et que ceux avec qui j’allais vivre étaient mon père, ma mère, mes frères et sœurs ?

Pendant que j’écoutais le récit de mon père, on avait dressé le couvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de bœuf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.

– Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda mon père en s’adressant à Mattia et à moi.

Mattia montra ses dents blanches.

– Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.

Mais avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu’à la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre.

Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendait des amis, et que nous devions nous coucher ; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé : là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l’une et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux lits superposés.

– Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien.

Telle fut ma réception dans ma famille, – la famille Driscoll.