Sans famille/Édition Thieme, 1902/13

Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 111-120).

XIII

LA VACHE DU PRINCE

[In a few weeks they increased their funds to 214 francs, and now they decide to go to Ussel to buy a cow for Mère Barberin. They look up a veterinary surgeon and tell him their story; he agrees to select a cow for them free of charge. A cow is bought for 214 francs, and during the day they succeed in making seven more. They start out early in the morning; on the road they stop to rest and eat. Mattia suggests playing a tune before starting ; at the first sound the cow starts off on a run.]

– Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia, qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique.

Sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade.

Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop.

Aussitôt nous partîmes après elle, galopant de toutes nos forces en l’appelant.

Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes.

Bien entendu, cela ne l’arrêta pas, au contraire, et nous continuâmes notre course, elle en avant, nous en arrière.

Tout en courant j’appelais Mattia : "Stupide bête ;" et lui, sans m’attendre, me criait d’une voix haletante : "Tu cogneras, je l’ai mérité."

C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un gros village que nous nous étions reposés pour manger, et c’était vers ce village que notre vache galopait. Elle y entra naturellement avant nous, et comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et s’emparaient d’elle.

Alors nous ralentîmes un peu notre course : notre vache ne serait pas perdue ; nous n’aurions qu’à la réclamer aux braves gens qui l’avaient empêchée d’aller plus loin, et ils nous la rendraient.

À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et quand nous arrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfants qui discutaient en nous regardant venir.

Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache, mais au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posa question sur question : "D’où venions-nous, où avions-nous eu cette vache ?"

Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant que l’affaire s’éclaircît.

L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai et comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre.

Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et comme elle ne lui parut pas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison : on verrait plus tard.

Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; et me rappelant la scène de Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre monsieur le gendarme.

Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvait la prison : on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependant nous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi : elles ont un plaisir sauvage à se ruer sur les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sont coupables ou innocents.

Nous étions en prison. Pour combien de temps ?

Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et baissant la tête :

– Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise.

– Tu as fait la bêtise, et je l’ai laissé faire, j’ai été aussi bête que toi.

– J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin : notre pauvre vache, la vache du prince !

Il se mit à pleurer.

Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave ; nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache, le vétérinaire d’Ussel serait notre témoin.

– Si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? tu vois bien que quand on est malheureux, on est coupable de tout.

Mattia avait raison, je ne savais que trop bien qu’on est dur aux malheureux ; les cris qui venaient de nous accompagner jusqu’à la prison ne le prouvaient-ils pas encore ?

– Et puis, dit Mattia, en continuant de pleurer, quand nous sortirons de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?

– Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?

– Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir.

Je fus frappé au cœur par cette crainte : c’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà ?

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.

– Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureux je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui comme grisé.

– Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, mon pauvre Mattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que les tiennes ; comme toi aussi j’ai été ébloui et grisé.

– Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en pleurant, il est beau le prince !

Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :

– Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin était vivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenait toi-même ?

Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé, la porte sur nous.

Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattia pensait, notre vache le préoccupait aussi.

– Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?

Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.

J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger.

– Eh bien ; que dirons-nous ?

– La vérité.

– Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas, nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise.

Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance.

– Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix.

– C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là, – il me désigna du doigt, – emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite.

Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre.

– Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité.

– C’est bien, c’est bien, interrompit vivement le juge de paix, comme s’il voulait me couper la parole.

Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’œil pour me dire qu’il m’avait compris.

– On vous accuse d’avoir volé une vache, me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux.

Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.

– Cela sera vérifié.

– Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence.

– Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?

– Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma mère nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle.

– Et comment se nomme cette femme ?

– Mère Barberin.

– Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ?

– Oui, monsieur le juge de paix.

– Cela aussi sera vérifié.

Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel.

Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que s’il interrogeait mère Barberin le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué : il n’y avait plus de surprise.

Cependant au milieu de mon embarras j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.

J’en éprouvai bientôt une autre ; au milieu de ces questions le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps.

Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache.

— Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cette vache ?

C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu qu’elle nous serait adressée.

— Nous l’avons gagné.

— Où ? Comment ?

J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou à sou.

— Et qu’alliez-vous faire à Varses !

Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le juge entendit que j’avais été enseveli dans la mine de la Truyère, il m’arrêta et d’une voix toute adoucie, presque amicale :

— Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.

— Moi, monsieur le juge de paix.

— Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme.

— Non, monsieur le juge de paix.

— Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses ; j’en ai lu le récit dans les journaux, si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas ; je t’écoute, fais donc attention.

Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage : je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile.

Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en fut rien : sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient.

Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia.

– Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si comme je l’espère ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté.

– Et notre vache ? demanda Mattia.

– On vous la rendra.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia, qui va lui donner à manger, qui va la traire ?

– Sois tranquille, gamin.

Mattia aussi était rassuré.

– Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper.

Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.

– La vache du prince fera son entrée triomphale, dit Mattia.

Dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaîté, et Capi qui jusqu’alors était resté dans un coin, triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière ; alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé, – pour ses oignons probablement, – vint voir si nous ne nous révoltions pas.

Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix.

Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer, nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.

Jamais prisonniers n’avaient été si bien traités ; alors en mangeant le veau et en buvant le lait je revins de mes idées sur les prisons ; décidément elles valaient mieux que je ne me l’étais imaginé.

Ce fut aussi le sentiment de Mattia :

– Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà une chance !

Je voulus lui faire une peur.

– Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, qui témoignerait pour nous ?

– On n’a de ces idées-là que quand on est malheureux, dit-il sans se fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment.