Sans famille/Édition Thieme, 1902/11

Sans famille (version abrégée)
Texte établi par Hugo Paul ThiemeH. Holt and company (p. 94-102).

XI

EN AVANT

[In the early morning the three were found by a gardener, Vitalis frozen to death and Remi in a serious condition. He was told of Vitalis’ fate and when offered a home with the gardener, M. Acquin, and his family, to work for his living, he gladly accepted, especially as he had become very fond of Lise, the young daughter. Vitalis, it was discovered, was at one time a famous singer, but having lost his voice, left his friends and took up the life of a travelling showman. Remi remained with the gardener for two years. But a hailstorm destroyed the poor man’s small possession; he, unable to meet his payments, was thrown into the debtors’ prison and his family was separated, the children finding homes with the various relatives. Remi again takes up his wandering life with Capi. Soon after starting out he fell in with Mattia, one of the Italian boys whom he had met at Garifoli’s. The three form a little company; their first performance was a great success.]

Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions à un village qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher une place convenable pour notre représentation, nous passâmes devant la grande porte d’une ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avec des flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit, pour les femmes à leur corsage : il ne fallait pas être bien habile pour deviner que c’était une noce.

L’idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits d’avoir des musiciens pour les faire danser ; aussitôt j’entrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi, puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à la première personne que je trouvai sur mon passage.

C’était un gros garçon dont la figure rouge comme brique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avait l’air bon enfant et placide.

Il ne me répondit pas ; mais, se tournant tout d’une pièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet, que Capi en fut effrayé.

– Ohé ! les autres, cria-t-il, qui que vous pensez d’une petite air de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent.

– Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voix d’hommes et de femmes.

– En place pour le quadrille !

Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrent au milieu de la cour ; ce qui fit fuir les volailles épouvantées.

– As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italien et à voix basse, car j’étais assez inquiet.

– Oui.

Il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je le connusse. Nous étions sauvés.

On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on la posa sur ses chambrières, et on nous fît monter dedans.

Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui n’étaient heureusement ni délicates, ni difficiles.

– Un de vous sait-il jouer du cornet à pistons ? nous demanda le gros rougeaud.

– Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas.

– Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon, c’est joli, mais c’est fadasse.

– Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je à Mattia en parlant toujours italien.

– Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce qui se joue.

Décidément il était précieux, Mattia.

Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles.

Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que les danseurs nous laissassent respirer : cela n’était pas bien grave pour moi, mais cela l’était beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible, et fatigué d’ailleurs par son voyage et les privations. Je le voyais de temps en temps pâlir comme s’il allait se trouver mal, cependant il jouait toujours, soufflant tant qu’il pouvait dans son embouchure.

Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sa pâleur, la mariée la remarqua aussi.

– Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant la main à la bourse pour les musiciens.

– Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je ferais faire la quête par notre caissier.

Je jetai mon chapeau à Capi qui le prit dans sa gueule.

On applaudit beaucoup la grâce avec laquelle il savait saluer lorsqu’on lui avait donné, mais ce qui valait mieux pour nous, on lui donna beaucoup ; comme je le suivais, je voyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernière et ce fut une pièce de cinq francs.

Quelle fortune ! mais ce n’était pas tout. On nous invita à manger, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain, quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs.

– C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade, tout seul je n’aurais pas formé un orchestre.

Alors le souvenir d’une parole qui m’avait été dite par le père Acquin quand j’avais commencé à donner des leçons à Lise me revient à la mémoire, me prouvant qu’on est toujours récompensé de ce qu’on fait de bien.

– J’aurais pu imaginer une plus grande bêtise que de te prendre dans ma troupe.

Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grands seigneurs, et lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus, sans trop d’imprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables : d’abord un cornet à piston qui me coûta trois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, il n’était ni neuf ni beau, mais enfin, récuré et soigné, il ferait notre affaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas ; et enfin un vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigant d’avoir toujours sur les épaules un sac léger, que d’en avoir de temps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous, et nous serions plus alertes.

Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dans notre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères.

– Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef de troupe comme toi qui ne cogne pas, c’est trop beau.

– Alors, tu es content ?

– Si je suis content ! c’est-à-dire que voilà le premier temps de ma vie, depuis que j’ai quitté le pays, où je ne regrette pas l’hôpital.

Cette situation prospère m’inspira des idées ambitieuses.

Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis, en route pour aller chez mère Barberin.

Aller chez mère Barberin pour l’embrasser c’était m’acquitter de ma dette de reconnaissance envers elle, mais c’était m’en acquitter bien petitement et à trop bon marché.

Si je lui portais quelque chose.

Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau.

Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, non seulement dans l’heure présente, mais pour toute sa vieillesse, – une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette.

Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner une vache, et aussi quelle joie pour moi !

Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache et Mattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin n’était pas là. – Madame Barberin, disait Mattia, voici une vache que je vous amène. – Une vache ! vous vous trompez, mon garçon. – Et elle soupirait. – Non, madame, vous êtes bien madame Barberin, de Chavanon ? Eh bien ! c’est chez madame Barberin que le prince (comme dans les contes de fées) m’a dit de conduire cette vache qu’il vous offre. – Quel prince ? – Alors je paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et après nous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardi-gras où il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notre beurre dans sa soupe à l’oignon.

Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoir acheter une vache.

Combien cela coûtait-il une vache ? Je n’en avais aucune idée ; cher, sans doute, très-cher, mais encore ?

Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, une trop grosse vache. D’abord parce que plus les vaches sont grosses, plus leur prix est élevé ; puis ensuite, plus les vaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devînt une cause d’embarras pour mère Barberin.

L’essentiel pour le moment c’était donc de connaître le prix des vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’en voulais une.

Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi et dans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à l’auberge, nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et des marchands de bestiaux ; il était donc bien simple de leur demander le prix des vaches.

Mais la première fois que j’adressai ma question à un bouvier, dont l’air brave homme m’avait tout d’abord attiré, on me répondit en me riant au nez.

Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poing sur la table ; puis il appela l’aubergiste.

– Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combien coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonne vache. Faut-il qu’elle soit savante ?

Les rires recommencèrent ; mais je ne me laissai pas démonter.

– Il faut qu’elle donne du bon lait et qu’elle ne mange pas trop.

– Faut-il qu’elle se laisse conduire à la corde sur les grands chemins, comme votre chien ?

Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisamment son esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entrer en discussion avec moi.

– Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistoles sur la table, autrement dit cinquante écus, la vache était à moi.

Autant j’avais eu de mal à le faire parler tout d’abord, autant j’eus de mal à le faire taire quand il fut en train.

Enfin nous pûmes aller nous coucher et je rêvai à ce que cette conversation venait de m’apprendre.

Quinze pistoles ou cinquante écus, cela faisait cent cinquante francs ; et j’étais loin d’avoir une si grosse somme.

Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, et que, si la chance de nos premiers jours nous accompagnait, je pourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait du temps.

Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si au lieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allions d’abord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivant la route directe.

Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voir mère Barberin qu’au retour : assurément alors j’aurais mes cent cinquante francs et nous pourrions jouer ma féerie : la Vache du prince.

Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifesta aucune opposition.

— Allons à Varses, dit-il ; les mines, c’est peut-être curieux, je serai bien aise d’en voir une.