Sans dessus dessous/Chapitre XII

Hetzel (p. 195-209).

XII

dans lequel j.-t. maston continue héroïquement à se taire.


Ainsi, après le canon employé pour lancer un projectile de la Terre à la Lune, le canon employé pour modifier l’axe terrestre ! Le canon ! Toujours le canon ! Mais ils n’ont donc pas autre chose en tête, ces artilleurs du Gun Club ! Ils sont donc pris de la folie du « canonisme intensif ! » Ils font donc du canon l’ultima ratio en ce monde ! Ce brutal engin est-il donc le souverain de l’univers ? De même que le droit canon règle la théologie, le roi canon est-il le suprême régulateur des lois industrielles et cosmologiques ?

Oui ! Il faut bien l’avouer, le canon, c’était l’engin qui devait s’imposer à l’esprit du président Barbicane et de ses collègues. Ce n’est pas impunément qu’on a consacré toute sa vie à la balistique. Après la Columbiad de la Floride, ils devaient en arriver au canon monstre de… du lieu x. Et ne les entend-on pas déjà crier d’une voix retentissante :

« Pointez sur la Lune !… Première pièce… Feu !

— Changez l’axe de la Terre… Deuxième pièce… Feu ! »

En attendant ce commandement que l’univers avait si bonne envie de leur lancer :

« À Charenton !… Troisième pièce… Feu !… »

En vérité, leur opération justifiait bien le titre de cet ouvrage. N’est-il pas plus exactement intitulé Sans dessus dessous que Sens dessus dessous, puisque il n’y aurait plus ni « dessous » ni « dessus » et que, suivant l’expression d’Alcide Pierdeux, il s’ensuivrait « un chambardement général ! »

Quoi qu’il en fût, la publication de la note rédigée par la Commission d’enquête produisit un effet dont rien ne saurait donner l’idée. Il faut en convenir, ce qu’elle disait n’était pas fait pour rassurer. Des calculs de J.-T. Maston, il résultait que le problème de mécanique avait été résolu dans toutes ses données. L’opération, tentée par le président Barbicane et par le capitaine Nicholl — cela n’était que trop clair — allait introduire une modification des plus regrettables dans le mouvement de rotation diurne. Un nouvel axe serait substitué à l’ancien… Et l’on sait quelles devaient être les conséquences de cette substitution.

L’œuvre de Barbicane and Co. fut donc définitivement jugée, maudite, dénoncée à la réprobation générale. Dans l’ancien comme dans le nouveau continent, les membres du conseil d’administration de la North Polar Practical Association n’eurent plus que des adversaires. S’il leur restait quelques partisans parmi les cerveaux brûlés des États-Unis, ils étaient rares.

Vraiment, au point de vue de leur sécurité personnelle, le président Barbicane et le capitaine Nicholl avaient sagement fait de quitter Baltimore et l’Amérique. On est fondé à croire qu’il leur serait arrivé malheur. Ce n’est pas impunément que l’on peut menacer en masse quatorze cents millions d’habitants, bouleverser leurs habitudes par un changement apporté aux conditions d’habitabilité de la Terre, et les inquiéter dans leur existence même, en provoquant une catastrophe universelle.

Maintenant, comment les deux collègues du Gun-club avaient-ils disparu sans laisser aucune trace ? Comment le matériel et le personnel, nécessités par une telle opération, avaient-ils pu partir sans que l’on s’en fût aperçu ? Des centaines de wagons, si c’était par railway, des centaines de navires, si c’était par mer, n’auraient pas suffi à transporter les chargements de métal, de charbon et de méli-mélonite. Il était tout à fait incompréhensible que ce départ eût pu avoir lieu incognito. Cela était néanmoins. En outre, après sérieuse enquête, on reconnut qu’aucune commande n’avait été envoyée ni aux usines métallurgiques, ni aux fabriques de produits chimiques des deux Mondes. Que ce fût inexplicable, soit ! Cela s’expliquerait dans l’avenir… s’il y avait un avenir !

Toutefois, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl, mystérieusement disparus, étaient à l’abri d’un danger immédiat, leur collègue J.-T. Maston, congrûment mis sous clef, pouvait tout craindre des représailles publiques. Bah ! il ne s’en préoccupait guère ! Quoi admirable têtu que ce calculateur ! Il était de fer, comme son avant-bras. Rien ne le ferait céder.

Du fond de la cellule qu’il occupait à la prison de Baltimore, le secrétaire du Gun-Club s’absorbait de plus en plus dans la contemplation lointaine des collègues qu’il n’avait pu suivre. Il évoquait la vision du président Barbicane et du capitaine Nicholl, préparant leur opération gigantesque en ce point inconnu du globe, où nul n’irait les troubler. Il les voyait fabriquant leur énorme engin, combinant leur méli- mélonite, fondant le projectile que le Soleil compterait bientôt au nombre de ses petites planètes. Ce nouvel astre porterait le nom charmant de Scorbetta, témoignage de galanterie et d’estime envers la riche capitaliste de New-Park. Et J.-T. Maston supputait les jours, trop courts à son gré, qui le rapprochaient de la date fixée pour le tir.

On était déjà au commencement d’avril. Dans deux mois et demi, l’astre du jour, après s’être arrêté au solstice sur le Tropique du Cancer, rétrograderait vers le Tropique du Capricorne. Trois mois plus tard, il traverserait la ligne équatoriale à l’équinoxe d’automne. Et alors, ce serait fini de ces saisons qui, depuis des millions de siècles, alternaient si régulièrement et si « bêtement » au cours de chaque année terrestre. Pour la dernière fois, en l’an 189., le sphéroïde aurait été soumis à cette inégalité des jours et des nuits. Il n’y aurait plus qu’un même nombre d’heures entre le lever et le coucher du Soleil sur n’importe quel horizon du globe.

En vérité, c’était là une œuvre magnifique, surhumaine, divine. J.-T. Maston en oubliait le domaine arctique et l’exploitation des houillères de l’ancien Pôle, pour ne voir que les conséquences cosmographiques de l’opération. Le but principal de la nouvelle Société s’effaçait au milieu des transformations qui allaient changer la face du monde.

Mais voilà ! le monde ne voulait pas changer de face. N’était-elle pas toujours jeune, celle que Dieu lui avait donnée aux premières heures de la création !

Quant à J.-T. Maston, seul et sans défense au fond de sa cellule, il ne cessait de résister à toutes les pressions qu’on tentait d’exercer sur lui. Les membres de la Commission d’enquête venaient journellement le visiter ; ils n’en pouvaient rien obtenir. C’est alors que John H. Prestice eut l’idée d’utiliser une influence qui réussirait peut-être mieux que la leur — celle de Mrs Evangélina Scorbitt. Personne n’ignorait de quel dévouement cette respectable veuve était capable, quand il s’agissait des responsabilités de J.-T. Maston, et quel intérêt sans bornes elle portait au célèbre calculateur.

Donc, après délibération des commissaires, Mrs Evangélina Scorbitt fut autorisée à venir voir le prisonnier autant qu’elle le voudrait. N’était-elle pas, elle-même, aussi menacée que les autres habitants du globe par le recul du canon monstre ? Est-ce que son hôtel de New-Park serait plus épargné dans la catastrophe finale que la hutte du plus humble coureur des bois ou le wigwam de l’Indien des Prairies ? Est-ce qu’il n’y allait pas de son existence comme de celle du dernier des Samoyèdes ou du plus obscur insulaire du Pacifique ? Voilà ce que le président de la Commission lui fit comprendre, voilà pourquoi elle fut priée d’user de son influence sur l’esprit de J.-T. Maston.

Si celui-ci se décidait enfin à parler, s’il voulait dire en quel endroit le président Barbicane et le capitaine Nicholl — et très certainement aussi le nombreux personnel qu’ils avaient dû s’adjoindre — étaient occupés à leurs préparatifs, il serait encore temps d’aller à leur recherche, de retrouver leurs traces, de mettre fin aux affres, transes et épouvantes de l’humanité.

Mrs Evangélina Scorbitt eut donc accès dans la prison. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était revoir J.-T. Maston, arraché par des mains policières au bien-être de son cottage.

Mais c’était bien mal la connaître, l’énergique Evangélina, que de la croire esclave des faiblesses humaines ! Et, le 9 avril, si quelque oreille indiscrète se fût collée à la porte de la cellule, la première fois que Mrs Scorbitt y pénétra, voici ce que cette oreille aurait entendu — non sans quelque surprise :

« Enfin, cher Maston, je vous revois !

— Vous, mistress Scorbitt ?

— Oui, mon ami, après quatre semaines, quatre longues semaines de séparation…

— Exactement vingt-huit jours, cinq heures et quarante-cinq minutes, répondit J.-T. Maston, après avoir consulté sa montre.

— Enfin nous sommes réunis !…

— Mais comment vous ont-ils laissé pénétrer jusqu’à moi, chère mistress Scorbitt ?

— À la condition d’user de l’influence due à une affection sans bornes sur celui qui en est l’objet !

— Quoi !… Evangélina ! s’écria J.-T. Maston. Vous auriez consenti à me donner de tels conseils !… Vous avez eu la pensée que je pourrais trahir nos collègues !…

— Moi ? cher Maston !… M’appréciez-vous donc si mal !… Moi !… vous prier de sacrifier votre sécurité à votre honneur !… Moi ?… vous pousser à un acte, qui serait la honte d’une vie consacrée tout entière aux plus hautes spéculations de la mécanique transcendante !

— À la bonne heure, mistress Scorbitt ! Je retrouve bien en vous la généreuse actionnaire de notre Société ! Non !… je n’ai jamais douté de votre grand cœur !

— Merci, cher Maston !

— Quant à moi, divulguer notre œuvre, révéler en quel point du globe va s’accomplir notre tir prodigieux, vendre pour ainsi dire ce secret que j’ai pu heureusement cacher au plus profond de moi-même, permettre à ces barbares de se lancer à la poursuite de nos amis, d’interrompre des travaux qui feront notre profit et notre gloire !… Plutôt mourir !

— Sublime Maston ! » répondit Mrs Evangélina Scorbitt.

En vérité, ces deux êtres, si étroitement unis par le même enthousiasme ­ et aussi insensés l’un que l’autre, d’ailleurs ­ étaient bien faits pour se comprendre.

« Non ! jamais ils ne sauront le nom du pays que mes calculs ont désigné et dont la célébrité va devenir immortelle ! ajouta J.-T. Maston. Qu’ils me tuent, s’ils le veulent, mais ils ne m’arracheront pas mon secret !

— Et qu’ils me tuent avec vous ! s’écria Mrs Evangélina Scorbitt. Moi aussi, je serai muette…

— Heureusement, chère Evangélina, ils ignorent que vous le possédez, ce secret !

— Croyez-vous donc, cher Maston, que je serais capable de le livrer, parce que je ne suis qu’une femme ! Trahir nos collègues et vous !… Non, mon ami, non ! Que ces Philistins soulèvent contre vous la population des villes et des campagnes, que le monde entier pénètre par la porte de cette cellule pour vous en arracher, eh bien ! je serai là, et nous aurons au moins cette consolation de mourir ensemble… »

Et, si ce peut jamais être une consolation, J.-T. Maston pouvait-il en rêver une plus douce que de mourir dans les bras de Mrs Evangélina Scorbitt !

Ainsi finissait la conversation toutes les fois que l’excellente dame venait visiter le prisonnier.

Et, lorsque les commissaires-enquêteurs l’interrogeaient sur le résultat de ses entrevues :

« Rien encore ! disait-elle. Peut-être avec du temps obtiendrai-je enfin… »

Ô astuce de femme !

Avec du temps ! disait-elle. Mais, ce temps, il marchait à grands pas. Les semaines s’écoulaient comme des jours, les jours comme des heures, les heures comme des minutes.

On était en mai déjà. Mrs Evangélina Scorbitt n’avait rien obtenu de J.-T. Maston, et là où cette femme si influente avait échoué, nul autre ne pouvait avoir l’espoir de réussir. Faudrait-il donc se résigner à attendre le coup terrible, sans qu’il se présentât une chance de l’empêcher ?

Eh bien, non ! En pareille occurrence, la résignation est inacceptable ! Aussi les délégués des Puissances européennes devinrent-ils plus obsédants que jamais. Il y eut lutte de tous les instants entre eux et les membres de la Commission d’enquête, lesquels furent directement pris à partie. Jusqu’au flegmatique Jacques Jansen, qui, en dépit de sa placidité hollandaise, accablait les commissaires de ses récriminations quotidiennes. Le colonel Boris Karkof eut même un duel avec le secrétaire de ladite commission — duel dans lequel il ne blessa que légèrement son adversaire. Quant au major Donellan, s’il ne se battit ni à l’arme à feu ni à l’arme blanche, — ce qui est contraire aux usages britanniques — du moins, assisté de son secrétaire Dean Toodrink, échangea-t-il quelques douzaines de coups de poing dans une boxe en règle avec William S. Forster, le flegmatique consignataire de morues, l’homme de paille de la North Polar Practical Association, lequel, d’ailleurs, ne savait rien de l’affaire.

En réalité, le monde entier se conjurait pour rendre les Américains des États-Unis responsables des actes de l’un de leurs plus glorieux enfants, Impey Barbicane. On ne parlait rien moins que de retirer les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires accrédités près cet imprudent gouvernement de Washington et de lui déclarer la guerre.

Pauvres États-Unis ! Ils n’eussent pas mieux demandé que de mettre la main sur Barbicane and Co. En vain répondaient- ils que les Puissances de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie avaient carte blanche pour l’arrêter partout où il se trouverait, on ne les écoutait même pas. Et jusqu’alors, impossible de découvrir en quel lieu le président et son collègue s’occupaient à préparer leur abominable opération.

À quoi, les Puissances étrangères répondaient :

« Vous avez J.-T. Maston, leur complice ! Or, J.-T. Maston sait à quoi s’en tenir sur le compte de Barbicane. Donc, faites parler J.-T. Maston. »

Faire parler J.-T. Maston ! Autant eût valu arracher une parole de la bouche d’Harpocrate, dieu du silence, ou au sourd-muet en chef de l’Institut de New-York.

Et alors, l’exaspération croissant avec l’inquiétude universelle, quelques esprits pratiques rappelèrent que la torture du moyen âge avait du bon, les brodequins du maître-tourmenteur juré, le tenaillement aux mamelles, le plomb fondu, si souverain pour délier les langues les plus rebelles, l’huile bouillante, le chevalet, la question par l’eau, l’estrapade, etc. Pourquoi ne pas se servir de ces moyens que la justice d’autrefois n’hésitait pas à employer dans des circonstances infiniment moins graves, et pour des cas particuliers qui n’intéressaient que fort indirectement les masses ?

Mais, il faut bien le reconnaître, ces moyens que justifiaient les mœurs d’autrefois, ne pouvaient plus être employés à la fin d’un siècle de douceur et de tolérance, — d’un siècle aussi empreint d’humanité que ce XIXe, caractérisé par l’invention du fusil à répétition, des balles de sept millimètres et des trajectoires d’une tension invraisemblable, — d’un siècle qui admet dans les relations internationales l’emploi des obus à la mélinite, à la roburite, à la bellite, à la panclastite, à la méganite et autres substances en ite, qui ne sont rien, il est vrai, auprès de la méli-mélonite.

J.-T. Maston n’avait donc point à redouter d’être soumis à la question ordinaire ou extraordinaire. Tout ce qu’on pouvait espérer, c’est que, comprenant enfin quelle était sa responsabilité, il se déciderait peut-être à parler, ou s’il s’y refusait, que le hasard parlerait pour lui.