Sans dessus dessous/Chapitre III

Hetzel (p. 48-69).

III

dans lequel se fait l’adjudication des régions du pôle arctique.


Pourquoi cette vente allait-elle s’effectuer, le 3 décembre, dans la salle ordinaire des Auctions, où, d’habitude, on ne vendait que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., ou des objets d’art, tableaux, statues, médailles, antiquités ? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’une licitation immobilière, n’était-elle pas faite soit par-devant notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce genre d’opération ? Enfin, pourquoi l’intervention d’un commissaire-priseur, lorsqu’on poursuivait la mise en vente d’une partie du globe terrestre ? Est-ce que ce morceau de sphéroïde pouvait être assimilé à quelque meuble meublant, et n’était-ce pas tout ce qu’il y avait de plus immeuble au monde ?

En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ainsi. L’ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces conditions, et le contrat n’en serait pas moins valable. Et, au fait, cela n’indiquait-il pas que, dans la pensée de la North Polar Practical Association, l’immeuble en question tenait également du meuble, comme s’il eût été possible de le déplacer. Aussi, cette singularité ne laissait-elle pas d’intriguer certains esprits éminemment perspicaces — très rares, même aux États-Unis.

D’ailleurs, il existait un précédent. Déjà une portion de notre planète avait été adjugée dans une salle des Auctions, par l’entremise d’un commissaire-priseur aux enchères publiques. En Amérique précisément.

En effet, quelques années avant, à San Francisco de Californie, une île de l’Océan Pacifique, l’île Spencer[1], fut vendue au riche William W. Kolderup, battant de cinq cent mille dollars son concurrent J. R. Taskinar, de Stockton. Cette île Spencer avait été payée quatre millions de dollars. Il est vrai, c’était une île habitable, située à quelques degrés seulement de la côte californienne, avec forêts, cours d’eau, sol productif et solide, champs et prairies susceptibles d’être mis en culture, et non une région vague, peut-être une mer couverte de glaces éternelles, défendue par d’infranchissables banquises, et que très probablement personne ne pourrait jamais occuper. Il était donc à supposer que l’incertain domaine du Pôle, mis en adjudication, n’atteindrait jamais un prix aussi considérable.

Néanmoins, ce jour-là, l’étrangeté de l’affaire avait attiré, sinon beaucoup d’amateurs sérieux, du moins un grand nombre de curieux, avides d’en connaître le dénouement. La lutte, en somme, ne pouvait être que très intéressante.

Au surplus, depuis leur arrivée à Baltimore, les délégués européens avaient été très entourés, très recherchés — et, bien entendu, très interviewés. Comme cela se passait en Amérique, rien d’étonnant que l’opinion publique fût surexcitée au plus haut point. De là, des paris insensés — forme la plus ordinaire sous laquelle se produit cette surexcitation aux États-Unis, dont l’Europe commence à suivre volontiers le contagieux exemple. Si les citoyens de la Confédération américaine, aussi bien ceux de la Nouvelle- Angleterre que ceux des États du centre, de l’ouest et du sud, se divisaient en groupes d’opinions différentes, tous, évidemment, faisaient des vœux pour leur pays. Ils espéraient bien que le Pôle nord s’abriterait sous les plis du pavillon aux trente-huit étoiles. Et, cependant, ils n’étaient pas sans éprouver quelque inquiétude. Ce n’était ni la Russie, ni la Suède-Norvège, ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redoutaient les chances peu sérieuses. Mais le Royaume-Uni était là avec ses ambitions territoriales, sa tendance à tout absorber, sa ténacité trop connue, ses bank-notes trop envahissantes. Aussi de fortes sommes furent-elles engagées. On pariait sur America et sur Great-Britain comme on l’eût fait sur des chevaux de course, et à peu près à égalité. Quant à Danemark, Sweden, Holland et Russia, bien qu’on les offrît à 12 et 13½, ils ne trouvaient guère preneurs.

La vente était annoncée pour midi. Dès le matin, l’encombrement des curieux interceptait la circulation dans Bolton-street. L’opinion avait été extrêmement soulevée depuis la veille. Par le fil transatlantique, les journaux venaient d’être informés que la plupart des paris, proposés par les Américains, étaient tenus par les Anglais, et Dean Toodrink avait fait immédiatement afficher cette cote dans la salle des Auctions. Le gouvernement de la Grande-Bretagne, disait-on, avait mis des fonds considérables à la disposition du major Donellan… À l’Admiralty-Office, faisait observer le New-York Herald, les lords de l’Amirauté poussaient à l’acquisition des terres arctiques, désignées par avance pour figurer dans la nomenclature des colonies anglaises, etc.

Qu’y avait-il de vrai dans ces nouvelles, de probable dans ces racontars ? on ne savait. Mais, ce jour-là, à Baltimore, les gens réfléchis pensaient que, si la North Polar Practical Association était abandonnée à ses seules ressources, la lutte pourrait bien se terminer au profit de l’Angleterre. De là, une pression que les plus ardents Yankees cherchaient à opérer sur le gouvernement de Washington. Au milieu de cette effervescence, la Société nouvelle, incarnée dans la modeste personne de son agent, William S. Forster, ne paraissait pas s’inquiéter de cet emballement général, comme si elle eût été sans conteste assurée du succès.

À mesure que l’heure approchait, la foule se massait le long de Bolton-street. Trois heures avant l’ouverture des portes, il n’était plus possible d’arriver à la salle de vente. Déjà tout l’espace réservé au public était rempli à faire éclater les murs. Seulement, un certain nombre de places, entourées d’une barrière, avaient été gardées pour les délégués européens. C’était bien le moins qu’ils eussent la possibilité de suivre les phases de l’adjudication et de pousser à propos leurs enchères.

Là étaient Éric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ils formaient un groupe compact qui se serrait les coudes, comme des soldats formés en colonne d’assaut. Et on eût dit, en vérité, qu’ils allaient s’élancer à l’assaut du Pôle nord !

Du côté de l’Amérique, personne ne s’était présenté, si ce n’est le consignataire de morues, dont le visage vulgaire exprimait la plus parfaite indifférence. À coup sûr, il paraissait le moins ému de toute l’assistance, et ne songeait sans doute qu’au placement des cargaisons qu’il attendait par les navires en partance de Terre-Neuve. Quels étaient donc les capitalistes représentés par ce bonhomme, qui allait peut- être mettre en branle des millions de dollars ? Cela était de nature à piquer vivement la curiosité publique.

Et, en effet, nul ne devait se douter que J.-T. Maston et Mrs Evangélina Scorbitt fussent pour quelque chose dans l’affaire. Et comment l’aurait-on pu deviner ? Tous deux se trouvaient là, cependant, mais perdus dans la foule, sans place spéciale, environnés de quelques-uns des principaux membres du Gun-Club, les collègues de J.-T. Maston. Simples spectateurs, en apparence, ils semblaient être parfaitement désintéressés. William S. Forster lui-même n’avait pas l’air de les connaître.

Il va sans dire, que, contrairement aux usages établis dans les salles d’Auctions, il n’y aurait pas lieu de tenir l’objet de la vente à la disposition du public. On ne pouvait se passer de main en main le Pôle nord, ni l’examiner sur toutes ses faces, ni le regarder à la loupe, ni le frotter du doigt pour constater si la patine en était réelle ou artificielle comme pour un bibelot antique. Et, antique, il l’était pourtant — antérieur à l’âge de fer, à l’âge de bronze, à l’âge de pierre, c’est-à-dire aux époques préhistoriques, puisqu’il datait du commencement du monde !

Cependant, si le Pôle ne figurait pas sur le bureau du commissaire-priseur, une large carte, bien en vue des intéressés, indiquait par ses teintes tranchées la configuration des régions arctiques. À dix-sept degrés au-dessus du Cercle polaire, un trait rouge, très apparent, tracé sur le quatre-vingt-quatrième parallèle, circonscrivait la partie du globe dont la North Polar Practical Association avait provoqué la mise en vente. Il semblait bien que cette région devait être occupée par une mer, couverte d’une carapace glacée d’épaisseur considérable. Mais, cela, c’était l’affaire des acquéreurs. Du moins, ils n’auraient pas été trompés sur la nature de la marchandise.

À midi sonnant, le commissaire-priseur, Andrew R. Gilmour, entra par une petite porte, percée dans la boiserie du fond, et vint prendre place devant son bureau. Déjà le crieur Flint, à la voix tonnante, se promenait lourdement, avec des déhanchements d’ours en cage, le long de la barrière qui contenait le public. Tous deux se réjouissaient à cette pensée que la vacation leur procurerait un énorme tant pour cent qu’ils n’auraient aucun déplaisir à encaisser. Il va de soi que cette vente était faite au comptant, « cash » suivant la formule américaine. Quant à la somme, si importante qu’elle fût, elle serait intégralement versée entre les mains des délégués, pour le compte des États qui ne seraient pas adjudicataires.

En ce moment, la cloche de la salle, sonnant à toute volée, annonça au dehors c’est le cas de dire urbi et orbi que les enchères allaient s’ouvrir.

Quel moment solennel ! Tous les cœurs palpitaient dans le quartier comme dans la ville. De Bolton-street et des rues adjacentes, une longue rumeur, se propageant à travers les remous du public, pénétra dans la salle.

Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure de houle et de foule se fût à peu près calmé pour prendre la parole.

Alors il se leva et promena un regard circulaire sur l’assistance. Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine, il dit d’une voix légèrement émue :

« Messieurs, sur la proposition du gouvernement fédéral, et grâce à l’acquiescement donné à cette proposition par les divers États du Nouveau Monde et même de l’Ancien Continent, nous allons mettre en vente un lot d’immeubles, situés autour du Pôle nord, tel qu’il se poursuit et comporte dans les limites actuelles du quatre-vingt-quatrième parallèle, en continents, mers, détroits, îles, îlots, banquises, parties solides ou liquides généralement quelconques. »

Puis, dirigeant son doigt vers le mur :

« Veuillez jeter un coup d’œil sur la carte, qui a été tracée d’après les découvertes les plus récentes. Vous verrez que la surface de ce lot comprend très approximativement quatre cent sept mille milles carrés d’un seul tenant. Aussi, pour la facilité de la vente, a-t-il été décidé que les enchères ne s’appliqueraient qu’à chaque mille carré. Un cent[2] vaudra donc, en chiffres ronds, quatre cent sept mille cents, et un dollar quatre cent sept mille dollars. — Un peu de silence, messieurs ! »

La recommandation n’était pas superflue, car les impatiences du public se traduisaient par un tumulte que le bruit des enchères aurait quelque peine à dominer.

Lorsqu’un demi-silence se fut établi, grâce surtout à l’intervention du crieur Flint, qui mugissait comme une sirène d’alarme en temps de brumes, Andrew R. Gilmour reprit en ces termes.

« Avant de commencer, je dois rappeler encore une des clauses de l’adjudication : c’est que l’immeuble polaire sera définitivement acquis et sa propriété hors de toute contestation de la part des vendeurs, tel qu’il est actuellement circonscrit par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, et quelles que soient les modifications géographiques ou météorologiques qui pourraient se produire dans l’avenir ! »

Toujours cette disposition singulière, insérée au document, et qui, si elle excitait les plaisanteries des uns, éveillait l’attention des autres.

« Les enchères sont ouvertes ! » dit le commissaire-priseur d’une voix vibrante.

Et, tandis que son marteau d’ivoire tremblotait dans sa main, entraîné par ses habitudes d’argot en matière de vente publique, il ajouta d’un ton nasillard :

« Nous avons marchand à dix cents le mille carré ! »

Dix cents, ou un dixième de dollar[3], cela faisait une somme de quarante mille sept cents dollars pour la totalité[4] de l’immeuble arctique.

Que le commissaire Andrew R. Gilmour eût ou non marchand à ce prix, son enchère fut aussitôt couverte pour le compte du gouvernement danois par Éric Baldenak.

« Vingt cents ! dit-il.

— Trente cents ! dit Jacques Jansen pour le compte de la Hollande.

— Trente-cinq, dit Jan Harald, pour le compte de la Suède- Norvège.

— Quarante, dit le colonel Boris Karkof, pour le compte de toutes les Russies. »

Cela représentait déjà une somme de cent soixante-deux mille huit cents dollars[5], et, pourtant, les enchères ne faisaient que commencer !

Il convient de faire observer que le représentant de la Grande-Bretagne n’avait pas encore ouvert la bouche ni même desserré ses lèvres qu’il pinçait étroitement.

De son côté, William S. Forster, le consignataire de morues, gardait un mutisme impénétrable. Et même, en ce moment, il paraissait absorbé dans la lecture du Mercurial of New-Found-Land, qui lui donnait les arrivages et les cours du jour sur les marchés de l’Amérique.

« À quarante cents, le mille carré, répéta Flint d’une voix qui finissait en une sorte de rossignolade, à quarante cents ! »

Les quatre collègues du major Donellan se regardèrent. Avaient-ils donc épuisé leur crédit dès le début de la lutte ? Étaient-ils déjà réduits à se taire ?

« Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour, à quarante cents ! Qui met au-dessus ?… Quarante cents !… Cela vaut mieux que ça, la calotte polaire… »

On crut qu’il allait ajouter :

« … garantie pure glace. »

Mais, le délégué danois venait de dire :

« Cinquante cents ! »

Et le délégué hollandais de surenchérir de dix cents.

« À soixante cents le mille carré ! cria Flint. À soixante cents ?… Personne ne dit mot ? »

Ces soixante cents faisaient déjà la respectable somme de deux cent quarante-quatre mille deux cents dollars.[6]

Il arriva donc que l’assistance accueillit l’enchère de la Hollande avec un murmure de satisfaction.. Chose bizarre et bien humaine, les misérables cokneys sans le sou qui étaient là, les pauvres diables qui n’avaient rien dans leur poche, semblaient être le plus intéressés par cette lutte à coups de dollars.

Cependant, après l’intervention de Jacques Jansen, le major Donellan, levant la tête, avait regardé son secrétaire Dean Toodrink. Mais, sur un imperceptible signe négatif de celui-ci, il était resté bouche close.

Pour William S. Forster, toujours profondément plongé dans la lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques notes au crayon.

Quant à J.-T. Maston, il répondait par un petit hochement de tête aux sourires de Mrs Evangélina Scorbitt.

« Allons, messieurs, un peu d’entrain !… Nous languissons !… C’est mou !… C’est mou !… reprit Andrew R. Gilmour. Voyons !… On ne dit plus rien !…. Nous allons adjuger ?… »

Et son marteau s’abaissait et se relevait comme un goupillon entre les doigts d’un bedeau de paroisse.

« Soixante-dix cents ! » dit le professeur Jan Harald d’une voix qui tremblait un peu.

— Quatre-vingts ! riposta presque immédiatement le colonel Boris Karkof.

— Allons !… Quatre-vingts cents ! » cria Flint, dont les gros yeux ronds s’allumaient au feu des enchères.

Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un diable à ressort le major Donellan.

« Cent cents ! » dit d’un ton bref le représentant de la Grande-Bretagne.

Ce seul mot engageait l’Angleterre de quatre cent sept mille dollars.[7]

Les parieurs pour le Royaume-Uni poussèrent un hurrah, qu’une partie du public renvoya comme un écho.

Les parieurs pour l’Amérique se regardèrent, assez désappointés. Quatre cent sept mille dollars ? C’était déjà un gros chiffre pour cette fantaisiste région du Pôle nord. Quatre cent sept mille dollars d’ice-bergs, d’ice-fields et de banquises !

Et l’homme de la North Polar Practical Association qui ne soufflait mot, qui ne relevait même pas la tête ! Est-ce qu’il ne se déciderait point à lancer enfin une surenchère ? S’il avait voulu attendre que les délégués danois, suédois, hollandais et russe eussent épuisé leur crédit, il semblait bien que le moment fût arrivé. En effet, leur attitude indiquait que devant le « cent cents » du major Donellan, ils se décidaient à abandonner le champ de bataille.

« À cent cents le mille carré ! reprit par deux fois le commissaire-priseur.

— Cent cents !… Cent cents !… Cent cents ! répéta le crieur Flint, en se faisant un porte-voix de sa main à demi fermée.

— Personne ne met au-dessus ? reprit Andrew R. Gilmour ? C’est entendu ?… C’est bien convenu ?… Pas de regrets ?… On va adjuger ?… »

Et il arrondissait le bras qui agitait son marteau, en promenant un regard provocateur sur l’assistance, dont les murmures s’apaisèrent dans un silence émouvant.

« Une fois ?… Deux fois ?… reprit-il.

— Cent vingt cents, dit tranquillement William S. Forster, sans même lever les yeux, après avoir tourné la page de son journal.

— Hip !… hip !… hip ! » crièrent les parieurs, qui avaient tenu les plus hautes cotes pour les États-Unis d’Amérique.

Le major Donellan s’était redressé à son tour. Son long cou pivotait mécaniquement à l’angle formé par les deux épaules, et ses lèvres s’allongeaient comme un bec. Il foudroyait du regard l’impassible représentant de la Compagnie américaine, mais sans parvenir à s’attirer une riposte — même d’œil à œil. Ce diable de William S. Forster ne bougeait pas.

« Cent quarante, dit le major Donellan.

— Cent soixante, dit Forster.

— Cent quatre-vingts, clama le major.

— Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.

— Cent quatre-vingt-quinze cents ! » hurla le délégué de la Grande-Bretagne.

Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un défi aux trente-huit États de la Confédération.

On aurait entendu marcher une fourmi, nager une ablette, voler un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe. Tous les cœurs battaient. Toutes les vies étaient suspendues à la bouche du major Donellan. Sa tête, si mobile d’ordinaire, ne remuait plus. Quant à Dean Toodrink, il se grattait l’occiput à s’arracher le cuir chevelu.

Andrew R. Gilmour laissa passer quelques instants qui parurent « longs comme des siècles. » Le consignataire de morues continuait à lire son journal, et à crayonner des chiffres qui n’avaient évidemment aucun rapport avec l’affaire en question. Est-ce que, lui aussi, était au bout de son crédit ? Est-ce qu’il renonçait à mettre une dernière surenchère ? Est-ce que cette somme de cent quatre-vingt-quinze cents le mille carré, ou plus de sept cent quatre-vingt- treize mille dollars pour la totalité de l’immeuble, lui paraissait avoir atteint les dernières limites de l’absurde ?

« Cent quatre-vingt-quinze cents ! reprit le commissaire-priseur. Nous allons adjuger… »

Et son marteau était prêt à retomber sur la table.

« Cent quatre-vingt-quinze cents ! répéta le crieur.

— Adjugez !… Adjugez ! »

Cette injonction fut lancée par plusieurs spectateurs impatients, comme un blâme jeté aux hésitations d’Andrew R. Gilmour.

« Une fois… deux fois !… » cria-t-il.

Et tous les regards étaient dirigés sur le représentant de la North Polar Practical Association.

Eh bien ! cet homme surprenant était en train de se moucher, longuement, dans un large foulard à carreaux, qui comprimait violemment l’orifice de ses fosses nasales.

Pourtant, les regards de J.-.T. Maston étaient dardés sur lui, tandis que les yeux de Mrs Evangélina Scorbitt suivaient la même direction. Et l’on eût pu reconnaître à la décoloration de leur figure combien était violente l’émotion qu’ils cherchaient à maîtriser. Pourquoi William S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan ?

William S. Forster se moucha une seconde fois, puis une troisième fois, avec le bruit d’une véritable pétarade d’artifice. Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d’une voix douce et modeste :

« Deux cents cents ! »

Un long frisson courut à travers la salle. Puis, les hips américains retentirent à faire grelotter les vitres.

Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, était retombé près de Dean Toodrink, non moins démonté que lui. À ce prix du mille carré, cela faisait l’énorme somme de huit cent quatorze mille dollars[8], et il était visible que le crédit britannique ne permettait pas de la dépasser.

« Deux cents cents ! répéta Andrew R. Gilmour.

— Deux cents cents ! vociféra Flint.

— Une fois… deux fois ! reprit le commissaire-priseur. Personne ne met au-dessus ?… »

Le major Donellan, mu par un mouvement involontaire, se releva de nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n’avaient d’espoir qu’en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât aux Puissances européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la referma, et, en sa personne, l’Angleterre s’affaissa sur son banc.

« Adjugé ! cria Andrew Gilmour, en frappant la table du bout de son marteau d’ivoire.

— Hip !… hip !… hip ! pour les États-Unis ! » hurlèrent les gagnants de la victorieuse Amérique.

En un instant, la nouvelle de l’acquisition se répandit à travers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils aériens, à la surface de toute la Confédération ; puis, par les fils sous- marins, elle fit irruption dans l’Ancien Monde.

C’était la North Polar Practical Association, qui, par l’entremise de son homme de paille, William S. Forster, devenait propriétaire du domaine arctique, compris à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième parallèle.

Et, le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la déclaration de command, le nom qu’il donna fut celui d’Impey Barbicane, en qui s’incarnait ladite compagnie sous la raison sociale : Barbicane and Co.


  1. Voir L’École des Robinsons du même auteur.
  2. Centième partie d’un dollar — soit un sol environ.
  3. 50 centimes.
  4. 203 500 francs.
  5. 814 000 francs.
  6. 1,221,000 francs.
  7. 2,035,000 francs.
  8. 4,070,000 francs.