Sans dessus dessous/Chapitre I

Hetzel (p. 1-22).

I

où la « north polar practical association » lance un document à travers les deux mondes.

« Ainsi, monsieur Maston, vous prétendez que jamais femme n’eût été capable de faire progresser les sciences mathématiques ou expérimentales ?

— À mon extrême regret, j’y suis obligé, mistress Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu’il y ait eu ou qu’il y ait quelques remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j’en conviens très volontiers. Mais, étant donnée sa conformation cérébrale, il n’est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton.

— Oh ! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de notre sexe…

— Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes.

— Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVIIe siècle ?

— En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme n’aurait eu d’autre idée… que de la manger… à l’exemple de notre mère Ève !

— Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations…

— Toute aptitude ?… Non, mistress Scorbitt. Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote, d’Euclide, de Képler, de Laplace, dans le domaine scientifique.

— Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablement l’avenir ?

— Hum ! ce qui ne s’est point fait depuis des milliers d’années ne se fera jamais… sans doute.

— Alors je vois qu’il faut en prendre notre parti, monsieur Maston, et nous ne sommes vraiment bonnes…

— Qu’à être bonnes ! » répondit J.-T. Maston.

Et cela, il le dit avec cette aimable galanterie dont peut disposer un savant bourré d’x. Mrs Evangélina Scorbitt était toute portée à s’en contenter, d’ailleurs.

« Eh bien ! monsieur Maston, reprit-elle, à chacun son lot en ce monde. Restez l’extraordinaire calculateur que vous êtes. Donnez-vous tout entier aux problèmes de cette œuvre immense à laquelle, vos amis et vous, allez vouer votre existence. Moi, je serai la « bonne femme » que je dois être, en lui apportant mon concours pécuniaire…

— Ce dont nous vous aurons une éternelle reconnaissance, » répondit J.-T. Maston.

Mrs Evangélina Scorbitt rougit délicieusement, car elle éprouvait — sinon pour les savants en général — du moins pour J.-T. Maston, une sympathie vraiment singulière. Le cœur de la femme n’est-il pas un insondable abîme ?

Œuvre immense, en vérité, à laquelle cette riche veuve américaine avait résolu de consacrer d’importants capitaux.

Voici quelle était cette œuvre, quel était le but que ses promoteurs prétendaient atteindre.

Les terres arctiques proprement dites comprennent, d’après Maltebrun, Reclus, Saint-Martin et les plus autorisés des géographes :

1o Le Devon septentrional, c’est-à-dire les îles couvertes de glaces de la mer de Baffin et du détroit de Lancastre ;

2o La Géorgie septentrionale, formée de la terre de Banks et de nombreuses îles, telles que les îles Sabine, Byam-Martin, Griffith, Cornwallis et Bathurst ;

3o L’archipel de Baffin-Parry, comprenant diverses parties du continent circumpolaire, appelées Cumberland, Southampton, James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres à peu près inconnues.

En cet ensemble, périmétré par le soixante-dix-huitième parallèle, les terres s’étendent sur quatorze cent mille milles et les mers sur sept cent mille milles carrés.

Intérieurement à ce parallèle, d’intrépides découvreurs modernes sont parvenus à s’avancer jusqu’aux abords du quatre-vingt-quatrième degré de latitude, relevant quelques côtes perdues derrière la haute chaîne des banquises, donnant des noms aux caps, aux promontoires, aux golfes, aux baies de ces vastes contrées, qui pourraient être appelées les Highlands arctiques. Mais, au delà de ce quatre-vingt-quatrième parallèle, c’est le mystère, c’est l’irréalisable desideratum des cartographes, et nul ne sait encore si ce sont des terres ou des mers que cache, sur un espace de six degrés, l’infranchissable amoncellement des glaces du Pôle boréal.

Or, en cette année 189., le gouvernement des États-Unis eut l’idée fort inattendue de proposer la mise en adjudication des régions circumpolaires non encore découvertes — régions dont une société américaine, qui venait de se former en vue d’acquérir la calotte arctique, sollicitait la concession.

Depuis quelques années, il est vrai, la conférence de Berlin avait formulé un code spécial, à l’usage des grandes Puissances, qui désirent s’approprier le bien d’autrui sous prétexte de colonisation ou d’ouverture de débouchés commerciaux. Toutefois, il ne semblait pas que ce code fût applicable en cette circonstance, le domaine polaire n’étant point habité. Néanmoins, comme ce qui n’est à personne appartient également à tout le monde, la nouvelle Société ne prétendait pas « prendre » mais « acquérir », afin d’éviter les réclamations futures.

Aux États-Unis, il n’est de projet si audacieux — ou même à peu près irréalisable — qui ne trouve des gens pour en dégager les côtés pratiques et des capitaux pour les mettre en œuvre. On l’avait bien vu, quelques années auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimore s’était donné la tâche d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune, dans l’espoir d’obtenir une communication directe avec notre satellite. Or n’étaient-ce pas ces entreprenants Yankees, qui avaient fourni les plus grosses sommes nécessitées par cette intéressante tentative ? Et, si elle fut réalisée, n’est-ce pas grâce à deux des membres dudit club, qui osèrent affronter les risques de cette surhumaine expérience ?

Qu’un Lesseps propose quelque jour de creuser un canal à grande section à travers l’Europe et l’Asie, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux mers de la Chine, — qu’un puisatier de génie offre de forer la terre pour atteindre les couches de silicates qui s’y trouvent à l’état fluide, au-dessus de la fonte en fusion, afin de puiser au foyer même du feu central, — qu’un entreprenant électricien veuille réunir les courants disséminés à la surface du globe, pour en former une inépuisable source de chaleur et de lumière, — qu’un hardi ingénieur ait l’idée d’emmagasiner dans de vastes récepteurs l’excès des températures estivales pour le restituer pendant l’hiver aux zones éprouvées par le froid, — qu’un hydraulicien hors ligne essaie d’utiliser la force vive des marées pour produire à volonté de la chaleur ou du travail, — que des sociétés anonymes ou en commandite se fondent pour mener à bonne fin cent projets de cette sorte ! — ce sont les Américains que l’on trouvera en tête des souscripteurs, et des rivières de dollars se précipiteront dans les caisses sociales, comme les grands fleuves du Nord-Amérique vont s’absorber au sein des océans.

Il est donc naturel d’admettre que l’opinion fût singulièrement surexcitée, lorsque se répandit cette nouvelle — au moins étrange — que les contrées arctiques allaient être mises en adjudication au profit du dernier et plus fort enchérisseur. D’ailleurs, aucune souscription publique n’était ouverte en vue de cette acquisition, dont les capitaux étaient faits d’avance. On verrait plus tard, lorsqu’il s’agirait d’utiliser le domaine, devenu la propriété des nouveaux acquéreurs.

Utiliser le territoire arctique !… En vérité cela n’avait pu germer que dans des cervelles de fous !

Rien de plus sérieux que ce projet, cependant.

En effet, un document fut adressé aux journaux des deux continents, aux feuilles européennes, africaines, océaniennes, asiatiques, en même temps qu’aux feuilles américaines. Il concluait à une demande d’enquête de commodo et incommodo de la part des intéressés. Le New-York Herald avait eu la primeur de ce document. Aussi, les innombrables abonnés de Gordon Bennett purent-ils lire dans le numéro du 7 novembre la communication suivante — communication qui courut rapidement à travers le monde savant et industriel, où elle fut appréciée de façons bien diverses.


« Avis aux habitants du globe terrestre,

« Les régions du Pôle nord, situées à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, n’ont pas encore pu être mises en exploitation par l’excellente raison qu’elles n’ont pas été découvertes.

« En effet, les points extrêmes, relevés par les navigateurs, de nationalités différentes, sont les suivants en latitude :

« 82°45’, atteint par l’Anglais Parry, en juillet 1847 sur le vingt-huitième méridien ouest, dans le nord du Spitzberg ;

« 83°20’28”, atteint par Markham, de l’expédition anglaise de sir John Georges Nares, en mai 1876, sur le cinquantième méridien ouest dans le nord de la terre de Grinnel ;

« 83°35’, atteint par Lockwood et Brainard, de l’expédition américaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le quarante-deuxième méridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.

« On peut donc considérer la région qui s’étend depuis le quatre-vingt-quatrième parallèle jusqu’au Pôle, sur un espace de six degrés, comme un domaine indivis entre les divers États du globe, et essentiellement susceptible de se transformer en propriété privée, après adjudication publique.

« Or, d’après les principes du droit, nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision. Aussi les États-Unis d’Amérique, s’appuyant sur ces principes, ont-ils résolu de provoquer l’aliénation de ce domaine.

« Une société s’est fondée à Baltimore, sous la raison sociale North Polar Practical Association, représentant officiellement la confédération américaine. Cette société se propose d’acquérir ladite région, suivant acte régulièrement dressé, qui lui constituera un droit absolu de propriété sur les continents, îles, îlots, rochers, mers, lacs, fleuves, rivières et cours d’eau généralement quelconques, dont se compose actuellement l’immeuble arctique, soit que d’éternelles glaces le recouvrent, soit que ces glaces s’en dégagent pendant la saison d’été.

« Il est bien spécifié que ce droit de propriété ne pourra être frappé de caducité, même au cas où des modifications — de quelque nature qu’elles soient — surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre.

« Ceci étant porté à la connaissance des habitants des deux Mondes, toutes les Puissances seront admises à participer à l’adjudication, qui sera faite au profit du plus offrant et dernier enchérisseur.

« La date de l’adjudication est indiquée pour le 3 décembre de la présente année, en la salle des « Auctions », à Baltimore, Maryland, États-Unis d’Amérique.

« S’adresser pour renseignements à William S. Forster, agent provisoire de la North Polar Practical Association, 93, High-street, Baltimore. »

Que cette communication pût être considérée comme insensée, soit ! En tout cas, pour sa netteté et sa franchise, elle ne laissait rien à désirer, on en conviendra. D’ailleurs, ce qui la rendait très sérieuse, c’est que le gouvernement fédéral avait d’ores et déjà fait concession des territoires arctiques, pour le cas où l’adjudication l’en rendrait définitivement propriétaire.

En somme, les opinions furent partagées. Les uns ne voulurent voir là qu’un de ces prodigieux « humbugs » américains, qui dépasseraient les limites du puffisme, si la badauderie humaine n’était infinie. Les autres pensèrent que cette proposition méritait d’être accueillie sérieusement. Et ceux-ci insistaient précisément sur ce que la nouvelle Société ne faisait nullement appel à la bourse du public. C’était avec ses seuls capitaux qu’elle prétendait se rendre acquéreur de ces régions boréales. Elle ne cherchait donc point à drainer les dollars, les bank-notes, l’or et l’argent des gogos pour emplir ses caisses. Non ! Elle ne demandait qu’à payer sur ses propres fonds l’immeuble circumpolaire.

Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Société n’aurait eu qu’à exciper tout simplement du droit de premier occupant, en allant prendre possession de cette contrée dont elle provoquait la mise en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque, jusqu’à ce jour, l’accès du Pôle paraissait être interdit à l’homme. Aussi, pour le cas où les États-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, les concessionnaires voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin que personne ne vînt plus tard contester leur droit. Il eût été injuste de les en blâmer. Ils opéraient avec prudence, et, lorsqu’il s’agit de contracter des engagements dans une affaire de ce genre, on ne peut prendre trop de précautions légales.

D’ailleurs, le document portait une clause, qui réservait les aléas de l’avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des interprétations contradictoires, car son sens précis échappait, aux esprits les plus subtils. C’était la dernière : elle stipulait que « le droit de propriété ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où des modifications — de quelque nature qu’elles fussent, — surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre. »

Que signifiait cette phrase ? Quelle éventualité voulait-elle prévoir ? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une modification dont la géographie ou la météorologie aurait à tenir compte — surtout en ce qui concernait les territoires mis en adjudication ?

« Évidemment, disaient les esprits avisés, il doit y avoir quelque chose là-dessous ! »

Les interprétations eurent donc beau jeu, et cela était bien fait pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des autres.

Un journal, le Ledger, de Philadelphie, publia tout d’abord cette note plaisante :

« Des calculs ont sans doute appris aux futurs acquéreurs des contrées arctiques qu’une comète à noyau dur choquera prochainement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe ladite clause. »

La phrase était un peu longue, comme il convient à une phrase qui se prétend scientifique, mais elle n’éclaircissait rien. D’ailleurs, la probabilité d’un choc avec une comète de ce genre ne pouvait être acceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible que les concessionnaires se fussent préoccupés d’une éventualité aussi hypothétique.

« Est-ce que, par hasard, dit le Delta, de la Nouvelle-Orléans, la nouvelle Société s’imagine que la précession des équinoxes pourra jamais produire des modifications favorables à l’exploitation de son domaine ?

— Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le parallélisme de l’axe de notre sphéroïde ? fit observer le Hamburger-Correspondent.

— En effet, répondit la Revue Scientifique, de Paris. Adhémar n’a-t-il pas avancé dans son livre sur Les révolutions de la mer, que la précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire du grand axe de l’orbite terrestre, serait de nature à apporter une modification à longue période dans la température moyenne des différents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à ses deux Pôles ?

— Cela n’est pas certain, répliqua la Revue d’Édimbourg. Et, lors même que cela serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoires arctiques soit changée au point de vue climatérique ?

— Eh bien, riposta le Dagblad, de Copenhague, dans douze mille ans, il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cette époque, risquer un « krone », jamais ! »

Toutefois, s’il était possible que la Revue Scientifique eût raison avec Adhémar, il était bien probable que la North Polar Practical Association n’avait jamais compté sur cette modification due à la précession des équinoxes.

En fait, personne n’arrivait à savoir ce que signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dans l’avenir.

Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s’adresser au Conseil d’administration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son président. Mais le président, inconnu ! Inconnus, également, le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait le document. Il avait été apporté aux bureaux du New-York Herald par un certain William S. Forster, de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve ­– évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroits reporters n’en purent jamais rien tirer. Bref, cette North Polar Practical Association était tellement anonyme qu’on ne pouvait mettre en avant aucun nom. C’est bien là le dernier mot de l’anonymat.

Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère, leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté à la connaissance du public des deux Mondes.

En effet, il s’agissait bien d’acquérir en toute propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le point central.

Rien de plus exact, d’ailleurs, que parmi les découvreurs modernes, ceux qui s’étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà de ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s’étaient arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels : Payez, en 1874, par 82°15’, au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble ; Leout, en 1870, par 72°47’, au-dessus de la Sibérie ; De Long, dans l’expédition de la Jeannette, en 1879, par 78°45’, sur les parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérie et le Groënland, à la hauteur du cap Bismarck, n’avaient pas franchi les soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d’arc, entre le point — soit 83°35’ — où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l’indiquait le document, la North Polar Practical Association n’empiétait pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge de toute empreinte humaine.

Voici quelle est l’étendue de cette portion du globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle :

De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles carrés en chiffres ronds.[1]

C’était à peu près la dixième partie de l’Europe entière — un morceau de belle dimension !

Le document, on l’a vu, posait aussi en principe que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n’appartenant à personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c’était supposable. Mais il était à prévoir que les États limitrophes — du moins — voudraient considérer ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d’un droit de propriété. Et, d’ailleurs, leurs prétentions seraient d’autant mieux justifiées que les découvertes, opérées dans l’ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement dues à l’audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prétendait-il les indemniser avec le prix de l’acquisition. Quoi qu’il en fût, les partisans de la North Polar Practical Association ne cessaient de le répéter : la propriété était indivise, et, personne n’étant forcé de demeurer dans l’indivision, nul ne pourrait s’opposer à la licitation de ce vaste domaine.

Les États, dont les droits étaient absolument indiscutables, en tant que limitrophes, étaient au nombre de six : l’Amérique, l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie. Mais d’autres États pouvaient arguer des découvertes opérées par leurs marins et leurs voyageurs.

Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques-uns de ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent pour objectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-on citer, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les parages de l’île de Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyé à la recherche de John Franklin ? Doit-on oublier le docteur Octave Pavy, mort en 1884, près du cap Sabine, durant le séjour de la mission Greely au fort Conger ? Et cette expédition qui, en 1838-39, avait entraîné jusqu’aux mers du Spitzberg, Charles Martins, Marmier, Bravais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de la laisser dans l’oubli ? Malgré cela, la France ne jugea point à propos de se mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, et elle abandonna sa part du gâteau polaire, où les autres Puissances risquaient de se casser les dents. Peut-être eût-elle raison et fit-elle bien.

De même, l’Allemagne. Elle avait à son actif, dès 1671, la campagne du Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en 1869-70, les expéditions de la Germania et de la Hansa, commandées par Koldervey et Hegeman, qui s’élevèrent jusqu’au cap Bismarck, en longeant la côte du Groënland. Mais, malgré ce passé de brillantes découvertes, elle ne crut point devoir accroître d’un morceau du Pôle l’empire germanique.

Il en fut ainsi pour l’Autriche-Hongrie, bien qu’elle fût déjà propriétaire des terres de François-Joseph, situées dans le nord du littoral sibérien.

Quant à l’Italie, n’ayant aucun droit à intervenir, elle n’intervint pas, ­ quelque invraisemblable que cela puisse paraître.

Il avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoires de l’Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre l’Asie et l’Amérique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis, habitent l’ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis l’année 1867. Mais ces peuplades, — en somme les véritables naturels, les indiscutables autochtones des régions du nord — ne devaient point avoir voix au chapitre. Et puis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association ? Et comment ces pauvres gens auraient-ils payé ? En coquillages, en dents de morses ou en huile de phoque ? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication ! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samoyèdes !… On ne les consulta même pas.

Ainsi va le monde !


  1. Soit 70,650 lieues carrées de 25 au degré, c’est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54,000,000 d’hectares.