Sanguis martyrum/Troisième partie/II

Mame (p. 152-165).

II

À L’AUBERGE DE L’AIGLE

Vingt sept personnes, parmi lesquelles vingt femmes, furent capturées par la police dans la crypte de l’église. Perdues au milieu des ténèbres, elles ne purent trouver l’entrée du souterrain, dont les fuyards avaient d’ailleurs refermé la porte sur eux. Leur sort inspirait au reste de la communauté les plus angoissantes inquiétudes, car, aux termes du rescrit, la moindre peine qu’elles pussent encourir était la mort. Mais la colère des magistrats et la cruauté des foules, surexcitées par les dernières exécutions, ne se contenteraient pas certainement de la mort toute simple ; on y joindrait les raffinements des pires supplices.

Quant à Cécilius Natalis, le bruit courait qu’il allait être poursuivi, d’abord pour avoir prêté sa maison aux chrétiens frauduleusement assemblés, et ensuite comme responsable de la manifestation et des troubles du cimetière. Peut-être pour éviter un dangereux scandale en arrêtant, dans sa villa, un si important personnage, peut-être uniquement grâce à l’intervention secrète de Julius Martialis, ou plutôt de son fils Marcus, il fut mandé à Lambèse, afin de s’expliquer devant le légat impérial. Il s’apprêtait à partir, quand, à l’improviste, un courrier lui apporta la nouvelle que Birzil, avec tous ses serviteurs, venait d’être enlevée par les Maures… « Des détachements de cavaliers, mis en fuite à Auzia, avaient gagné le désert, et là, s’étant joints à des nomades, ils avaient rebroussé chemin vers le Calcéus. Les archers syriens, après avoir vainement essayé de leur barrer la route, s’étaient vus obligés de se renfermer dans leur bordj. C’est ainsi que les Maures avaient pu piller et incendier la villa, emmener Birzil et toute sa maison en captivité. »

Cécilius, qui, sachant l’insécurité des campagnes, avait toujours redouté cet événement, se maudit de sa faiblesse. Par quel sortilège se trouvait-il ainsi désarmé devant la volonté de cette enfant, ou plutôt la volonté de Thadir, qui lui dictait toutes ses démarches ? Il fallait que son ancien amour pour Lélia Juliana eût enfoncé en lui des racines bien vivaces et que, devant le visage en pleurs de la jeune fille, il revît, jusqu’à l’hallucination, le visage chéri de la morte !… Quel châtiment pour elle ! Quelle leçon pour lui ! Et il s’énumérait tous les dangers qu’elle courait chez les Nomades et dont le pire n’était pas la mort. Mais surtout, ce qui l’accablait, c’était la pensée des démarches qu’il allait être obligé de tenter auprès des autorités militaires pour obtenir la poursuite des ravisseurs. Quelle attitude humiliée cela lui imposait devant le légat ! Non seulement, comme chrétien, il serait forcé de s’excuser, de plaider sa cause et celle des frères, de donner toutes les assurances de repentir peut-être, mais de flatter ce soudard, de tâcher de l’attendrir en faveur de Birzil !… Jamais il ne s’était senti si bas. Jamais il n’avait eu une conscience plus honteuse et plus douloureuse du désaccord, qui se perpétuait et s’aggravait sans cesse, entre sa conduite et ses principes de vie.

Dans la douleur et dans le trouble que lui causait cette catastrophe, une petite circonstance lui parut néanmoins de bon augure : c’est que Julius Martialis, le triumvir, dont il savait, malgré tout, la bienveillance à son égard, était mandé avec lui à Lambèse. La même voiture de la poste devait venir les prendre à Cirta.

Effectivement, ils firent route ensemble. Mais Martialis, sans lui témoigner précisément de la froideur, se montrait d’une extrême réserve. Constamment il se tenait sur la défensive. Dès que Cécilius faisait mine d’aborder des sujets brûlants, il détournait la conversation ou il se taisait. Pourtant celui-ci devinait chez le vieillard une sympathie persistante, qui n’osait plus se manifester, un désir secret de s’entendre, d’écarter tout malentendu, — à cause de Birzil peut-être. Néanmoins, Martialis était gêné. Ce n’était plus, entre eux, l’intimité d’autrefois. Aussi firent-ils un désolant voyage, sous la poussière et la chaleur torride de cette fin d’août. Pendant des lieues interminables, la voiture courut à travers des plaines monotones, sans un arbre, à l’herbe rare déjà brûlée par la canicule, aux grands espaces calcaires, où des pierres trouées comme des éponges semblaient s’émietter par la véhémence du soleil. Plus que cette terre incolore, à l’aspect rude et âpre, l’idée qu’il allait voir un administrateur romain assombrissait Cécilius. Il avait beau être lui-même citoyen de Rome et se prévaloir de sa noblesse sénatoriale, — comme tous les provinciaux, il haïssait le fonctionnaire et méprisait le soldat. Or le légat était le commandant en chef de toutes les forces armées de Numidie, et Lambèse, où il se rendait, une ville toute militaire…

Longtemps avant qu’on pût apercevoir les maisons du municipe, on distinguait, au bout de l’horizon, les murailles du camp retranché dominé par la masse hautaine du prætorium. Visible de tous les points de la plaine, lourdeur opprimante et colossale, elle paraissait niveler, autour d’elle, jusqu’aux montagnes elles-mêmes. Cette insolente bâtisse symbolisait la force lointaine et terrible sous laquelle l’Afrique, comme le monde, était courbée… Enfin, dans sa rigidité géométrique, le quadrilatère de la forteresse se précisa, avec ses tours et ses remparts crénelés, ses chemins de ronde, ses portes monumentales. L’équipage contourna les terrains militaires qui entouraient le camp. Les sabots des chevaux sonnèrent sur les superbes dalles de la voie Septimienne, et, par l’arc triomphal de Septime Sévère, les voyageurs entrèrent en ville.

La physionomie des rues acheva d’indisposer Cécilius. Tout y manifestait l’empreinte du génie militaire. Tout était l’œuvre des soldats, depuis les fontaines et les aqueducs jusqu’aux portiques des temples et jusqu’au Capitole. Le légionnaire y régnait en maître, s’y pavanait, prenait toute la largeur des galeries couvertes, bousculant le colon craintif et écrasant sous ses semelles ferrées les pieds de quiconque ne portait point le sagum et le baudrier. Sur les murs, dans les cours et les avenues des sanctuaires, il étalait son culte de Rome et des Césars, sa dévotion aux dieux de l’Empire, ses superstitions particulières. Les dédicaces, les inscriptions étaient prodiguées. Partout des emblèmes religieux et militaires sculptés aux clefs de voûtes ou aux frontons des édifices, des trophées, des étendards, des effigies impériales, des victoires, des génies du camp, des génies de la légion, des aigles surtout. L’hôtellerie où Cécilius et Martialis descendirent arborait elle-même une aigle sur son enseigne : A l’Aigle majeure.

Lambèse n’étant point un endroit où l’on venait pour son plaisir ou ses affaires, ni Martialis ni Cécilius n’y avaient d’hôtes ; aussi durent-ils se contenter de cette auberge située à l’autre extrémité de la ville, entre l’arc d’Hadrien et celui d’Antonin le Pieux. Ils demandèrent au portier qu’il les logeât aussi loin que possible des cuisines et des écuries. Mais des marchands de laine, qui arrivaient de Mascula et de Thamugadi, avaient envahi les salles du rez-de-chaussée. Ils passèrent la nuit à jouer aux dés et à s’enivrer, de sorte que Cécilius ne put s’endormir avant une heure avancée.


Le lendemain, de bon matin, un strator vint le chercher en voiture (car une distance d’un mille environ séparait Lambèse du camp retranché), pour le conduire auprès du légat, qui devait l’interroger au prétoire même.

Chemin faisant, tout en longeant les arcades de l’amphithéâtre, il s’étonnait de son calme. Il ne craignait pas pour sa vie, il n’y songeait même pas : il ne pensait qu’à Birzil et aux moyens à mettre en œuvre pour la délivrer. Tout dépendait du légat, et, bien qu’il le sentît plutôt disposé à l’indulgence en sa faveur, — cela d’ailleurs uniquement par politique, — il redoutait sa haine contre les chrétiens. Caius Macrinius Decianus, légat d’Auguste, propréteur pour la province de Numidie, avait la réputation d’un homme brutal et borné. Appartenant à une vieille famille sénatoriale, il était une créature de Valérien, ancien président du Sénat. Il sortait donc du milieu le plus rétrograde et le plus fanatique de Rome. La « coutume des ancêtres » était pour lui la règle suprême et le suprême argument. Et nul ne se montrait aussi fier de son titre, aussi jaloux des prérogatives de son ordre. Ses récents succès militaires avaient encore enflé sa vanité. Comme Cécilius entrait dans le camp, près de l’arc triomphal de Commode, il vit un ouvrier occupé à graver une inscription sur un piédestal, en remerciement de la victoire remportée par Macrinius sur les Maures et autres Barbares : la place était prête pour sa statue.

Ce haut personnage reçut Cécilius dans le secretarium attenant au tribunal du prétoire. C’était un bel homme, de taille et de physionomie sculpturales. Botté et casqué, le glaive sur la cuisse et le manteau de commandement rejeté sur l’épaule, il se tenait assis, au bord d’une estrade que, de chaque côté, environnaient des licteurs. A sa droite, au milieu d’une table massive, une petite Victoire d’airain, les ailes déployées et tenant une couronne d’or au bout d’un bras tendu, posait son pied sur une boule d’onyx. Toute cette mise en scène était évidemment calculée pour étonner Cécilius et le frapper de crainte devant la majesté du peuple romain. Le légat voulait être très imposant et très distant. Les salutations d’usage échangées, il fit asseoir Cécilius assez loin de son propre siège, comme pour lui témoigner tout à la fois que, s’il n’était pas là précisément en accusé, il y était du moins en inférieur et en sujet de l’Empire. Dès ses premières paroles, Macrinius inspira une sourde aversion à son interlocuteur. Cécilius sentit s’accroître son horreur du fonctionnaire, de l’homme qui n’est rien par lui-même, qui ne paraît être quelque chose que par l’autorité qu’il détient, qui ne parle jamais en son nom, et qu’on regarde un peu de la même manière qu’une statue allégorique, — un symbole en pierre, aux yeux vides et aux lèvres scellées.

Manifestement, le légat se proposait d’intimider Cécilius. Il fut presque injurieux. Il commença par une allusion aux origines numides du propriétaire de Muguas. D’un ton bref, il ajouta :

« Prends garde à toi ! Tu sais que Rome n’a jamais été tendre pour les roitelets étrangers.

– Mes ancêtres l’ont su, sans doute !

– Mais toi, tu as des devoirs envers le Sénat et les Augustes Empereurs.

– Crois-tu que je les oublie ?… Je suis Romain… et sénateur, moi aussi ! »

Sentant qu’il ne gagnerait rien par la violence, Macrinius changea de tactique, et, abordant les affaires en litige, les manifestations du cimetière, la réunion à l’église de Cirta, il essaya de raisonner Cécilius :

« Toi, un homme sage, pourquoi avoir prêté ta maison à des factieux et à des sacrilèges… des athées qui refusent le culte aux dieux et aux Empereurs ? Tu sais à quoi tu t’exposes ?

– Je sais en effet les sévérités de la loi contre les fauteurs de troubles. Mais je ne suis point un séditieux ni un violateur des lois… »

Et, en ancien avocat, qui connaît son métier, il exposa sa thèse : La maison n’était plus à lui. Il l’avait louée à Crescens de Cirta. On pouvait voir dans les archives l’acte passé devant les magistrats municipaux. Quant à cette réunion clandestine, il l’avait désapprouvée, comme l’eût fait d’ailleurs l’évêque lui-même, s’il eût été présent… Il conclut :

« Malheureusement, je ne suis pas plus le maître dans cette maison que je ne suis écouté dans l’église… Voilà tout ce que j’avais à dire à Ta Clémence !

– Cependant, reprit rudement le légat, tu passes pour un des porte-étendards de cette secte maudite ! »

Cécilius éluda une réponse directe et il se borna à alléguer ce que disaient toujours les chrétiens en pareil cas : « Il était fidèle aux empereurs. Il priait pour leur santé et pour le succès de leurs armes. Nul enfin n’était plus attaché que lui à la paix et à la concorde… Et, se rappelant que Martialis était là, qu’il allait être entendu sans doute après lui, il affirma :

« Tu peux interroger à ce sujet nos magistrats : ils te diront que personne ne s’est plus employé que moi à sauvegarder l’ordre dans notre colonie !… »

Ces protestations répétées de loyalisme produisirent leur effet. Voyant le légat mieux disposé, il risqua sa supplique en faveur de Birzil. Les Maures lui avaient enlevé sa fille adoptive. Il conjurait Macrinius de prendre toutes les mesures afin d’obliger ces bandits à restituer leur proie.

« Peux-tu penser, dit superbement le légat, que j’aie attendu ta prière pour m’occuper des captifs ? Nous allons envoyer dans le Sud une véritable expédition contre les rebelles. Mais, sitôt leur agression connue, j’avais lancé à leur poursuite une turme de cavaliers auxiliaires. Le jeune option qui la commandait est revenu blessé de ce premier engagement. Interroge-le en mon nom. Il t’expliquera ce que tu veux savoir. »

D’un geste, le propréteur impérial pour la province de Numidie signifia à Cécilius qu’il lui donnait congé. Comme l’huissier relevait devant celui-ci la tenture qui masquait la porte du secretarium, Macrinius prononça de sa voix officielle, sur un ton plein de menaces et d’allusions ambiguës :

« Sache qu’on n’échappe pas à la vindicte du peuple romain et que les Augustes Empereurs ne laissent jamais une injure impunie ! »


Dans la cour intérieure du prétoire, Cécilius se croisa avec Julius Martialis, qui avait été convoqué, en effet, et qui attendait son tour d’audience. Tout en le saluant, il lui murmura à l’oreille :

« Je t’en supplie, ami très cher, plaide pour Birzil ! »

Le vieillard agita ses bras d’un air mystérieux, et, traînant sa jambe goutteuse, il disparut derrière la tapisserie.

Cependant, comme un centurion primipilaire, tout bruissant de plaques et de médailles, s’avançait vers lui, Cécilius lui demanda à voir le lieutenant qui avait été blessé dans l’engagement contre les Maures et qui, peut-être, pourrait l’aider à retrouver les traces de la captive :

« Il est soigné à l’hôpital, dit le centurion. Mais, puisque le général t’y autorise, je vais te conduire auprès de lui. »

L’hôpital militaire était une annexe des thermes, qui se trouvaient au fond d’une grande place dallée, derrière le prétoire et dont il occupait toute une aile. Au rez-de-chaussée, dans des boutiques bordant la cour intérieure, des pharmacopoles étaient installés avec tous les ustensiles de leur négoce. L’oculiste de la légion y avait aussi son laboratoire. En passant, Cécilius aperçut le bonhomme en train de boucher ses fioles de collyres et de les étiqueter à l’aide d’un poinçon.

Au premier étage, le centurion l’introduisit dans une petite chambre, véritable cellule toute garnie de nattes, et où il n’y avait qu’un seul lit de sangles. Debout près du lit, un médecin à grande barbe et à longue robe brune tâtait le pouls du malade. Quelle ne fut pas la surprise de Cécilius, lorsqu’il reconnut dans le jeune blessé le soldat qui, à Sigus, l’avait chargé de ses salutations pour Cyprien. C’était Victor, en effet, toujours aussi pétulant, malgré sa blessure, débordant de jactance et d’audace juvéniles. Lui-même reconnut tout de suite Cécilius :

« Tu vois, dit-il, illustrissime seigneur, les Barbares ont failli me couper un bras !… J’ai encore un peu de fièvre. Mais ce cher Esculape, qui se prodigue à mon chevet, assure que je serai bientôt guéri… »

Le médecin, très grave et économe de ses paroles comme un oracle, releva les larges manches de sa robe, qui étaient tombées sur ses mains, et il déclara effectivement que la blessure, d’ailleurs légère, était cicatrisée. Puis, ayant mis sous son bras sa boîte de pansement, il salua et sortit avec le centurion.

« C’est un Grec très savant ! dit Victor. Il a étudié au Muséum d’Alexandrie. Il m’a fort bien soigné. Aussi, dans quelques jours, je vais être sur pied et je pourrai repartir en campagne !… Quelle délivrance ! Moi, le camp m’est odieux ! La guerre, c’est la liberté !… »

Il fallut interrompre les fanfaronnades du lieutenant tout fier de son nouveau grade et grisé par son premier combat. Cécilius eut beaucoup de peine à l’interroger. Sans cesse, il retournait au récit de ses exploits. En tout cas, il ignorait ce qu’étaient devenus Birzil et ses serviteurs.

« Tout ce que je sais, dit-il, c’est que nous serrions de près une bande de cavaliers maures grossie de quelques Nomades, lorsque des renforts les ont rejoints. Nous avons dû tourner bride, en laissant quelques-uns des nôtres sur le terrain… Mais, dans notre retraite, entre Mésar-Filia et les Bains d’Hercule, nous avons pris un groupe de fuyards et, parmi eux, un individu suspect, un marchand d’esclaves, qui se dit cabaretier à Thuburnica. Celui-là doit savoir ! Il a dû revendre des captifs à des chefs du Sud !…

– Et il est ici ? fit Cécilius.

– Il est en prison. On doit le mettre à la torture, si ce n’est déjà fait… Comme cela, on saura, peut-être sait-on déjà, quelque chose… Alors, puisque tu es l’ami de Cyprien, je demanderai le commandement de l’escadron envoyé contre les Maures. C’est moi qui irai chercher ta fille. Nous l’arracherons à ses geôliers, je t’en donne ma parole !

– Je te promets pour cela une belle récompense !

– Je n’en veux pas d’autre, dit Victor, que celle d’obliger un frère !… Et, même si tu n’en étais pas un, cette nouvelle occasion d’échapper à l’insupportable vie du camp serait déjà un grand bonheur pour moi !… »

Au même moment, des cris aigus montèrent, puis un hurlement prolongé, qui semblait venir du côté du prétoire.

« Tu entends ? fit tout à coup le soldat en prêtant l’oreille, c’est peut-être le cabaretier qu’on torture ?… » Cécilius se leva précipitamment :

« Porte-toi bien ! dit-il au soldat, je te reverrai ce soir. Mais il faut que je sache… »

Cécilius se leva précipitamment :

Et il s’enfonça dans l’escalier cherchant à deviner d’où venaient les cris. Peut-être pourrait-il aborder immédiatement les magistrats instructeurs !… Tout en descendant quatre à quatre, il avait conscience de ce que cette hâte avait d’inhumain, de peu chrétien surtout. Déjà avant sa conversion, sans nulle considération philosophique, par pure générosité d’âme, il blâmait la torture. Et voilà que maintenant il trouvait tout naturel qu’un gueux fût tourmenté pour Birzil ! Mais il n’en était plus à une contradiction près.


Comme il sortait des thermes, il faillit se heurter contre Julius Martialis qui sortait lui-même du cabinet du légat. A voir la figure épanouie du vieillard, il jugea que Macrinius avait dû parler de lui avec indulgence, et que, sans doute, on était satisfait de sa soumission. A tout le moins, il sentit, dès l’abord, que la glace était rompue décidément entre lui et le triumvir de Cirta. Sans autre préambule, il lui demanda :

« Sais-tu si l’on a …interrogé l’homme de Thuburnica, le marchand d’esclaves ?

– Il doit passer ce soir à la question, dit Martialis, ou demain matin au plus tard : je le tiens de Rufus en personne, le préfet des camps…

– Mais ces cris ?… Écoute ! »

En effet, le hurlement de douleur avait repris. Cela venait de l’autre côté du prétoire. Cécilius, entraînant son ami, traversa la cour intérieure de l’édifice. Ils débouchèrent sur le forum, où, devant le grand autel, des poppes et des victimaires faisaient les apprêts d’un sacrifice. La prison et la préfecture des camps se trouvaient là, à droite, en bordure de la place. Des plaintes de suppliciés montaient par les soupiraux d’un sous-sol qui servait d’office aux « questionnaires ». L’un d’eux, qui allait entrer en séance, déclara à Martialis d’un ton important :

« Nous sommes obligés de nous hâter aujourd’hui : demain, c’est vacation. Les auxiliaires dalmates célèbrent la fête de leur dieu Medaurus. En ce moment, ce sont des nomades, voleurs de grands chemins, qu’on interroge. Ce soir, on travaillera le marchand d’esclaves. Mais il y a toute une bande de chrétiens, des gens de Cirta, qui doivent passer avant lui… »

À ces mots, Cécilius pâlit. Son cœur battit tout à coup tumultueusement. Il oubliait Birzil. Il ne songeait plus qu’aux misérables frères torturés dans le sous-sol de cette prison. Il voyait Agapius l’évêque, un vieillard, corps pitoyable, étendu sur le chevalet. Alors, repassant dans son esprit toutes les humiliations qu’il venait de subir, il eut un mouvement de révolte. Il étouffait d’indignation. Il aurait voulu pouvoir écraser d’un geste cette prison, ce prétoire et tout ce camp, repaire de la tyrannie étrangère. Cependant Martialis, qui ne se doutait pas de son trouble, lui disait de sa voix placide et débonnaire, tout en remontant vers le prætorium :

« On est très content de toi là-bas. On espère même que tu feras davantage et qu’aux prochaines féries, ô flamine perpétuel des Empereurs, tu rempliras tous les devoirs de ta charge… »

Cécilius n’attendait qu’un prétexte pour se décharger de sa colère. Il éclata en paroles véhémentes :

« Jamais, jamais ! C’en est trop ! Je suffoque sous la honte !

– Comment ? fit Martialis avec bénignité. Un homme intelligent comme toi ! s’emporter ainsi pour une simple formalité qu’on te demande… quelques grains d’encens à jeter sur des charbons !

– Un homme intelligent ! répéta Cécilius avec un ricanement sarcastique : avoue plutôt que vous nous prenez pour des sots quand vous essayez de nous convaincre par de tels arguments !… Eh quoi ? Vous nous torturez, vous nous décimez, et il faut encore que nous adorions nos bourreaux, vos Empereurs divinisés, les dieux de Rome à qui l’on nous immole ? Le grain d’encens n’est rien. Ce qui est tout, c’est l’adhésion, la soumission dégradante qu’il signifie. Parce qu’il vous plaît d’adorer votre Empire et votre Empereur, de leur consacrer des autels, et, — parlons franc, — de vous déifier vous-mêmes sous leur nom, il faudra que nous fléchissions le genou devant ces monstrueuses idoles ?… Non, non ! tant qu’il y aura un homme libre sur la terre, sa conscience protestera contre une telle déchéance de la dignité humaine, contre une telle injure faite à Dieu !…

– Reconnais au moins, dit Martialis, que si Rome impose ce culte d’État, elle le fait avec beaucoup de ménagements, beaucoup de tolérance…

– Ah ! je l’admire vraiment, votre tolérance ! Elle consiste à courber les dieux des nations sous l’unique divinité à laquelle vous croyiez réellement, — l’Empire : ils sont de sa suite, ils lui font cortège. Vous faussez les religions, vous fausseriez celle du Christ elle-même pour la fondre dans la vôtre… Pourquoi toute cette hypocrisie ? La vérité, vous le savez bien, c’est qu’il faut adorer les dieux de Rome ou mourir… Rome ! Rome ! quand j’y pense, mon sang numide bout dans mes veines ! Toi qui me parles pour elle, tu n’es donc plus un Africain ? Tu ignores de quel poids elle pèse sur notre Afrique et sur l’univers vaincu ?… Regarde plutôt ce camp, cette machine d’oppression, avec ses rouages innombrables et compliqués, cette organisation militaire qui ne laisse rien au hasard, qui a tout prévu, depuis cet arsenal, où l’on moule des balles d’argile pour les frondes, où l’on entasse des boulets pour les catapultes, jusqu’à la caisse d’épargne où les sous-officiers déposent leur pécule. Et ces chapelles où les enseignes militaires sont adorées par le soldat, ces salles de réunion, ces archives, ces greniers, ces celliers, ces écuries, ces forges, ces fabriques d’armes et de vêtements… tout jusqu’au logement des prêtres, des augures et des haruspices de la légion…

– C’est avec tout cela que Rome nous défend, dit Martialis, et qu’elle nous donne la paix…

– Radotages du vieux temps !… Elle n’est même plus capable de nous protéger contre les nomades ! Tu sais ce qui est arrivé à Birzil !… Oui, voilà comme l’Empire nous défend ! Mais lui-même est la proie des Barbares. On affecte de les mépriser, ce qui n’empêche pas de leur ouvrir les campagnes, les fermes, les ateliers, l’administration, l’armée : ils sont partout… Ici, ceux qui montent la garde devant nos domaines sont des Lusitaniens, des Palmyréniens, des Commagéniens, des Thraces, que sais-je encore ?… »

Blessé au fond dans tous ses préjugés officiels, le triumvir s’efforçait, pour ne pas s’emporter à son tour, de prendre les choses en plaisantant.

« Je t’en prie, dit-il, cher Cécilius, respecte au moins les armées de Rome. C’est grâce à elles que, bientôt sans doute, tu vas retrouver ta fille… »

À ce rappel de Birzil, l’excitation de Cécilius tomba subitement. S’il voulait la revoir, il ne devait songer qu’à son salut, au lieu de se laisser aller à ces vaines colères… Et, de nouveau, il supputait en son esprit tout ce qu’il lui faudrait accepter et subir à cause d’elle.

En discutant ainsi, ils avaient franchi l’enceinte du camp, et, sans même s’en apercevoir, ils avaient traversé la ville. Ils se trouvaient maintenant devant leur auberge, — A l’Aigle majeure. En apercevant l’emblème impérial, un dernier sursaut d’irritation secoua Cécilius. Il se retourna brusquement, et, levant son bras vers le prætorium dont le fronton, chargé de trophées et d’étendards, s’apercevait de partout :

« Tiens ! dit-il à Martialis, la voilà, la véritable auberge de l’Aigle !… Mais que dis-je ? C’est l’Empire lui-même qui est devenu l’auberge du monde. Les peuples déracinés ne sont plus qu’une poussière d’hommes qui roule d’un pays à l’autre. Au milieu de cette cohue, les rapaces venus de tous les points de l’univers font bombance dans les salles de la grande hôtellerie, en attendant qu’ils se battent pour se partager les dépouilles de l’hôte !

– Tu exagères, mon ami ! fit le vieillard impatienté : c’est le chagrin d’avoir perdu ta fille qui trouble ton esprit. Mais rassure-toi ! On te la rendra, ta fille !… Ce soir même, nous saurons… »

Et, en disant ces mots, il regardait Cécilius, dont le visage décomposé exprimait le paroxysme de la souffrance intérieure.