Sanguis martyrum/Quatrième partie/I

Mame (p. 183-205).

QUATRIÈME PARTIE

I

LE JEU DE PSYCHÉ

Ni l’option Victor ni les Asturiens qu’il commandait ne se souciaient de retourner directement à Lambèse, où les attendaient les corvées et la discipline inhumaine du camp. Au besoin, on inventerait quelque prétexte pour allonger les étapes et retarder le plus possible la rentrée au quartier. Déjà, le lieutenant soutenait qu’on avait plus de chances de découvrir le gynécée de Sidifann dans quelque gourbi, au fond d’une palmeraie prochaine, que dans les régions inhospitalières du Sud. Il annonça son intention de camper à Mésar-filia, malgré l’avis contraire de Cécilius, qui, dans sa hâte de voir le légat, aurait voulu qu’on couchât, ce même soir, aux Bains d’Hercule :

« À quoi bon ? lui dit Victor. Macrinius ne reviendra pas de la chasse avant cinq ou six jours. Ces grandes battues durent au moins une semaine. Es-tu tellement pressé de retrouver le mauvais grabat de ton auberge ?… »

L’escadron traîna si bien, chemin faisant, qu’on ne put atteindre, avant la nuit, l’étape projetée. Comme le soleil commençait à décliner, on s’arrêta à la Fontaine des Gazelles, — nom qui désignait un petit bouquet de palmiers adossé à un monticule sablonneux. La fontaine elle-même, creusée dans le sable, n’était qu’une étroite cuvette où jaillissait, par une fistule de roseau, un mince filet d’eau pure. Lorsque Victor et son dizenier y arrivèrent, des hommes étaient assis autour de ce bassin exigu, pas plus grand qu’une écuelle militaire. Presque nus, sans autre vêtement qu’un pagne de couleur noué autour des reins, le visage brouillé de sang nègre, ces nomades devaient appartenir à des tribus voisines des Garamantes. Accroupis sur leurs talons, ils mangeaient dans un grand plat de terre brune des piments, des laitues et des concombres, toutes sortes de légumes frais dont les hommes du Sud sont friands. Parmi eux, il y avait un individu de type méditerranéen et vêtu en muletier, qui paraissait être leur chef. Coiffé d’un vaste chapeau conique en sparterie, il portait une blouse bouffante, qui se gonflait sur la poitrine, comme bourrée d’une foule de choses, et que serrait une ample ceinture, où pendaient, au bout de lanières tressées, des couteaux, des vrilles et autres menus ustensiles bons pour son métier. Près du groupe, des mulets broyaient de l’orge éparpillée sur des toiles tendues et soutenues par des piquets de manière à former comme une auge. Un peu à l’écart, accroupis sur leurs jarrets repliés, des chameaux ruminaient, en une bouillie jaunâtre, les écorces des concombres, que les hommes leur jetaient sitôt rongées.

A la vue de l’option et du manteau ronge de l’Empire, la bande se troubla. Quelques-uns des nomades, intimidés par les casques et les glaives, s’étaient levés précipitamment. Victor, encore mal remis de sa colère contre Sidifann et les gens de l’oasis, ne cherchait qu’une occasion de la déverser sur quelqu’un. Il poussa son cheval vers le muletier, en criant d’une voix impérieuse et frémissante :

« Qui es-tu ?… Es-tu Romain ?

– Je le suis ! » affirma l’homme, qui reprit subitement son assurance.

Debout, il avait empoigné la bride du cheval de Victor et il le faisait reculer doucement. Puis, mettant la main à sa blouse, les yeux hardis, il regarda le lieutenant :

« Et je suis en règle aussi, dit-il. J’ai sur moi une lettre du décurion de Gemellæ ! Tu veux voir la lettre ?… »

L’homme fouilla dans un petit sachet de cuir pendu à son cou par une chaînette, et il tendit à l’option la tessère officielle. Tandis que celui-ci la parcourait, il bredouilla en mauvais latin :

« Voilà : j’ai loué ces hommes, qui sont avec moi, pour transporter des marchandises sur leurs chameaux. Mes chariots à moi amènent les ballots jusqu’au Calcéus, et ceux-ci viennent les prendre, à la sortie des gorges, pour les charger sur leurs bêtes et les mener ensuite jusqu’aux postes les plus éloignés, en plein désert… Tu comprends, les chariots ne peuvent pas avancer dans le sable. Alors, il faut les chameaux… »

Cependant, Victor, lent à se laisser convaincre, dévisageait l’individu d’un air soupçonneux, tout en repliant la tessère.

« Tu vois, insista l’homme, le papier est en règle : le commandant de Gemellæ me garantit les hommes et il m’autorise à les emmener jusqu’à Lambèse, si besoin est… »

Dans le même moment, le gros de l’escorte, les quarante cavaliers de la turme s’approchaient au galop. Arrogant de sentir derrière lui et de commander cette force imposante, Victor répliqua, l’air querelleur :

« Qui me dit que tu ne l’as pas volé, le papier ? »

Pour le coup, le muletier s’inquiéta. Il feignit une grande indignation :

« Moi ! Voler le papier !… Je te jure que j’ai payé le sou d’or pour l’avoir ! Tu demanderas à ton camarade, le décurion de Gemellæ !… Je te le jure sur les mânes de mon père !… »

Il levait la main, avec une mimique solennelle, en écarquillant les yeux, comme pour qu’on lui lût la vérité jusqu’au fond du cœur. Sur ces entrefaites, Cécilius, qui avait suivi les Asturiens, vint se placer aux côtés de Victor, et il se mit à considérer l’homme avec attention. L’option lui dit, en baissant la voix :

« Que t’en semble ?… C’est peut-être quelque complice de Sidifann !

– Je le connais ! » dit Cécilius à voix haute.

Et se retournant vers le muletier :

« C’est toi, n’est-ce pas, qui es venu à Muguas, il y a deux mois, conduire un malade ?… »

C’était en effet Pastor, le voiturier de Thubursicum. Au ton bienveillant de Cécilius, il devina en lui un protecteur inespéré. Il s’élança vers le maître de Muguas, qu’il reconnaissait, lui aussi :

« Ah ! seigneur, je t’en prie : défends-moi contre l’officier ! »

Il gesticulait violemment, apostrophait tour à tour Cécilius et Victor :

« Allons ! laisse-moi ! cria-t-il à l’option, puisque l’illustrissime seigneur me connaît !… D’ailleurs, d’ici à Thubursicum, tout le monde connaît Pastor le voiturier… Tu peux demander à Lambèse, à l’Auberge de l’Aigle, ou à Verecunda, aux Trois Perdrix ! Je ne fais que le chemin. Je viens même quelquefois jusqu’ici avec mes équipages… »

Croyant se faire valoir aux yeux du lieutenant et de son compagnon, il ajouta :

« Ainsi, la semaine dernière, j’ai transporté au Village Rouge, dans deux de mes voitures, le gynécée de Sidifann, le grand chef indigène !… »

À ces mots, Cécilius et Victor échangèrent un coup d’œil, qui n’échappa point au muletier. Il crut devoir préciser :

« Dans deux voitures couvertes ! Tu sais que les nomades n’en ont pas. Ils n’ont que leurs chameaux !

– Et ils n’ont pas davantage de maison au Village Rouge, reprit Victor, d’un ton inquisiteur, puisqu’ils vivent sous la tente !…

– Tu as raison peut-être ; mais je suis certain que Sidifann, qui est très riche, possède une maison au Village Rouge, où il vient passer la saison chaude !… Cela, je te le jure sur les mânes de mon père !

– Et tu pourrais l’indiquer, cette maison ? interrogea Victor, toujours officiel et sévère.

– Informe-toi au Village Rouge ; le premier enfant venu t’y conduira !

– Bien ! dit Victor, j’ai un message à remettre à Sidifann. »

Soudainement apaisé, il renvoya le muletier auprès de ses hommes. C’était une chance inattendue ! Tout joyeux de la rencontre, Cécilius et l’option se retirèrent à l’écart pour conférer.

– Je m’en doutais ! s’exclama aussitôt Victor ; le vieux bandit a fait partir ses femmes avant de se rendre à la chasse. Il a dû soupçonner quelque chose ! »

Cependant Cécilius, à mesure qu’il réfléchissait, concevait des doutes. Il n’osait pas croire à tant de bonheur.

« Comment, dit-il, Sidifann se serait-il douté ? Qui l’aurait averti ?… Toi-même, jusqu’à notre départ de Lambèse, tu ignorais ce projet d’expédition !

– Oh ! dit Victor, tout se sait dans le Sud ! Il y a des yeux et des oreilles partout, — derrière un tas de sable, une touffue d’absinthe, un pauvre caroubier rabougri, un buisson épineux ; c’est pourquoi il faut prendre garde. Tu réponds du muletier, c’est bien ; mais les nomades qui sont avec lui pourraient nous trahir… »

Enfin, après bien des discussions, on arrêta tout un plan. Sous prétexte de leur prêter main-forte, on encadrerait solidement Pastor et ses hommes jusqu’au Village Rouge et on ne les lâcherait qu’après avoir vérifié les allégations du voiturier. Ensuite on irait s’installer au fortin du Calcéus :

« Du fort au village, il n’y a qu’un pas, dit Victor. J’irai, j’examinerai la maison et ses entours. Je verrai ce qu’il sera possible de tenter pour tirer ta fille de là. Si nous procédons militairement comme à la Piscine, ils auront le temps encore une fois de faire partir les femmes : une troupe de cavaliers aux environs du village leur donnerait l’alarme, tu comprends !… »

Au fond, Victor ne cherchait qu’à accumuler les obstacles et les délais, afin de rentrer au camp le plus tard possible. Néanmoins, les assurances qu’il prodiguait réconfortèrent Cécilius. Tout enfiévré d’espoir, celui-ci ne put dormir de la nuit. La chaleur était accablante et on avait encore allumé de grands feux autour du campement, pour écarter les scorpions. Le lendemain, dès l’aube, l’escouade se remit en marche vers le Village Rouge et la maison mystérieuse où Sidifann avait caché sa proie.


Le muletier n’avait pas menti : Birzil était là, effectivement, près du Calcéus, dans ce Village Rouge, dont la couleur extraordinaire avait si souvent émerveillé ses regards, lorsqu’elle passait à cheval, au bas de ses terrasses et de ses jardins, dans le lit pierreux et à demi desséché de l’oued. Toute la région d’ailleurs lui était familière : elle l’avait parcourue en tous sens avec le vieil écuyer Trophime, pendant son séjour à la villa. Dans la voiture couverte qui l’amenait à la maison de Sidifann, entre les courtines mal jointes, elle avait pu identifier les étapes l’une après l’autre et reconnaître la figure des lieux. Mais elle s’était gardée d’en manifester quoi que ce fût, pas plus qu’elle n’avait révélé son origine à ses compagnes. Si près des ruines de sa villa, dans le voisinage du poste militaire où les archers syriens faisaient bonne garde, elle espérait qu’une chance favorable d’évasion ne tarderait pas à se présenter, peut-être avec la complicité des soldats.

Pour l’instant, elle se remettait tant bien que mal des émotions tragiques de ces dernières semaines. Elle prenait des forces pour la fuite ; car elle n’aspirait qu’à s’échapper de ce milieu barbare, elle qui, autrefois, s’était laissé éblouir avec tant de naïveté et d’enthousiasme juvéniles par le mirage des mœurs et des pays nomades. Maintenant, tout cela lui faisait horreur.

D’abord, le meurtre de Thadir, tuée presque dans ses bras, lui avait causé un tel ébranlement que, même après ces semaines de repos et de vie paisible, ses sommeils étaient toujours traversés de cauchemars et de visions de carnage. Le corps de l’esclave était tombé à ses pieds, et le sang, qui s’échappait à gros bouillons de la gorge trouée, avait rejailli jusque sur sa stola. Elle ne dut alors son salut qu’à un jeune capitaine maure qui, devinant tout le prix d’une pareille capture, la mit à part du butin et la vendit, le soir même, au Maltais Salloum. Sa figure à la fois espiègle et candide, la gracilité presque enfantine de son corps, toutes ces apparences d’extrême jeunesse la protégèrent ensuite contre la brutalité de Sidifann, lorsque le marchand d’esclaves vint l’offrir à celui-ci. Le vieux chef, l’ayant achetée pour une somme considérable, ordonna qu’on la conduisît à sa tente et qu’on l’inscrivît parmi les vierges destinées pour plus tard à son gynécée et dont une matrone dirigeait l’éducation.

Comme les illusions cultivées en elle par Thadir s’étaient rapidement évanouies, — cette Thadir qui était cause de son malheur ! Et pourtant elle se disait qu’elle ne pouvait pas en vouloir à la vieille femme. La misérable l’avait tant aimée, — aimée au point de mourir pour elle ! Et puis elle avait tant souffert dans son affreuse vie d’esclave ! Au cours de leurs longues causeries, elle avait tout conté à Birzil. Née au pays des Arzuges, enlevée toute petite, dans une razzia, par les guerriers d’une tribu voisine, puis vendue dans la maison de Pompeianus, elle avait été martyrisée par les autres esclaves. Plus grande, elle était devenue le jouet des servantes romaines, qui se moquaient de ses cheveux crépus et de son teint basané et qui la traitaient de petite guenon brune. Ces brimades et ces sévices n’aboutissaient qu’à la renforcer davantage dans sa barbarie native. Et pourtant elle ne dédaignait pas d’emprunter aux usages des civilisés tout ce qu’elle jugeait bon pour elle ou tout ce qui lui plaisait. Birzil, avec sa finesse d’enfant précoce, avait remarqué cela déjà, et, souvent, elle en avait plaisanté Thadir. Mais quoi ! Thadir s’était élevée toute seule, comme elle avait pu ! Et puis enfin elle avait été si malheureuse !… Aussi quelle revanche contre ses tourmenteurs, lorsqu’elle finit par gagner la faveur des maîtres ! Elle y avait mis une volonté, un acharnement extraordinaires. Cette petite fille barbare dissimulait une âme indomptable. Birzil s’en rendait mieux compte, maintenant qu’elle en était réduite à cette extrémité par la suggestion patiente et obstinée de l’esclave. C’est ainsi qu’à la longue elle était parvenue à dominer Lélia Juliana. Sans doute, elle l’avait séduite par sa sauvagerie même, par on ne savait quel charme étrange…

Favorite de Birzil, comme elle l’avait été de sa mère, elle lui disait sans cesse : « O ma demoiselle très chère, tu épouseras un grand chef de mon pays ! Tous les habitants des tentes seront à nos pieds… Tu verras, tu seras honorée comme une reine… La Reine du Sud ! Tout ce que tu aimes, tu l’auras : des gazelles caressantes, des chevaux agiles comme l’Auster, des chameaux splendidement harnachés, qui te balanceront sur leur dos, dans des tentes tout environnées de voiles flottants, au rythme de leurs clochettes… Et, là-bas, tu pourras adorer nos dieux sans contrainte, — tous les dieux du Désert, immenses et mystérieux comme lui ! » Au souvenir de ces paroles, Birzil revoyait l’effigie de Varsutina, la grande déesse des Maures, une statuette d’argile que Thadir lui avait procurée et que toutes deux vénéraient dans leur sanctuaire domestique, parmi les dieux lares. C’était une figure de Mauresse, aux traits empâtés et lourds, avec des frisures symétriques sur le front et de longues papillotes qui pendaient, en touffes, de chaque côté de ses joues : image adoucie de la barbarie, adaptée au goût romain, devenue aimable et presque belle… Il fallait entendre de quel ton la vieille Thadir parlait de cette déesse ! Quel frémissement d’émotion tremblait dans sa voix, quand elle disait : « Nos dieux ! » Et, maternelle, elle avertissait Birzil : « Prends garde ! Cécilius veut te détourner d’eux. Défie-toi de lui !… Ah ! ce Cécilius, que ses dehors sont trompeurs ! Vois-tu, c’est un homme qui n’est pas juste… Je ne sais comment t’exprimer cela… Oui, son cœur n’est point selon la droiture… Et puis… et puis il y a encore d’autres choses que je ne peux pas te dire !… »

Birzil, se rappelant tous ces propos, sans doute dictés par la haine religieuse, se reprochait à présent de les avoir trop écoutés ! Elle avait été dure, cruelle même pour cet homme très bon ! Elle éprouvait un remords d’avoir mal répondu à la tendresse dont il était si prodigue pour elle !… Comme il devait souffrir en ce moment ! Sans doute il mettait tout en œuvre pour la délivrer ! Oui, il l’arracherait à cette prison, à cette servitude infamante, elle en était sûre !… Et quand, humiliée, pleurant de honte et de repentir, elle évoquait sa douce vie de Muguas, elle sentait davantage la rudesse, la grossièreté sauvage du milieu où elle était tombée. Elle comprenait enfin de quelle chimère elle avait vécu jusque-là. La barbarie réelle était tout autre chose que l’aimable décor machiné pour le plaisir de ses yeux par l’artifice de Thadir !…

Au début surtout, lorsqu’elle était à la Piscine, le contact de cette barbarie lui causait une répulsion insurmontable. La promiscuité de la tente froissait toutes ses délicatesses et toutes ses pudeurs, la tente livrée aux animaux comme aux gens, sans cesse bouleversée par les fureurs, les cris, les violences de Sidifann, qui, de son bâton d’ivoire, frappait aussi bien ses femmes que les esclaves, et les bêtes de somme. D’abord, le chef avait étonné la jeune fille par son aspect quasi sacerdotal, les draperies somptueuses de son grand manteau blanc, la couronne que formaient autour de sa tête les cordelettes en poil de chameau retenant son cache-col, par ses façons d’aventurier héroïque, son air de noblesse et de commandement. Puis, quelques jours après, elle l’avait vu rentrant d’une expédition dans les oasis voisines : il avait ôté son manteau, déposé sa haute coiffure, et, ainsi dépouillé de ses ornements, il était apparu tel qu’un vieil oiseau de proie, un vautour chauve, avec son crâne bleuâtre et rasé de près. Sortie de ses voiles immaculés et privés de sa couronne, sa figure aux traits féroces et sournois était celle d’un voleur de grands chemins. D’un geste violent, sa main avait jeté contre le poteau de la tente un sabre court, encore humide de sang frais. Cette main avait épouvanté Birzil. Elle la voyait toujours, cette main brune, rapace, qui avait volé, égorgé, coupé des têtes, cette main mal essuyée de la tuerie, avec ses tendons saillants, ses ongles durs, ses veines grosses comme des cordes, sa peau luisante, tannée et recuite par le soleil, et preste, dangereuse, meurtrière, furetant dans le butin, éventrant les sacs, comme une petite bête sauvage qui vit dans les trous, habile à fouir la terre, à percer, à déchirer, à saigner… Birzil, qui n’avait pas oublié la scène du marché, en conçut plus de répugnance et de haine pour Sidifann.

Les autres habitants de la tente, les femmes surtout, excitaient en elle une semblable aversion. Les épouses en titre, qui vivaient dans une oisiveté absolue, l’indignaient par leur paresse, leur stupidité. Parmi elles, il y avait une favorite, une demi-négresse, nommée Siddina, dont on ne parlait qu’avec tremblement. Inaccessible comme une idole, elle ne se laissait apercevoir qu’à la dérobée, derrière une tenture somptueuse, vautrée ou accroupie sur des coussins, dans une attitude hiératique, ayant sur la tête une sorte de diadème en cristal de roche grossièrement taillé, qui fixait à son front un voile transparent. Une gourmette formée de plaques métalliques faisait le tour de ses joues, et, quand elle bougeait, des bracelets sonnaient autour de ses bras et de ses jambes, de lourds anneaux pareils à des entraves, tout hérissés de pointes et de cabochons, comme des pustules ou des épines sur une plante grasse et vénéneuse.

Ces femmes n’interrompaient leurs bavardages et leurs criailleries que pour se bourrer de sucreries et de gâteaux au miel, friandises qui donnaient la nausée à Birzil. D’ailleurs toutes les nourritures des nomades la rebutaient. Elle n’arrivait point à s’accoutumer au beurre rance des brebis, au lait sûri des chamelles, aux grillades de mouton, qui sentaient le suint et la laine échauffée. Par ce refus des mets et par mille raffinements de civilisée, dont elle n’avait même pas conscience, la jeune fille se signalait davantage à la haine des épouses, qui, devinant en cette Romaine intelligente et cultivée une rivale redoutable, s’efforçaient par tous les moyens de se débarrasser d’elle. Un jour, en soulevant les couvertures de son lit, elle y trouva blotti un scorpion qui, par miracle, était resté inoffensif. Une autre fois, en s’éveillant, elle faillit s’évanouir de terreur et de dégoût : elle avait dormi sur une ignoble pharmacopée préparée par quelque sorcière de la tribu et composée de débris humains, doigts coupés, mèches de cheveux, bribes de cervelle. Birzil soupçonna l’impérieuse Siddina d’avoir fait placer cette ordure maléfique sous ses oreillers.

Outre l’hostilité des épouses, elle avait à se prémunir contre celle des enfants. Les enfants foisonnaient dans la tente. Ils étaient presque tous aussi méchants que leurs mères. Les filles se montraient déjà menteuses, perfides, ingénieuses à nuire. Quant aux petits garçons, leur turbulence et leur cruauté précoce affolaient leurs nourrices et exaspéraient les bêtes elles-mêmes. Ils mordaient les passants, par derrière, ou, se précipitant à l’improviste, ils leur assénaient des coups de tête, comme de jeunes boucs.

Aussi, ce fut un soulagement pour elle lorsqu’elle se vit transportée avec les femmes à la maison du Village Rouge.

Cette maison, toute en pisé, avait l’aspect fruste et primitif des bâtisses du Sud. Mais, sous le grand soleil du désert, ses blocs de boue solidifiée resplendissaient comme des murailles de cuivre vermeil, et les détritus de menue paille qu’on y avait mêlés luisaient dans la pâte rugueuse comme des pépites d’or. Sans nul ornement ni commodité d’aucune sorte, ce logis quadrangulaire, qui s’ordonnait autour d’une cour carrée, n’offrait d’autre avantage que d’être assez spacieux. Les épouses en occupaient tout un côté, tandis que les jeunes filles étaient logées dans l’aile du fond, la partie la plus secrète de l’habitation. Birzil trouva là, pour compagnes, trois adolescentes Gétules à la peau dorée et transparente comme celle des dattes, tatouées d’une étoile bleuâtre sur le front, les pommettes, le menton et les deux seins. Il y avait aussi deux Grecques de Cyrène, qui d’abord attirèrent Birzil, parce qu’elle pouvait converser avec elles dans leur langue. Mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que les étrangères sortaient de la plus basse plèbe. Prématurément corrompues et vicieuses, elles étaient aussi très rusées. La jeune fille, qui les sentait jalouses d’elle, finit par les redouter plus que les trois barbares. Avec celles-ci, elle échangeait quelques mots de libyque, que lui avait appris Thadir. Et les Gétules, habituées au mépris, lui en avaient comme une reconnaissance. Tout ce monde féminin vivait sous la haute autorité de la vénérable Nabira, la mère de Sidifann, vieille femme au visage ascétique, illuminé par de superbes yeux noirs aux paupières peintes, et encadré de larges bandeaux toujours teints, comme au temps de sa jeunesse. Sous ses voiles de byssus, elle avait très grand air, et, quand elle distribuait la laine aux servantes, elle faisait voir de belles mains effilées, alourdies de bagues précieuses.

Toutes ces filles étalaient une telle puérilité que Birzil finit par prendre conscience et par avoir honte de son propre enfantillage. Elles ne savaient que se parer, se peigner, se teindre les cheveux. Elles enviaient à la nouvelle venue la couleur extraordinaire de sa chevelure, qui était d’un châtain clair moiré de reflets blonds imperceptibles, et, dans l’espoir d’obtenir des nuances semblables et d’avoir d’aussi beaux cheveux que la Romaine, elles s’acharnaient à tremper dans le henné leurs noires crinières. Du matin au soir, elles se tenaient dans une salle basse qui s’ouvrait sur la cour intérieure. Cette salle était dénuée de mobilier. Mais des tapis admirables masquaient la pauvreté des murs et la terre battue, grossièrement aplanie, qui recouvrait le sol : hautes lisses de Babylonie et de Bactriane, laines profondes de Tyr et d’Alexandrie apportées par les caravanes d’Égypte. Le seul luxe consistait en des lampes et des miroirs pendus aux murs, — lampes de toutes formes, miroirs de toute substance. Une glace de verre, fabriquée à Canope, excitait une sorte d’admiration superstitieuse. De même, une ombrelle minuscule, dont personne ne se servait et que l’on gardait dans une boîte de laque, était considérée comme une espèce de fétiche. Venue du pays des Sères, elle avait un manche de jade curieusement sculpté, et, si on la déployait, elle s’épanouissait en un bouquet de fleurs inconnues et de figures bizarres semées sur un fond de soie bleue à brochures d’or…

Quand elles étaient lasses de se parer, ou quand elles s’ennuyaient, les jeunes filles ouvraient de lourds coffres bardés de ferrures et enluminés de couleurs sombres qui chatoyaient au fond de l’appartement. Elles en sortaient des étoffes de prix, des laines de Tarente, de Bétique, de Milet, et les soies blanches des Sères, les soies jaunes des Assyriens, les mousselines de Cos pressées entre des planchettes de palmier. Ou bien elles vidaient sur les tapis le contenu de leurs coffrets à bijoux.

Les Gétules qui ne portaient à leurs oreilles que les anneaux des négresses ou des pendants de forme archaïque surchargés de figures et d’ornements compliqués, s’ébahissaient devant les légères merveilles des orfèvres romains : une grenade, une grappe de raisin, des feuilles de lierre émaillées, toutes menues, de petites marguerites en or… D’autres fois, on passait des après-midi à extraire des cassettes en bois de citronnier les bibelots vendus par Saturninus, le marchand carthaginois. Birzil qui en avait, à Muguas, de véritables collections, s’étonnait de retrouver ces délicats brimborions jusque dans la sauvagerie du Sud : c’était tout un animalier de pygmées, — des lions, des cerfs, des loups, des ours, des sangliers, des grues, des perdrix, des canards, des vaches accroupies, des lapins, des porcs, des dauphins la queue en l’air, des chevaux au galop, des tortues, des abeilles, des cigales, tout cela en bronze doré, en émail, en cornaline, en ivoire, en agate, ciselé dans l’extrême détail et pas plus gros que le bout du petit doigt…

Austère et mélancolique, la vieille Nabira présidait à ces divertissements, toujours entrecoupés de criailleries et de disputes. Elle était bonne, au fond, pour les pauvres filles confiées à sa garde. Le soir, comme celles-ci n’arrivaient pas à s’endormir, elle leur contait des histoires merveilleuses. Elle en savait un grand nombre qui se ressemblaient toutes comme les grains d’un collier. Après s’être assise commodément parmi les coussins entassés, au milieu des jeunes filles, elle passait avec lenteur une de ses longues mains effilées sur ses bandeaux lisses et elle commençait invariablement en ces termes : « Il était une fois une princesse si admirablement belle que les paroles manquaient pour exprimer sa beauté… » Mais, entre tous ces récits, son auditoire préférait ceux où il y avait des brigands et des sorcières, — des fables milésiennes toutes farcies d’enlèvements, de meurtres, d’incantations et de métamorphoses.

Les Gétules raffolaient de ces effroyables histoires, qui donnaient le frisson. Pour se remettre de leur terreur, soudain elles bondissaient, se prenaient la main, et, les cheveux épars, elles se mettaient à chanter une ronde de leur pays, dont Birzil saisissait confusément le sens. C’était la chanson du « petit pigeon bleu, » la tourterelle des sables : — « O petite tourterelle bleue, chantaient les Barbares, ô ma sœur, combien tu es impatiente ! Combien tu désires sa rencontre !… » Sa rencontre, c’était celle du bien-aimé. Elles tournaient, tournaient en fermant les yeux, et, à travers la buée rouge, qui montait à leurs paupières closes, elles croyaient apercevoir le visage adoré.

Alors les Cyrénéennes, se piquant d’honneur, proposaient un jeu que Birzil ne connaissait pas, « le jeu de Psyché. » Elles allaient chercher une lampe qui ne servait point à autre chose et qui était placée dans une niche, à leur chevet, une petite lampe ronde, en argile rouge, avec une anse en proue de navire, un bec pointu et deux trous d’air près de la queue, une petite lampe élégante, quoique très ordinaire, bien adaptée à la main et moelleuse comme un ivoire. Au centre, un médaillon en relief montrait Psyché près du lit d’Éros, au moment où la goutte d’huile fatale tombe sur l’épaule du jeune dieu endormi. L’artiste avait véritablement animé l’image de la lampe indiscrète. Une des danseuses désignée par le sort devait saisir la petite flamme vacillante et descendre toute seule dans un cellier, où elle était censée voir, au milieu des ténèbres, la figure de son fiancé. Dès le seuil de l’antre noir, la lampadophore se sentait prise d’épouvante, ou bien elle trichait. Et c’était un redoublement de cris, d’invectives et de querelles que Nabira avait beaucoup de peine à réprimer.

D’habitude, Birzil se tenait à l’écart des jeux. La vieille gardienne du gynécée lui savait gré d’être plus sage que ses compagnes. Elle commençait même à lui témoigner une certaine amitié, comme si elle appréciait son intelligence et sa finesse, et comme si, d’avance, elle voulait se ménager en elle une alliée contre la favorite de Sidifann, l’altière Siddina. D’ailleurs, la maison était pleine d’intrigues qui s’entre-croisaient et s’enchevêtraient. Nabira surveillait jalousement son troupeau, mais, par goût invincible du romanesque, elle n’hésitait point à semer le trouble dans les gynécées voisins. Sans cesse d’autres vieilles se coulaient mystérieusement dans le logis de Sidifann, apportant et remportant des messages. Birzil, avertie, songeait à les circonvenir, pour faire parvenir une lettre au poste du Calcéus. Mais Nabira était d’une vigilance décourageante, et l’occasion ne se présentait point.


Les jours passaient. Birzil, désespérée, se demandait si elle parviendrait jamais à sortir de cette prison. Du côté du village, la maison n’avait d’autre ouverture que la porte d’entrée gardée par un esclave et par des chiens féroces. Du côté de la palmeraie, elle était environnée de hauts murs. Quant au jardin attenant au corps de logis, ce n’était qu’une étroite terrasse dominant presque à pic le lit torrentueux de la rivière. Mais cette terrasse pouvait devenir un excellent observatoire. La jeune fille se souvenait que les soldats du poste descendaient quelquefois laver leur linge dans l’oued. Si seulement elle en apercevait un, et s’il lui était possible, sans être vue, de lui faire des signaux !… Hantée de cette idée, elle se mit à flatter Nabira, en essayant de l’apitoyer sur elle-même. Elle était pâle et languissante, touchant à peine à la nourriture. C’était sa réclusion, disait-elle, dans cette salle sans air et presque sans lumière, qui était cause de sa langueur. Qu’on lui permît d’aller respirer sur la terrasse, ne fût-ce que quelques instants, à l’heure de la sieste !… La vieille se laissa fléchir. Birzil put transporter des coussins et des tapis sous un figuier, qui donnait un peu d’ombre, à l’extrémité du jardin. Au plus fort de l’ardeur méridienne, elle allait s’y étendre, en feignant de dormir. Mais, entre ses cils mi-clos, elle épiait anxieusement tout ce qui se passait, à ses pieds, au fond du ravin.

À cette heure-là, rien ne bougeait dans la campagne, accablée par la chaleur torride. Le lit de l’oued était désert. Quand Birzil retournait la tête sur ses coussins, elle apercevait derrière elle, dans un grand flamboiement de lumière, le Village Rouge étageant ses cubes de pisé, pareils à des stratifications de boue cuite à l’haleine véhémente d’un four. La pâte cuivrée des bâtisses se détachait intensément sur les coulées rocheuses du Calcéus et les pylônes vermeils de la Porte d’Or. Les surfaces planes des terrasses vibraient sous le soleil comme une onde en ébullition, tandis que les portes surbaissées et les petites ouvertures rondes des murailles y découpaient des trous noirs comme des nids d’abeilles. Mais la jeune fille avait, devant elle, pour reposer ses yeux, les jardins de l’oasis, paradis minuscules pleins d’eaux courantes et de verdures, qui prenaient un air d’enchantement, un aspect de fantasmagorie et d’irréalité au milieu de cette désolation et de cette sécheresse mortelle des sables. De chaque côté de l’oued, sur la double pente du vallon, où s’encaissait le lit de la rivière, un fouillis de jardinets en amphithéâtre se superposaient, déchiquetés par des clôtures basses en terre battue, arrosés par des canaux au léger glissement d’eau murmurante. Sous les parasols des palmes, dans une pénombre traversée de rayons, brillaient des fruits et des fleurs de légumes, — les papillons rouges et blancs des fèves et des pois chiches, la grêle dorée des abricots crevant les feuilles, les balles vertes ou bleues des prunes et des citrons mûrissants.

Birzil, affamée par ses longs jeûnes, cueillait une figue ou une grenade sur une branche à portée de sa main. Et, tout en pressant entre ses lèvres la pulpe fraîche des fruits, elle s’amusait à considérer les petites rainettes aux yeux d’or, qui sortaient des canaux, et qui, enhardies par son immobilité, se posaient, tout près d’elle, sur un caillou, et qui restaient là un instant, la gorge palpitante, comme si elles savouraient l’air avec délices. Des lézards bleus, à longue queue, glissaient d’une pierre à l’autre, le cou dressé, d’un air fringant, tels des oiseaux qui volètent au ras du sol. Du lit de l’oued, l’odeur âcre des lauriers-roses montait jusqu’à la terrasse et, quand Birzil se penchait sur le mur d’appui, elle voyait leurs racines voraces s’enfoncer dans des trous d’eau qu’elles empoisonnaient, où flottaient des moirures grasses et troubles, d’une couleur de sang décomposé…

Personne. Aucun bruit, un silence de mort et d’abandon. Puis, dès l’approche du crépuscule, une sorte de résurrection de la vie dans tout l’oasis. Bientôt une rumeur laborieuse emplissait les palmeraies. La pioche des jardiniers sonnait sur les troncs pourris des vieux arbres. On les entendait s’invectiver d’une berge à l’autre, tout en levant les écluses des barrages, et s’accuser mutuellement de soustraire au voisin sa part de l’eau précieuse. Des chèvres, des moutons dévalaient en troupeaux le long des murs des jardinets. Des ânes, entre leurs couffes, passaient au trot, bâtonnés par des hommes aux maigres jambes basanées. C’est alors que Nabira, d’une voix aiguë, rappelait Birzil. Soupçonneuse, la vieille redoutait pour sa captive les mauvais conseils de l’ombre et de la solitude. Et ainsi, au moment où une chance de salut aurait pu s’offrir pour la jeune fille, on la replongeait inexorablement dans la promiscuité odieuse du gynécée.


Un jour, à l’heure la plus brûlante de la sieste, comme elle avait à peu près perdu conscience, un bruit ténu la tira de sa torpeur. Dans cet air extraordinairement sec, les moindres vibrations s’exagéraient, se propageaient à de grandes distances. Elle prêta l’oreille, puis elle vit un vieillard qui, sur la berge opposée, débouchait d’un sentier encadré par des murs de jardins. Il avait les pieds nus. On ne l’entendait pas marcher. Il avançait d’ailleurs lentement, avec précaution, en tâtant le terrain du bout de son bâton : c’était un aveugle. Le dos voûté, presque bossu, il allait à tout petits pas, appuyé d’une main sur son bâton et, de l’autre, tenant une branche de laurier pour se garantir du soleil et chasser les mouches qui se collaient à ses yeux… Tout à coup, il s’arrêta, en tournant la tête. Derrière l’aveugle, venait un cavalier monté sur un superbe cheval numide dont la robe d’ébène chatoyait au soleil. L’animal, étroitement tenu en bride, buttait sans cesse contre les galets de la piste. Le cavalier devait être un soldat ou un officier du poste, à en juger par sa casaque rouge et l’aigrette de son casque que dissimulait un chapeau de feuillages destiné à le protéger contre la chaleur. Une courte culotte laissait voir ses jambes nues, qui balançaient, à chaque pied, des bottines légères. Le vieux et lui échangèrent à mi-voix quelques paroles dont le son même n’arriva point jusqu’à Birzil, et, tout en parlant, l’aveugle, avec une sûreté parfaite du geste, montra au soldat un chemin montant, qui escaladait la berge opposée et longeait des clôtures, des jardins et des maisons. Puis il tendit son doigt dans la direction de la terrasse où était la jeune fille, en ayant l’air de dire : « C’est là ! »

Le cavalier piqua des deux. Birzil, le cœur oppressé, le regardait s’approcher de la dune que surplombait le jardin de Sidifann. Il avait enlevé son cheval, qui battait le sol régulièrement, au galop de parade, en s’éclaboussant dans les flaques d’eau de l’oued. Et l’élève de l’écuyer Trophime admirait en connaisseur l’aisance et la grâce souveraine du cavalier… Maintenant, il était tout près, sous le mur de la terrasse. Leurs regards se croisèrent. Elle vit son air de bravoure et de jeunesse et la lèvre en fleur sous la moustache brune naissante. Instinctivement, elle lui envoya le salut à la romaine. Il répondit en souriant. Elle devina qu’il allait crier quelque chose. Avec toute une mimique terrifiée, elle mit un doigt sur sa bouche, pour lui recommander le silence. Immédiatement le soldat, comme pris de panique, tourna bride et disparut dans le chemin montant, sous les palmes pendantes des premiers jardins. Birzil, éperdue, le cherchait des yeux. Elle le vit reparaître devant les maisons en pisé, dont les portes s’ouvraient précipitamment. Un cavalier, à cette heure, dans ce raidillon impraticable, c’était une chose insolite, presque un scandale. Sous ses voiles traînants, une femme jaillit brusquement d’une couverture fauve. Elle agitait ses bras vers le cavalier qui grimpait la ruelle escarpée, sans retourner la tête. Puis, comme foudroyée par le soleil dévorateur de midi, elle s’évanouit dans le trou d’ombre d’où elle était sortie, et ce fut une lueur de pourpre, une flamme violette, qui balayait le sol, léchait la muraille et s’éteignait tout à coup. Des enfants dégringolèrent entre les murs de cuivre vermeil. Leurs petites tuniques orangées, lilas et vertes, s’allumèrent un instant, au milieu des cris aigus et des jets de pierres. L’instant d’après, ces couleurs ardentes s’étaient fondues dans la ruelle déserte et silencieuse. L’incandescence de la méridienne absorbait tout en une même pâleur éblouissante. Birzil, qui défaillait sous ce feu du ciel, rentra dans son abri de verdure, angoissée, se demandant ce que signifiait cette fuite soudaine du soldat…

Le jour suivant, à la même heure, alors que tout dormait dans le Village Rouge, elle vit surgir du même sentier, sur la rive opposée, un berger avec sa crosse, le haut du visage dissimulé par un pétase à larges ailes. Il s’assit au bord de l’oued sur une grosse pierre, et, prenant une flûte qui pendait à sa ceinture, il se mit à jouer en sourdine un air si primitif qu’il se distinguait à peine des modulations intermittentes des souffles dans les roseaux. Birzil, qui, à travers les branches du figuier, épiait tous ses mouvements, avança un peu sa tête au-dessus du petit mur en pisé. Il l’aperçut, rejeta son chapeau en arrière, et la jeune fille reconnut aussitôt le soldat de la veille. Le doigt sur la bouche, elle commanda encore une fois le silence, car elle tremblait que Nabira ou quelques esclaves de la maison ne fût aux écoutes. Alors le faux berger lança une pierre sur la terrasse, et, toujours avec la même promptitude, il s’éclipsa entre les rochers qui obstruaient le lit de la rivière. Une tablette était attachée à la pierre. Ce fut, pour Birzil, une opération très longue et très délicate que de la ramasser, puis de la lire, sans être vue par les gens du logis, ou par ceux du dehors. Elle sentait autour d’elle des yeux aux aguets et elle savait que, derrière tous les murs et dans tous les jardins, des hommes veillaient pour donner la chasse ou pour traquer les maraudeurs nomades. Enfin, elle put entrebâiller furtivement la tablette derrière un voile qu’elle avait suspendu au figuier, sous prétexte de s’abriter du soleil, et elle lut ces mots : « N’es-tu pas Birzil, la fille de Cécilius Natalis de Cirta ? Je viendrai demain chercher ta réponse. Aie bon courage ! »

Cette réponse, elle l’écrivit comme elle put, sur l’autre feuillet de la tablette, en se servant d’une aiguille qu’elle avait retirée de ses cheveux, — et, le lendemain, effectivement, le prétendu berger fut exact au rendez-vous. Ayant lu en toute hâte les mots tracés par Birzil, il lança une autre tablette qui contenait ce message : « Peux-tu être prête pour demain ? Je viendrai te chercher, avec une corde que tu enrouleras autour de l’arbre. Fais signe si cela est possible. » La jeune fille, appuyée des deux mains sur le rebord du petit mur, inclina la tête par trois fois, en manière d’assentiment, et le berger disparut de nouveau, comme un fantôme, dans l’étroit couloir de rochers qui conduisait au Calcéus…


Ainsi, son déguisement pastoral avait réussi à Victor : il s’applaudissait de sa ruse, d’autant plus que Cécilius en avait combattu le projet. Dès leur arrivée au Calcéus, après bien des débats irritants, l’option avait dû déclarer au père adoptif de Birzil :

« Je t’en prie, va nous attendre à Lambèse. Ta présence ici ne peut être ignorée. On sait que tu cherches ta fille capturée par les Maures. Les gens du Village Rouge l’ayant appris, la nouvelle peut en pénétrer jusque dans la maison de Sidifann, et la curiosité des femmes est vite éveillée !… »

Cécilius partit, sans même avoir l’assurance que Birzil se trouvait dans le gynécée amené de la Piscine par le voiturier Pastor. Victor ne le sut qu’après. Maintenant qu’il en était certain, le lieutenant se proposait de l’enlever sans bruit, pendant la sieste, en escaladant la terrasse, à l’aide d’une corde à nœuds. Pendant ce temps les Asturiens de sa cohorte, divisés par petits groupes, de manière à ne pas attirer l’attention, bloqueraient les entours du logis de Sidifann, les berges de l’oued et toutes les ouvertures de la palmeraie.

Birzil ne dormit pas cette nuit-là, tant elle était inquiète des réprimandes de la vieille Nabira qui l’avait gourmandée avec une rudesse inaccoutumée : « Que fais-tu si longtemps au jardin ? Ce n’est pas naturel. Et puis, c’est mauvais pour toi ! Tu rentres tout enfiévrée !… » Le lendemain, à l’heure dite, elle put heureusement profiter d’une minute où toutes les femmes s’émerveillaient devant les bijoux envoyés par Sidifann, pour se glisser sous les ombrages de la terrasse.

Elle se pencha vers le ravin. Victor était en bas, toujours travesti en berger et dissimulé par un laurier-rose qui trempait dans le lit de la rivière. Il lui semblait à une distance infinie. Pourtant, elle faillit être renversée par le paquet de cordes qu’il lui lança. Alors tout se déroula pour elle comme dans un rêve, avec cette rapidité et cette facilité étranges qui précipitent les événements dans les hallucinations nocturnes.

Suivant les prescriptions du soldat, elle noua la corde au tronc du figuier. Puis elle le vit monter le long de la dune, lutter pour franchir une passe difficile, une saillie du calcaire, où il s’écorcha les mains contre la roche. Enfin son visage émergea, il enjamba d’un bond le parapet de la terrasse. Birzil, fermant les yeux, se sentit saisir :

« Suspends-toi à mes épaules ! » lui souffla le soldat…

Et ce fut la descente vertigineuse, la perception angoissante du passage dangereux. Elle ne rouvrit les yeux qu’en touchant le sol, où elle trébucha et se laissa tomber. Victor était là devant elle, épuisé par l’horrible effort. Ses côtes palpitantes se soulevaient sous sa tunique de berger. Il regardait Birzil comme extasié. Elle, sentant que ses babouches avaient glissé, par un mouvement instinctif de pudeur, elle rentrait ses pieds nus sous sa robe, elle faisait le geste d’arranger ses cheveux.

« Ah ! demoiselle bénie ! dit Victor en s’agenouillant, combien j’ai eu de peine à te trouver !… »

Pour Birzil le rêve continuait. L’œil égaré, le regard lointain, on eût dit qu’elle cherchait à reconnaître ce beau jeune homme, qui se courbait vers elle avec un air d’adoration :

« Je t’attendais ! » dit-elle en poussant un grand soupir.

Et elle s’évanouit.