Sanguis martyrum/Cinquième partie/III

Mame (p. 316-324).

III

DANS LE VALLON DE LAMBÈSE

Le jour même où ces événements mémorables s’étaient déroulés dans les mines de Sigus, les chrétiens du chantier d’Hermotime et ceux qui travaillaient dans les tranchées voisines, accusés de rébellion et de chants séditieux, se virent extraits du sous-sol et aussitôt acheminés à pied sur Lambèse, afin d’y être jugés par le préfet des camps.

Décidé à faire un exemple, le légat avait ordonné des condamnations et des exécutions en masse. Il fallait en finir une bonne fois, frapper de terreur ce pays de fanatiques et de pillards, cette région mystérieuse et si peu sûre de l’Aurès, où des révoltes couvaient toujours. C’est pourquoi les mineurs de Sigus, au nombre de cent cinquante environ, s’entendirent condamner tous ensemble à la peine de la décollation. Comme les plus coupables, Cécilius et ses compagnons devaient être exécutés les premiers. Avec la rapidité foudroyante qui présidait à ce genre de répressions sommaires, on les avertit, au sortir du prétoire, qu’ils allaient être conduits immédiatement au lieu de leur supplice.

C’était le matin, de très bonne heure. On avait parqué le troupeau des confesseurs dans l’arrière-cour pavée de larges dalles, qui s’étendait devant les chapelles des enseignes et l’hôpital militaire. L’économe de la prison, suivi par des gardiens qui portaient des corbeilles, leur offrait des boissons et de la nourriture. La plupart refusaient. Ils n’acceptaient qu’un peu de vin pur, afin de soutenir leurs forces jusqu’au bout. Cécilius et ses compagnons firent comme les autres. Ils se passèrent la coupe de main en main, puis ils se donnèrent pour la dernière fois le baiser fraternel. Ils étaient calmes, pleins d’une sérénité, d’une confiance en Dieu, d’un abandon total à sa volonté qui tenait du miracle. Tous restaient silencieux, sauf Nartzal qui, toujours inquiet, agité de pressentiments, frôlé par des présences invisibles, prophétisait. Les bras tendus vers le septentrion, il annonçait la ruée de cavaliers aux visages terrifiants, aux armures éblouissantes de clarté, montés sur des chevaux dont la robe était blanche et lumineuse comme de la neige au lever du soleil. Déjà il entendait le hennissement des cavales, le martèlement de leurs sabots foulant le sol conquis. Et il prédisait que les justes seraient vengés, que des calamités et des épreuves inouïes allaient s’abattre sur le monde : des pestes, des famines, des captivités et des servitudes, — et les dévastations des villes et des champs, les incendies des temples et des bois sacrés… Comme il parlait très haut, lançant ces paroles enflammées, dans tout l’emportement de l’inspiration, cela exaspérait les soldats et les gardiens qui étaient là : ils redoublaient de sévérité, d’injures et de mauvais traitements à l’égard des condamnés. Alors Cécilius, par pitié pour les frères, supplia Nartzal de se taire ou de parler plus bas. Quant à lui, il ne voyait qu’une chose : la fin de l’épreuve, la joie toute proche d’être avec le Christ. D’abord cette pensée d’être réuni au Verbe de Dieu l’avait épouvanté. Une telle gloire pour une pauvre créature, était-ce possible ? Une telle fulguration du mystère n’allait-elle pas l’aveugler à jamais ? Il espérait bien le repos, le rafraîchissement céleste après ce long labeur et cette aridité de la mine. Mais posséder le Christ ! Être avec Lui ! Cela pouvait-il se concevoir sans l’anéantissement de la pensée même ? Et puis la vision du Prêtre éternel célébrant le sacrifice dans la crypte de Sigus avait dissipé ses craintes et illuminé son esprit. Ç’avait été à la fois si simple, si magnifique et si doux, — si simple, en vérité, qu’il se disait : « Eh quoi, Seigneur, ce n’est que cela ! » Mais « cela » il le sentait bien, c’était tout, c’était une plénitude qui comblait tout son cœur, toute son âme, toute sa pensée. C’était la grande Paix promise. Une telle paix ne serait jamais payée assez cher !… Et, en songeant ainsi, il enveloppait d’un dernier regard l’énorme force hostile qui l’environnait et qui l’écrasait. Il voyait les soupiraux des chambres de torture, d’où montaient les cris des suppliciés. Et il contemplait les Victoires, les Génies et les Aigles qui érigeaient leurs cous d’oiseaux voraces et qui battaient des ailes sur les corniches et les clefs de voûtes des édifices, les statues d’empereurs sous leurs couronnes, leurs cuirasses de parade, les lames d’airain et les lanières qui ceignaient leurs torses de marbre, — tous ces symboles de la violence et de l’oppression séculaire par laquelle il allait périr…

Tout à coup une trompette sonna : c’était le signal du départ. Dans un grand bruit de chaînes, la colonne s’ébranla, encadrée par un peloton d’auxiliaires lusitaniens qui caracolaient sur de petits chevaux espagnols. Cette matinée de printemps était d’une limpidité merveilleuse. Il y avait encore de la rosée sur les touffes d’herbe qui bordaient la route. Une douceur extrême flottait dans l’air, avec les mousselines des petits nuages blancs épars à l’horizon. Dans la campagne, quelques arbres tardifs dressaient comme des cierges leurs branches constellées de pétales blancs et roses, et, tout le long de la Voie Septimienne, les boules blanches des acacias, les troènes, les sureaux en fleurs se déroulaient en une procession virginale. De longues guirlandes de roses blanches se nouaient aux cyprès des jardins, où les lis au cœur d’or élevaient vers les misérables qui passaient l’encensoir brûlant de parfums de leurs calices immaculés. Là-bas, tout au fond du ciel, un peu de neige resplendissait encore sur les plus hautes montagnes de l’Atlas. Toute la nature en joie semblait émerger d’un bain d’innocence. Une pureté baptismale enchantait les yeux des pauvres mineurs, encore mal habitués au grand jour. Après les ténèbres et les miasmes étouffants de la mine, quelle ivresse de voir encore cette belle lumière, de respirer cet air subtil et frais du matin ! Soudain, Nartzal, qui marchait en avant de Jader, se retourna pour lui dire :

« Frère, te souviens-tu de la forêt de Thagaste, où nous passâmes, l’autre année, avec Cyprien ? Elle était toute blanche, elle aussi, et pleine de rossignols…

– Je m’en souviens, dit Jader. Mais, le soir, le ciel s’empourpra d’un rouge de sang : c’était l’annonce de notre martyre. Qui aurait pu croire que cela fût si proche ? »

Alors Mâtha, son compagnon de chaîne :

« Et te rappelles-tu, frère, l’auberge de Thubursicum et le serpent qui s’enroula autour de ta tête, comme un diadème ?

– Ah ! reprit Jader, avec un étrange accent de jubilation et de fierté, mon cœur était aveugle. Je ne devinais pas à quelle couronne, et combien plus glorieuse que toutes celles de la terre, j’étais prédestiné !…

– Oui, oui ! nous aurons la couronne et la pourpre ! » lança Nartzal, en agitant ses bras enchaînés, comme un vainqueur du stade.

Ils devisaient ainsi tout en marchant, avec une gaieté un peu fébrile. Les autres restaient toujours silencieux, l’air absorbé dans une méditation sans fin. La pensée de la mort toute proche les rendait graves. Cécilius y pensait peut-être plus que ses compagnons. Mais l’acceptation réfléchie du sacrifice le fortifiait. Il ne regrettait rien du monde. Seule, l’absence de Birzil lui était une pointe douloureuse. Le souvenir de l’ingrate qui, malgré lui, passait et repassait devant son esprit, troublait un peu sa sérénité d’âme. Mais la paix profonde des choses, la bonté qui semblait descendre du ciel enveloppaient son être, guérissaient les cicatrices de ses vieilles blessures.

Tout était si calme autour de lui et du lamentable cortège !

Au bout de la plaine, sur un terrain en pente, un laboureur aiguillonnait un attelage de deux grands bœufs aux cornes démesurées et au pelage d’un gris blanc comme celui des vieux marbres. Les roues luisantes soulevaient des bandes de terre ocreuse, et, sur le fond rouge du plan incliné, le groupe se détachait comme un bas-relief sur la métope d’un temple. Partout, les gestes perdurables du labeur s’accomplissaient. Disséminés dans la campagne, des esclaves émondaient la vigne, taillaient les oliviers. Le maître inspectait les champs d’orge dont les tiges déjà hautes se veloutaient au soleil. Les vaches pâturaient dans les prés, tout éclatants de coquelicots, de boutons d’or, de trèfles, de sainfoins. Peu de monde se pressait sur la route où défilaient les confesseurs. Chacun était à son travail. Les paysans n’avaient pas l’air de se soucier d’eux… Puis, aux entours de la ville, la foule se fit tout à coup plus compacte. Les frères, très nombreux, se trouvaient là, confondus avec les païens. Quelques-uns, se glissant entre les jambes des chevaux, baisaient les chaînes des condamnés. Et ils agitaient des branches de lauriers, des mouchoirs, des bandelettes multicolores, en criant :

« Salut, frères !

– Vivez en Dieu !

– Portez-vous bien dans le Seigneur !

– Longue vie !… Vie éternelle aux témoins du Christ ! »

En contemplant les mineurs, ils éprouvaient une sorte d’effroi mêlé de pitié et d’admiration. La décrépitude, la misère physique de ces hommes étaient, en effet, effrayantes. Tous paraissaient n’avoir plus que le souffle. Et pourtant on ne savait quelle force intérieure les soutenait en vue de la gloire prochaine.

Ils traversèrent rapidement Lambèse, où la population était en majorité païenne. Aux environs du Capitole et du temple d’Esculape, des cris hostiles accueillirent les confesseurs. Mais pour éviter des rixes, on les fit passer par des ruelles détournées qui débouchaient sur les jardins. Des murs de pisé, vermeils comme de l’or, encadraient la route toute blanche qui poudroyait au soleil. On longeait les petites villas et les métairies des vétérans, reconnaissables à l’abondance des fleurs et des plantes exotiques. Ceux qui avaient combattu sur les confins de la Perse ou de l’Arménie avaient planté dans leurs parterres des tulipes, dont les couleurs fauves rutilaient parmi les buis des bordures. Au centre, des massifs de lilas blancs environnaient des statues de divinités. Une odeur capiteuse, enivrante, alourdissait l’air. Mais les martyrs étaient insensibles à tout cela. À mesure qu’ils se rapprochaient du lieu de leur supplice, des visions supraterrestres semblaient occuper leurs yeux voilés dans la fixité de l’extase.

L’endroit choisi pour cette exécution en masse était un étroit vallon qui s’étendait au sud de la ville. Le côté le plus élevé formait des gradins naturels, comme dans un cirque ou un amphithéâtre, tandis que la colline opposée s’abaissait par une pente abrupte jusqu’à un talus assez haut et large, qui dominait et qui suivait, sur une longue étendue, le cours régulier d’un oued encore gonflé par les pluies printanières. L’eau trouble et torrentueuse baignait au passage les racines des sureaux et les chevelures des saules qui se penchaient, de distance en distance, au bord des berges. Au sommet de la colline en gradins, une rangée de peupliers érigeait tout droit ses feuillages frissonnants. Au-dessus, perdus dans des lointains indistincts, les cimes tabulaires de l’Aurès se dessinaient faiblement sur le ciel pâle et vaporeux.

Eu égard au grand nombre des condamnés, les magistrats avaient adopté pour le supplice une disposition ingénieuse. Afin d’éviter l’amoncellement des cadavres à la même place, on rangea les patients par escouades de dix tout le long de la berge. Ainsi les corps décapités ne gêneraient pas les évolutions des exécuteurs, et les ruisseaux de sang jaillis de tous ces troncs s’écouleraient dans la rivière au lieu de s’étaler sur le sol en mares stagnantes. Déjà le bourreau était à son poste, entouré de ses valets et de ses aides. La foule le montrait du doigt, en criant son nom :

« Mucapor ! Mucapor !… »

C’était le nom générique que l’on donnait à tous les chefs de tortionnaires. Mais celui-là, un Libyen de taille colossale, avait une réputation sinistre dans toute la région. Obèse, noir et crépu, avec une sorte de mufle proéminent à la façon des monstres marins, il se tenait appuyé, d’un air farouche, sur un énorme glaive triangulaire à deux tranchants. Une large ceinture soutenait son ventre qui saillait sous une tunique rouge arrêtée au-dessus des genoux. Des sandales de bois également peintes en rouge s’attachaient par des courroies de cuir rouge autour de ses jambes nues. Il portait sur sa tête une peau de lion dont les moustaches se hérissaient au-dessus de ses sourcils et dont les pattes étaient nouées sur sa poitrine. La queue, très longue, lui battait les mollets.

Cécilius, qui arrivait en tête de la colonne, n’aperçut même pas l’homme patibulaire. Il tendait ses regards vers la colline qui s’étageait en face, toute bariolée et mouvante sous la cohue des spectateurs. Comme aux portes de la ville, les chrétiens étaient là mêlés et confondus avec les païens. Par peur de collisions entre eux, les strators ordonnaient le silence à la foule qui se tenait relativement tranquille. A une grande distance, au-dessus des dernières rangées de curieux, commençaient les jardins en terrasse, les villas, les pavillons de plaisance. Çà et là, entre les fourrés de lentisques, des bouquets de pins ou de cyprès, émergeaient des belvédères, des rotondes à pilastres surmontées de coupoles, des cabinets de verdure avec des bancs de marbre tout autour, des treilles tapissées de roses rouges et jaunes, des jets d’eau fusant dans des vasques, des fontaines et des cascades. Dans un de ces jardins, à une grande hauteur, il y avait une espèce de plate-forme environnée par des arcatures aux frêles colonnettes et aux chapiteaux fleuris, et que fermait une balustrade découpée à jour. Accoudée sur le rebord de la balustrade, une jeune fille à la magnifique chevelure blonde et vêtue d’une robe couleur d’hyacinthe, jouait d’un instrument dont on n’entendait pas la musique et dont on ne pouvait distinguer la forme… Pour les yeux extasiés du martyr, c’était une colline céleste, un paysage paradisiaque avec ses édifices mystiques, ses chœurs d’anges et d’élus, ses musiciens ailés jouant de la flûte ou de la pandore… A la vue de la jeune fille, l’image de Birzil s’évoqua une dernière fois devant ses regards. Il la chercha parmi la foule tumultueuse qui s’agitait au bas du vallon, sur l’autre berge, et, ne la voyant pas, ce lui fut un serrement de cœur dans son ravissement. Puis il murmura :

« Que Ta volonté soit faite ! »

Les valets du bourreau s’emparaient de lui : il devait être décapité le premier de cette hécatombe. On le poussa, on le brutalisa, on lui banda les yeux, on lui lia les mains derrière le dos, et un homme, pesant sur ses épaules, l’obligea à s’agenouiller au bord du torrent, comme avait fait Cyprien pour recevoir le coup mortel. Ainsi courbé vers l’eau de la rivière, en cette minute tragique, il semblait, lui aussi, comme Cyprien, se pencher pour boire au fleuve de Vie…

Pourtant, à travers l’extase de son oraison suprême, il entendait les soldats de garde qui causaient derrière lui, tandis qu’on attachait les autres condamnés. Soudain, l’un d’eux s’exclama :

« Regarde !… Vois-tu cette femme qui accourt ! Que veut-elle ?

– C’est une folle ! dit l’autre, ses cheveux sont dénoués, sa stola traîne sur ses talons toute souillée de poussière…

– La voilà qui force les sentinelles, de l’autre côté de la rivière !

– Elle écarte la corde pour passer !

– Comme elle s’agite ! comme elle est impérieuse !

– Elle s’élance vers nous ! Elle se précipite… » Et, tout à coup, un cri déchirant retentit aux oreilles du martyr :

« Père ! père ! c’est moi ! »

Ce cri, Cécilius l’aurait reconnu dans la rumeur assourdissante d’une multitude : il l’attendait depuis si longtemps ! Le front rayonnant sous le bandeau qui l’aveuglait, il redressa la tête et, son cou décharné comme rompu par une violence de tendresse surhumaine, il lança, tout éperdu :

« Birzil ! Birzil !… mon enfant ! »

Puis son visage retomba vers la terre, et il dit encore à voix haute, — une voix qui tremblait de joie et d’adoration, et qui s’entendit de l’autre côté de la berge :

« Louange à Dieu ! »

Mucapor s’approchait, sa lame élevée en l’air et resplendissante comme un soleil. Il allait passer le long de la file, tel un faucheur qui abat des javelles dans un champ. Cécilius, sentant son approche, se baissa davantage, en tendant le cou convulsivement. Le glaive tournoya, plongea, rebondit aussitôt, en éparpillant dans l’air une pluie de gouttelettes vermeilles…

Le sacrifice était consommé.

Mais, soulevés d’horreur et d’enthousiasme à la vue du premier sang versé, les chrétiens qui étaient là se levèrent frémissants sur le gazon des berges et se mirent à acclamer le martyr. Dominant les vociférations de la foule exaspérée, une clameur triomphale montait vers le ciel de toutes les pentes du vallon :

« Louange !… Louange à Dieu !… »

FIN