Marmorat (p. 35-44).

VII

Où l’agent d’affaires en voulait venir.



Pergous, et cela se conçoit aisément, ne passa, malgré toute son énergie pour le mal, qu’une journée fort inquiète.

Il lui arriva souvent, tout en causant d’affaires, de songer qu’un voleur et même des voisins pouvaient s’introduire dans son jardin et y découvrir le cadavre de Jérôme, dont il lui faudrait alors expliquer la présence, et la pensée que sa joyeuse villa s’était transformée si brusquement en nécropole ne laissait pas que de le troubler.

Cette préoccupation eut pour résultat de lui faire comprendre qu’il n’était pas moins prudent de se débarrasser du coffre en bois de santal que du corps de Dutan, tout à la fois pour que la justice ne pût trouver ce lugubre dépôt chez lui, dans le cas d’une instruction criminelle si Lucie parlait, et aussi pour le mettre à l’abri des recherches de l’inconnu.

Le meurtre de l’ouvrier lui permettait de juger que ce mystérieux personnage était un adversaire redoutable, qui tenterait certainement quelque chose de son côté, un jour ou l’autre.

Mais que faire du petit cadavre ?

Le détruire ? Il n’y pensait pas.

Le rapporter à Paris n’était rien moins que dangereux, car il y avait à craindre la curiosité de la douane.

Prendre un confident, et solliciter de quelqu’un le service de lui garder la caisse ? Pergous ne croyait pas la chose possible.

Il était donc fort perplexe, lorsque la voix d’un de ses clercs, qui lui demandait un renseignement, lui suggéra tout à coup un moyen de sortir d’embarras.

Ce clerc était un pauvre diable, doux, timide, famélique, qui répondait — comble du ridicule pour lui — au nom de Philidor, et qui admirait positivement son patron.

Pour Philidor, tout ce que disait Pergous était parole d’Évangile. Personne au monde n’était plus intelligent ni plus respectable que son maître. Or, celui-ci connaissait l’enthousiasme que professait à son endroit son subordonné ; il savait qu’il pouvait avoir en lui la confiance la plus aveugle.

Employé depuis quatre ans chez l’agent d’affaires, Philidor travaillait douze heures par jour pour douze cents francs par an, et il ne se plaignait jamais.

C’était un de ces êtres trop rares qui naissent humbles, dévoués, fidèles, aimants, honnêtes.

Philidor était resté surtout fidèle à la maigreur et à la misère. Long, efflanqué, vêtu, si étroits qu’il les achetât, d’habits qui paraissaient toujours trop larges, il faisait pitié à ceux dont il ne provoquait pas les moqueries.

Fils d’un petit instituteur de campagne qui avait rêvé pour lui le martyre du professorat, il était presque lettré et avait puisé dans ses auteurs favoris : Horace, Virgile et Sénèque, dont il citait volontiers des passages, une dose de philosophie qui lui faisait accepter toutes choses comme elles se présentaient.

Il habitait un petit logement modeste à Levallois-Perret, au milieu de braves gens qui l’estimaient et l’aimaient beaucoup.

C’était ce dont venait de se rappeler tout à coup Pergous, au moment où il se demandait ce qu’il pourrait bien faire du coffret.

Aussi donna-t-il à Philidor, d’un ton fort aimable, le renseignement dont celui-ci avait besoin, puis il ajouta :

— Mon ami, ne sortez pas avec les autres clercs, j’ai à vous parler en particulier, à vous seul.

L’employé crut avoir mal entendu. Le patron, si bourru d’ordinaire, l’avait appelé son ami !

Mais il ne pouvait s’y méprendre : le sourire bienveillant du maître confirmait ses paroles. Il rougit d’orgueil et courba sa longue échine en balbutiant :

— Je resterai, monsieur, je resterai.

Et il retourna à son travail en murmurant :

— Mon ami ! mon ami !

Dans ses rares moments d’ambition, il n’avait jamais osé rêver rien de semblable.

À six heures, après s’être assuré que tous ses employés étaient sortis, l’ex-avoué appela Philidor.

Celui-ci, qui guettait impatiemment ce moment fortuné, accourut.

— Prenez un siège, lui dit Pergous, j’ai à causer avec vous.

Son long clerc s’étant assis timidement sur le bord d’une chaise, il poursuivit avec gravité et bienveillance :

— Mon ami, depuis plus de quatre ans que vous êtes chez moi, je n’ai eu qu’à me louer de vos services. Si je ne vous l’ai pas dit plus tôt, c’est que les affaires si délicates dont je suis chargé me commandent de soumettre à une longue épreuve ceux qui m’entourent. Mais j’ai acquis la certitude que je puis compter sur votre zèle, votre dévouement et votre discrétion.

Philidor écoutait ce petit discours la bouche béante et les yeux grands ouverts. Il n’en revenait pas.

Enchanté de l’effet qu’il produisait, Pergous continua :

— Voici d’abord une gratification que vous avez bien gagnée. De plus, à partir d’aujourd’hui, j’augmente vos appointements de trois cents francs par an et je vous nomme mon secrétaire particulier.

En disant ces mots, l’agent d’affaires tendait noblement à son employé un billet de cent francs, que celui-ci hésitait à accepter.

— Prenez, Philidor, prenez, lui dit son maître avec autant de dignité bienveillante que Louis XIV — si on en croit la légende — en mit pour dire à Molière : « Prenez place à ma table. »

C’en était trop pour l’humble clerc. Rouge comme une pivoine, il étendit sa longue main et saisit délicatement le précieux chiffon de ses doigts osseux, en bégayant avec des larmes dans les yeux :

— Oh ! monsieur, monsieur ! comment reconnaîtrai-je jamais ? Comment…

— En continuant à vous montrer digne de mon intérêt, interrompit Pergous, qui n’aimait guère les scènes d’attendrissement.

Et il reprit aussitôt, comme si la pensée lui en venait subitement :

— Ah ! j’ai une communication d’une certaine importance à vous faire : un de mes clients, qui est obligé d’entreprendre un long voyage, doit m’envoyer de nombreux dossiers qu’il ne veut pas laisser chez lui pendant son absence. Il me les a montrés hier ; ils sont volumineux, et comme ses adversaires sont capables de tout, comme j’ai moi-même beaucoup d’ennemis…

— Vous ! monsieur, ne put s’empêcher de crier Philidor avec stupeur ; vous, des ennemis !

— Eh ! oui, mon ami, répondit modestement le gredin. Les intérêts que j’ai à défendre me contraignent parfois, par respect pour le devoir professionnel, à des rigueurs que je déplore, mais dont on me rend responsable et qu’on ne me pardonne pas. Alors, je deviens l’objet d’attaques, de diffamations, d’odieuses calomnies. Cela, certes, m’importe peu ; ma conscience me soutient. Mais comme les plus honnêtes gens ne sont pas toujours maîtres des événements, j’aimerais tout autant que ces dossiers fussent à l’abri de toutes les éventualités, quoiqu’ils n’aient, de valeur que pour mon client. Si je vous en chargeais ?

— Moi ! monsieur, moi !

— Refuseriez-vous ?

— Oh ! monsieur Pergous, comment pouvez-vous le penser ! Mais je veillerai sur ce dépôt comme le dragon sur les pommes d’or du jardin des Hespérides, je me ferai tuer…

— Ce n’est pas à ce point précieux, et ça ne vaut pas une goutte de sang d’un brave garçon comme vous. C’est entendu ; je vous ferai porter cela à votre domicile. Vous demeurez toujours à Levallois-Perret ?

— Toujours, monsieur.

— Personne n’entre chez vous, ne furète dans vos papiers ?

— Jamais ! Je suis mon propre domestique.

— Quelque femme peut-être ?

— Une femme ! Oh ! monsieur Pergous…

Cette exclamation était tout un poème dans la bouche du chaste clerc. Il l’avait lancée avec un accent si comique que, malgré la gravité de sa situation, l’ex-avoué ne put s’empêcher de sourire, en ajoutant avec une indifférence affectée :

— Demain ou après, un de ces premiers jours, rien ne presse, je vous enverrai ces dossiers. Vous les fourrerez dans le fond d’une armoire, sous votre lit, n’importe où, pourvu qu’ils ne soient pas exposés aux regards de quelque visiteur.

— Je ne reçois jamais personne, monsieur.

On ne saurait rendre le ton de douce philosophie avec lequel cet isolé avait prononcé ces mots.

— Maintenant, vous êtes libre, termina Pergous.

Et il tendit majestueusement la main à cet honnête homme qui, pour un rien, la lui aurait baisée, et dont il faisait son complice.

Puis il ajouta mentalement en le suivant des yeux :

— Il est vraiment heureux, pour les malins comme moi, qu’il y ait des imbéciles comme lui.

Philidor sorti, après force révérences, l’agent d’affaires se hâta de s’éloigner lui-même de son quartier.

Le but qu’il venait d’atteindre, en préparant un asile à son lugubre gage de chantage, était un premier succès, mais il lui restait à faire disparaître le cadavre de Jérôme.

De la rue du Four, il se dirigea immédiatement vers la gare de l’Est ; il dîna dans un restaurant du voisinage et prit le train de huit heures et demie.

Une heure plus tard, il entrait dans son jardin.

Son premier soin fut de s’assurer, à tâtons, car la nuit était fort obscure, que les choses étaient bien dans l’état où il les avait laissées, et après sa visite à la serre, où le corps de Dutan gisait toujours sous les fagots, il pénétra dans sa maison, d’où il ressortit bientôt, portant un poids de vingt kilos et une corde.

De retour auprès de sa porte, il mit la corde à terre et gagna les bords de la Marne.

Il avait là, comme la plupart des riverains, un petit bateau qui lui servait dans ses jours de galanterie pour promener ses conquêtes.

L’embarcation était amarrée à un des pilotis d’un petit escalier, en face de la grille de sa propriété.

Il y descendit le poids et deux avirons, et remonta sur la berge. Les rives du fleuve étaient désertes.

Rentré dans son jardin, il gagna la serre, en tira le cadavre, lui passa la corde autour des reins et le traîna jusqu’à l’escalier d’où il le descendit dans le canot.

Cela fait, il poussa au large, et après avoir attaché à la corde la masse de fer, il fit glisser le cadavre dans la rivière, mais en conservant le poids à bord, de sorte que le corps était tout simplement à la traîne, pour nous servir d’une expression maritime qui rend bien la manœuvre de Pergous.

Il arma ensuite ses deux avirons et, s’en servant en homme du métier, commença à remonter la Marne, sans se rapprocher des rives.

Le ciel était noir, sans étoiles ; l’horizon se perdait dans la brume. On eût dit que la nature elle-même protégeait le misérable.

Le cadavre traçait son sillage sinistre à l’arrière de l’embarcation.

Le lugubre canotier dépassa ainsi le viaduc de la ligne de l’Est, et parvenu à un ou deux kilomètres au-dessus de Bry, il laissa glisser hors du canot la masse de fer, dont la pesanteur entraîna le corps au fond de la rivière.

Cette horrible besogne accomplie, l’agent d’affaires poussa un soupir de satisfaction et murmura :

— Maintenant, s’il revient sur l’eau, ce sera du moins assez loin de chez moi pour qu’on ne puisse jamais me soupçonner d’avoir joué un rôle dans sa disparition.

Et, reprenant ses avirons, il redescendit le courant.

Vingt minutes plus tard, il débarquait en face de son jardin, amarrait son bateau et rentrait chez lui pour remettre un peu d’ordre dans sa toilette.

Puis tout cela fait, il courut à la gare. À minuit et demi, il était de retour chez lui, à Paris, où bientôt il s’endormait le plus paisiblement du monde.

De son horrible excursion, il n’avait rapporté que de la fatigue.

Le lendemain matin, son premier soin fut de se procurer une caisse assez grande pour contenir le précieux coffret, et il avertit Philidor que, le soir même, il ferait porter à son domicile, à Levallois-Perret, les dossiers dont il lui avait parlé.

Pergous n’avait plus qu’un danger à craindre : celui qui pouvait naître des révélations de Mme Dutan. Pour les conjurer, beaucoup plus que pour tenir la promesse qu’il avait faite à la malheureuse femme, il prit vers deux heures, après son déjeuner, la route de la rue Vandrezanne.

Il serait impossible de peindre l’état dans lequel il trouva Lucie et sa fille.

Mme Dutan s’était bien gardée de communiquer à Marie les véritables causes de l’absence de son père, car elle ne voulait pas que cette enfant connût jamais la mauvaise action dont il s’était rendu coupable, mais elle n’avait pu lui cacher les angoisses qui la torturaient, et son exaltation était effrayante.

— Eh bien ? dit-elle à l’agent d’affaires en s’élançant à sa rencontre, haletante, les yeux pleins de larmes.

— Rien de nouveau, répondit le misérable, sans que cet odieux mensonge fît monter le rouge à son front ; mais c’est peut-être tant mieux, car s’il était arrivé un malheur à Jérôme, vous le sauriez déjà. Les mauvaises nouvelles vont vite !

— Oh ! cela est horrible, gémit l’ouvrière à travers ses sanglots. Marie, rentre dans ta chambre, il faut que je parle à M. Pergous.

La jeune fille obéit et s’éloigna en laissant couler ses pleurs. Le désespoir de ces deux femmes était inexprimable.

— Voyez-vous, monsieur, dit Lucie dès qu’elle fut seule avec l’ex-avoué, je ne puis plus attendre ainsi, je deviendrais folle. Je vais aller à la police ; je veux qu’elle cherche mon mari. Je dirai tout ; je rendrai les deux mille francs que nous a donnés cet homme. Tenez, les voici. Venez avec moi !

Malgré tout son empire sur lui-même, le patron de Philidor ne put réprimer un mouvement d’effroi à cette proposition si peu faite pour lui plaire, mais il se remit vite et répondit avec calme et bienveillance :

— Vous n’y pensez pas ! Vous compromettre, vous et votre mari, cela inutilement, je l’espère. Attendez encore un peu. Je ferai ensuite tout ce que vous voudrez.

— Attendre, attendre ! est-ce que c’est possible ! Oh ! du moins, je ne veux pas de cet argent, il me brûle les doigts.

Et, déchirant les billets de banque qu’elle froissait entre ses mains, elle en jeta les morceaux à terre.

Puis, tout à coup, après avoir un instant prêté l’oreille, elle s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit brusquement, plongea ses regards dans la rue, où se faisait entendre le bruit d’un attroupement, et livide, la bouche entr’ouverte dans un hoquet, elle se rejeta en arrière et s’appuya contre la muraille, en fixant ses yeux hagards sur la porte de son logement.

— Que diable y a-t-il ? pensa Pergous fort inquiet.

Des voix nombreuses montaient du rez-de-chaussée ; l’escalier résonnait sous des pas pesants.

L’agent d’affaires, qui ne perdait jamais la tête, se baissa rapidement et ramassa les fragment des billets de banque.

Ces précieux débris avaient à peine disparu dans sa poche que la porte s’ouvrit pour laisser passer deux hommes qui portaient une civière.

Ils étaient vêtus en ouvriers endimanchés. Sur cette civière était le cadavre de Jérôme.

Deux agents de police et un individu en costume civil, l’escortaient.

Pergous, grâce à un suprême effort, parvint à dissimuler son épouvante.

Comment ce cadavre, qu’il croyait au fond de la Marne, avait-il été trouvé aussi rapidement ? La corde qu’il lui avait passée autour des reins s’était-elle détachée ?

C’était probable, car il ne l’apercevait pas.

À la vue du corps de son mari, Lucie n’avait poussé qu’un cri, cri guttural, inhumain, sauvage, et elle s’était affaissée comme une masse sur le parquet.

L’ex-avoué eut le courage de se précipiter à son secours. Il la releva et l’assit sur une chaise.

La malheureuse, la tête baissée, les bras ballants, se laissa faire sans prononcer un seul mot.

Marie, attirée par le bruit, était accourue.

La pauvre enfant ne se rendit pas immédiatement compte de ce qui se passait.


— Oh ! si l’occasion ne vient pas à moi, je saurai bien la faire naître.


Ses grands yeux, inquiets et étonnés, allaient de l’un à l’autre de tous ces gens qui lui étaient étrangers, puis, reconnaissant son père sanglant et inanimé, elle courut vers lui.

Mais un des agents l’ayant arrêtée au passage, elle comprit et s’élança sur le sein de sa mère avec une explosion de sanglots déchirants.

Lucie ne répondit pas à sa fille.

L’infortunée ne pleurait plus ; ses lèvres tremblantes balbutiaient des mots sans suite, inintelligibles pour tous ceux qui l’entendaient, sauf pour l’homme d’affaires que ces phrases entrecoupées épouvantaient.

— C’est le petit enfant ! murmurait-elle… Le petit enfant, vous savez ?… Chut ! il dort.

Les deux ouvriers qui avaient apporté le mort le prirent dans leurs bras et l’étendirent doucement sur le lit.

— Monsieur, demanda alors à Pergous l’individu habillé en bourgeois, vous êtes de la famille ? Moi, je suis le secrétaire de M. le commissaire de police de Bry.

— Non, monsieur, répondit le tripoteur d’affaires, je ne suis qu’un ami, le conseil ordinaire de ces braves gens. Mme Dutan, fort inquiète de l’absence prolongée de son mari, m’a fait appeler pour me prier de me mettre à sa recherche. J’allais me rendre à la Préfecture de police. Elle n’avait que trop raison de craindre un malheur ! Où donc a-t-on trouvé ce malheureux ?

— Ce matin, dans la Marne, au-dessous de Bry. On l’a jeté à l’eau après l’avoir assassiné, c’est certain !

— Assassiné, lui !

— D’un coup de masse sur la tête. C’est sans doute quelque rôdeur des bords de la Marne, pour le voler. Ce sont des pêcheurs qui l’ont aperçu les premiers, quelques instants après le passage du bateau à vapeur, dont le remous l’a soulevé. Ils l’ont hissé sur la berge et sont venus nous prévenir ; puis, au moment, où j’allais, par ordre de M. le commissaire de police de Bry, le diriger sur la Morgue, ces deux braves garçons, qui venaient passer gaiement leur dimanche à la campagne, ont reconnu dans le cadavre un de leurs camarades de chantier, et ils ont voulu l’apporter eux-mêmes ici. Du reste, je savais déjà son nom par le livret que j’avais trouvé dans sa poche.

Depuis la nuit dramatique de l’hôtel de Rifay, Jérôme, qui avait l’intention de chercher de l’ouvrage ailleurs, ne sortait plus, en effet, sans son livret.

On conçoit aisément quel soulagement avaient apporté dans l’esprit de Pergous ces détails si complaisamment donnés. C’était le hasard seul qui avait tout fait !

— Maintenant, monsieur, reprit le secrétaire, il faut que je fasse mon rapport au commissaire de police de ce quartier, qui certainement ordonnera le transport du cadavre à la Morgue, afin qu’on en fasse l’autopsie. Vous retrouverai-je ici ?

— Certes oui ; je n’abandonnerai pas ainsi cette pauvre famille.

— Je pense, d’ailleurs, que M. le commissaire de police désirera recevoir votre déposition.

— Je ne sais rien, malheureusement ; j’avais pu à peine causer avec Mme Dutan, lorsque vous êtes arrivé, mais la justice me trouvera toujours à sa disposition et à ses ordres.

Cette réponse faite avec effronterie, l’agent d’affaires se rapprocha du lit où Lucie gisait toujours étendue, insensible aux larmes de sa fille aussi bien qu’aux soins d’une voisine qui s’était hâtée d’accourir.

Un des ouvriers, sur l’avis de l’employé de la police, était allé chercher un médecin.

Les yeux fixes, les narines dilatées, les membres agités par un mouvement convulsif, la veuve de Jérôme bégayait toujours :

— C’est le petit enfant… Il dort… Les jolis cheveux ! Oh ! pas de bruit !… Il dort !

Pergous eut l’odieuse audace de se pencher vers elle.

Lucie ne le reconnut pas.

Le docteur arriva, au même instant.

Il examina attentivement la malade, mais l’interrogea vainement, et après s’être fait rendre compte des circonstances qui avaient provoqué l’état où elle était, il se tourna vers l’ex-avoué, qu’il prenait, lui aussi, pour un parent, et lui dit :

— Cette malheureuse est menacée d’une fièvre cérébrale qui lui coûtera très probablement la raison ; la secousse a été trop violente. Si elle n’en meurt pas, elle deviendra folle.

À cette déclaration, faite d’un ton ferme et convaincu, Marie jeta un cri de désespoir et tomba dans une horrible crise nerveuse.

C’est tout au plus si sa mère tourna les yeux vers elle.

Malgré son cynisme et son insensibilité, Pergous restait difficilement maître de son émotion.

— Monsieur, lui demanda le médecin, en parcourant le logement du regard, comme pour y lire la situation pécuniaire de ceux qui l’habitaient, cette pauvre femme peut-elle être soignée ici ?

— Je l’ignore, monsieur, répondit l’homme d’affaires, je ne suis pas du tout au courant des ressources de Mme Dutan, mais je portais beaucoup d’intérêt à son mari, que j’ai défendu dans un récent procès, et je suis prêt à aider sa veuve. Cependant, peut-être serait-il préférable de la faire transporter dans un hospice, car sa fille est bien jeune et pourrait également tomber malade.

— C’est mon avis, répondit le docteur, qui croyait avoir affaire à un avocat, je vais le dire à M. le commissaire de police pour qu’il prenne les mesures nécessaires. Mais cette enfant, que va-t-elle devenir ?

Il montrait Marie, qui commençait à revenir à elle.

— Je m’en chargerai, fit Pergous avec un accent d’hypocrite compassion impossible à rendre, car je crois qu’elle n’a pas de famille à Paris.

Touché de la spontanéité de cette décision, le médecin lui tendit la main en disant :

— Vous êtes un brave cœur, monsieur. Si dans nos tristes excursions nous rencontrions souvent des hommes tels que vous, elles seraient moins pénibles.

Le secrétaire du commissaire de police rentra au même instant.

Il avait l’ordre de faire transporter le corps à la Morgue et de prier l’agent d’affaires de se rendre au commissariat.

Pendant que le docteur rédigeait une ordonnance, Pergous donna quelque argent à la voisine qui soignait Lucie, et lui recommanda de bien veiller sur elle. Il adressa ensuite quelques mots de paternelles consolations à Marie, en lui promettant de revenir bientôt et de ne jamais l’abandonner.

La jeune fille ne trouvait que des larmes pour répondre à celui dont on n’avait jamais prononcé le nom devant elle qu’avec respect et reconnaissance.

Bientôt le lugubre cortège se mit en route à travers une haie de curieux attirés par la nouvelle de l’événement.

Pendant qu’on dirigeait le corps vers la Morgue, l’ex-avoué et le docteur entrèrent chez le commissaire de police.

L’agent d’affaires raconta, avec une émotion parfaitement jouée, que Mme Dutan l’avait prié de faire rechercher son mari, mais qu’il n’en savait pas davantage.

Après cette déclaration, le commissaire rendit à Pergous sa liberté, et il décida que Lucie serait soignée pendant quelques jours à son domicile, jusqu’au moment où son entrée à l’hospice serait jugée nécessaire.

En sortant du commissariat de police, l’ancien agent ministériel ne manqua pas de retourner rue Vandrezanne, où il dit à Marie d’une voix émue :

— Ma pauvre enfant, voilà un bien grand malheur qui vous frappe, mais vous pouvez compter sur moi.

Et attirant doucement à lui la jeune fille, il eut la hardiesse de l’embrasser.

Ensuite, il sortit, escorté par les bénédictions des spectateurs de cette scène.

Une fois en voiture, il tira de sa poche les fragments des billets de banque, et reconnaissant qu’il n’en manquait aucun, il murmura :

— Les morceaux en sont bons ; c’est parfait ! Quant à cette petite, elle promet d’être un mets de roi ; je ne la quitterai pas de l’œil. Allons, Marius Pergous, tu n’as pas perdu ton temps.

Le soir même, le célèbre docteur Tardieu procédait à l’autopsie du cadavre de Dutan et déclarait que l’ouvrier avait succombé, non pas à la fracture du crâne qu’il avait constatée, mais à l’hémorragie qui s’était produite à la suite de cette blessure, blessure provenant d’un instrument contondant, casse-tête ou marteau, et qui lui avait été faite par un individu placé derrière lui.

Le savant praticien avait, de plus, aisément reconnu, par l’examen des voies respiratoires de la victime, que celle-ci avait cessé de vivre depuis longtemps déjà, peut-être plus de vingt-quatre heures, lorsqu’elle avait été jetée à l’eau.

Une enquête fut immédiatement faite, mais sans résultat.

Ainsi qu’il se l’était promis, l’agent d’affaires s’était hâté de transporter le précieux coffret, soigneusement emballé et cacheté, chez Philidor, qui l’avait reçu avec reconnaissance.

Quelques jours après, il apprit que Mme Dutan était décidément privée de raison, et il vit arriver rue du Four, dans son odieux repaire, la pauvre Marie.

— Ma mère est à l’hospice, monsieur, lui dit la jeune fille en sanglotant, et les médecins affirment qu’elle n’en sortira que pour aller à la Salpêtrière. Me voilà seule au monde !

— Non pas, répondit le misérable en ouvrant hypocritement ses bras à la chaste enfant ; je veux être votre père.

Et après l’avoir confiée à sa domestique, vieille fille à son entière dévotion, il rentra dans son bureau en se disant :

— Tout va bien ! le père mort, la mère folle, plus de témoins ! Allons, ami Pergous, en chasse du côté de l’hôtel de Rifay ; tu es bien certain maintenant de ne rencontrer personne en travers de ta piste !


Fin du prologue