Marmorat (p. 372-381).

XII

Philidor, sans le vouloir, se transforme en vengeur.



Pendant que Jeanne Reboul — car c’est ainsi qu’il convient d’appeler désormais l’ex-comtesse Iwacheff, qui avait bien compris qu’elle ne pourrait reprendre son nom légal de madame de Ferney sans fournir des armes dangereuses à M. Dormeuil — pendant que Jeanne Reboul, disons-nous, tramait le déshonneur de son beau-fils, en attendant qu’elle pût atteindre sa belle-fille, Pergous, si désillusionné à l’égard de Clarisse, se sentait chaque jour plus épris de Marie, et il lui avait annoncé, ainsi qu’à Victoire, qu’il allait s’installer avec elles à Nogent.

En domestique complaisante, Victoire accueillit cette nouvelle avec indifférence ; mais la fille de la pauvre Lucie en fut terrifiée, car elle savait que l’agent d’affaires ne quittait jamais Paris si tôt.

D’ordinaire il attendait que le printemps fût complètement venu. Elle n’en pouvait douter. Pergous voulait l’éloigner de toute protection. Une fois seul avec elle à la campagne, il renouvellerait ses tentatives infâmes. Peut-être même irait-il jusqu’à la violence !

Comment se défendrait-elle ?

La pauvre enfant eut, pendant quelques jours, la pensée de fuir cette maison maudite, où elle n’avait été recueillie, elle le comprenait trop bien, que pour devenir victime. Mais où aller ? Elle était sans famille, sans amis, sans protecteurs.

Philidor lui avait bien offert son amitié ; elle savait que le pauvre garçon était rempli d’affection pour elle ; mais oserait-il jamais entrer en lutte avec son redoutable patron ?

De plus, sachant que le clerc l’aimait d’amour, la malheureuse isolée craignait instinctivement, si elle s’adressait à lui, de contracter une dette de reconnaissance qu’elle ne se sentait pas le courage de payer en devenant sa femme.

Elle attendit donc, dans de mortelles angoisses, le moment du départ, et, seulement le matin même du jour fixé, profitant d’un moment où l’ex-avoué s’était absenté, elle entrouvrit la porte du bureau et appela son ami.

Celui-ci accourut.

— Écoutez-moi, lui dit-elle rapidement : Nous partons ce soir pour Nogent et j’ai peur d’être seule là-bas avec qui vous savez…

— Refusez d’y aller, interrompit vivement le brave secrétaire.

— Que deviendrai-je ! Où irai-je ?

Philidor baissa la fête en pâlissant. Il n’osait dire : Venez chez moi.

Comprenant ce qui se passait dans le cœur de son timide amoureux, Marie reprit :

— Non, je dois suivre M. Pergous, mais si j’ai à me plaindre de lui, je vous écrirai un mot ; jurez-moi de venir à mon secours.

— Oh ! je vous le jure, mademoiselle, s’écria-t-il ; rien ne m’arrêtera. Il me chassera ? Eh bien ! je trouverai une autre place. Puisque vous prévoyez un danger, qui existe, je le sens bien, moi aussi, pourquoi l’affronter ?

— Nous nous trompons peut-être. Rentrez vite et souvenez-vous de votre serment.

Le pauvre garçon n’eut pas le temps de répondre ; Marie avait disparu. Elle avait entendu monter Victoire et ne voulait pas être surprise par cette fille qu’elle savait beaucoup trop dévouée à son maître.

On comprend aisément l’effet qu’avait produit sur Philidor la communication de la jeune fille. Il en était sincèrement épris ; il était disposé à tout pour la protéger, il eût donné volontiers sa vie pour elle, et il ne pouvait rien.

Aussi, lorsque son patron rentra, fut-il vingt fois sur le point de lui dire qu’il connaissait ses infâmes projets et qu’il saurait bien s’y opposer ; mais à la pensée que Pergous le chasserait et qu’il ne pourrait plus veiller sur celle qu’il aimait, il eut le courage de se taire, et le soir, lorsque l’agent d’affaires lui annonça son départ pour Nogent, il le salua avec son humilité accoutumée.

Cependant, bien qu’il pensât que Marie n’avait rien à redouter ce jour-là, il n’en passa pas moins une soirée et une nuit terribles, et le lendemain il était tellement défait, que lorsqu’il arriva à son bureau, où le tripoteur se trouvait déjà, celui-ci, pour la première fois peut-être depuis qu’il le connaissait, lui demanda ce qu’il avait.

Le malheureux répondit qu’il était un peu souffrant et l’ex-avoué ne s’en inquiéta pas davantage ; mais trois ou quatre jours plus tard, n’y pouvant plus tenir et croyant avoir remarqué que son patron avait l’air plus joyeux que d’ordinaire, il attendit à peine son départ pour se diriger lui-même vers la gare de Vincennes.

Là, il dîna modestement dans un cabaret du quartier ; puis il prit le train de huit heures et arriva à Nogent lorsque la nuit était déjà tout à fait tombée.

Véritablement épouvanté de sa hardiesse et ne sachant trop ce qu’il voulait faire, le pauvre diable gagna l’île de Beauté, en se dissimulant le long des maisons et dans l’ombre des grands arbres, et lorsqu’il fut sur le bord de l’eau, il ne s’avança plus alors que pas à pas, interrogeant avec soin l’obscurité autour de lui.

Que dirait-il à son terrible maître si tout à coup il le rencontrait ?

Quelques-unes des villas étaient déjà occupées. L’une d’elles surtout, située à cinq ou six portes en avant de celles de l’agent d’affaires, en descendant la rivière, renfermait nombreuse compagnie. Philidor y avait aperçu une demi-douzaine de jeunes gens et de femmes qui terminaient gaiement la soirée dans un kiosque dominant la Marne.

Il parvint cependant jusqu’à la grille de Pergous sans avoir croisé personne.

La porte était entr’ouverte et, comme le feuillage du taillis qui masquait la maison n’était encore que très peu fourni, il distingua à peu près ce qui se passait au rez-de-chaussée.

Le galant Marius s’y trouvait avec Marie, ils étaient à table tous deux. Victoire allait et venait pour son service.

Au bout d’un instant, il vit, par la fenêtre de la cuisine, la domestique rentrer dans cette pièce ; puis la lumière disparut, et son apparition au second étage lui indiqua que Victoire était remontée dans sa chambre.

Au même moment, il aperçut Pergous et la jeune fille sur le perron.

Que pouvaient-ils se dire, ou plutôt que pouvait dire ce cynique personnage à cette enfant chaste et pure qui se trouvait seule avec lui dans un lieu isolé ?

Philidor endurait mille tortures ; instinctivement, il avait poussé la porte et, se courbant jusqu’à terre, s’était glissé dans le jardin.

Dans quel but ? Il l’ignorait, puisque jusqu’alors rien dans l’attitude de l’agent d’affaires n’avait été de nature à provoquer son intervention.

Mais, de là où il s’était blotti, le pauvre amoureux ne voyait plus rien, et il n’osait ni avancer davantage ni regagner le bord de la rivière.

Tout à coup, il entendit un cri, cri d’épouvante et de désespoir, qui glaça son sang dans ses veines et le paralysa, et il vit passer devant lui une ombre qui, suivie d’une autre, s’élança du côté de la grille et disparut.

Reprenant alors un peu d’énergie, il se jeta à la poursuite de celle qui ne pouvait être que Marie, mais, bien qu’il n’eût perdu que deux minutes peut-être, il n’arriva sur la rive de la Marne que pour entendre un second cri, plus terrible encore que le premier, et aussitôt après le bruit d’un corps ouvrant bruyamment les flots.

— Au secours ! au secours ! appela-t-il, en se précipitant vers l’endroit d’où ce bruit lugubre lui était parvenu.

Mais le cri de Marie, — car c’était bien la pauvre enfant qui, pour échapper à Pergous, s’était précipitée hors de la maison, puis s’était jetée à l’eau au moment où le misérable allait l’atteindre, — mais le cri de Marie avait été entendu par ces jeunes gens que Philidor avait remarqués dans une villa voisine, et ils s’étaient aussitôt élancés à son secours.

Au moment où le pauvre clerc arriva sur le bord de la Marne, où se trouvaient une demi-douzaine d’hommes et de femmes qui interrogeaient avec anxiété l’abîme, une voix cria du milieu de la rivière :

— Je la tiens ; par ici, par ici !

Deux des jeunes hommes s'étaient déjà embarqués dans un canot et poussaient au large.

En dix coups d’avirons, ils atteignirent la noyée et son sauveur, les hissèrent à bord et regagnèrent la rive.

Tout cela s’était passé en moins de cinq minutes. Pour Philidor, elles avaient été cinq siècles de torture.

Immobile sur la berge, dans l’eau jusqu’à mi-jambe, il ne s’était plus occupé ni de Pergous, qui avait disparu, ni de ceux qui étaient venus si à propos au secours de Marie ; il n’avait eu de pensée que pour celle qu’il aurait voulu arracher à la mort, au péril de sa propre existence, et, lorsqu’il la vit dans les bras d’un étranger, il poussa un cri de joie, puis, presque immédiatement, un sanglot.

Il lui semblait qu’il la perdait une seconde fois ; il n’osait la suivre.

Elle avait disparu dans la villa, dont la porte s’était refermée, et il demeurait tremblant contre cette porte, s’efforçant de voir et d’entendre ce qui se passait dans cette maison, où la victime de l’agent d’affaires avait trouvé asile.

Celui qui avait arraché Marie à la mort l’avait transportée au rez-de-chaussée de l’habitation. Là, il l’avait étendue sur un divan.

La jeune fille n’était qu’évanouie. Sous sa robe collée contre sa poitrine, on voyait son sein se soulever.

— Il faut la déshabiller et la coucher, proposa l’une des femmes. Quant à vous, Pétrus, changez-vous de suite. C’est superbe d’être courageux, mais ce serait idiot d’attraper une fluxion de poitrine.

— Le fait est que je suis glacé, répondit celui qui venait d’être appelé Pétrus et se secouait comme un terre-neuve à la sortie de l’eau.

Un des jeunes gens reprit Marie dans ses bras et la porta au premier étage, où les femmes de la maison s’empressèrent autour d’elle.

Une friction énergique et la chaleur du lit la rappelèrent bientôt à la vie.

Peu d’instants après elle reprit ses sens, son visage se colora, et, rouvrant ses grands yeux bleus, elle murmura avec une sorte d’épouvante :

— Où suis-je ?

— Chez des amis, mon enfant, lui répondit la personne qui la soignait ; chez des amis, où vous n’avez plus rien à craindre.

En ce moment même, Pétrus entra dans la chambre où la noyée reprenait ses forces.

Nos lecteurs ont déjà reconnu Armand de Serville. Depuis plusieurs années il avait loué à Nogent une maison de campagne où il s’installait dès les premiers beaux jours.

Le soir du drame que nous racontons, il pendait avec quelques camarades sa crémaillère annuelle, bien qu’il dût retourner pour quelque temps encore rue d’Assas.

Au moment où la fille de Dutan, poursuivie et sur le point d’être atteinte par l’ex-avoué, s’était jetée à l’eau en poussant un cri, le peintre, n’écoutant que son courage, s’était élancé à son secours. Nous savons avec quelle rapidité il l’avait arrachée à l’abîme.

— Eh bien ! mon enfant, dit-il à Marie en s’approchant d’elle, êtes-vous mieux ? Remettez-vous tout à fait, soyez sans crainte ; plus tard, vous nous direz pourquoi vous vouliez mourir.

Après un instant de silence, pendant lequel ses grands yeux étaient restés fixés sur l’artiste avec autant d’admiration que de reconnaissance, la jeune fille lui dit :

— C’est vous qui m’avez sauvée, monsieur, merci. Mais peut-être serait-il préférable que je fusse là-bas… au fond de l’eau.

En proie à une violente crise nerveuse, elle se mit à sangloter.

— Laissez-la pleurer, Nelly, fit Pétrus, les pleurs sont le meilleur des calmants ; si elle peut dormir cette nuit, demain elle n’aura plus que le souvenir de sa tentative de suicide. Nous aviserons alors, selon les causes de ce triste événement, à la rendre à sa famille ou à la prendre sous notre protection.

— Je n’ai pas de parents, murmura l’orpheline qui avait entendu.

— Pauvre enfant, reprit Nelly, maîtresse de l’un des amis de M. de Serville. Eh bien ! vous resterez avec nous. Voyez donc, Armand, comme elle est jolie !

Le peintre l’avait déjà remarqué, et le long regard qu’attachait sur lui la victime de Pergous ne laissait pas que de le troubler un peu.

Au même instant, la porte de la pièce où avait lieu cette scène s’ouvrit brusquement pour livrer passage à un homme aux traits bouleversés.

C’était Philidor.

Après être resté blotti près d’une demi-heure près de la grille du jardin, qui n’était que poussée, il n’avait pu y tenir davantage et s’était élancé vers la maison.

En le voyant apparaître comme un fou au rez-de-chaussée, les amis de Pétrus, supposant qu’il était le frère ou l’amant de l’inconnue, lui avaient fait signe qu’elle était au premier étage.


— Un squelette ! s’étaient écriés tous ceux qui assistaient à cette étrange découverte.


Le malheureux avait alors franchi l’escalier d’un bond et, de la porte de la chambre, il s’était précipité vers Marie, auprès de laquelle il était tombé à genoux.

En s’apercevant qu’elle était revenue à elle, il saisit sa main, qu’il couvrit de baisers.

L’émotion ne lui permettait pas de prononcer une parole.

La jeune fille le reconnut et lui dit :

— Pauvre ami, je n’ai pu vous prévenir.

— Et je suis arrivé trop tard, gémit le brave garçon ; c’est un autre qui vous a sauvée ; mais, moi, je vous vengerai !

Il s’était relevé et, s’adressant aux témoins de cette scène, il poursuivit :

— Ah ! si vous saviez, messieurs, quel piège infâme on lui a tendu !

— Vous nous raconterez cela, lui dit M. de Serville et nous vous aiderons à punir le misérable. Allons, venez, il faut la laisser reposer un peu.

Après un dernier regard sur Marie, qui avait refermé les yeux, Philidor se décida à descendre au rez-de-chaussée, et là, en présence des amis du maître de la maison, il dit tout ce qu’il savait de la fille de Dutan : son entrée chez Pergous, les tentatives infâmes de celui-ci et son départ pour Nogent, où lui, Philidor, avait été appelé par un triste pressentiment.

— Vous comprenez, messieurs, ajouta-t-il avec colère, que quand j’ai vu M. Pergous emmener Mlle Marie à la campagne, je n’ai pas douté un instant de ses projets. Oh ! si j’avais pu l’arrêter tout à l’heure au passage, je l’aurais tué !

Si grotesque que fût le pauvre diable, dont la tournure n’avait rien ne belliqueux, personne ne songeait à en rire. On comprenait combien son dévouement était sincère.

— Il est impossible, reprit Pétrus, lorsque le clerc eut terminé, que cette jeune fille retourne chez ce misérable. Elle nous a dit, il y a un instant, qu’elle n’a pas de famille. Mais vous ?

— Oh ! moi, je ne suis pas son parent, répondit Philidor en rougissant, et Mlle Marie ne voudrait pas venir chez moi. Elle est trop jolie ; moi, je suis trop laid et trop pauvre.

On ne saurait exprimer l’humilité et le désespoir avec lesquels le malheureux avait prononcé ces mots.

— Enfin, nous arrangerons tout cela plus tard ; l’important, pour le moment, est que cette enfant soit à l’abri. Demain matin, nous la reconduirons à Paris ; là, nous aviserons. Venez la voir chez moi, 124, rue d’Assas. Comme toute cette affaire va bien certainement vous brouiller avec votre patron, il faudra aussi songer un peu à vous. J’ai des amis, je vous caserai.

Philidor se confondit en remerciements et reprit le chemin de la station.

Deux heures après, car de la gare de Vincennes à Levallois-Perret il avait fait la route à pied, il rentrait chez lui, où brisé de fatigue, il s’endormit.

Pendant ce temps-là, épouvanté des conséquences que pouvait avoir sa conduite envers Marie, Pergous, qui, caché dans l’ombre, avait assisté à son sauvetage, rentrait lui-même à Paris, mais par le chemin de fer de Strasbourg.

Il avait fait la leçon à Victoire, afin que cette domestique, si elle était questionnée, racontât que la jeune fille s’était effrayée à tort et que son maître ne s’était jamais livré, à son endroit, à aucune tentative criminelle.

Le lendemain, en s’éveillant à son heure accoutumée, Philidor se demanda pendant quelques instants s’il n’avait pas rêvé tout ce drame de la veille ; puis, tout ce qui s’était passé revenant à son esprit, il s’écria :

— Ce qu’il y a de certain, monsieur Pergous, c’est qu’à partir d’aujourd’hui je cesse d’être votre clerc ; il ne peut y avoir rien de commun entre vous et moi ! Je ne retournerai à votre bureau qu’une seule fois, d’abord pour vous dire ce que je pense de votre conduite, et ensuite pour vous remettre le dépôt que vous m’avez confié ! Moi, je suis un honnête homme !

En disant ces mots, l’amoureux de Marie avait enlevé, de l’armoire dans le bas de laquelle elle était cachée, cette caisse qui, selon l’agent d’affaires, renfermait des dossiers importants.

Cela, fait, le brave garçon s’habilla rapidement, chercha une voiture, y descendit le coffret et donna l’ordre au cocher de le conduire rue du Four-Saint-Germain.

Il y avait déjà un quart d’heure à peu près que le clerc était parti, de chez lui et, tout à l’idée de ce qu’il allait dire à son patron, il ne s’était pas inquiété de la route qu’il suivait, lorsqu’il, fut tout à coup arraché à ses réflexions par une voix rude qui lui demandait :

— Que renferme votre colis ? il faudrait l’ouvrir.

C’était un employé de la douane qui s’exprimait ainsi.

Le fiacre était arrêté à la barrière.

Un instant surpris de cet incident auquel il ne s’attendait pas, Philidor répondit cependant avec calme :

— Cette caisse ne confient que des papiers d’affaires.

— C’est possible, mais il faut voir, poursuivit le douanier.

Et, faisant ranger la voiture sur un des revers de la chaussée, il prit le coffre sur son épaule et le porta dans le bureau, où, à l’aide d’un marteau, il l’ouvrit aisément.

Sous le couvercle, il y avait de la paille.

— Que diable prétendiez-vous que c’étaient des papiers d’affaires, dit l’employé en continuant à fouiller.

Tiens ! voilà une autre caisse. Oh ! oh ! voyons ça !

Il avait enlevé de sa première enveloppe le lugubre coffret caché là par Pergous.

Philidor n’y comprenait rien ; sa physionomie exprimait la plus complète stupéfaction.

Tout à coup le douanier poussa un cri ; ses camarades se groupèrent autour de lui.

Il venait d’ouvrir le coffre et d’y apercevoir l’horrible dépôt qu’il renfermait.

— Un squelette ! s’étaient écriés tous ceux qui assistaient à cette étrange découverte.

— Un squelette ! répéta le malheureux secrétaire en s’assurant de ses propres yeux que rien n’était plus vrai. Un squelette ! Qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous l’expliquerez au commissaire de police, lui dit l’officier de douane qu’on était allé prévenir. En route !

Avant même que le pauvre clerc fût revenu de sa stupeur, il était installé dans sa propre voiture, sous la garde de deux sergents de ville.

Cinq minutes après, il était dans le cabinet du commissaire de police du quartier.

Si courte qu’eût été cette triste promenade, Philidor s’était remis un peu, de sorte que lorsque le fonctionnaire lui demanda d’où provenait ce cadavre, il répondit sans trop balbutier :

— Je l’ignore, monsieur ; cette caisse m’a été confiée, il y a déjà quelque temps, par mon patron, M. Pergous. Il m’a dit qu’elle renfermait des dossiers qu’il désirait ne pas garder chez lui, à Paris, dans la crainte qu’on ne tentât de les lui enlever. Je l’ai cru et j’ai emporté ce coffre chez moi.

— Pourquoi vouliez-vous le rentrer aujourd’hui dans Paris ?

— Parce que cessant d’être l’employé de M. Pergous, je ne voulais pas conserver ce dépôt.

— Ah ! ce n’est pas votre patron qui vous l’a demandé ?

— Non, il ne se doute même pas que je le lui rapporte.

— Alors vous allez nous accompagner chez ce Pergous.

Le commissaire de police avait jugé du premier coup qu’il avait affaire à un honnête garçon, tout à fait étranger au drame dont ce petit corps était une pièce à conviction.

Philidor obéit et remonta dans son fiacre avec le fonctionnaire, qui donna ordre au cocher de le conduire au Palais de Justice.

Il se rendait chez le procureur impérial.

Une demi-heure plus tard, après avoir fait attendre pendant quelques minutes le clerc qu’il avait laissé sous la garde d’un agent, le commissaire de police le rejoignit.

Il était accompagné d’un magistrat qui prit place auprès du malheureux. L’agent monta sur le siège et le fiacre se dirigea vers la rue du Four.

Il était près de onze heures ; Pergous, qui avait passé une fort mauvaise nuit et attendait impatiemment des nouvelles de Nogent, se préparait à sortir pour déjeuner lorsqu’on sonna.

Il ouvrit lui-même, et à la vue de ces hommes à la physionomie sévère qui entouraient Philidor, il fit un bond en arrière, non pas qu’il supposât rien de ce dont il s’agissait, mais il avait deviné des magistrats. Or son passé lui faisait toujours craindre la rencontre de ceux qui représentent la justice et la loi.

Après lui avoir demandé s’il était bien M. Pergous, agent d’affaires et le patron de Philidor, ce à quoi l’ex-avoué répondit affirmativement, le commissaire de police le mit au courant de la découverte faite à l’octroi et des explications données par le clerc.

Atterré, l’ex-avoué se laissa tomber dans un fauteuil ; mais lorsque le commissaire, exhibant le mandat d’amener, lui ordonna de le suivre, il bondit en s’écriant :

— On ne me suppose pas l’assassin de cet enfant ? Sa présence dans ce coffre date de plus de dix ans. Je suis prêt à faire savoir comment il se trouve en ma possession.

— C’est fort bien, dit à son tour le magistrat, qui était un des substituts du parquet, vous donnerez toutes les explications que vous jugerez utiles à M. le procureur impérial. En attendant, nous devons nous assurer de vous.

Comprenant qu’il n’avait qu’à se soumettre, l’agent d’affaires suivit ses terribles visiteurs. Une demi-heure plus tard, il était écroué à la Conciergerie.

Quant à Philidor, après avoir pris son nom et son adresse, on l’avait laissé libre, ce dont le pauvre amoureux avait profité pour s’élancer vers la rue d’Assas afin de prendre des nouvelles de Marie.