Marmorat (p. 292-299).

V

Trio de bandits.



Il y a près de vingt-cinq ans, à l’époque où se passe ce récit, le bal légendaire de la Reine Blanche, situé boulevard de Clichy et qui depuis s’est transformé, était à l’apogée de sa réputation.

Bien que sa clientèle appartînt surtout au monde interlope, des gens bien élevés et des artistes célèbres s’y hasardaient parfois, attirés là par cette curiosité malsaine à laquelle la population parisienne doit certainement la plus grande partie de ses vices.

Toutefois, le plus souvent, on ne rencontrait dans ce bal de troisième ordre que des employés trop ardents au plaisir, se mêlant un peu inconsciemment aux filles en rupture de police et aux amants de ces beautés à bas prix.

Le soir où nous introduisons nos lecteurs à la Reine Blanche, l’impasse qui conduit à l’entrée du bal était illuminée et la salle était comble.

De nombreux groupes débraillés s’y livraient à ces bonds désordonnés que les Anglais appellent naïvement notre danse nationale ; les tables garnissant l’étroit promenoir qui courait autour de la salle étaient toutes occupées, et, quoique la soirée commençât à peine, la fumée des pipes obscurcissait la vue, de même que la vapeur des grogs et du vin chaud prenait les moins délicats à la gorge.

À l’une de ces tables se trouvaient réunis trois consommateurs qui, bien que tout à fait dans leur milieu, cela se devinait autant à leur physionomie qu’à leur altitude, n’avaient pas l’air cependant d’être des habitués de la Reine Blanche, car ils restaient isolés dans cette foule où tous à peu près se connaissaient.

Deux de ces étrangers auraient aisément passé inaperçus. Rien dans leur tournure n’éveillait l’attention.

L’un semblait un ouvrier endimanché, l’autre un déclassé. Cela se voyait plutôt à l’expression générale de ses traits qu’à son costume. Il était convenablement mis et bien certainement d’une condition sociale supérieure à celle de ses compagnons.

Le premier était Manouret. Il s’était hâté d’accourir à l’appel de son ami. Le second était Justin.

Mais il en était autrement du troisième, dont l’aspect pouvait provoquer le rire aussi bien que l’effroi.

D’abord il était à ce point bossu que sa tête, à la chevelure hirsute et d’un rouge fauve, disparaissait complètement entre ses épaules larges, osseuses, auxquelles étaient attachés des bras d’une longueur démesurée.

Ses yeux petits, profondément enfoncés sous une arcade sourcilière hérissée de poils en broussaille, brillaient comme des charbons ardents ; et lorsqu’il riait, ses lèvres lippues découvraient deux rangées de dents blanches et acérées ainsi que celles d’un chien.

En un mot, c’était un monstre des plus complets et des mieux réussis. Il paraissait avoir quarante-cinq ans à peu près et devait être d’une vigueur peu commune.

Ce hideux personnage n’était autre que Pierre Méral, le frère de Françoise et de Jeanne.

Après avoir subi à Cayenne la peine à laquelle il avait été condamné comme complice de son père dans l’assassinat des époux Duval, il était rentré en France, et bien que Paris lui fût interdit, il n’avait pas hésité à y venir, afin d’y exploiter sa sœur.

Les trois amis étaient attablés depuis déjà plus d’une demi-heure, fumant, buvant et fouillant inutilement du regard les groupes qui se pressaient à l’entrée de la Reine Blanche, lorsque Justin dit à Manouret :

— J’ai peur, Claude, que la belle ne nous fasse poser. Quelle idée de lui donner rendez-vous dans ce bastringue !

— Dame ! je ne pouvais pas cependant l’inviter à venir nous rejoindre aux Tuileries, répondit l’ex-cabaretier d’un ton gouailleur. D’abord ce bastringue, comme tu l’appelles, c’est son salon ordinaire, à elle ; et, ma foi, elle n’a pas tort, car c’est très bien composé. Est-il aristo, ce Justin ! C’est pas ton avis, Bosco ?

Ces mots s’adressaient au bossu, mais celui-ci n’avait pas l’air d’entendre. Tout entier aux filles qui défilaient devant lui au bras de leurs cavaliers, il les dévorait des regards lubriques de ses petits yeux flamboyants, et il faisait son possible pour qu’on le remarquât.

En surprenant le hideux personnage en flagrant délit de tentative de conquête, ses compagnons éclatèrent de rire et Claude lui dit, en lui frappant sur l’épaule :

— Je t’y prends encore l’Adonis ; décidément on ne peut jamais te conduire là où il y a des dames. Nous ne sommes pas ici pour nous amuser. Les affaires sérieuses avant tout ! Tiens, voilà justement Clarisse ! Tu vois, Justin, qu’elle est venue !

Rappelé à lui par l’apostrophe de son ami, le bossu ne répondit à la plaisanterie dont il était l’objet que par un sourire plein de fatuité, et il s’empressa galamment de faire place, entre lui et Claude, à la jeune femme, qui, reconnaissant ceux qui l’attendaient, s’était vivement rapprochée.

C’était une belle fille d’une vingtaine d’années, effrontée et rieuse. Bien qu’elle n’eût été présentée à Claude, par Françoise, son ancienne maîtresse, que depuis peu, elle était déjà au mieux avec lui.

Après avoir débuté dans une boutique de blanchisseuse du boulevard des Batignolles, où la sœur de Jeanne Reboul l’avait connue, la clientèle du quartier lui avait paru trop commune, et elle s’était transportée dans le faubourg Saint-Germain, rue du Four, mais sans rompre ses relations avec ses anciens amis.

— Tu t’es fait bien attendre, lui dit Manouret ; il y a déjà longtemps que nous étouffons ici.

— Si tu crois que je suis libre comme ça, à heure fixe, répondit Clarisse en regardant avec stupeur son voisin de table.

Puis, avec un éclat de rire et en caressant de la main la bosse de Pierre, elle ajouta :

— Sapristi, monsieur Lagardère, c’est complet ! Vous permettez ? On dit que ça porte bonheur !

Loin de se fâcher, Méral grimaça un rictus de satisfaction féline et, pour répondre comme il le devait aux avances de la belle enfant, il tonna, en frappant de son formidable poing sur la table :

— Un punch pour madame !

Lorsque Clarisse fut servie, en même temps qu’il lançait à celle-ci le plus séduisant de ses regards, il jeta au garçon une pièce de cinq francs en criant avec un accent d’inexprimable orgueil :

— C’est moi qui régale !

La jeune fille avala d’un Irait le liquide brûlant et, s’accoudant sur la table, son menton rose et frais dans les deux mains, elle dit à Claude :

— C’est fait ! Le vieux m’adorait depuis plus d’un mois ; mais tu sais, il n’est pas beau ; si je suis flouée, c’est à toi que je m’en prendrai.

— Je t’ai dit que la chose faite, je te donnerai deux cents francs.

— Vrai ! Eh bien ! j’aimerais assez la moitié d’avance.

— Mademoiselle a raison, dit Justin ; donne-lui cent francs.

— Ah ! vous êtes aimable, vous ! fit Clarisse avec un sourire à l’adresse du jeune homme.

— Soit ! reprit l’ex-cabaretier, mais ce n’est pas ici l’endroit pour causer de nos petites affaires, il y a trop d’oreilles. Si nous allions faire un tour dehors ?

— Ça me va, approuva la blanchisseuse.

— Si vous voulez, dit Pierre, je connais là, tout près, un mastroquet qui a des cabinets particuliers où nous serons comme des amours.

— Alors, en route, petit Parisien, vous avez tout plein de bonnes idées. Est-ce que c’est là dedans que vous les nichez ?

Tout en disant ces mots, la belle fille caressait de nouveau les épaules du bossu, qui profita de l’occasion pour la prendre par la taille et lui donner un baiser, ce dont elle ne se fâcha pas le moins du monde.

Mais comme le galant arrondissait le bras pour le lui offrir, elle prit les devants en courant, se souciant peu sans doute de sortir du bal en compagnie trop étroite d’un amoureux d’une construction si bizarre.

Les trois amis la suivirent.

Arrivés sur le boulevard, ils tournèrent à gauche et entrèrent, dix pas plus loin, dans un débit borgne, placé, comme par antithèse, entre deux marchands de monuments funèbres.

Pierre, en habitué du lieu, introduisit tout droit ses compagnons dans une des pièces exiguës qu’il appelait pompeusement des cabinets particuliers.

Il y avait juste la place, autour d’une table étroite, pour quatre personnes ; mais, ainsi que le désirait Claude, on y était à l’abri des oreilles indiscrètes et même des regards curieux, car la porte vitrée qui fermait ce réduit était garnie d’un épais rideau.

Lorsque le maître de la maison leur eut servi du café, dans des tasses massives dont on aurait pu faire des projectiles, Manouret reprit la parole, en disant à Clarisse :

— Alors le vieux est pincé ?

— Je t’en réponds ; il ne fait que passer et repasser devant le magasin. C’est à lui offrir de l’ouvrage, ma parole d’honneur ! Je crois que ça ira comme sur des roulettes.

— Il n’est pas dégoûté, le bourgeois, fit le bossu avec un regard séducteur ; si j’étais à sa place…

— Allons, tais-toi, troubadour, interrompit Claude ; ce n’est pas le moment de dire des bêtises.

— Enfin, que faut-il que je fasse ? demanda Clarisse. Je ne peux pas filer comme ça le parfait amour pendant une semaine ; il devient enragé.

— Parfait ! Alors, écoute-moi. Tu le verras demain ?

— Demain, après, tous les jours, plutôt deux fois, trois fois qu’une !

— Eh bien ! demain tu lui diras que tu n’as plus le courage de lui résister et tu lui donneras un rendez-vous.

— Aïe ! voilà le chiendent !

— Seulement, tu ajouteras, que pour des… raisons de famille, tu ne peux pas le recevoir chez toi ; et comme il ne lui est guère possible de t’introduire chez lui, — tu refuserais en tous cas, s’il te l’offrait, — il te proposera de te conduire hors de Paris, à la campagne.

— À la campagne, en plein hiver ; c’est pas une partie de plaisir !

— Est-ce que tu t’imagines qu’il t’emmènerait pour cueillir des bleuets dans les champs ? Tu accepteras donc d’aller à la campagne, tu prendras jour avec lui et m’en avertiras. Ce sera le soir, évidemment, car il est occupé dans la journée.

— Tout ça, c’est charmant ! Mais, qu’est-ce que vous lui voulez, à mon soupirant ? Vous n’allez pas, au moins, me fourrer dans une mauvaise affaire ? Tu sais, je n’aime pas la rousse.

— Fichtre, ni moi non plus ! grogna vivement Pierre Méral.

— Je te donne ma parole d’honneur que nous ne lui ferons aucun mal, répondit l’ex-cabaretier.

— Hum ! ta parole d’honneur ; je préférerais autre chose, dit Clarisse en faisant la moue.

— Moi aussi, je vous le jure, mademoiselle, affirma Justin, qui ne se mêlait à la conversation que pour approuver les combinaisons de son ami.

— Vous, je vous crois, fit la jeune fille, dont l’imagination de grisette parisienne prenait peut-être pour quelque prince déguisé cet homme taciturne, mieux mis que ses compagnons, et qu’elle n’osait tutoyer, ainsi que les autres.

— C’est bien heureux, dit Claude. Tiens, voilà les cent francs ; mais attention ! sois ici demain à neuf heures du soir ; il faut que nous soyons prévenus à temps. Je te donnerai alors mes dernières instructions.

— On s’y conformera, promit Clarisse, en relevant sa robe pour glisser dans son bas les cinq pièces d’or que lui avait remises celui qui paraissait le chef de ce vilain trio.

— Sapristi ! quel joli porte-monnaie, gémit amoureusement l’être difforme, à la vue de la jambe bien tournée qu’avait exhibée la blanchisseuse. Est-ce que l’autre est pareille ?

Et comme le bossu avait fait une tentative indiscrète pour se répondre à lui même, la jeune femme l’envoya retomber sur sa chaise, et bondit hors du cabinet en criant à ses amis :

— C’est entendu, à demain soir ! En attendant, je retourne au bal.

Méral se redressa fort humilié et sortit avec ses compagnons. Sur le boulevard ils se séparèrent pour regagner leurs domiciles respectifs.

Justin habitait dans l’intérieur de Paris, tandis que Claude et Pierre logeaient dans un de ces nombreux hôtels garnis mal famés qu’on rencontrait alors à chaque pas sur les boulevards extérieurs.

On comprend aisément que si elle avait été forcée, dans l’intérêt de sa sœur, de revoir son ancien amant, Françoise lui avait impitoyablement fermé sa porte.

Du reste, Manouret, qui craignait d’avoir à parler du passé, n’avait pas insisté pour renouer avec sa vieille maîtresse. Il préférait de beaucoup n’être interrogé sur ce point ni par elle ni par qui que ce fût.

Les trois amis s’étaient donné rendez-vous pour le jour suivant, dans le même débit d’où ils sortaient, afin de se concerter selon les nouvelles qu’apporterait Clarisse.


— Oui, chère belle, répondit l’ex-avoué, dans dix minutes nous serons chez moi.


Le lendemain, celle-ci fut exacte à ce rendez-vous. À neuf heures précises, elle faisait une entrée bruyante chez le marchand de vin, où nos trois personnages l’attendaient en devisant de leurs ténébreuses affaires.

— Fort bien ! s’écria Claude en la voyant apparaître ; aujourd’hui, tu ne nous as pas fait poser.

Delon avait soulevé le chapeau mou dont il était coiffé, et Pierre, toujours empressé, lui avait offert son siège avec un de ses sourires les plus séducteurs.

— Mes enfants, dit la folle fille, après avoir vidé le verre de punch qui s’était trouvé à la portée de sa main, la chose est dans le sac ! Le vieux me prendra le soir à la sortie du magasin et nous filerons pour Nogent. Il paraît que c’est là qu’il cache ses amours. Je lui ai recommandé de ne pas s’embarquer sans biscuit. Moi je n’aime pas les privations. Ce n’était pas défendu ?

— Tu as eu raison, répondit Manouret. Maintenant, écoute-moi bien. Lorsque vous serez arrivés là-bas, avant ou après le souper…

— Avant, avant ; interrompit le bossu ; ces vieux-là sont toujours entreprenants en diable, une fois à table.

À la terreur manifestée par Pierre à l’égard du danger que pouvait courir sa vertu, Clarisse éclata de rire en disant :

— Oui, avant, tout à fait avant, mon petit Lagardère.

— Soit ! avant, répéta Claude en haussant les épaules ; tu lui demanderas, sous n’importe quel prétexte, à visiter son jardin ; il t’y conduira. Tu le mèneras jusqu’à la grille du bord de l’eau et, là, tu lui exprimeras le désir de faire un tour sur la berge. Il ouvrira la porte… Le reste nous regarde !

— Je comprends ; mais c’est égal, c’est drôle ! Il n’y a pas moyen de savoir ce que vous lui voulez ? Aucun mal, n’est-ce pas ? Vous l’avez promis.

— C’est juré, et tu auras tes cent francs.

— Quand ?

— Aussitôt l’affaire terminée, c’est-à-dire demain soir.

— Vous serez donc là ?

— Tu es trop curieuse ! puisque nous t’affirmons qu’il ne t’arrivera rien, ni à lui non plus.

— Alors, à demain !

— Vous nous quittez déjà, Clarisse ? fit le bossu avec un long regard de doux reproches.

— Absolument, mon chéri ; il y a bal à l’Élysée-Montmartre, c’est sacré !

Et, saluant les trois amis d’un geste de chorégraphie de barrière, la blanchisseuse disparut.

— Maintenant, demanda Manouret à Justin, c’est prêt là-bas ?

— Tout à fait prêt.

— On n’entendra rien du dehors ?

— Rien, la maison est au milieu d’un jardin entourée de murs.

— Même s’il criait ?

— Même s’il criait. La propriété la plus voisine est éloignée de trois cents mètres au moins.

Avec ça que je le laisserais chanter, ce vilain oiseau, gronda Pierre, que le départ de Clarisse avait mis de mauvaise humeur.

— Tout beau ! monsieur Méral, observa Manouret ; vous connaissez la consigne : de l’énergie, mais de la douceur ! Ainsi, de la persuasion d’abord ; de la violence même, si c’est nécessaire ; mais pas de brutalités inutiles !

— C’est bien, on le traitera comme une demoiselle.

— Alors, puisque tout est bien convenu, je vote pour une retraite immédiate ; la veille d’une bataille, il faut prendre des forces. Nous irons, Justin et moi, à Nogent par la gare de Strasbourg, et toi, Pierre, par celle de Vincennes. Nous nous retrouverons sur le chemin, le long de la Marne. Si tu arrives le premier, tu nous attendras en rêvant à tes amours.

— C’est entendu, répondit le monstre ; j’adore me promener le soir sur le bord de l’eau.

— Ça te rappelle tes belles nuits là-bas, là-bas, lorsque tu étais employé au service de l’État.

Il parait que ce n’était pas là un des souvenirs les plus doux de Pierre, car il fit la grimace, mais il n’en serra pas moins la main de Claude, ainsi que celle de Justin, en se séparant d’eux, quelques instants après, sur le boulevard de Clichy.