Marmorat (p. 72-106).

V

Le passé de Jeanne.



La nuit commençait à tomber et, bien que le temps fût glacial, une foule énorme, tumultueuse, impressionnable, restait massée aux abords du Palais de Justice de Reims, un des derniers jours de l’hiver de 1839.

On y jugeait deux affreux gredins dont le crime avait semé la terreur dans la contrée ; les débats duraient depuis trois jours ; on n’attendait plus que le verdict.

Le peuple ne craignait que l’indulgence du jury pour des accusés indignes de toute pitié.

L’attentat dont s’étaient rendus coupables Jacques Méral et son fils Pierre était horrible en effet.

Ils avaient assassiné, pour les voler, deux pauvres vieillards, les époux Duval ; puis, ce meurtre odieux et lâche accompli, ils avaient mis le feu à la maison dans l’espoir de faire disparaître les traces de leur crime.

Mais on avait arraché du milieu de l’incendie les cadavres à demi carbonisés des victimes ; la science avait aisément reconnu les causes réelles de leur mort, une instruction s’était ouverte, et les Méral, immédiatement soupçonnés, avaient été arrêtés.

Tout les accusait, d’ailleurs : leurs antécédents et leur mode d’existence.

Jacques Méral, qui habitait le faubourg à quelques pas de ceux qu’il devait assassiner, avait eu souvent déjà maille à partir avec la justice. Il avait été maintes fois condamné pour vol, et ses voisins, pour lesquels il était un objet d’effroi, affirmaient que sa femme, brave et courageuse créature, avait succombé à ses mauvais traitements.

Le fils ne valait pas mieux que le père ; de plus, c’était au physique un véritable monstre.

Bossu à ce point que sa tête disparaissait à peu près entre ses deux épaules, la bouche lippue et les yeux injectés, Pierre Méral était hideux à voir. Avec cela, robuste et foncièrement vicieux ! C’était bien le complice né de son père. Il avait à cette époque dix-huit ans à peine.

Ce n’était pas là, malheureusement, le seul enfant de Méral. Sa femme lui avait encore donné deux filles.

L’aînée, Françoise, avait moins de dix-sept ans au moment où son père comparaissait avec son fils devant le jury de la Marne, mais elle était déjà perdue.

La plus jeune, Rose, une enfant de huit à neuf ans, était une des plus adorables fillettes qu’il fût possible de voir.

Dans cet épouvantable milieu où elle était née et avait grandi, sa présence était un douloureux contraste, tant elle était jolie, tant sa physionomie était intelligente et douce.


Armand était à ses genoux, lui jurant un éternel amour.


À la mort de la femme Méral, plus d’une mère du quartier, quoique déjà chargée de famille, avait offert de prendre la petite Rose ; mais Méral avait brutalement refusé, non par affection, mais peut-être parce qu’il spéculait par avance sur la beauté de sa fille.

Le misérable avait même résisté aux sollicitations pressantes d’une brave et digne dame, Mme de Serville, chez la mère de laquelle sa femme avait été en service jusqu’au moment où elle avait eu le malheur de l’épouser.

Cette Mme de Serville, qui se souvenait des bons soins que la femme Méral avait eus pour elle pendant sa jeunesse, ne l’avait jamais oubliée ; elle lui était souvent venue en aide, et lorsqu’elle avait connu l’horrible existence qu’elle menait, lorsqu’elle avait vu le triste avenir qui menaçait la petite Rose, elle avait voulu s’en charger, mais Méral était demeuré impitoyable.

Rose était donc restée dans la maison maudite, n’ayant pour exemple que sa sœur, qui vivait avec un ouvrier, n’entendant que les propos obscènes ou brutaux que son père échangeait journellement avec son fils, et c’est ainsi qu’elle était arrivée jusqu’à l’heure où ces deux hommes avaient un si terrible compte à rendre à la justice.

Pendant qu’on jugeait leur père et leur frère, Françoise et Rose attendaient dans leur misérable logis.

On comprend quelle était leur anxiété. Tout à coup, vers huit heures, une immense clameur s’éleva dans la rue.

— À mort ! à mort ! hurlaient mille voix furieuses.

— Au bagne, le bossu ! répétaient d’autres voix.

C’était le peuple qui, sans réfléchir que les deux filles de Méral n’étaient pas responsables du crime de leurs parents, leur apprenait cruellement l’arrêt de la cour d’assises.

Jacques Méral était condamné à la peine capitale ; son fils, dont la laideur repoussante avait peut-être ému le jury, n’était frappé, lui, que de vingt ans de travaux forcés.

Françoise prit dans ses bras sa sœur qui pleurait, plus effrayée de tous ces cris qu’émue de la nouvelle dont elle ne saisissait pas bien l’horreur, et, la nuit se passa ainsi pour celles que la loi allait faire orphelines au nom de la société.

Mais le lendemain, vers midi, au moment où Françoise, qui ne songeait pas à abandonner sa sœur, se demandait avec inquiétude de quel œil son amant allait voir la petite Rose tomber à sa charge, la porte s’ouvrit pour livrer passage à Mme de Serville.

C’était alors une femme de trente ans, restée veuve avec un fils du même âge à peu près que la plus jeune des filles Méral.

En apprenant, comme toute la ville, la condamnation des assassins, sa première pensée avait été pour cette enfant si cruellement frappée par le sort, et elle se hâtait d’arriver pour l’arracher à la misère et à la honte qui l’attendaient presque fatalement.

Mme de Serville s’était dit qu’habitant, assez loin de Reims, une grande propriété où elle vivait dans l’isolement, rien ne lui serait plus facile que d’élever l’orpheline dans l’ignorance du passé et d’en faire, en mémoire de sa mère, une honnête femme.

À la vue de la bienfaitrice dont elle avait souvent entendu prononcer le nom, Françoise, se doutant du motif de sa visite, poussa sa sœur vers elle.

La fillette ne se fit pas prier et courut au-devant du bon ange qui venait la sauver.

Quelques instants après, Mme de Serville emportait la petite Rose dans sa voiture.

Après avoir donné à Françoise une somme suffisante pour qu’elle pût s’éloigner et pourvoir à ses premiers besoins, elle lui avait fait promettre de ne jamais chercher à revoir sa sœur. La jeune fille, véritablement touchée et reconnaissante, lui en avait fait le serment.

Dès le surlendemain, Mme de Serville installait à son château de la Marnière, dans une petite chambre voisine de celle de son fils, une ravissante enfant qui, dit-elle, se nommait Jeanne Reboul et était la fille d’un ancien serviteur de sa famille, mort sans fortune.

Elle avait aisément persuadé à Jeanne, c’était, là d’ailleurs son second prénom, que Méral n’était que son père nourricier, et la fillette s’était déjà faite à sa nouvelle existence, lorsqu’un matin, Mme de Serville la fit mettre à genoux pour sa prière de chaque jour et lui dit, lorsqu’elle l’eût terminée :

— Maintenant, Jeanne, répète après moi : Quel jour lamentable que celui où l’homme coupable sortira de la poussière pour être jugé ! Pardonnez-lui donc, ô mon Dieu ! L’enfant répéta, mot pour mot, sans le comprendre, mais d’une voix émue cependant, ce verset du Dies iræ de l’office des morts.

À la même heure, son père montait sur l’échafaud et son frère partait pour le bagne.

Dix années s’écoulèrent, et pendant ce laps de temps, Mme de Serville n’eut pas à regretter une seule fois sa bonne action.

Mise au couvent à Laon, Jeanne Reboul était devenue une ravissante jeune fille. On ne pouvait lui reprocher qu’une gravité précoce et, peut-être aussi, sauf avec sa bienfaitrice pour laquelle elle était parfaite de tendresse, une fermeté de caractère étrange chez une personne de son âge.

Remarquablement belle, fort instruite, car sa mère adoptive avait voulu qu’elle fût en état de gagner un jour honnêtement sa vie, la fille du décapité Méral était séduisante en tous points.

C’est ainsi transformée que Jeanne revint à la Marnière, en 1849.

Elle avait alors dix-huit ans, et Mme de Serville fut d’autant plus heureuse de la reprendre qu’elle avait dû se séparer de son fils unique, Armand, pour l’envoyer terminer ses études à Paris.

Bien qu’âgée de quarante ans à peine, Mme de Serville, dont la santé laissait beaucoup à désirer, était déjà une vieille femme. L’isolement de son âge mûr avait rouvert les plaies de sa jeunesse.

Le vieil intendant qui, depuis plus de trente ans, gérait les propriétés de la Marnière était mort, elle l’avait remplacé par le fils de l’instituteur du pays, Justin Delon ; mais malheureusement, au bout de quelques mois, elle avait été forcée de se séparer de cet employé, dont la probité ne lui avait pas semblé à l’abri de tout soupçon, et qui, de plus, affectait des opinions politiques absolument opposées aux siennes.

Justin Delon était un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, fort intelligent ; mais, de Paris, où il avait été gravement compromis dans les événements de 1848, il était revenu avec des idées révolutionnaires dont son père était justement épouvanté.

Sa hardiesse et sa faconde en avaient fait à la Marnière une espèce de personnage.

Les paysans, dont il flattait les instincts, en leur parlant à tort et à travers du dégrèvement des impôts, de l’extinction du paupérisme et de cent autres utopies, le consultaient volontiers. Ils l’avaient nommé conseiller municipal, ce qui forçait le château, grâce à la situation politique d’alors, à lui faire à peu près bon accueil lorsqu’il s’y présentait, souvent sous le prétexte le plus futile.

On comprend donc, en raison de son isolement et de sa mauvaise santé, avec quelle joie Mme de Serville installa sa protégée auprès d’elle. Non seulement la jeune fille allait être une compagne, mais elle serait aussi une aide précieuse pour le règlement de tous les comptes dont avait été chargé Justin Delon après la mort de l’intendant.

Les choses ainsi décidées, à la satisfaction de Jeanne, qui avait plus hâte de jouer un rôle qu’elle ne désirait se rendre utile, car le fond de son caractère était l’orgueil et la domination, sa bienfaitrice ne tarda pas à avoir en elle la confiance la plus absolue. C’était elle qui réglait avec les fournisseurs et les fermiers, et traitait toutes les questions secondaires, cela avec une adresse et une fermeté remarquables.

Mme de Serville en était enchantée ; aussi, un matin, lorsqu’un domestique vint lui annoncer Justin Delon, qui avait, disait-il, une communication d’une certaine importance à lui faire, pria-t-elle Mlle Reboul de le recevoir.

Ce n’était pas la première fois que ce nom de Justin frappait les oreilles de la jeune fille. Elle en avait entendu parler comme d’un homme dangereux pour ses opinions politiques, et elle savait qu’elle était pour ainsi dire son successeur.

Ce ne fut donc pas sans une certaine curiosité qu’elle se rendit dans le petit salon d’attente, où on avait fait entrer le fils de l’instituteur.

Jeanne, dont les idées à l’égard des héros de la démagogie n’étaient pas bien nettes, et qui se les figurait volontiers vieillards chevelus et barbus, ne put réprimer un mouvement de surprise à la vue du jeune et beau Justin.

Et Justin lui-même, qui s’attendait à l’arrivée de Mme de Serville et à son visage sévère, resta stupéfait à l’apparition de cette ravissante jeune fille dont il n’ignorait pas la présence au château, mais qu’il n’avait jamais vue.

Tout, dans sa physionomie et dans son attitude, exprima aussitôt une si complète admiration que Jeanne, à ce premier et spontané hommage rendu à sa beauté, se sentit tout à la fois troublée et remplie d’orgueil.

Cependant, elle reprit ou parut reprendre possession d’elle-même, et quand Justin, sur son invitation, lui fit part du motif de sa visite, elle l’écouta avec un calme parfait ; puis, elle lui dit de revenir le lendemain pour recevoir la réponse de Mme de Serville.

Il s’agissait d’un chemin communal qu’un des fermiers de la Marnière se croyait le droit d’accaparer au profit de son exploitation, et le jeune conseiller municipal était venu bien certainement au château avec des intentions hostiles, mais il s’était retiré en affirmant qu’il ne demandait, au contraire, qu’à être convaincu du bon droit du fermier.

Mme de Serville donna à Jeanne, pour les communiquer à Justin Delon, toutes les explications nécessaires, et le lendemain, lorsque le jeune homme se présenta, ce fut pour reconnaître aussitôt que la châtelaine de la Marnière avait raison.

Les beaux yeux de Jeanne étaient pour tout dans cette victoire ; mais la jeune fille, qui s’en doutait bien un peu, n’en fut pas moins extrêmement flattée d’avoir tranché aussi rapidement une question en litige depuis plusieurs mois, et elle sut un gré infini à Justin de sa facilité en cette occasion.

Nous ne sommes certes pas de ceux qui croient à l’amour spontané, coup de foudre ; mais nous pensons qu’entre deux êtres également doués pour le bien ou pour le mal, l’attraction est fatale. De même que celle des molécules de même nature, la cohésion de deux âmes dont les aspirations sont identiques est pour ainsi dire instantanée.

Or Justin et Jeanne étaient bien faits, hélas ! pour se comprendre.

Tous deux étaient des déclassés ; le premier, parce que sa vanité et son ambition lui faisaient voir au-dessus de lui avec un œil d’envie ; la jeune fille, parce qu’au lieu de ne se souvenir que des bienfaits dont elle avait été l’objet, elle se rappelait son enfance misérable et que, tout en ignorant la honte de sa naissance, elle sentait bien qu’elle n’était chez Mme de Serville qu’une étrangère élevée par charité.

De plus, ils étaient jeunes tous deux : ils s’aimèrent, et Jeanne, isolée, libre de ses pas, succomba sans presque se défendre. Puis, au lendemain même de sa chute, elle fut saisie, non pas de remords, mais d’une indicible terreur. Son orgueil se révolta de s’être ainsi donnée, et au fur et à mesure que l’amour de Justin devenait plus ardent, celui de Jeanne, qui avait cédé, à un entraînement curieux des sens plutôt qu’à un mouvement de l’âme, disparaissait.

Elle se sentit alors sur le point de haïr cet homme dont l’adoration l’obsédait et qu’elle pressentait ne devoir être pour elle qu’un obstacle dans l’avenir.

Elle lui reprocha son inaction, son inutilité ; elle souffla, pour la raviver, sur son ambition malsaine que la passion avait éteinte ; elle lui fit honte de n’être rien, au moment où l’agitation politique qui régnait ouvrait les carrières les plus brillantes aux audacieux.

Ce fut pire encore lorsqu’elle comprit, plutôt par intuition que parce que des phénomènes morbides le lui avaient révélé, qu’elle portait en son sein la preuve de sa faute.

C’est sous un des vieux arbres du parc de la Marnière, à quelques pas de la grille donnant sur la grande route, que Jeanne fit un soir cette révélation terrible à son amant.

— Que deviendrai-je ? Mme de Serville me chassera. Où irai-je ? ajouta-t-elle en voyant Justin garder le silence.

— Où vous irez ? dit enfin le jeune homme ; mais chez moi, Jeanne. Ce que vous deviendrez ? Ma femme, je vous l’ai juré.

— Votre femme ! Vous savez bien que votre père ne donnera jamais son consentement à notre mariage. Je ne suis qu’un enfant trouvé ; j’ignore même mon véritable nom !

— Je me passerai de l’autorisation de mon père.

— En attendant, que ferez-vous de moi ? Vous n’avez rien, vous n’êtes rien !

Ces mots avaient été prononcés avec un accent de reproche et une sécheresse qui glacèrent Justin.

Il était lui-même effrayé du scandale que produirait le départ subit de Jeanne, et il se disait que sa maîtresse avait raison : il n’était pas même en état de la nourrir et d’élever son enfant !

Aussi, la tête baissée, honteux de son impuissance et toujours follement épris, gardait-il de nouveau le silence.

Jeanne, pâle de colère et la lèvre dédaigneuse, le regardait d’un air de mépris.

Tout à coup, elle détourna vivement la tête : on entendait sur la route le claquement d’un fouet et le roulement précipité d’une voiture.

Laissant là son amant, elle s’élança vers la grille du parc.

Elle y arriva à temps pour voir passer, dans une berline de poste qu’entraînaient deux chevaux au galop, un jeune homme qui, après une seconde d’hésitation et de surprise, la salua, d’un bonjour joyeux.

— Armand ! murmura-t-elle ; Armand !

Et ce nom, sans doute, lui suggéra immédiatement une étrange pensée, car sa physionomie prit une expression nouvelle et elle se hâta de rejoindre Justin.

Le malheureux, adossé à un arbre, était tout aux tristes idées qu’avaient fait naître en son esprit les reproches de celle qu’il aimait.

— Écoute-moi, lui dit-elle presque affectueusement, en lui mettant la main sur le bras, ne perdons pas la tête, cela ne remédierait à rien. Nous avons du temps devant nous, il faut en profiter. Suivras-tu mes conseils ?

— Oh ! parle, parle, répondit Justin ravi d’entendre Jeanne familière et tendre comme autrefois. Ce que tu m’ordonneras, je le ferai. Je veux devenir digne de toi.

— Eh bien ! pars pour Paris : tu y as des amis ; trouve, grâce à eux, une situation honorable et lucrative ; deviens quelque chose. Aussitôt, que tu seras tiré d’affaire, j’irai te rejoindre. Seulement, hâte-toi, car dans quelques mois je ne pourrai plus dissimuler ma position.

— Partir ! gémit le fils de l’instituteur. Ne plus te voir !

— Préférerais-tu me perdre par ta présence ici ? Veux-tu qu’on me chasse avant que tu aies un asile à m’offrir ? Car tu penses bien que ton père ne me recevra pas chez lui.

— Oui, tu as raison ; il le faut ! Mais, toi, pendant ce temps, que feras-tu ?

— J’attendrai mon mari.

— Tu m’en fais le serment ?

— Je te le jure !

— Alors, adieu ! Ou plutôt non, au revoir, à bientôt !

Et le jeune homme prit sa maîtresse dans ses bras, lui donna dix baisers qu’elle lui rendit avec un empressement fiévreux, puis, s’armant de courage, il s’élança hors du parc sans oser détourner la tête.

Jeanne, qui l’avait suivi, ferma brusquement la porte derrière lui, comme si elle eût peur qu’il ne revînt sur ses pas, et, sans une pensée de regret pour celui qu’elle avait impitoyablement éloigné, elle reprit le chemin du château, la physionomie empreinte d’une inébranlable résolution.

Au moment où elle entrait dans le parterre qui s’étendait devant l’habitation, Armand sautait de voiture dans les bras de sa mère.

Mme de Serville attendait bien son fils, mais pas aussi tôt, et elle le tenait tendrement pressé sur son cœur.

Armand était à cette époque un beau garçon de vingt ans. Il venait de terminer ses études à Paris, et après y avoir passé quelques semaines chez un des amis de sa famille, il n’avait plus songé qu’à retourner auprès de sa mère qu’il adorait et de laquelle il était séparé depuis de longues années.

D’une imagination romanesque et ardente, les plaisirs de la grande ville ne l’avaient pas séduit ; il n’avait cessé de penser aux vieux arbres de la Marnière et s’était échappé bien vite de la fournaise pour rentrer au bercail, où il était si impatiemment attendu.

Souvent même, il s’était demandé ce qu’était devenue cette jolie fillette qui partageait ses jeux pendant son enfance. Dans une de ses dernières lettres à sa mère, il s’était informé de Jeanne.

Mme de Serville lui avait répondu que la fillette de jadis était maintenant une belle et intelligente personne qui vivait près d’elle et lui rendait, avec la plus touchante reconnaissance, de grands services.

Armand avait donc aisément reconnu sa petite amie d’autrefois dans cette ravissante jeune fille qui lui avait apparu à la grille du parc, comme l’ange de la maison venant au-devant, de lui ; et à la pensée que ce n’était peut-être pas le hasard seul qui l’avait amenée là, il s’était senti tout fier, par un mouvement d’amour-propre bien naturel dans un cœur de vingt ans.

Aussi, lorsqu’il eut répondu aux caresses de sa mère, le jeune homme jeta-t-il autour de lui un regard curieux.

Il aperçut alors Jeanne qui, se tenant discrètement à l’écart, semblait partager l’émotion maternelle de sa bienfaitrice, et Mme de Serville dit gaiement à la jeune fille :

— Approchez donc, mon enfant ; mon grand fils vous fait-il peur ?

Jeanne obéit et prit la main qu’Armand lui tendait, en disant :

— Mademoiselle, car, maintenant, il faut bien que je vous appelle ainsi, ma mère m’a écrit combien elle vous aime ; j’en suis peut-être un peu jaloux ; néanmoins, renouons vite connaissance pour redevenir bons amis comme jadis. Le voulez-vous ?

Tout cela avait été dit d’un ton naturel, mais où perçait une véritable admiration pour la beauté de Jeanne, et celle-ci remarqua que le fils de Mme de Serville ne faisait aucune allusion à leur rencontre quelques minutes auparavant. Elle en ressentit une joie immense, car c’était déjà un secret entre eux.

En voyant le jeune homme s’éloigner, sa mère à son bras, elle murmura avec un éclair de ses grands yeux :

— C’est lui qui me sauvera !

Elle avait dit vrai : moins de quinze jours plus tard, Armand était à ses genoux, lui jurant un éternel amour, et la maîtresse de Justin Delon s’abandonnait à son ancien compagnon d’enfance, comme poussée vers lui par une irrésistible passion.

Un mois après, lorsque la jeune fille avoua à son nouvel amant, et les yeux pleins de larmes, qu’elle craignait d’être enceinte, Armand la prit tendrement sur son cœur et lui dit :

— Ne t’épouvante pas, ma bien-aimée ; ma mère nous pardonnera à tous deux, et tu seras ma femme.

Quelques jours plus tard, il lui glissait au doigt un anneau d’or, à l’intérieur duquel il avait fait graver son initiale, celle de Jeanne et la date du jour où elle s’était donnée à lui : 15 octobre 1850.

Pendant ce temps-là, Justin se mêlait à l’un de ces mouvements populaires dont Paris était périodiquement le théâtre depuis 1848, et l’infidèle s’étonnait de ne pas encore avoir reçu de ses nouvelles, lorsqu’un matin, en lisant les journaux à Mme de Serville, ainsi qu’elle le faisait chaque jour, après le déjeuner, elle étouffa un cri de surprise et de joie odieuse.

Parmi les condamnés par le conseil de guerre, car Paris était en état de siège, on citait Justin Delon. La justice l’avait frappé de cinq mois de prison.

Le hasard lui venait donc en aide. Son plan infâme avait réussi plus complètement encore qu’elle ne l’avait espéré.

Cinq mois s’écoulèrent, cinq mois d’ineffable amour pour Armand dont la passion était toujours la même, mais qui n’osait rien dire à sa mère, et cinq mois de cruelles angoisses pour Jeanne, qui ne dissimulait plus sa grossesse qu’au péril de la santé et de la vie de son enfant.

Mme de Serville n’avait remarqué qu’une seule chose : l’air de souffrance de sa fille adoptive, dont les traits étaient tirés et dont les yeux se creusaient ; mais elle lui avait vainement offert avec tendresse de faire venir un médecin. La jeune fille avait refusé, en affirmant qu’elle n’éprouvait aucune douleur, et la mère d’Armand, qui ne pouvait soupçonner le mal, n’avait pas insisté davantage.

Les choses en étaient là lorsqu’on annonça au château le retour de Justin Delon à la Marnière. On l’avait vu rôder autour de l’habitation ; un des domestiques croyait même qu’il l’avait aperçu dans le parc, semblant attendre quelqu’un et examiner de loin la maison.

Quand elle apprit cette nouvelle pleine de menaces, Jeanne se sentit frémir, car elle pressentait que le fils de l’instituteur allait tenter de la voir et de lui parler.

Aussi se gardait-elle de s’éloigner du parterre où elle savait que Justin n’oserait jamais se hasarder.

Ce qui l’effrayait, c’est qu’elle n’avait pas pensé, au moment où il était parti, à lui réclamer la clef de la porte qu’elle lui avait donnée elle-même, afin qu’il pût, au temps de leurs amours, la rejoindre à toute heure.

Justin avait-il conservé cette clef ? Ne s’en servirait-il pas un jour ou l’autre ?

C’était bien là, en effet, le projet de Delon, et Mlle Reboul n’en put douter lorsqu’un soir, ayant ouvert, un billet que lui avait remis le jardinier quelques instants avant le dîner, billet que, par prudence, elle n’avait pas voulu laisser entre les mains de cet homme en refusant de le prendre, elle lut avec épouvante :

« Jeanne, voilà huit jours que je m’introduis dans le parc comme un voleur et que, les yeux fixés sur votre fenêtre, je suis votre ombre.

Vous ne pouvez ignorer mon retour. Ne voulez-vous donc plus me voir ? Il faut cependant que je vous parle, que je vous dise tout ce que j’ai souffert loin de vous, combien je vous aime toujours.

« Si ce soir, à neuf heures, vous n’êtes pas venue me rejoindre dans ce massif où nous nous rencontrions si heureux autrefois, je ne pourrai croire que vous m’avez refusé cette entrevue, mais je penserai que vous n’avez pu vous rendre libre, et, pendant la nuit, j’irai vous trouver dans votre chambre par le petit escalier de la tourelle.


Pendant ce temps-là, le brigadier s’assurait de son prisonnier et, tout en lui mettant les menottes, lui répétait…


« Vous me recevrez comme jadis, n’est-ce pas ? Je vous aime tant et je suis si malheureux ! »

À la lecture de ces dernières lignes, la jeune fille étouffa un cri de rage.

À l’heure où l’attendrait Delon, elle était toujours auprès de Mme de Serville, et en admettant même qu’elle pût trouver un prétexte pour s’éloigner, Armand ne la laisserait jamais descendre seule dans le parc. Que faire ?

Prévenir Justin ? Par qui ? Elle n’avait parmi les gens du château ni confidents, ni complices ; tous la respectaient à l’égal de leur maîtresse.

Ainsi, cet échafaudage machiavélique qu’elle avait si habilement dressé, son ancien amant allait le renverser par une imprudence. Elle était menacée de perdre en un seul instant son honneur, son avenir et Armand qu’elle aimait, autant du moins que l’ambition laissait place en son cœur pour l’amour.

— Mais cela est horrible, disait-elle, en parcourant de nouveau le fatal billet avec des regards de colère. Oh ! oui, il a raison de l’écrire : « comme un voleur ! »

Mais, après avoir répété ce mot, elle s’arrêta tout à coup.

Quelque terrible projet venait sans doute de prendre naissance en son esprit, car sa physionomie retrouva subitement son calme habituel, et elle s’écria avec un accent d’énergie sauvage :

— Eh bien, soit ! tant pis, c’est lui qui l’aura voulu !

Cinq minutes après, elle prenait en souriant sa place à table, entre Mme de Serville et son fils.

Le dîner fut très gai, surtout grâce à la jeune fille, qui ne s’était jamais montrée plus affectueuse, plus empressée pour sa bienfaitrice.

Armand l’en remercia souvent par une furtive pression de main, et lorsque le repas fut terminé, Mlle Reboul commença la lecture des journaux ainsi qu’elle le faisait tous les soirs, depuis que la vue de Mme de Serville s’était affaiblie à ce point que tout travail à la lumière artificielle lui était interdit.

Pendant cette lecture, l’amant de Jeanne allait d’ordinaire fumer son cigare dans le parterre, prêt à répondre au premier appel de sa mère, qu’il conduisait lui-même jusqu’à la porte de sa chambre à coucher.

Ce jour-là, le ciel était sans lune et couvert. Les taillis du parc, qui commençaient à l’extrémité du parterre, se perdaient dans une obscurité profonde.

Tout à ses pensées d’amour, M. de Serville s’était avancé machinalement jusqu’aux grands arbres, quand il entendit soudain un frémissement de feuilles sèches.

Il prêta l’oreille, crut percevoir un bruit de pas et allait s’élancer en avant, lorsqu’il se mit à rire, en disant :

— Quelque lapin que mon arrivée fait fuir ! Mais les amoureux sont comme les avares : ils s’imaginent toujours que les voleurs rôdent autour de leur trésor.

Et, revenant sur ses pas, il rentra au salon, où il raconta à sa mère, qui se préparait à remonter chez elle, la chasse ridicule à laquelle il avait failli se livrer.

À ce récit, Jeanne se sentit pâlir : elle comprit que Justin l’attendait. Cependant elle ne broncha pas.

Une demi-heure plus tard, le château s’endormait dans le plus grand silence.

Armand avait dit tendrement à sa maîtresse avant de se séparer d’elle :

— Encore un peu de courage, ma bien-aimée ; demain, j’avouerai tout à ma mère.

Elle n’avait répondu à cette promesse que par une fiévreuse étreinte et s’était dit à elle-même :

— Ah ! demain, qu’il le veuille ou non, il faudra que cette horrible situation ait un terme !

Quelques instants plus tard, redescendant au rez-de-chaussée comme pour s’assurer que tout y était bien en ordre, elle traversa la salle à manger avant de remonter dans sa chambre par l’escalier pratiqué dans la petite tourelle qui se trouvait à l’extrémité de cette pièce et formait l’un des angles de la construction générale.

Mais, étrange action pour celle qui avait la surveillance de la maison, en passant par cette salle à manger, elle y avait ouvert un des buffets et s’était emparée d’une poignée de couverts d’argent qu’elle avait cachés dans son sein.

Elle s’était élancée ensuite dans l’escalier dont elle avait, contre sa coutume, fermé la porte à clef, tandis que celles de la salle à manger et du vestibule étaient restées ouvertes.

C’était là un chemin que connaissait Justin. Il l’avait pris si souvent jadis, au milieu de la nuit, qu’il aurait pu le suivre dans les ténèbres.

Deux heures après ; au moment où le calme le plus complet régnait dans le château, Armand, qui s’était attardé en lisant, fut tout surpris de voir sa maîtresse entrer chez lui.

— Mon ami, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, je viens d’entendre du bruit au rez-de-chaussée : j’ai peur !

Blottie derrière les rideaux de sa chambre, où elle avait conservé de la lumière comme pour prouver qu’elle veillait, la misérable avait reconnu Justin traversant le parterre.

— Chère poltronne ! répondit M. de Serville en rassurant la jeune fille par ses caresses.

Mais, se rappelant tout à coup ce froissement de feuilles sèches qui l’avait frappé pendant qu’il se promenait sur la lisière du parc, après le dîner, il se dit qu’il se pouvait bien, somme toute, qu’un voleur se fût introduit dans la maison. Alors, renvoyant Jeanne, il s’arma d’un revolver et descendit rapidement par le grand escalier.

Arrivé dans le vestibule, Armand ne put douter un instant de l’exactitude de sa supposition : il entendait des bruits de pas dans la salle à manger.

— Au voleur ! cria-t-il aussitôt.

Et, se jetant bravement en avant, il s’efforça de percer l’obscurité pour reconnaître celui ou ceux auxquels il avait affaire.

Au même instant, une des fenêtres de la salle à manger s’ouvrit brusquement et un individu sauta du rez-de-chaussée dans le jardin.

M. de Serville fit feu, mais le fuyard, sans doute, n’avait pas été atteint, car le jeune homme l’entendit traverser le parterre.

Réveillés par le coup de feu, les domestiques étaient accourus.

Ils s’élancèrent dans le parc, d’où vint bientôt le bruit d’une lutte, puis les cris :

— Nous le tenons, le gredin !

Armand vit aussitôt arriver, se débattant entre les mains du jardinier et du cocher, Justin qui répétait :

— Laissez-moi, laissez-moi, je vous en conjure ; je ne suis pas un voleur !

À leur stupéfaction, les gens de Mme de Serville venaient de reconnaître le fils de l’instituteur, et comme, pendant les quelques mois qu’il était resté au château, Delon n’avait pas su se faire aimer, ils le jugeaient de bonne prise.

Quant à M. de Serville, qui ne connaissait de Justin que sa mauvaise réputation, sa présence ne lui produisit qu’un médiocre étonnement.

— Que se passe-t-il donc ? demanda à ce moment Mme de Serville, que ce vacarme avait réveillée et qui était descendue.

Son fils lui dit ce dont il s’agissait.

— Oh ! le malheureux ! fit-elle avec autant de compassion que de terreur.

— Madame, je vous en supplie, écoutez-moi, gémit Justin, en entendant la voix de la châtelaine.

Celle-ci fit charitablement un pas en avant.

— Non, ma mère, non, lui dit Armand en l’arrêtant respectueusement, pas de pitié pour lui ! Ce serait d’un trop mauvais exemple.

Et il ordonna à un des domestiques :

— Allez prévenir le brigadier de gendarmerie.

Se tournant ensuite vers ceux de ses gens qui maintenaient toujours le prisonnier, il ajouta :

— Vous autres, ne le laissez pas s’enfuir !

Justin, morne, désespéré, les yeux hagards, ne cessait de répéter :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Tout à coup la femme de chambre, qui avait accompagné sa maîtresse, jeta un cri.

En entrant dans la salle à manger, cette fille avait vu que l’un des buffets était ouvert, et elle avait constaté d’un coup d’œil que le panier où l’on serrait l’argenterie était à moitié vide.

— Fouillez-le ! s’écria-t-elle ; il a volé des couverts d’argent.

Comprenant, à cette horrible accusation, tout ce que sa situation avait d’épouvantable, Justin fit un si vigoureux effort qu’il faillit s’échapper ; mais dix bras vigoureux le saisirent aussitôt.

Au même instant, Jeanne rejoignait Mme de Serville et l’interrogeait avec un accent d’épouvante admirablement joué.

— Un bien triste événement, mon enfant, lui répondit la mère d’Armand : un voleur s’est introduit dans la maison, et ce voleur, c’est Justin Delon.

— M. Delon ! Oh ! le misérable ! dit l’infâme créature, mais à demi-voix seulement car elle craignait que, du jardin, celui qu’elle perdait si odieusement ne l’entendît.

Quelques minutes après, le brigadier de gendarmerie arrivait avec deux de ses hommes. Armand lui raconta ce qui se passait.

— Monsieur, je vous en prie, lui dit Justin, laissez-moi parler à madame votre mère. Je veux lui expliquer… cela est trop affreux !

— Que me voulez-vous ? demanda Mme de Serville en s’avançant sur le perron, au pied duquel se passait cette scène.

— Vous prouver que je ne suis pas un voleur, madame, répondit Delon. Permettez-moi de vous dire quelques mots. Tenez, j’aperçois Mlle Reboul derrière vous ; elle sait bien que je suis incapable d’une pareille action. Si on vous a volé, ce n’est pas moi.

Afin d’éloigner tous les soupçons, Jeanne avait eu, en effet, la hardiesse de suivre Mme de Serville.

Celle-ci se retourna vers la jeune fille, qui répondit hypocritement :

— Mon Dieu ! qui sait, madame ? M. Delon n’est peut-être pas coupable ! Ne le perdez pas, attendez à demain. Tout ce mystère s’éclaircira peut-être.

— Demain ! pourquoi demain ? supplia Justin.

Mais Mlle Reboul avait déjà entraîné sa bienfaitrice qui lui disait, en se laissant reconduire chez elle :

— Vous êtes un ange, mon enfant ; vous ne pouvez soupçonner le mal.

Pendant ce temps-là, le brigadier s’assurait de son prisonnier et, tout en lui mettant les menottes, lui répétait :

— En attendant que la chose s’explique, monsieur Delon, comme j’ai depuis longtemps l’ordre de vous surveiller, je ne vous lâche pas !

Un quart d’heure plus tard, on enfermait Justin sous de solides verrous, dans une salle basse de la gendarmerie, où il tombait sur un siège, se demandant s’il n’était pas victime d’un horrible cauchemar.

Le lendemain matin, lorsque le maire de la Marnière, escorté du garde champêtre, se présenta au château pour recevoir la déposition de Mme de Serville et celle de son fils, on venait de trouver, dans le gazon entourant le bassin du parterre et au fond de ce bassin, les couverts d’argent qui manquaient dans la salle à manger.

Le doute n’était plus possible ; Delon était bien le voleur, puisqu’il avait dû contourner cette pièce d’eau, en fuyant, après avoir sauté par la fenêtre du rez-de-chaussée.

Ce jour-là, Jeanne avait été plus matinale que jamais. Avant même que les domestiques fussent levés, elle était descendue au jardin.

En présence de cette preuve de vol commis pendant la nuit dans une maison habitée, le maire de la Marnière n’avait qu’à livrer le coupable à la justice. C’est ce qu’il fit sans retard.

Le soir même, sans avoir vu son père, dont on comprend l’immense douleur, Justin Delon fut conduit à Laon et mis à la disposition du parquet, qui ordonna son incarcération.

Une instruction ayant été immédiatement ouverte, Mme de Serville et son fils reçurent bientôt l’invitation de se rendre chez le magistrat chargé de l’affaire.

Si mauvais que fussent les souvenirs qu’elle avait conservés de Justin, la digne femme ne l’accabla pas.

Armand se contenta, lui, de raconter simplement ce dont il avait été témoin.

Quant au prisonnier, le désespoir l’avait plongé dans un tel état de prostration, qu’il ne put que sangloter en affirmant son innocence ; mais, quelques jours plus tard, lorsque le juge d’instruction lui fit connaître la déposition des maîtres du château, sentant alors tout à fait l’écrasante accusation qui pesait sur lui, il reprit un peu d’énergie et s’écria :

— Mais, monsieur, tout cela est horrible ! Il y a cependant à la Marnière quelqu’un qui sait bien que je ne suis pas un voleur, et qui pourrait dire pourquoi je me suis introduit cette nuit-là dans la maison.

— Quelle est cette personne ? Nommez-la, je la ferai comparaître.

Après avoir hésité un instant, Justin répondit :

— C’est Mlle Reboul.

— Qui est cette demoiselle ?

— La fille adoptive de Mme de Serville.

— Elle sait pour quel motif vous avez pénétré dans le château ?

— Si elle le sait !

À cette exclamation, dont le ton laissait clairement entrevoir tout ce que le prévenu n’osait encore dire, le magistrat eut un sourire ironique.

Cependant il dit aussitôt :

— Je comprends ; vous alliez rejoindre cette jeune fille ?

— Oui, monsieur. Ah ! je vous jure que s’il ne s’agissait pas de mon honneur, je me tairais !

— Vous oubliez ces couverts d’argent volés dans un des buffets de la salle à manger et retrouvés dans le bassin.

— C’est là un fait auquel je suis étranger. Je n’y comprends rien. Oh ! c’est affreux ! Moi, un voleur !

— Alors vous persistez à affirmer que c’est uniquement pour cette demoiselle Reboul que vous vous êtes glissé jusqu’à la salle à manger, car c’est dans la salle à manger que M. de Serville vous a surpris.

— Oui, je l’affirme.

— Prenez garde, le moyen que vous employez là n’est pas nouveau. Bien des gens dans votre situation l’ont tenté, et ils n’y ont gagné qu’une plus grande sévérité de la justice, car on a aisément prouvé qu’à un crime, ils ajoutaient une lâche calomnie contre une femme.

Le juge d’instruction, qui avait prononcé ces mots sévèrement, fixait le prisonnier avec plus de mépris encore que lorsqu’il ne lui avait parlé que du vol dont il le croyait coupable.

— Je dis la vérité, monsieur, reprit Delon. J’oubliais une preuve, c’est la clef du parc, car je n’ai pas escaladé les murs de l’habitation. Cette clef, Mlle Reboul me l’a donnée jadis.

— En effet, on a trouvé sur vous cette clef ; mais il se peut que vous l’ayez prise vous-même lorsque vous étiez employé au château, dans un but étranger à Mlle Reboul, puisqu’à cette époque elle n’y était pas. De sorte que cette clef, au lieu d’être une preuve de votre innocence, deviendrait l’élément de la circonstance aggravante de préméditation.

— C’est à en perdre la raison ! Interrogez au moins Mlle Reboul.

— C’est mon intention et mon devoir.

Et après avoir fait reconduire Justin en prison, le magistrat envoya le soir même à la Marnière, à l’adresse de Mlle Reboul, une invitation à se présenter à son cabinet le surlendemain.

— Le lâche a parlé, murmura Jeanne, en lisant la citation ; je devais le prévoir. Que faire ? Je ne puis pas cependant me trouver en face de lui.

C’est dans son lit que la maîtresse d’Armand faisait cette réflexion ; car, pressentant les révélations de Justin, elle s’était dite par avance malade, afin de pouvoir éviter une confrontation qui l’épouvantait, malgré toute son impudence.

Du reste, elle souffrait réellement, grâce aux efforts qu’elle faisait pour dissimuler sa grossesse ; Mme de Serville insistait depuis longtemps pour qu’elle consultât le médecin du château.

C’est pour la prier affectueusement de ne pas hésiter davantage à se soigner que la mère d’Armand entra dans sa chambre, peu d’instants après l’arrivée de la citation.

— Tenez, madame, dit la jeune fille, en lui donnant la lettre du juge d’instruction, voici ce que je viens de recevoir. Que dois-je faire ?

— Vous n’irez certainement pas à Laon, ma chère enfant, répondit Mme de Serville, après s’être rendu compte de ce dont il s’agissait. D’ailleurs, quels renseignements pourriez-vous donner à la justice ? Je vais écrire au parquet pour faire savoir que vous êtes alitée. J’enverrai, par le même courrier, un mot à mon docteur. C’est bien d’être courageuse, mais il ne faut pas laisser s’aggraver le mal.


Elle en brisa fiévreusement le cachet, mais aux premières lignes, elle se sentit prise de vertige.


Jeanne n’osa refuser, et les deux lettres pour Laon partirent le jour même.

Après avoir obtenu, du juge d’instruction qu’il entendît Mlle Reboul, Justin avait repris un peu de courage, car il ne supposait pas que son ancienne maîtresse le voudrait perdre en le démentant ; mais lorsqu’en lui faisant subir son second interrogatoire, le magistrat lui annonça que la jeune fille était souffrante et ne pouvait venir à Laon, le malheureux se sentit abandonné.

Sa physionomie prit alors une telle expression d’épouvante et de désespoir que le juge instructeur en fut frappé, presque ému.

— La justice, lui dit-il, doit tout faire pour s’éclairer, et puisque vous avez une si grande confiance dans les explications que pourrait donner Mlle Reboul, je me transporterai auprès d’elle pour recevoir moi-même sa déposition.

— Oh ! merci, monsieur, merci ! s’écria le prisonnier. Dites-lui bien que je n’ai prononcé son nom que pour échappera la plus terrible accusation, et que je la supplie de me pardonner ! Je sais que c’est mal de compromettre une femme ; mais je ne puis cependant me laisser condamner comme voleur. Mon pauvre père me maudirait !

L’infortuné se voilait le visage de ses deux mains pour étouffer ses sanglots.

Toutefois, ce fut un peu moins désespéré qu’il retomba dans la solitude de sa cellule.

Le surlendemain, le représentant du parquet tint sa promesse en se rendant à la Marnière.

Ce fut Mme de Serville qui le reçut.

Il lui expliqua le but de sa visite, sans lui faire part toutefois du moyen de défense employé par Delon.

— Que pourra vous dire la chère enfant ? lui répondit la châtelaine ; elle est très souffrante et nous attendons le docteur. Cependant, je le comprends, la justice ne doit rien négliger. Je vais vous conduire auprès de Mlle Reboul.

Armand, qui avait été prévenu de l’arrivée du magistrat, entrait dans le salon au moment même où sa mère prononçait ces mots.

— Je vous accompagnerai également si vous le permettez, monsieur, proposa-t-il au juge d’instruction, en le saluant.

— Parfaitement, monsieur, répondit ce dernier, en rendant au jeune homme son salut.

Mme de Serville passa la première pour montrer le chemin, et ils gagnèrent tous trois la chambre de Jeanne.

Jamais Mlle Reboul n’avait été plus jolie. On eût dit que, s’attendant à cette visite, elle s’était armée de toutes pièces.

De plus, elle avait bien certainement fait provision de calme, car sa physionomie exprima le plus complet étonnement lorsqu’elle vit entrer chez elle Mme de Serville accompagnée de son fils et d’un étranger.

Ce dernier, malgré la gravité de son caractère et la nature de sa démarche, ne dissimula pas, pour ainsi dire, son admiration. Quant à Armand, il eut un éblouissement.

Jeanne, étendue dans un grand fauteuil, n’était coiffée que de son admirable chevelure ; ses yeux, fatigués par la grossesse, brillaient d’un merveilleux éclat ; ses lèvres carminées faisaient ressortir la pâleur mate de son teint.

Elle était vêtue d’une longue robe de chambre qui cachait la déformation de sa taille, et avait un air de morbidezza plein de charme.

À l’arrivée de sa bienfaitrice, elle fit un mouvement affectueux pour venir à elle ; mais celle-ci l’empêcha de se lever, et la jeune fille se laissa retomber gracieusement sur son siège en saluant l’inconnu.

— Ma chère malade, lui dit alors Mme de Serville, voici M. le juge d’instruction de Laon qui vient recevoir votre déposition. Dites-lui donc, sans trop vous fatiguer, ce que vous savez de ce triste événement qui nous a si vivement émus tous, il y a quelques jours.

En contemplant cette ravissante créature et en voyant de quelle affection elle était entourée, la conviction du magistrat était déjà faite.

Pour lui, Justin Delon n’était qu’un infâme qui, pour se sauver, n’avait pas hésité à compromettre une jeune fille digne de tous les respects.

Cependant, ainsi que son devoir le lui ordonnait, il dit à Mlle Reboul :

— Mademoiselle, si je n’avais qu’à vous demander des renseignements sur les faits matériels dont ce château a été le théâtre, la démarche que je fais auprès de vous n’aurait rien de pénible, puisqu’elle m’aurait seulement procuré l’honneur d’être présenté à Mme de Serville et à vous ; mais il n’en est pas ainsi : Justin Delon, pour expliquer sa présence dans cette maison au milieu de la nuit, est entré dans des détails qui vous concernent seule.

— Moi, monsieur ? fit Jeanne avec des regards de surprise d’une adorable naïveté.

— Oui, mademoiselle, vous ; mais je ne sais si je dois vous faire cette communication devant témoins.

— Certes oui, monsieur. Je n’ai pas de secrets pour ma bienfaitrice ni pour son fils.

Cela avait été dit avec un si franc sourire, que l’étonnement qu’avaient causé les paroles du juge d’instruction à Mme de Serville et à Armand disparut aussitôt.

— Vous le voulez alors, mademoiselle ? demanda le magistrat.

— Je vous en prie, monsieur.

— Eh bien ! cet homme prétend que vous pouvez le sauver.

— Moi ! Comment ? Je ne demande pas mieux.

— Attendez ! En reconnaissant qu’il n’est entré au château que pour vous rejoindre ; cela, avec votre autorisation.

— Oh ! le misérable ! s’écria le fils de la châtelaine.

Jeanne n’avait pas répondu. Comme suffoquée par l’indignation, elle avait levé ses grands yeux sur Mme de Serville. Ses regards lui disaient de la prendre sous sa protection.

— Voyez, monsieur, fit la confiante et digne femme en montrant la malade au juge d’instruction, qui répondit aussitôt :

— J’avais bien pensé que c’était là une odieuse calomnie.

Il ajouta, en s’adressant à la jeune fille :

— Ainsi, tout cela est faux ? Je vous demande pardon d’insister : vous n’avez jamais autorisé cet homme à vous rejoindre ? Vous ne l’attendiez pas ?

— Monsieur ! gémit Jeanne. Moi, qui ai pris sa défense !

Elle éclata en sanglots.

Ne pouvant se dominer plus longtemps et oubliant la présence de sa mère, Armand s’élança vers sa maîtresse dont il prit tendrement les deux mains, en murmurant à son oreille des paroles d’amour et de consolation.

Mme de Serville comprit tout instantanément, et sa physionomie devint sévère ; mais elle se contint devant son visiteur.

Celui-ci, que l’action du jeune homme n’avait pas moins éclairé, ne puisa dans le tableau qu’il avait sous les yeux que la conviction plus profonde de la culpabilité et de l’infamie de Justin Delon. Sachant, sans doute, l’amour d’Armand de Serville pour Jeanne Reboul, le lâche avait voulu s’en créer une arme pour se défendre.

Comprenant alors qu’il n’avait plus rien à faire au château, le magistrat s’excusa, en homme du monde, du trouble provoqué par sa démarche, et il se retira en saluant Mme de Serville et la jeune fille.

Restée calme en apparence, la mère d’Armand avait reconduit le juge d’instruction jusqu’au grand escalier, ce qui avait permis à Jeanne de dire à son amant avec un accent de doux reproche :

— Qu’avez-vous fait, mon ami ? Vous vous êtes trahi ; je suis perdue !

— Non, ma bien-année, ne crains rien, répondit le jeune homme. L’événement qui vient de tout brusquer est fort heureux, au contraire. D’ailleurs, quoi qu’il arrive, je le jure que rien ne nous séparera.

Il avait scellé ce serment d’un baiser.

À ce moment Mme de Serville rouvrit la porte. Son fils s’élança vers elle.

D’un geste rempli de dignité, elle l’arrêta et lui dit :

— Je n’ai pas besoin de vos aveux ; vous avez agi de façon à me faire tout comprendre. Suivez-moi, il faut que je vous parle immédiatement.

— Madame ! supplia la jeune fille.

— Nous nous reverrons, mademoiselle ; seulement alors je saurai si je dois vous pardonner.

Et, faisant passer Armand le premier, Mme de Serville sortit.

Quelques minutes après, la mère et le fils étaient seuls dans un petit salon.

Ils n’avaient pas échangé une parole depuis la chambre de Jeanne.

L’excellente femme semblait douloureusement émue.

— Armand, dit-elle, j’exige de vous toute la vérité.

— Vous allez la savoir, ma mère, répondit vivement l’amoureux ; elle se résume, d’ailleurs, en un mot : j’aime Mlle Reboul.

— Elle vous aime ?

— J’en suis certain !

— C’est ma faute, et je ne saurais vous faire de trop vifs reproches, à vous surtout. J’aurais dû redouter pour votre cœur de vingt ans le voisinage de cette jeune fille trop belle ; mais elle, elle est impardonnable !

— Que voulez-vous dire ?

— Que Mlle Reboul aurait dû être arrêtée par la pensée du chagrin immense qu’elle me causerait, car elle ne pouvait oublier que cet amour serait sans issue.

— Sans issue ; mais je n’ai jamais eu d’autre intention que celle de faire de Jeanne ma femme.

— Votre femme ! Mlle Reboul ! s’écria Mme de Serville avec une expression de telle épouvante que son fils en tressaillit.

— Oui, ma femme, répéta-t-il cependant ; non seulement parce que je l’aime, mais aussi et plus encore peut-être parce que je lui dois cette réparation !

— Cette réparation ! Oh ! j’ai mal entendu, mon fils ; ce n’est pas possible ; Mlle Reboul n’a pas oublié à ce point le respect qu’elle doit à cette maison où elle a été recueillie.

— Jeanne sera mère dans trois mois.

Comme si ses forces ne lui permettaient pas d’en entendre davantage, la pauvre femme se laissa tomber dans un fauteuil. Le désespoir était peint sur son visage.

— Ma mère ! lui dit Armand en s’agenouillant auprès d’elle.

— Oh ! mon fils, laissez-moi, lui répondit-elle, en se relevant brusquement.

Et, se dirigeant vers la porte, elle ajouta, en voyant que le jeune homme la suivait :

— Restez ici, je le veux !

L’amant de Jeanne n’osa pas enfreindre cet ordre, qui lui avait été donné avec un regard sévère, et Mme de Serville gagna rapidement la chambre de la jeune fille, qui attendait cette visite avec terreur.

Son front pâle dans ses deux mains, elle semblait courbée sous le poids de la honte.

Sa bienfaitrice fit un effort pour vaincre la pitié qui s’éveillait en son cœur, à la vue de celle dont il lui semblait que la faute était un peu l’œuvre de sa propre imprudence, et elle lui dit :

— Mademoiselle, mon fils vient de m’avouer la triste vérité. Je ne vous parlerai pas de ma profonde douleur ; elle n’aggrave ni n’amoindrit une situation aussi pénible qu’inextricable. Vous ne pouvez demeurer ici : qu’allez-vous devenir ? Malgré la faute que vous avez commise, je conserve pour vous assez d’estime encore pour ne pas supposer que vous avez pu croire un mariage possible entre Armand et vous.

Jeanne ne répondit que par un geste négatif de la tête et par un sanglot.

Touchée de cette résignation, Mme de Serville poursuivit moins durement :

— Vous ne devez plus revoir mon fils ; il partira ce soir même. Cette séparation sera mon châtiment à moi. Je déciderai ensuite de votre sort. Si vous m’obéissez aveuglément, je ne vous abandonnerai pas, soyez-en certaine.

— Je ne demande rien, madame, je suis indigne de vos bontés, soupira la jeune fille. Pardonnez-moi ; je ne croyais pas faire mal, je l’aimais tant !

— Pauvre enfant ! pensa la trop bonne mère ; dont la colère avait déjà fait place à la compassion.

Aussi, se rapprochant davantage de Jeanne, ajouta-t-elle presque avec douceur :

— Du courage, mademoiselle ; Dieu vous pardonnera ainsi que je suis disposée à le faire.

Puis elle s’éloigna et, peu d’instants plus tard, retrouvant sa fermeté, elle imposait à son fils, malgré ses supplications et ses pleurs, de quitter immédiatement la Marnière.

Un homme de confiance allait le conduire à Douai, chez un des amis de sa famille. Il attendrait là les ordres de sa mère.

La séparation de Mme de Serville et de son fils fut déchirante, mais la mère fut inflexible, et le dernier regard de l’amant de Jeanne, au moment où la voiture qui l’emportait franchit la grille du château, fut pour la fenêtre de la chambre où son cœur lui montrait mourante celle qu’il aimait.

Quelques jours après, Mlle Reboul lui paraissant un peu remise de la secousse pénible qu’elle avait ressentie, sa protectrice décida son départ pour Reims, et la jeune fille quitta la Marnière presque secrètement, en compagnie du docteur qui s’était chargé de l’installer dans une maison d’accouchement et de pourvoir à tous ses besoins.

Jeanne était là, dans l’isolement, depuis à peu près un mois, lorsqu’un matin, elle lut dans un journal de la localité la condamnation de Justin Delon en trois années de prison et cinq ans de surveillance.

Traduit devant la cour d’assises de la Marne, le malheureux s’était à peine défendu ; mais son avocat n’avait pas épargné Mlle Reboul, dont le réquisitoire exaltait au contraire la vertu, pour rendre l’accusé plus indigne encore de toute pitié.

Sachant à quoi s’en tenir sur la culpabilité de son ancien amant et ramenée à une appréciation plus morale des faits par son renvoi du château, ainsi que par sa séparation d’Armand, la jeune femme subit un instant l’influence de ce remords passager que provoque dans les âmes les plus viles l’insuccès même d’une mauvaise action, mais cette impression disparut bientôt à la lecture d’une lettre qui lui parvint par une voie inconnue.

Cette lettre était de M. de Serville.

Avant de quitter Douai, il avait pu, moyennant beaucoup d’argent, envoyer à la Marnière un homme qui, après avoir assisté au départ de Jeanne, l’avait suivie à Reims et facilement retrouvée.

« Ma chère bien-aimée, lui écrivait-il, entre mille autres protestations passionnées, ma mère a refusé de m’expliquer pourquoi elle s’oppose à notre mariage, et il m’a fallu m’éloigner de toi sans te voir une dernière fois, mais ne perds pas courage, je ne l’oublierai jamais, je te le jure de nouveau.

« Laissons passer les mauvais jours et conserve-moi ton cœur ; le mien est à toi tout entier. Tiens-moi au courant des moindres événements de ta vie. Au moment où tu deviendras mère, mon âme sera à ton chevet pour soutenir la tienne, et ton enfant, mon adorée Jeanne, sera un nouveau gage de notre éternel amour. »

Armand terminait en disant à sa maîtresse où elle devait lui écrire et comment il se promettait de lui faire parvenir souvent de ses nouvelles.

Cette lettre était datée de Paris, où Mme de Serville avait envoyé son fils, sous la surveillance sévère d’un magistrat, ancien ami de son mari.

Quelques semaines plus tard, Mlle Reboul, plus heureuse en cela que bien des honnêtes femmes, c’est-à-dire presque sans souffrir, mettait au monde un fils, qu’elle fit déclarer sous son nom et avec les prénoms de Louis-Armand.

Informée de cet événement, qui s’était produit près d’un mois plus tôt qu’on ne s’y attendait, Mme de Serville, quoique fort souffrante, se rendit à Reims.

Elle était à ce point changée que Jeanne en fut frappée.

C’est que les trois mois qui s’étaient écoulés depuis la terrible découverte de la liaison de son fils avec Mlle Reboul avaient été douloureux pour la malheureuse mère.

Forcée de se séparer en même temps des deux êtres presque également aimés qui remplissaient sa vie ; contrainte de mépriser celle qui lui avait été si chère ; troublée par le remords d’avoir facilité le mal par son aveuglement : inquiète de l’avenir, car elle comprenait que l’amour d’Armand pour Jeanne s’exalterait encore en raison même des obstacles, Mme de Serville n’avait pu lutter contre le chagrin, et la souffrance physique n’avait pas tardé à se joindre en elle aux douleurs morales.

L’entretien de Mme de Serville avec Jeanne se ressentit de cet état général.

— Mademoiselle, lui dit-elle sans dureté, mais avec amertume, je viens tenir la promesse que je vous ai faite de ne pas vous abandonner, aussi bien en souvenir des années de votre jeunesse passées près de moi que par pitié pour ce petit être qui n’est pas coupable de sa naissance. Je veux me charger de lui comme je me suis jadis chargée de vous. J’espère que je n’en serai pas si cruellement punie.

— Madame… balbutia Jeanne en rougissant.

— D’ailleurs, lorsque l’heure de l’ingratitude aura sonné pour lui, je ne serai plus là depuis déjà longtemps. L’immense douleur que j’ai éprouvée m’a vieillie de vingt ans. Qu’il en soit fait selon la volonté de Dieu ! Voici ce que j’ai décidé à votre sujet ; mais je dois vous le dire : libre à vous d’accepter ou de refuser, je n’ai aucune autorité sur vous.

— Pardonnez-moi, vous avez celle que vous donnent ma reconnaissance et mon respect ; je ne suis plus digne d’ajouter : mon affection.

— Je vous remercie de me parler ainsi. Eh bien ! voici ce à quoi il faut vous résigner : à entrer à Douai dans l’institution religieuse de la Visitation ; je vous ai donné une éducation dont vos qualités naturelles, aussi bien que votre zèle, vous ont permis de profiter. La seule carrière qui vous soit ouverte me paraît l’enseignement. Consentez à vous réfugier dans cette sainte maison, où vous ne serez pas forcée de vivre complètement en recluse, — ne vous effrayez pas par avance, — mais où vous ne serez entourée que de bons exemples. Vous y attendrez que votre enfant ait grandi. À ce prix, j’assurerai son avenir et le vôtre. Le voulez-vous ?

— J’obéirai, madame.

En disant ces mots, la jeune femme pressait contre son cœur la dernière lettre d’Armand, comme pour y puiser la force de pousser la dissimulation jusqu’au bout.

Jeanne, en effet, n’était résignée qu’en apparence. Convaincue que son amant la récompenserait un jour de son sacrifice, elle ne songeait qu’à tromper sa bienfaitrice une dernière fois.

Un mois plus tard, complètement remise de ses couches, la jeune mère entrait au couvent de la Visitation, à Douai, et son fils était mis en nourrice chez une brave paysanne des environs de Reims.

Mme de Serville avait fait précéder Mlle Reboul de recommandations si pressantes auprès de la supérieure de l’institution, qu’elle avait été reçue à bras ouverts. Sa protectrice s’était fait un devoir de ne pas dire un mot de sa faute.

Elle l’avait présentée comme une jeune fille qu’elle avait élevée, qu’elle aimait beaucoup et qui, ne pouvant espérer trouver dans le monde une situation en rapport avec son éducation, se décidait, aussi bien par raison que par goût, à se vouer à l’instruction.

Moins d’un mois après son entrée au couvent, Jeanne était adorée de tout le monde, des religieuses aussi bien que des élèves, et la supérieure écrivait à Mme de Serville pour la remercier de lui avoir donné un pareil trésor.

Les mères de quelques pensionnaires avaient pris elles-mêmes la jeune institutrice en si grande affection qu’elles l’emmenaient de temps en temps dans leurs familles, ce qui permettait à Mlle Reboul de recevoir aisément des lettres d Armand et de lui répondre.

Plus d’une année s’écoula ainsi, et Jeanne, encouragée par son amant, luttait avec une grande énergie contre le calme et les déboires de sa situation, lorsque la supérieure l’appela un jour pour lui apprendre, avec les plus affectueux ménagements, que Mme de Serville était gravement malade.

À cette nouvelle la physionomie de la jeune fille se décomposa tellement que la religieuse en fut effrayée.

Mlle Reboul était devenue livide ; elle pouvait à peine se soutenir : on eût dit qu’elle allait se trouver mal.

C’est que, pour dissimuler l’horrible satisfaction qu’elle éprouvait de savoir Mme de Serville en danger, Jeanne avait dû faire un effort suprême ; c’est que, pour étouffer l’odieuse joie qui gonflait son cœur, elle devait en comprimer les battements.

La mort de sa bienfaitrice était, pour l’ingrate, la liberté.

La mère morte, est-ce que le fils ne reviendrait pas immédiatement à la maîtresse ?

Voilà ce qui se passait dans cette âme que la supérieure de la Visitation pensait envahie seulement par la douleur.


— Françoise Méral la fille du guillotiné ? — Vous dites ?


— Ma mère, supplia Mlle Reboul, permettez-moi d’aller soigner ma protectrice.

— Du courage, mon enfant, répondit la religieuse en embrassant maternellement sa jeune pensionnaire ; il est trop tard !

— Elle n’est plus !

Mme de Serville a rendu son âme à Dieu avant-hier, dans la soirée.

La jeune fille jeta un cri et, pour ne pas se trahir, se cacha le visage dans ses deux mains.

Puis, après un instant de silence, elle bégaya :

— Vous me permettrez d’aller lui rendre les derniers devoirs ?

— Vous êtes absolument libre ; rien ne vous retient que votre volonté dans notre sainte maison, répondit la supérieure ; mais vous arriverez après la cérémonie.

Au fond, cela convenait mieux à Jeanne.

Ignorant ce qui s’était passé et dit à la Marnière après son départ, et par conséquent ne sachant de quel œil y serait vu son retour, elle préférait attendre les instructions qu’Armand ne pouvait manquer de lui envoyer bientôt.

Elle ne savait pas, d’ailleurs, si M. de Serville était arrivé à temps pour embrasser sa mère une dernière fois.

Cependant, une semaine entière s’étant écoulée sans nouvelles, elle commençait à éprouver une certaine inquiétude, lorsqu’un jour enfin, elle trouva à la poste restante la lettre qu’elle attendait avec tant d’impatience.

Elle en brisa fiévreusement le cachet, mais, aux premières lignes, elle se senti prise de vertige.

— Oh ! non, c’est impossible ! murmura-t-elle, en passant une main sur ses yeux comme pour en arracher le voile dont elle voulait qu’ils fussent couverts.

Et elle recommença sa lecture, pour étouffer bientôt un cri de rage.

Voici ce que lui écrivait M. de Serville :


« Jeanne, je viens d’éprouver les deux plus grandes douleurs qui pouvaient me frapper : j’ai perdu ma mère sans avoir eu la consolation de recevoir son dernier soupir, et j’ai trouvé dans le pli qui renfermait ses volontés suprêmes une horrible révélation qui nous sépare à jamais.

« Pressentant bien ce que je ferais de vous aussitôt que je serais libre, ma mère a voulu, du fond de sa tombe, s’y opposer. Je dois lui obéir, mon cœur dût-il se briser de désespoir !

« Depuis que cet épouvantable secret m’est connu, j’ai tenté dix fois de vous écrire, le courage m’a manqué. Aujourd’hui, il le faut, puisque je vais quitter la France et m’en aller bien loin devant moi. Si je restais, je ne respecterais peut-être pas la mémoire de ma mère et son ombre me maudirait.

« Adieu donc, Jeanne, vous que j’ai tant aimée ; adieu pour toujours !

« Armand. »


« Mon désespoir allait me faire oublier de vous dire que ma mère a assuré votre sort et celui de votre enfant, dont je veux prendre soin moi-même. Mon notaire vous verra à ce sujet. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je me souviendrai du bonheur que vous m’avez donné, c’est-à-dire de la dette du cœur que j’ai contractée envers vous. »


On conçoit aisément dans quel état de stupeur la lecture de cette lettre avait plongé Mlle Reboul.

Depuis plus d’un an, tout entière à ses rêves ambitieux, elle luttait contre son indomptable nature pour tromper les honnêtes femmes au milieu desquelles elle vivait ; depuis plus d’un an, elle acceptait, avec une étrange force de volonté, le calme d’un cloître et tous les froissements d’une position subalterne pour mieux atteindre son but ; et c’était au moment où, grâce à la mort de Mme de Serville, elle pensait y toucher, que tout s’écroulait autour d’elle.

— Quelle révélation ?… quel secret ?… répétait-elle, après avoir relu de nouveau ces fatales lignes. Sait-il que Justin ?… Non, rien dans cette lettre ne me le fait supposer. De quoi donc veut-il parler ? Qu’est-ce qui me sépare de lui ? Parce que je suis un enfant trouvé ? Armand ne l’ignorait pas. Vingt fois il m’a dit : « Tant mieux, je serai ta seule famille. » Mais alors, quel est ce mystère que m’a caché Mme de Serville pour s’en faire plus tard une arme si puissante ? Oh ! à tout prix je veux le connaître ! À qui le demander ?

Et des larmes de colère s’échappant de ses yeux, elle sauta en voiture pour ne pas se donner en spectacle aux passants.

Puis, tout à coup, elle s’écria :

— Oui, c’est cela, Françoise Méral, ma sœur de lait. Oh ! ma mémoire est fidèle et je vois encore la maison que nous habitions à Reims, dans le faubourg, tout près du cimetière. C’est là que Mme de Serville est venue me chercher un soir. Le peuple criait, je ne sais pourquoi. Le père Méral et son fils Pierre, le bossu, avaient battu quelqu’un. J’avais peur ! Que sont-ils devenus ? Retrouverai-je Françoise ? Il le faut cependant.

Ces réflexions avaient conduit Jeanne jusqu’à la porte du couvent, où elle rentra, ne portant sur son visage que l’expression de la douleur que devait lui causer la mort de sa bienfaitrice, mais décidée à mettre sans retard à exécution, son projet d’aller à Reims.

Une lettre qu’elle reçut le lendemain lui fournit l’occasion de faire ce voyage sans éveiller le moindre soupçon.

Le notaire de la famille de Serville lui écrivait qu’il avait une chose importante à lui communiquer, et lui demandait s’il lui était possible de se déplacer, où s’il lui convenait mieux d’attendre son premier passage à Douai.

Mlle Reboul consulta la supérieure, en ne manquant pas de lui dire combien elle serait heureuse d’aller prier sur la tombe de sa bienfaitrice, et la religieuse l’autorisa à partir aussitôt qu’elle le voudrait.

— Allez remplir ce pieux devoir, ma fille, ajouta-t-elle, et revenez vite parmi nous, qui vous conservons une place dans notre cœur.

Le lendemain même, Jeanne partit pour Reims. Ce fut seulement en y arrivant qu’elle se souvint que son fils était chez une brave femme des environs.

Depuis le jour où Mme de Serville lui avait enlevé son enfant pour le mettre en nourrice, Mlle Reboul ne l’avait pas revu. Si sa pensée s’était parfois tournée vers lui, c’est qu’elle le considérait comme un gage des promesses d’Armand.

Quant à l’amour maternel, l’odieuse créature l’ignorait ; il n’y avait de place en son cœur que pour l’ambition.

Sa première visite fut pour le notaire de la famille de Serville.

L’officier ministériel la reçut très poliment ; puis, sans phrases, en style d’affaires, il lui fit part des dispositions prises par la défunte.

Mme de Serville laissait à Mlle Reboul 4.000 francs de rente, réversibles sur la tête de son fils ; mais si cet enfant cessait de vivre et si sa mère voulait entrer au couvent, la donatrice l’autorisait à prélever une dot de dix mille francs sur le capital.

— Ce n’est pas tout, mademoiselle, poursuivit le notaire ; M. Armand de Serville m’a chargé de vous compter une somme de vingt mille francs ; je tiens cet argent à votre disposition. Il désire de plus que je me mette en rapport avec la femme Sauvière, du village de Cormontreuil, chez laquelle votre fils est en nourrice, afin de m’assurer régulièrement des soins qui lui sont donnés.

— Vous n’avez pas d’autre communication à me faire ?

— Aucune, mademoiselle.

— M. de Serville ne vous a pas dit pourquoi il veut quitter la France ?

— Non, je sais seulement qu’il part, ou plutôt qu’il est parti, car il s’est embarqué ce matin à Marseille.

Jeanne dut faire appel à toute sa volonté pour dissimuler l’émotion que lui causait la certitude de l’éloignement d’Armand. Elle avait espéré jusque-là qu’il n’aurait pas le courage de s’expatrier sans lui dire adieu, et elle apprenait qu’il était déjà loin.

— C’est fort bien, monsieur, dit-elle au notaire d’une voix parfaitement calme ; il ne me reste à vous demander qu’une seule chose : Savez-vous si la famille Méral, où m’a trouvée Mme de Serville, habite toujours Reims ?

— La famille Méral !

— Oui ; elle se composait du père Méral, de son fils, un garçon contrefait, et d’une jolie fille, Françoise, ma sœur de lait, que je voudrais revoir.

— J’ignore tout à fait, répondit l’officier ministériel avec une sorte d’embarras qui surprit la jeune fille, ce que sont devenus ces gens-là, et si vous me permettez de vous donner un conseil…

— Certainement, monsieur.

— Je vous engage à ne pas vous mettre à leur recherche, d’oublier que vous les avez connus.

— Pourquoi ?

— Leur réputation était détestable et ils ont quitté la ville depuis longtemps déjà.

— Je vous remercie, monsieur. Ayez maintenant la bonté de me donner cinq mille francs et de conserver le restant de la somme que vous avez à ma disposition.

Le notaire s’exécuta aussitôt. Il remit de plus à Mlle Reboul un reçu de l’argent dont il restait le dépositaire, et la jeune fille quitta l’étude.

Mais ce fut, au lieu de rentrer à son hôtel, pour suivre le boulevard extérieur, en se dirigeant vers le faubourg.

Arrivée au centre du pauvre et triste quartier, elle s’arrêta en face d’une usine dont il lui semblait reconnaître la cheminée monumentale. Elle se souvenait des étonnements naïfs que lui avait causés jadis cette construction hardie. Elle avait dû passer, étant enfant, par la rue où elle se trouvait. Si elle existait toujours, la maison où elle avait été élevée ne pouvait être loin.

Convaincue de ne pas se tromper et avisant, sur le pas d’une porte, une femme du peuple d’un certain âge et à la physionomie avenante, elle s’approcha et lui dit :

— Habitez-vous le quartier depuis longtemps, madame ?

— Mon Dieu ! depuis toujours, ma belle demoiselle, répondit l’ouvrière. J’y suis née et m’y suis mariée.

— Peut-être alors pourriez-vous me donner un renseignement ?

— Avec plaisir. Lequel ?

— Je cherche une jeune fille qui demeurait dans le voisinage, il y a une douzaine d’année : Françoise Méral.

— Françoise Méral, la fille du guillotiné ?

— Vous dites ?

— Eh bien ! oui : la fille de Jacques Méral, l’assassin des vieux Duval. Il a été condamné à mort et son fils Pierre, son complice, le bossu, aux travaux forcés.

Livide et sentant ses jambes se dérober sous elle, Jeanne était obligée de s’appuyer contre le mur.

— Ne le saviez-vous pas ? interrogea l’ouvrière en s’apercevant de son émotion.

— Non, fit la jeune fille de la tête.

— Et moi qui vous apprends ça brutalement ! Mais ce n’est pas une raison pour ne pas vous intéresser à Françoise. Au moment de l’exé… de la mort de son père, elle vivait avec un bon garçon qui ne l’a pas abandonnée pour ça. C’est un nommé Claude Manouret. Je crois bien qu’il travaille dans la grande fabrique de MM. Villeminot, dans l’autre faubourg. Du moins, il me semble que mon fils m’a raconté quelque chose comme ça. Car, vous le comprenez, le nom des Méral revient de temps en temps dans les causeries. Je suis vraiment désolée de vous avoir fait du chagrin.

— Vous dites : Claude Manouret, chez MM. Villeminot ? demanda Jeanne, en faisant un effort surhumain pour redevenir maîtresse d’elle-même.

— Parfaitement, répondit la brave femme. Voulez-vous que mon fils s’en informe ? Ça lui sera plus facile qu’à vous.

— Oui, bien volontiers. S’il retrouve Françoise Méral, il la priera de venir demander à l’Hôtel du Palais Mlle Reboul. C’est moi.

— Il reviendra à midi pour manger la soupe ; ce soir même, si Françoise est toujours à Reims, vous la verrez.

— Merci, madame ; tenez, ayez la bonté d’offrir cela de ma part à votre fils pour son dérangement.

En disant ces mots, elle avait forcé son interlocutrice à accepter vingt francs. Ensuite, toute songeuse, elle reprit le chemin de son hôtel.

On comprend aisément combien la révélation qui venait de lui être faite humiliait l’orgueilleuse jeune fille. Non seulement elle était un enfant trouvé, mais l’homme qui l’avait recueillie était devenu un assassin ; la maison où elle avait été élevée était celle d’un guillotiné et d’un forçat.

C’est en proie à ces tristes pensées que Jeanne s’enferma dans sa chambre, à l’Hôtel du Palais, jusqu’au moment où, vers quatre heures, elle entendit frapper à sa porte. Ce ne pouvait être que la réponse de Claude Manouret, ou Françoise elle-même.

Fort émue, mais plus impatiente encore, elle courut ouvrir et se trouva en face d’une belle fille, de tournure commune et d’une trentaine d’années, qu’elle reconnut aussi tôt.

C’était bien la fille de Méral.

— C’est vous qui m’avez fait appeler, madame ? demanda-t-elle à Jeanne Reboul.

— Oui, répondit celle-ci. Entrez, je vous prie.

Françoise, assez étonnée, obéit, Jeanne reforma la porte derrière elle et lui dit, en lui offrant un siège :

— J’ai un renseignement à vous demander. Si vous pouvez me le donner, je vous le paierai bien.

— Parlez, madame.

— Vous êtes la fille de Jacques Méral ?

— Oui, sa fille Françoise, répondit l’ouvrière en rougissant.

— Pardonnez-moi, reprit Mlle Reboul, de vous rappeler un terrible souvenir.

— Oh ! que voulez-vous ! Il a bien fallu que je m’y fasse. Ce n’est pas ma faute, après tout, si mon père et Pierre… Mais ce n’est pas d’eux que vous voulez me parler ?

— Non, je veux vous prier de me dire, si vous le savez, d’où venait une petite fille dont vous devez vous rappeler, qui était élevée dans votre maison et que Mme de Serville a prise avec elle.

— Rose ?

— Ah ! elle s’appelait Rose. Eh bien ! Rose d’où venait-elle ?

— Comment, d’où elle venait ?

Mme de Serville a dit que c’était une petite abandonnée que Méral avait recueillie, et aujourd’hui que sa bienfaitrice est morte, cette jeune fille aurait intérêt à connaître le mystère de sa naissance pour rechercher sa famille.

La physionomie de Françoise, qui d’abord avait exprimé de la stupéfaction, était redevenue calme et sérieuse ; mais, les yeux fixés sur celle qui l’interrogeait, elle gardait le silence.

— Vous ne voulez pas me répondre ? fit Jeanne.

— Eh ! je ne demande pas mieux, riposta la fille Méral sèchement, d’autant plus que la chose doit vous intéresser ; car, si je ne me trompe pas, la petite Rose, élevée par Mme de Serville, c’est tout simplement vous.

— Oui, c’est moi, dit naturellement Mlle Reboul, qui s’attendait et s’était préparée à ce choc à peu près inévitable ; c’est moi-même, ma bonne Françoise : je vous avais reconnue de suite.

— Ah ! vous m’aviez reconnue ?

— Oui, certes ; je n’ai pas oublié vos bons soins d’autrefois. Alors, vous ne savez rien de ma famille ?

— Voyons, est-ce que c’est sérieusement. Rose, que tu me demandes tout ça ? Me prends-tu pour une bête ?

Jeanne fit un bond de surprise ; Françoise la fixait d’un regard moqueur.

— Mais, je ne vous comprends pas, bégaya-t-elle.

— Comment, tu ne comprends pas, reprit l’ouvrière, en haussant les épaules. Tu ne me feras pas croire que tu ignores que tu es ma sœur, ma propre sœur, c’est-à-dire, comme moi, la fille de Méral, de Méral le guillotiné.

Celle que Mme de Serville avait recueillie jadis jeta un cri d’horreur.

— Et la sœur de Pierre le forçat, poursuivit impitoyablement Françoise. Ah ! je sais bien que, pour toi, qui te pensais peut-être l’enfant de quelque marquis, c’est une fichue dégringolade ; mais, c’est comme ça ! Tu t’appelles tout simplement : Rose-Jeanne Méral. Ne crois pas, tout au moins, que c’est pour te faire de la peine que je t’apprends tout ça ; mais, vois-tu, il y a trop longtemps que je souffre seule. Je n’aurais pas été te chercher, je l’avais promis à Mme de Serville, mais, puisque tu es venue, tant pis !

Le coup était rude, en effet, pour l’orgueil de la maîtresse d’Armand.

Appuyée sur un meuble, les poings crispés, la bouche frémissante, le blasphème sur les lèvres, elle pensait bien moins à la honte que lui apportait cette horrible révélation qu’à la barrière infranchissable qui existait entre elle et son amant.

Effrayée de l’effet produit par ses paroles, Françoise semblait les regretter, car c’était une fille plutôt vicieuse que méchante ; mais Jeanne, dont l’âme de bronze ignorait la faiblesse, ne pouvait se courber longtemps sous quelque malheur que ce fût.

Presque instantanément, elle se redressa et, tendant la main à sa sœur, elle lui dit :

— Merci de ne m’avoir pas caché cette affreuse vérité. Je l’aurais connue plus tard et c’eût été peut-être plus terrible encore. Causons maintenant comme deux bonnes amies, comme deux sœurs.

Enchantée de la tournure que prenaient les choses, la fille aînée de Méral répondit énergiquement à l’étreinte de Jeanne, et celle-ci poursuivit :

— Tiens-tu beaucoup à rester à Reims ?

— Oh ! non, s’écria Françoise ; il y a longtemps que je serais loin si j’avais pu quitter ce pays maudit.

— Eh bien ! je vais te donner les moyens de partir.

— Toi ! bien vrai ?

— À une seule condition, c’est que tu te chargeras d’un enfant.

— D’un enfant ?

— Oui, du mien, le fils d’Armand de Serville. Après m’avoir rendue mère, il m’a abandonnée, je sais maintenant pourquoi. Voilà ce que m’a rapporté la protection de Mme de Serville. Sachant que son fils voulait faire de moi sa femme, elle n’a pas manqué, avant de mourir, de lui dire de qui j’étais fille… et le lâche est parti.

— Dame ! ma petite Rose, ce n’est guère facile à un noble d’épouser…

— Oui, la fille d’un guillotiné et la sœur d’un forçat. Enfin, il est loin et c’est notre enfant que je veux te confier. Je le donnerai 5,000 francs qui le serviront à toi et à lui, jusqu’à ce que je t’envoie d’autre argent ; mais tu quitteras Reims immédiatement.

— Oh ! bien volontiers. Où irai-je ?

— À Paris, d’où tu m’écriras poste restante, aux initiales J. R., dès que tu seras arrivée. De plus, jure de ne jamais parler de moi à personne.

— Ça, je le jure !

— Pas même à cet homme avec lequel tu vis.

— À Claude ? Je crois qu’il ne tient guère plus à moi que je ne tiens à lui.

— Et jamais, à qui que ce soit, tu ne diras que tu m’as vue ?

— C’est entendu !

— Quant à l’enfant, si on t’interroge, tu répondras que c’est le tien.

— Je te le promets.

— Ce sera ma vengeance. Puisque M. Armand de Serville ne veut plus de la mère, il n’aura pas davantage le fils. Plus tard, nous verrons !

— Sais-tu que tu es une rude femme, Rose, et joliment belle.

— Pas encore assez ! Convenons bien de nos faits. Demain, pendant que ton… que Claude sera au travail, nous irons chercher l’enfant ; c’est tout près d’ici, au village de Cormontreuil, et tu partiras pour Paris sans rentrer chez toi. Maintenant, sauve-toi ; pas un mot et à demain.


Un de ces refuges interlopes était décoré pompeusement du nom de l’Hôtel de Reims.



— À demain ! Mais laisse-moi t’embrasser.

— Je ne demande pas mieux !

Et elle lui tendit sa joue sur laquelle Françoise mit deux bons et francs baisers.

Le soir même, Jeanne alla terminer ses affaires avec son notaire, et le lendemain les choses se passèrent ainsi que les deux sœurs les avaient arrêtées.

La brave femme Sauvière, qui adorait son nourrisson, pleura bien un peu de se le voir enlever si brusquement, mais Mlle Reboul la consola en la récompensant généreusement de ses soins, et, deux heures plus tard, sans avoir prévenu son amant, Françoise partait pour Paris, en emportant dans ses bras le fils de sa sœur.

La mauvaise mère n’avait pas même embrassé cet enfant, qui n’était pas pour elle le fruit de ses entrailles, mais seulement l’instrument de sa vengeance dans l’avenir. Les sourires du pauvre petit être ne l’avaient pas un instant émue, Pour fuir ses caresses naïves, elle n’avait pas voulu faire route près de lui.

Le jour suivant, seule avec ses pensées, Mlle Reboul reprit la route de Douai, et lorsqu’elle y arriva, la supérieure de la Visitation ne crut lire sur les traits fatigués de sa jeune sous-maîtresse que la profonde douleur causée par la mort de sa bienfaitrice.

L’affection de la sainte femme pour Jeanne en augmenta d’autant, et il est alors facile de comprendre comment elle répondit d’elle, lorsqu’un an plus tard, M. de Ferney la lui demanda pour en faire l’institutrice de ses filles.

Tel était le passé de Jeanne, et c’était ce passé terrible, qu’elle oubliait au milieu de son odieux triomphe, qui s’était dressé subitement devant elle, au cimetière du Père-Lachaise, dans la personne de Justin Delon, l’amant si lâchement sacrifié à ses rêves ambitieux, le malheureux dont sa combinaison machiavélique avait fait un condamné pour vol !