Marmorat (p. 54-63).

III

Pris au piège.



Moins d’un mois après l’entrée de Jeanne Reboul dans sa maison, M. de Ferney fixa le jour où sa famille quitterait Douai pour se rendre à Paris.

Sa nomination aux fonctions de conseiller à la cour de Paris avait paru à l’Officiel, et son tapissier l’avait informé que son hôtel du faubourg Saint-Germain était prêt à le recevoir.

À cette nouvelle, Jeanne ne dissimula que difficilement sa joie.

Ces dernières semaines passées dans le pays dont elle désirait tant s’éloigner lui avaient paru interminables, mais ce court laps de temps avait suffi pour faire disparaître tout à fait de l’esprit de la malade les impressions pénibles que nous nous sommes efforcé de peindre.

Mme de Ferney voyait l’avenir moins sombre ; elle était la première à ne parler que des qualités précieuses de Mlle Reboul.

Sa fille aînée, Louise, s’était prise d’une véritable passion pour son institutrice, et si Berthe résistait encore un peu aux avances pleines de tendresse de la jeune fille, la pauvre mère avait chassé de son imagination et de son cœur les craintes qu’y avait fait naître si spontanément la beauté de l’étrangère admise à son foyer.

M. de Ferney ne s’applaudissait pas moins de son choix que sa femme. Après avoir assisté deux ou trois fois aux leçons que Mlle Reboul donnait à ses enfants, il restait convaincu qu’il ne s’était pas trompé.

Jeanne semblait du reste apporter des éléments nouveaux de santé et de bonheur dans ce milieu si calme, si triste jadis.

Soit parce qu’elle se sentait rassurée sur certains points, soit parce que les préparatifs de ce déplacement et la perspective de l’inconnu lui procuraient une distraction salutaire, la chère souffrante reprenait des forces.

Le jour du départ arrivé, toute la famille monta dans un compartiment réservé. Mme de Ferney n’avait avec elle que sa femme de chambre. Les autres domestiques avaient été envoyés en avant.

Les fillettes étaient d’une gaieté folle ; elles allaient voir Paris ! Leurs grands yeux interrogateurs ne quittaient pas Jeanne, qu’elles pressaient de questions.

Quant à celle-ci, ses lèvres étouffèrent un « enfin ! » lorsque la locomotive qui l’emportait inclina son panache noir en sortant de la gare.

Le voyage s’exécuta sans incident. Partis à midi, les voyageurs arrivèrent le soir, et la voiture qui les avait pris au chemin de fer du Nord les déposa avant sept heures sur le seuil d’une fort belle maison connue dans le faubourg Saint-Germain sous le nom de l’hôtel de Rifay.

C’est bien l’habitation qui convenait à M. de Ferney, tout à la fois en raison de la santé de sa femme, du calme que nécessitaient ses travaux et pour ses enfants.

L’installation s’y fit rapidement.

La maison se composait d’un grand corps de logis sur cour, du côté de la rue, et d’une aile en retour sur le jardin, planté d’arbres séculaires.

C’était le rez-de-chaussée de cette aile que le magistrat avait choisi pour l’appartement de sa femme, afin qu’elle n’eût pas la peine de monter et qu’elle pût, dès les premiers beaux jours, profiter des rayons du soleil.

Il avait fait élever à la suite de sa chambre à coucher une serre qui donnait sur le jardin, en sorte que, quelque temps qu’il fit, sa chère malade avait toujours des fleurs et de la verdure sous les yeux.

Au-dessus, au premier étage, se trouvait la chambre de Jeanne. On y parvenait après avoir traversé une longue galerie, qui était une superbe salle de récréation pour ses élèves lorsqu’elles ne pouvaient sortir.

M. de Ferney avait son cabinet de travail au rez-de-chaussée du corps de logis principal, à la suite d’un grand salon de réception. Son appartement était au premier.

Quoique sous le même toit que ses enfants, il était ainsi assez loin d’eux pour n’être pas troublé dans ses travaux par le bruit de leurs jeux.

Moins d’un mois après l’arrivée de la famille à Paris, on eût dit qu’elle habitait l’hôtel de Rifay depuis plusieurs années, tant chacun de ses membres s’y était promptement acclimaté.

M. de Ferney avait pris ses fonctions au Palais ; il s’était assuré des soins d’un docteur des plus habiles ; son fils suivait les cours du collège Louis-le-Grand, et ses filles continuaient leur éducation sous la direction de Mlle Reboul.

L’hiver se passa de la façon la plus calme, mais le mieux qui s’était manifesté dans l’état de Mme de Ferney, à l’époque de son départ de Douai, ne se confirma pas. La malade, au contraire, recommença bientôt à s’affaiblir graduellement, et le médecin qui la soignait ne tarda pas à avoir des craintes sérieuses.

Il les communiqua à M. de Ferney, dont l’esprit un moment rasséréné par l’espérance s’assombrit de nouveau.

Chargé d’affaires importantes, il s’y donna tout entier, avec l’ardeur de l’homme qui cherche dans la fatigue l’oubli qu’il ne veut pas demander aux plaisirs ; mais sa femme comprit bientôt ce que son mari lui cachait.

La malheureuse sentit renaître alors, plus violentes et plus douloureuses que jamais, ses terreurs et sa jalousie.

Non pas, certes, que rien dans la façon d’être de Mlle Reboul fût de nature à provoquer les soupçons, pût permettre de l’accuser de coquetterie ; seulement, la jeune fille s’était étrangement transformée depuis son arrivée à Paris. On eût dit que, de même que certaines fleurs s’épanouissent en un jour sous certains climats, de même la beauté de Jeanne devait briller de tout son éclat dans l’atmosphère parisienne.

Mme de Ferney le remarqua la première et le magistrat lui-même en fut un jour tellement frappé qu’il ne put réprimer un mouvement de surprise, nous devrions dire un mouvement d’admiration, qui lui fit arrêter ses regards sur l’institutrice plus longuement que cela ne lui était jamais arrivé.

Mlle Reboul était loin cependant de chercher à éveiller l’attention du père de ses élèves. Lorsque, par hasard, elle se rencontrait seule avec lui dans la maison, elle saluait et passait rapidement ; si M. de Ferney l’interrogeait à table, elle répondait avec calme, sans hésitation, sans manœuvres de coquetterie, en femme seulement soucieuse de ses devoirs.

On arriva ainsi aux premiers jours du printemps.

La malade n’allait pas mieux ; c’est à peine si elle pouvait, avec le secours d’un bras, se transporter jusqu’à la salle à manger.

C’était souvent l’institutrice qui lui venait en aide, et cela avec un si respectueux empressement, une bonne grâce si pleine de tact, que Mme de Ferney n’osait refuser cette assistance, quoiqu’elle lui fût instinctivement odieuse.

C’est que Jeanne était une de ces charmeresses devant lesquelles plient les plus énergiques résolutions ; c’est que tout en elle attirait, quelles que fussent les révoltes de la raison et l’empire sur les sens.

Un soir du mois de mai, après le dîner, la jeune fille était remontée avec ses élèves dans la galerie, où, pour les distraire jusqu’à l’heure du coucher, elle feuilletait de grands albums dont elle ne tournait les pages que lorsque Berthe avait à peu près lu la légende explicative qui accompagnait chaque gravure.


Elle glissa entre les bras qui s’efforçaient de la retenir.


La nuit commençait à tomber, l’atmosphère était doucement imprégnée des parfums qui montaient des parterres semés de fleurs ; le printemps tout entier régnait avec ses saveurs excitantes du renouveau ; la galerie n’était éclairée que par une lampe placée sur la table.

Une grande discussion s’était élevée entre les deux sœurs, sur la façon dont il fallait prononcer un mot, et Jeanne, avec une patience inépuisable, écoutait leur babil.

— N’est-ce pas, père, que c’est moi qui ai raison ? dit tout à coup Berthe en se retournant à demi vers M. de Ferney, dont l’apparition soudaine n’arracha pas un mouvement de surprise à l’institutrice.

En se rendant dans son appartement, le magistrat s’était arrêté à la porte de la galerie restée ouverte, et il s’était approché sans bruit, attiré comme fatalement par le groupé gracieux que formaient ses filles et Mlle Reboul.

— Vois plutôt, ajouta : l’enfant en désignant à son père, de son petit doigt, le mot en litige.

Nous l’avons dit, une seule lampe donnait de la lumière à ce ravissant tableau ; M. de Ferney dut se pencher pour mieux voir ce dont il s’agissait.

Dans ce mouvement, sa tête se trouva auprès de celle de la jeune fille, et celle-ci dut s’incliner un peu de côté pour lui faire place ; mais Berthe, qui attirait son père à elle avec la charmante tyrannie d’un enfant, le poussa si brusquement que les cheveux de Jeanne frôlèrent son visage.

Ce contact ne dura qu’un instant inappréciable, mais son effet fut terrible et spontané comme celui d’une torpille.

Il s’échappait de cette femme si puissamment belle des effluves passionnels de jeunesse qui montaient au cerveau de cet homme condamné par les circonstances à l’existence d’un cénobite, et il se sentit pris de vertige.

Se relevant brusquement, il fut obligé de se soutenir à la chaise sur laquelle Mlle Reboul était assise. Il lui semblait qu’il allait défaillir.

Jeanne, pâle, mais les traits immobiles, s’était renversée sur son siège, et ses grands yeux aux regards d’acier fouillèrent, en moins d’une seconde, ce cœur de sage que le désir immodéré plus encore que l’amour venait d’envahir.

Les chastes fillettes n’avaient rien remarqué.

Étonnée seulement du mouvement en arrière de son père et de son silence, Berthe se retourna vers lui.

— Eh bien ? lui dit-elle une seconde fois.

— Oui, tu as raison, balbutia M. de Ferney en s’arrachant au charme par un effort désespéré.

Et il s’enfuit en trébuchant comme un homme ivre.

L’institutrice ne détourna pas la tête, mais elle eut un étrange sourire.

Un quart d’heure plus tard, aussi tranquillement que si rien ne s’était passé, elle prit les enfants par la main, les conduisit à leur chambre, et, après avoir assisté à leur coucher, s’en revint pour rentrer dans son appartement.

Elle était arrivée à la porte de la galerie qu’il lui fallait traverser pour s’y rendre et elle allait lentement, car cette porte, qui était fermée, laissait le vestibule dans l’obscurité, lorsqu’elle se sentit saisie par la taille, et, au même instant, un baiser, qui cherchait ses lèvres, s’imprima brûlant sur une de ses joues.

Jeanne ne jeta pas un cri ; d’un mouvement de félin, elle glissa entre les bras qui s’efforçaient de la retenir ; puis, son agresseur s’étant rapproché d’elle pour renouveler sa tentative, elle bondit en avant, ouvrit la porte de la galerie, y prit la lampe qui se trouvait sur la table et s’élança vers sa chambre, sans jeter un regard en arrière.

Tout cela s’était passé en moins d’une minute, et sans bruit.

Parvenue chez elle, Mlle Reboul, plus émue qu’elle ne paraissait l’être, prêta l’oreille. La galerie était déserte.

Elle se redressa alors, la physionomie singulièrement inquiète, et se mit à réfléchir.

Se reprochait-elle sa résistance ou s’en applaudissait-elle ?

Pendant ce temps-là, M, de Ferney, adossé à la muraille du vestibule, revenait à la raison, et l’épouvante remplaçait en son âme cette folie instantanée qui l’avait rendu à ce point coupable.

Le bruit des pas de l’un de ses domestiques qui montait l’escalier l’ayant arraché à son abattement, il se glissa rapidement chez lui.

Mais là, effrayé de la solitude, il descendit aussitôt dans son cabinet, où il se mit avec rage au travail, dans l’espoir d’oublier.

Il avait ouvert un dossier et le parcourait fiévreusement, lorsqu’il le rejeta tout à coup en étouffant un cri d’horreur.

C’était le dossier d’une affaire d’adultère et de séparation de corps. Un mari y était accusé de l’entretien d’une maîtresse dans le domicile conjugal.

Lui, le magistrat intègre, l’interprète de la loi ; lui qui venait de faire le premier pas vers cette même faute, il était chargé de la flétrir chez un autre et de requérir sa condamnation.

Le châtiment ne se faisait pas attendre ; il semblait le menacer avant même qu’il eût commis le crime.

Le visage dans les deux mains, M. de Ferney restait épouvanté.

— Eh bien, soit ! murmura-t-il après quelques instants d’une horrible lutte, soit ! j’y puiserai peut-être le courage. Domain, j’implorerai le pardon de cette jeune fille que j’ai offensée ; cette nuit, je dois être plus que jamais l’esclave du devoir.

Et saisissant ces papiers, dont le premier examen avait fait monter le rouge à son front, il en commença l’étude avec ardeur.

Ce fut seulement vers trois heures du matin que, brisé de fatigue, il se décida à remonter dans sa chambre à coucher pour prendre un peu de repos.

Mais il appela vainement le sommeil, en se demandant avec terreur ce qu’il deviendrait si Jeanne allait tout dire à Mme de Ferney. Il lui faudrait donc, lui, l’époux jusque-là sans reproche, le père de famille respecté, courber la tête devant cette mourante, qui ne lui réclamait plus que si peu de jours de patience !

Ces tristes pensées le conduisirent jusqu’à l’aube. Aussi fut-il debout le premier, pour guetter l’instant où l’institutrice descendrait chez Mme de Ferney.

Mais comme si Jeanne eût deviné le projet du père de ses élèves, elle ne parut pas de la matinée. Ce fut l’une après l’autre que les deux fillettes allèrent embrasser leur mère.

Effrayé de cette manœuvre qui le laissait dans l’incertitude à l’égard des intentions de la jeune femme, le magistrat attendit avec une véritable angoisse l’heure du déjeuner, et lorsque son valet de chambre vint le prévenir que Mme de Ferney, un peu moins faible que la veille, était à table avec les enfants, ce fut le cœur battant à rompre sa poitrine qu’il se décida à passer dans la salle à manger.

À ses filles qui accoururent à lui, il répondit par des caresses répétées qui lui permirent de dissimuler la pâleur de son visage, et lorsqu’il tourna ses regards vers Mlle Reboul, il fut frappé du calme de ses traits ainsi que du naturel de son maintien.

À l’entrée de M. de Ferney, Jeanne, ainsi qu’elle en avait l’habitude, s’était inclinée sur son siège pour le saluer ; elle n’avait pas interrompu sa conversation avec la maîtresse de la maison.

Rien ne trahissait en elle le moindre souvenir de la scène de la veille, et comme si elle eût voulu affirmer son oubli à celui qui se rappelait, elle lui adressa elle-même la parole pour le prier d’être juge dans une question puérile qui divisait ses fillettes.

Tout cela simplement et modestement, et avec son sourire ordinaire.

M. de Ferney se demanda d’abord s’il n’avait pas rêvé et s’il ne rêvait pas encore, mais sa conscience ne lui permettait pas le doute. Il se sentit alors rempli d’admiration pour cette femme qu’il avait si brutalement insultée et dont la généreuse conduite le sauvait de la honte.

L’ignorant en matière d’amour ne comprenait pas qu’en se glissant en son âme, ce sentiment nouveau allait s’y joindre au désir dont il était déjà obsédé, pour y créer une de ces passions fatales et dominatrices qui courbent les plus forts.

Mme de Ferney, dont la tendresse inquiète et la jalousie étaient constamment en éveil, ne tarda pas à s’apercevoir du trouble de son mari, et le questionna. Il lui répondit qu’il avait veillé fort tard, qu’il était surchargé de travail, un peu fatigué, et il se retira sans attendre même que le repas fût terminé.

Son parti était pris, il voulait avoir une explication avec Jeanne. Le pardon tacite qu’elle lui avait évidemment accordé ne lui suffisait pas ; il aspirait à l’entendre tomber de ses lèvres.

Ce fut, à partir de ce moment-là, une lutte d’adresse entre M. de Ferney et Mlle Reboul, et la jeune fille s’y prit si adroitement, sans paraître y mettre d’affectation, que, pendant plus d’une semaine, le magistrat ne put se trouver seul avec elle.

Les regards suppliants de cet homme que l’amour torturait, elle semblait ne pas les voir ; les paroles brûlantes qu’il murmurait à son oreille, lorsque le hasard la rapprochait de lui, elle feignait de ne pas les entendre.

L’infortuné devenait fou, son visage se plombait, ses yeux se creusaient, ses mouvements se faisaient fébriles ; il passait au travail les nuits que l’amour dont il était l’esclave ne lui permettait plus de donner au sommeil ; il se glissait parfois dans l’ombre, comme un voleur, jusqu’à la porte de la chambre de Jeanne, et là, déchirant sa poitrine de ses mains comme pour en arracher son cœur, il restait de longs instants muet et oppressé.

Il était évident que ses forces de résistance étaient à bout et que bientôt, affolé de nouveau, il oublierait toute mesure de prudence.

Près d’un mois s’était ainsi écoulé, M. de Ferney toujours plus épris, Jeanne également implacable, et les premiers jours de juin avaient fait du jardin de l’hôtel de Rifay un véritable Éden, où la malade aimait à s’étendre sur une chaise-longue, lorsqu’un soir, vers huit heures, le magistrat annonça qu’il sortait pour ne rentrer qu’assez tard.

Mme de Ferney avait appelé ses enfants auprès d’elle ; ils jouaient sous ses yeux.

C’était le moment où, recouvrant un peu de liberté, la jeune institutrice se retirait volontiers dans son appartement.

Elle en prit le chemin, franchit le vestibule sans rencontrer personne, — les domestiques étaient à l’office, — et monta lentement l’escalier pour traverser la galerie.

La nuit commençait à tomber, tiède et parfumée, et Mlle Reboul venait de franchir le seuil de sa porte, lorsque, sans qu’elle l’eût repoussée, cette porte se referma brusquement derrière elle.

Jeanne se retourna.

Livide, M. de Ferney était adossé à la muraille.

Sa physionomie exprimait une irrévocable résolution.

Tout indiquait, dans son attitude, qu’il ne laisserait pas sortir la jeune fille si elle tentait de nouveau de lui échapper.

Mais celle-ci ne jeta pas même un cri de surprise. Elle arrêta un instant son regard sévère sur cet homme qui risquait, sous son toit, un semblable scandale, et, se dirigeant ensuite vers la fenêtre restée ouverte, elle la ferma doucement.

Puis, revenant sur ses pas, elle se rapprocha de M. de Ferney, en lui disant avec le plus grand calme, mais de sa voix métallique :

— Il ne faut pas du moins qu’on nous entende. Maintenant, monsieur, que me voulez-vous ? De quel droit vous êtes-vous introduit ici, dans cette chambre qui est la mienne et où votre présence suffit pour me compromettre, me perdre ?

— Pardon, mademoiselle, balbutia le malheureux que ce ton glacial épouvantait plus que les reproches violents auxquels il s’attendait, mais depuis la scène de l’autre soir, je désirais vous parler. Pourquoi me fuyez-vous ?

— Parce que je sais ce que vous voulez me dire. Si vous n’aviez eu que des excuses à me faire de vos outrages, vous n’auriez pas tant cherché à me trouver seule ; ma conduite vous a dit assez que j’avais tout oublié, tout pardonné ; mais il n’en est pas ainsi. Soyez franc, au moins. Voyons, je vous écoute !

M. de Ferney gardait le silence.

— Eh bien ! reprit l’impitoyable, puisque vous vous taisez, je vais, moi, parler pour vous. Au mépris de la protection que vous me devez, puisque je suis à vos gages dans votre maison, — c’est là, n’est-ce pas, le langage du Code, — au mépris, dis-je, de cette protection, vous voulez faire de moi votre maîtresse.

— Je vous aime, gémit Robert, les mains tendues vers cette femme au cœur de bronze. Je vous aime comme un fou !

— Vous m’aimez, répéta Jeanne, vous m’aimez ! En êtes-vous bien certain ? Êtes-vous sûr que ce n’est pas seulement un désir brutal qui vous conduit vers moi ; vers moi, jeune femme isolée, sans défenseur et dont la beauté a éveillé en vous des passions inassouvies ? Vous vous êtes dit dans votre folie : Ou elle me repoussera et alors, dussé-je employer la violence, elle sera à moi ; ou elle me cédera sans résistance, et j’aurai chez moi, ce que le respect de ma réputation m’empêche d’aller chercher ailleurs.

M. de Ferney fit un geste de dénégation.

— Oh ! continua-t-elle, cela vous étonne fort de m’entendre parler ainsi ; vous ne vous attendiez pas à un semblable accueil. C’est que vous ignorez une chose, monsieur : mes souffrances passées, tout ce que j’ai dévoré d’humiliations et de dégoûts avant d’en arriver à cuirasser mon âme contre les sentiments qui pourraient un jour s’y glisser à mon insu.

« Enfant, j’ai échappé à la misère, grâce à la charité d’autrui ; jeune fille, je n’ai trouvé, pour répondre à ces aspirations d’amour inconscient que Dieu met au fond de tous les cœurs de vingt ans, que la solitude et les misérables jalousies d’un cloître ; et lorsque femme, je me suis vue belle, j’ai dû m’imposer de ne pas aimer, pour ne pas aimer au-dessous de moi.

« Si je n’avais été celle que je suis, croyez-vous donc que l’amour d’un homme tel que vous ne m’aurait pas dicté une autre conduite ? Ou je me serais fait bruyamment gloire de ma résistance, afin d’ajouter à ma réputation de vertu, par un éclat, tout ce qu’aurait perdu votre réputation d’honnête homme ; ou j’aurais cédé par entraînement, spéculation ou vanité. Mais aucun de ses sentiments ne saurait naître en moi ; je ne serai qu’à celui que j’aimerai… et je ne vous aime pas !

On ne saurait rendre avec quelle expression elle avait prononcé ces derniers mots et quelle étrange transformation s’était faite dans son attitude.

D’abord brève, impérieuse, saccadée, sa voix était devenue douce, plaintive, presque tendre ; les larmes semblaient prêtes à éteindre les éclairs de ses yeux.

Droite et les bras croisés sur sa poitrine de marbre, fière et dédaigneuse pendant les premières phrases de ses explications, elle avait fini par s’appuyer sur la table et sa tête s’était courbée.

— Jeanne ! s’écria M, de Ferney, en se rapprochant d’elle, vous vous trompez. Oui, cela est vrai, je n’ai vu d’abord que votre beauté, je vous ai voulue avec passion, mais aujourd’hui je vous aime de toutes les forces de mon âme ; je vous adore, non pas seulement parce que vous êtes belle, mais plus encore peut-être pour les charmes de votre esprit et la noblesse de votre cœur. Et vous dites que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais !

— Non, je ne vous aime pas, reprit Mlle Reboul en relevant la tête et d’une voix émue, qui contrastait étrangement avec ses paroles ; je vous hais, au contraire !

— Jeanne !

— Oui, je vous hais, car malgré l’empire que j’ai su prendre sur moi-même et mon serment ; malgré toute l’horreur que devrait, en raison de ma situation près de vous, m’inspirer votre amour ; malgré toutes ces choses et malgré moi-même, j’ai senti mon cœur battre pour la première fois, et je me suis dit qu’être aimée de la sorte et pouvoir répondre à une telle passion serait le bonheur pour toujours, si je ne devais pas l’acheter au prix de la dissimulation et de la honte. Vous m’avez ouvert des horizons que je ne puis atteindre qu’en marchant dans la boue ; voilà pourquoi je vous hais ! De quel droit avez-vous troublé ma vie ? De quel droit avez-vous livré mon cœur à l’orgueil et au désespoir ?

— Parce que je vous aime, parce que je vous admire, parce que vous m’êtes apparue comme un être fascinateur dont ma jeunesse studieuse n’avait jamais pressenti l’existence, parce que vous m’avez rendu fou, parce que vous avez fait de moi, l’homme austère, votre esclave.

Il avait saisi les mains de la charmeresse, qui ne les retirait pas. Séparé d’elle seulement par la table contre laquelle elle s’appuyait, prête à défaillir, il s’enivrait de son regard et de son haleine.

Mais tout à coup Mlle Reboul s’arracha à cette étreinte, fit un bond en arrière et prêta anxieusement l’oreille.

M. de Ferney étouffa un cri de terreur.

Ils venaient tous deux d’entendre des pas dans la galerie et la voix vibrante de Louise, qui appelait son institutrice.

Presque au même instant, on frappa à la porte.

C’était la fillette qui demandait :

— Êtes-vous là, mademoiselle ?

Revenant immédiatement à elle, Jeanne poussa Robert jusqu’au chevet du lit, dont les rideaux l’enveloppèrent, et elle courut ouvrir, en répondant d’une voix absolument calme :

— Mais oui, ma chérie, je suis là.

— Sans lumière ? observa l’enfant, en restant un peu craintive sur le seuil de la chambre.

— J’allais redescendre auprès de vous.

— Petite mère nous a renvoyées et est rentrée dans sa chambre en nous disant d’aller nous coucher. Nous venons vous dire bonsoir.

La jeune fille éleva l’une après l’autre ses élèves jusqu’à ses lèvres, les embrassa affectueusement et les remit à la domestique qui les avait amenées.

Puis, après les avoir suivies quelques instants des yeux, elle fit un pas en arrière, mais pour se trouver de nouveau en face de M. de Ferney qui s’était élancé vers elle, avait refermé la porte et répétait avec égarement :

— Jeanne, je vous aime !

Les fillettes étaient à peine à l’extrémité de la galerie, où les gens menaient tout en ordre ; un cri de leur institutrice eût perdu leur père.

Mlle Reboul ne jeta pas ce cri, et celui qui l’étreignait la sentit s’affaisser, palpitante entre ses bras.