San-Iu-Leou/Section I


SAN-IU-LEOU,
OU
LES TROIS ÉTAGES CONSACRÉS.
CONTE MORAL.


SECTION PREMIÈRE.


ARGUMENT.
Le jardin et le pavillon sont vendus avant d’être achevés. Les acheteurs avides désirent de posséder la propriété entière.
L’ode dit[1] :

« Ma maison ayant changé de propriétaire, appartient maintenant à un homme riche ;

» Je vais donc, prenant sous mon bras mon Khin[2] et mes livres, me retirer dans un autre village.

» Je me suis défait des appartemens superbes que j’avais bâtis pour moi-même,

» Parce que je n’ai point voulu ruiner ma postérité en lui léguant un aussi vaste édifice. »

L’ode dit encore :

« Dans une période de cent ans n’aurait-il pas fallu que cette maison changeât de maître ?

» Ne vaut-il pas mieux la vendre tandis qu’elle est neuve, que lorsqu’elle sera vieille ?

» Les pins, les bambous et les fleurs de meï[3] sont compris dans le même marché ;

» Mais mon Khin, mes livres, mes chiens et mes poulets m’accompagneront.

» L’acquéreur fixera le prix qu’il voudra pour les lambeaux de vieux poëmes[4] accrochés aux murailles ;

» Je ne lui demanderai rien pour les haillons[5] humides qui pendent à l’extérieur.

» Si quelque jour, dans un moment de loisir, je viens lui faire une visite,

» L’ancien propriétaire sera honoré du titre d’hôte. »

Les vers qui viennent d’être cités, ainsi que la stance régulière dont ils sont suivis furent composés par un personnage éminent qui, sous la dynastie des Ming, vendit sa maison et en bâtit une autre. Vendre sa maison, cependant, n’est pas une affaire peu embarrassante, et on ne saurait s’y décider sans regrets. Quel plaisir a donc pu trouver à cela l’homme qui a composé sur ce sujet des vers sur toutes les mesures ?

Si vous désirez de connaître la nature de la

propriété en ce monde, elle n’est, hélas, que transitoire. Il n’est point de montagne et de rivière qui ne subisse quelque changement dans l’espace de mille années ; quant à une maison, il ne se passe jamais cent ans sans qu’elle soit vendue. Si vous la laissez à vos fils et à vos petits fils, ils la livreront à d’autres avec une valeur détériorée. Il vaut mieux chercher soi-même un acheteur avant qu’elle dépérisse ; car ne la vendriez-vous pas même tout ce qu’elle vaut, vous laisserez encore après vous une réputation de libéralité. On dira : « Il savait combien une maison est coûteuse, et il préféra de s’en défaire, même à bas prix ; il conféra une faveur, mais il ne fut pas pris pour dupe. » Si c’est au contraire par vos enfans ou vos petits-enfans qu’elle est vendue à bon marché, mille propos sont tenus sur votre compte, on s’écrie : « Il a gaspillé le patrimoine de ses pères, c’est un homme sans mœurs ; il a démembré ce que ses pères aimaient, c’est un méchant ; il ne sait point avec quelle difficulté on établit une fortune, c’est un insensé ! Ces trois mauvaises qualités sont ce que lui ont légué principalement ses ancêtres fondateurs de leur famille et de leur opulence ! Ah, ne vaut-il pas mieux n’avoir pas hérité seulement d’une brique ? Quoique l’homme qui n’a pas assez de terre pour y piquer une alêne, soit cause que ses enfans se mettront à la poursuite de la fortune avec des mains vides, ceux-ci du moins auront la gloire de n’avoir pas hérité d’un pouce de terrain où ils pussent mettre le pied lorsqu’ils ont commencé à courir après elle. Il faut donc que les hommes qui ont des enfans et des petits enfans, en approchant du terme de leurs jours, tournent leur tête en arrière, et jettent un coup d’œil sur ceux qui viennent après eux. Si leur conduite leur paraît mal ordonnée, ils ne doivent pas hésiter à se défaire sur-le-champ de leurs propriétés ; ils les empêcheront ainsi de devenir les fils prodigues d’un père frugal, et d’attirer sur eux la censure de leurs semblables.

Depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, il n’y a eu que deux hommes qui se soient particulièrement distingués par cette excellence de raison. L’un avait nom Thang-yeou ; l’autre s’appelait Iu-chin[6]. Voyant qu’ils n’avaient que des fils dégénérés, et qu’après eux leurs propriétés seraient livrées à des étrangers dans un état de délabrement, ils jugèrent qu’il était préférable d’en disposer eux-mêmes. Il existe encore deux vers d’une ancienne ode, qui font allusion à cela :

« Donnez des armes splendides pour orner le flanc du soldat ;
» Donnez du fard et des mouches à la belle fiancée. »

S’ils en laissaient, pensèrent-ils, la disposition à leurs enfans, il était très-probable que ceux-ci ne trouveraient pas par la suite quelqu’un qui en voulût pour rien. Ils se querelleraient d’abord inévitablement, et ils finiraient ensuite par se battre. Non-seulement il ne resterait à leurs fils et aux femmes de leurs fils aucune demeure assurée, mais leurs propres tombeaux ne

seraient pas à l’abri de leurs débats. Si tel peut être le cas pour ceux qui possèdent l’empire, que n’ont pas à craindre les hommes de condition ordinaire !

Je vais maintenant parler d’un personnage éminent par son bon sens, et d’un autre qui en était dépourvu, afin que l’un et l’autre puissent servir d’exemples au monde. Le patrimoine de ces deux hommes n’équivalait pas à une tuile du palais de Thang-yeou, ou à une brique des murailles de Iu-chin. Mais pourquoi, en parlant de gens d’une condition aussi inférieure, fais-je usage d’une comparaison aussi élevée ? La raison en est que l’un des deux se nommait Thang, et l’autre Iu. On prétendait qu’ils descendaient de Thang-yeou et de Iu-chin, et qu’ils en avaient tiré leurs noms comme étant issus d’eux en ligne directe. Ayant à peindre les descendans, je fais donc un emprunt aux ancêtres, pour rendre justice à la source originelle.

L’homme de bon sens avait toutes les dispositions de son grand aïeul ; l’autre ne participait que très-peu du caractère de sa famille. Leurs dispositions étaient aussi divergentes que les cieux le sont de l’abîme. On va voir combien différaient entre elles deux branches sorties du même tronc.

Sous le règne de Kia-tsing[7], de la dynastie de Ming, dans la province de Sse-tchouan, le fou[8] de Tching-tou et le hian de Tching-tou, vivait un homme opulent, et dans un état croissant de prospérité. Son nom de famille était Thang, et son nom propre Yo-tchouan. Il possédait une immense étendue de terre. Chaque fois qu’il lui rentrait de l’argent, il ne se plaisait qu’à acquérir du terrain et à acheter des champs nouveaux ; mais il ne faisait point bâtir et n’achetait même qu’en petit nombre les meubles qui sont de l’usage le plus ordinaire ; quant aux vêtemens et aux mets recherchés, il en faisait peu de cas. Son inclination le portait à amasser de l’argent par tous les moyens. À peine avait-il acquis des propriétés nouvelles, que de nouveaux profits lui arrivaient ; ils s’accroissaient journellement comme la Lune, lorsqu’elle marche vers son plein. Les maisons, les meubles, pensait-il, non-seulement ne donnent aucun profit à leur maître, mais encore il doit craindre que le Dieu du feu[9] ne les détruise, et qu’ils ne soient ainsi réduits à rien en un moment. Si une famille est pourvue de vêtemens précieux, il survient aussitôt des importuns pour en emprunter ; si sa table est abondamment servie, une foule de gens cherchent à s’y asseoir, sous le prétexte d’avoir des liaisons avec elle ; enfin, il n’y a rien de tel que de se contenter de ce qu’il y a de plus grossier en tout genre, on évite ainsi les emprunteurs et les mendians. Il se nourrissait de ces idées, et il n’aurait pas employé un condorin ou un cache[10], à acheter autre chose que des immeubles. Cependant ce n’était point assez pour lui que de satisfaire sa lésinerie, il voulait aussi dérober un grand nom. Il disait qu’il était issu de l’empereur Thang-yeou, et que ses ancêtres avaient été très-célèbres, qu’ils logeaient dans une maison couverte de chaume, et ayant des escaliers de terre ; qu’ils se nourrissaient de brouet et buvaient du vin de Youan ; qu’ils se servaient de jarres et de vases d’argile, et qu’ils portaient des habits de toile et de peaux de bêtes fauves. Le père étant si économe, le fils ne pouvait que se conformer à ses dispositions. Ses voisins, témoins de sa parcimonie, le critiquaient en arrière de lui. Ils citaient le proverbe qui dit : « Le père avare a un fils prodigue. Certainement, disaient-ils, son successeur renversera tout ce qu’il aura élevé. » Cependant, contre leur attente, le fils imita le père. Dès ses plus jeunes ans, il s’adonna à l’étude, cherchant à s’avancer par tous les moyens, et il devint Sieou-thsaï[11] titulaire. Frugal dans son boire et dans son manger, ne portant que les vêtemens les plus simples, il ne cherchait de même que les amusemens les moins coûteux. Dans ses désirs, il ne différait de ceux de son père qu’en ce qui concernait les maisons : sur ce point l’économie ne lui plaisait pas. La maison qu’il habitait ne lui semblait pas égaler la plus obscure dépendance de celle d’un homme riche, et il en était tout à fait honteux. Il aurait voulu bâtir, mais il craignait de commencer, de peur que les moyens ne lui manquassent. Il avait entendu Qu’il vaut mieux acheter une vieille maison que d’en bâtir une nouvelle. » Consultant donc son père, il lui dit : « Si nous pouvons acheter une belle maison qui nous convienne, nous chercherons ensuite à acquérir un jardin, et nous y ferons bâtir une bibliothèque, telle que nous la désirons. » Yo-tchouan qui aspirait à devenir un Foung-kiun[12], ne voulut pas contrarier son fils, et sans y prendre garde, il dévia de ses principes. Il lui répondit : « Il n’est pas nécessaire de nous presser ; il y a dans cette rue même une maison et un jardin qui nous conviendront. Elle n’est pas encore complètement bâtie ; mais le jour où elle sera achevée sera inévitablement celui où elle sera vendue ; ainsi donc, vous et moi devons attendre encore un peu. » Le fils répliqua : « Quand les gens veulent vendre leurs maisons, ils n’en bâtissent point ; ceux qui les bâtissent n’ont pas intention de les vendre. Est-il probable qu’aussitôt que leur maison sera terminée, ils voudront s’en défaire ? » Yo-tchouan dit : Où avez-vous pris ce raisonnement ? Sans doute l’homme qui possède dix mille pièces d’or peut faire élever une maison qui ne lui en coûtera que mille ; mais celui qui bâtit une maison dont la valeur est égale à celle des terres qu’il possède, peut être considéré comme un grand arbre sans racines que le premier vent doit inévitablement renverser. Combien mieux encore peut être appelé « arbre sans racines » cet homme-ci, qui, sans posséder cent arpens de terre, se met tout à coup à faire construire une maison qui a mille appartemens ? Certainement il n’attendra pas que le vent souffle, et il tombera de lui-même. Il ne peut y avoir aucun doute à cet égard. »

Le fils reconnut la vérité de ces paroles, et de nouveau, il tomba d’accord de ce que disait son père. Il se mit à la recherche des terres à vendre, et ne s’enquit plus des maisons. Seulement il désirait que le voisin eût bientôt fini la sienne, afin de l’acquérir et d’y mettre la dernière main, selon sa fantaisie. Les plans de l’homme riche réussirent ; le résultat justifia ses discours. Il y a deux vers du Chi-king, qui sont applicables à ce cas :

À peine l’oiseau soigneux a-t-il achevé son nid,
Qu’un autre survient et s’en empare.

L’homme qui faisait bâtir descendait de Chun-hoa. Son nom de famille était Iu, son nom propre Hao, et son surnom Sou-chin. Il se plaisait à lire des ouvrages de poésie, mais il n’aspirait point à devenir lui-même un littérateur distingué. Par indolence de caractère, il avait de l’aversion pour tout emploi, et il n’était pas taillé pour être mandarin. Il n’avait donc jamais désiré d’acquérir de la renommée, et il se contentait de chanter et de boire. De tels goûts ne pouvaient le conduire qu’à la pauvreté.

Durant tout le cours de sa vie, il n’avait fait consister ses délices qu’à dessiner des jardins et qu’à bâtir des maisons de plaisance. Depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin, il ne se passait pas un jour sans qu’il ajoutôt quelque chose à son ouvrage. Il souhaitait surtout que la maison qu’il élevait actuellement fût au-dessus du genre ordinaire, et que rien ne manquât à sa perfection. Il se disait : « Que d’autres possèdent de vastes champs et un grand nombre d’arpens de terre ; leurs plaisirs et leurs richesses les occupent, mais ils n’auraient aucune influence sur moi ! » Il n’y avait que trois choses auxquelles il s’intéressât réellement, et qu’il était décidé à se procurer de la meilleure qualité : c’étaient la maison qu’il habitait ; le lit dans lequel il se couchait, et le cercueil où il devait reposer après sa mort. Entretenant ces idées dans son sein[13], il se livrait à son ouvrage de terre et de bois[14] avec une constance infatigable.

Le fils de Thang-yo-tchouan ayant attendu quelques années que cette bâtisse fût finie vexé et furieux dans son cœur de ce qu’elle ne s’achevait pas, dit à son père : « Qu’a produit notre longue attente ? La maison de cet homme n’est pas achevée, et son argent n’est pas épuisé ; il paraît d’après cela, que c’est un homme qui a des moyens et des ressources ; il me semble donc plus incertain que jamais qu’il se décide à vendre sa maison. » Yo-tchouan lui répliqua : « Plus la chose tarde, plus elle est certaine, et chaque jour la rend plus avantageuse pour nous. Ne vous impatientez pas ; la véritable raison qui fait que cette maison ne se termine pas, c’est que l’homme qui la bâtit change toutes les minutes de plans, d’après de nouveaux caprices ; il détruit son ouvrage pour le recommencer sans cesse. Lorsqu’il approche de la perfection, il aspire à plus d’excellence encore ; de sorte que les altérations et les embellissemens qu’il fait chaque jour ne tournent qu’à notre seul avantage. Voulez-vous savoir pourquoi son argent n’est point entièrement épuisé ? C’est parce que les entrepreneurs et les usuriers voyant qu’il bâtit à grands frais, lui prêtent leur crédit pour mieux s’emparer de sa fortune. Les journaliers eux mêmes ne le pressent pas d’acquitter leurs salaires, parce qu’ils pensent que chaque jour de travail leur vaut un jour de plus de gages, que s’ils le tourmentaient trop pour être payés, il suspendrait certainement leurs travaux pendant quelque temps, et qu’alors ils demeureraient sans ouvrage. Voilà pourquoi il lui reste encore de l’argent ; c’est ce qui s’appelle « prendre de la chair pour nourrir un ulcère. » Non, ce n’est point un homme qui ait des moyens et des ressources. Lorsqu’il arrivera à l’époque où le crédit lui manquera, les personnes qui ont son nom inscrit dans leurs livres, le presseront inévitablement toutes à la fois, et commenceront à le maudire. D’abord il vendra ce qu’il possède de terre pour les satisfaire, et comme cela ne suffira pas, il en viendra à penser à sa maison elle-même. Tant que ses dettes ne surpasseront pas le montant de ce qu’il aura réalisé, il demandera un prix élevé pour sa maison, et il ne se décidera à la vendre à bon marché. Il faut donc attendre un peu plus tard, c’est-à-dire, l’instant où ses dettes se seront accrues au point où, forcé de vendre sans différer, il se verra contraint d’accepter nos propres termes. C’est là la conduite qu’il nous faut tenir ; ainsi allez, et ne vous inquiétez pas davantage à cet égard. »

Le fils applaudit et acquiesça au discours de son père. Les dettes de Iu-sou-chin s’accrurent en effet d’année en année, et ses créanciers en vinrent à se rassembler chaque jour devant sa porte pour réclamer ce qui leur était dû ; il en était même parmi eux qui ne voulaient plus se retirer. La maison qu’il bâtissait ne put pas être achevée, et à la fin il fut obligé de chercher un acheteur.

Ceux qui veulent vendre des maisons se trouvent dans une position différente de celle des vendeurs de terres. Il faut nécessairement qu’ils cherchent un acheteur dans leur voisinage parmi ceux qui ont des fondations contiguës ou des croisées opposées aux leurs. Si quelque acheteur éloigné se présente, il prendra nécessairement des renseignemens chez les voisins. Si ceux ci lui disent un mot au désavantage de l’acquisition qu’il veut faire, il s’en dégoûte à l’instant, Il n’en est pas ainsi des champs, des côteaux, des viviers, situés au milieu même d’un désert, le premier venu peut en tirer parti ; il est donc désirable de vendre sa maison à un voisin plutôt qu’à un autre.

Thang-yo-tchouan était un homme à argent ; on ne pouvait agir à son égard avec légèreté. Le propriétaire de la maison vint le trouver ; mais le père et le fils, quoique brûlant du désir d’être en possession de ce qu’il leur offrait, répondirent froidement « qu’ils n’en avaient pas besoin. » Ils eurent l’air ensuite de céder à ses supplications, et sortirent avec lui, mais ils ne jetèrent sur sa maison qu’un seul regard indifférent, et comme si elle leur déplaisait, ils dirent qu’elle était mal bâtie ; que les appartemens ne convenaient pas à des gens comme il faut, et que ses avenues contournées n’étaient bonnes qu’à faire perdre du temps. Les portes sculptées avec soin n’étaient pas assez fortes pour résister aux voleurs ; les chambres se ressemblaient toutes ; la situation en était humide et l’air épais ; il était peu surprenant qu’il ne trouvât pas à s’en défaire ; les fleurs et les bambous ressemblaient à des plantations de mûriers[15] et de chanvre ; il faudrait constamment servir du vin et des collations à tous les oisifs qui en feraient leur lieu de rendez-vous ; une telle maison n’était propre qu’à être convertie en un couvent de femmes ou de bonzes[16] ; et si le nouveau propriétaire voulait faire construire dans l’intérieur des appartemens pour ses enfans, il ne saurait où en trouver la place.

Iu-sou-chin avait, dès l’aurore de sa vie, mis à son ouvrage tout le sang de son cœur, et voyant maintenant que, loin d’obtenir l’approbation des autres, il n’en recevait que dédain et mépris, il en gémit au fond de l’âme. Cependant, comme il ne pouvait pas vendre sa maison à d’autres, il jugea qu’il valait mieux ne pas se quereller avec eux.

Tous ceux qui étaient présens conseillèrent à Yo-tchouan de ne pas être si difficile. Le prix qu’on lui demandait n’était pas trop élevé, et dût-il même mettre la maison en pièces pour la rebâtir après, il y trouverait encore son compte. Yo-tchouan et son fils se mirent donc à louer et à blâmer tour à tour, jusqu’à ce qu’ils eus sent enfin obtenu une réduction excessive ; de manière qu’ils payèrent tout au plus le cinquième de la valeur de leur acquisition.

Iu-sou-chin fut forcé d’en passer par où ils voulurent, et comme vendeur obligé, il fallut qu’il se soumît à tout. Les appartemens de réception, les pavillons, les viviers, tout fut compris dans l’acte de vente. Il y avait cependant quelques chambres dont il s’était occupé toute sa vie, et qu’il avait plus particulièrement fait arranger selon son goût ; quant à celles-là, il se refusa à les vendre ; il dit qu’il bâtirait un mur de séparation, qu’il ferait ouvrir une autre entrée, et qu’il prétendait les habiter jusqu’à sa mort.

Le fils voulait décidément le forcer à tout vendre, afin d’avoir la maison entière ; mais Yo-tchouan fit semblant d’entrer dans les sentimens des autres. Il dit en pinçant les lèvres, « il est maître de vendre et de ne pas vendre ; à quoi bon user de contrainte ? Il désire sans doute de conserver ce petit recoin[17], afin de recouvrer par la suite sa propriété, lorsque sa fortune se sera améliorée. Elle retournera alors comme par le passé à son premier maître, et ce sera une bonne chose. » Ceux qui l’entendirent parler ainsi, déclarèrent tous « que c’était là le discours d’un homme bienveillant ; » pouvaient-ils deviner que c’était le mépris seul qui lui faisait au contraire tenir ce langage ? Il avait en secret la certitude que jamais le vendeur n’aurait les moyens de rentrer dans sa propriété, et il lui en laissa la petite portion qu’il voulait conserver ; elle lui était inutile, et inévitablement le tout ne ferait un jour qu’une seule maison ; il n’y avait de différence que dans le plus tôt ou le plus tard. Ayant donc accédé aux désirs du vendeur, ils tombèrent d’accord en apparence. La maison fut séparée en deux parties ; le nouveau propriétaire en eut les neuf dixièmes, et le reste demeura à l’ancien. Il paraît que la portion qu’il conserva était dans le style des pagodes, et consistait en trois étages. À chaque étage était une tablette portant des inscriptions tracées par divers personnages éminens, qu’il pouvait tous nommer. Dans la pièce du rez-de-chaussée étaient des lambris sculptés, des treillages, des siéges de bambou et des vases de fleurs ; c’était son appartement. Sur le front de la tablette se lisaient quatre caractères, dont la signification était :

« Consacré aux hommes. »

La chambre du milieu avait des tables polies et des croisées transparentes ; on y voyait des curedens et quelques tableaux. C’était là qu’il avait coutume de lire et d’écrire. Les quatre caractères écrits sur la tablette signifiaient :

« Consacré aux anciens. »

L’étage supérieur était vide et d’une construction légère. On n’y voyait qu’une cassolette pour brûler de l’encens, et un livre de morale religieuse. Ici il s’éloignait du bruit, il se retirait de la foule, il se séparait des hommes, et fermait la porte à leurs exemples. La tablette portait de même quatre caractères qui voulaient dire :

« Consacré au ciel. »

Ayant divisé l’édifice en trois compartimens pour ces différens usages, il dressa une quatrième tablette pour leur donner un nom général, et il les appela :

« Les trois étages consacrés. »

Avant qu’il se fût défait du reste de sa propriété, ces trois titres, quoique bien choisis, étaient encore vainement appliqués. Il ne s’était point réellement servi de ces appartemens, excepté cependant de celui du rez-de-chaussée ; car, comme il aimait beaucoup à recevoir du monde, si quelqu’un venait d’un lieu un peu éloigné pour le visiter, il y faisait aussitôt dresser un lit, et dans ce cas, le titre de Consacré aux hommes était certainement justifié ; quant aux deux pièces supérieures, il ne s’y était jamais établi. Maintenant qu’il ne lui restait plus ni pavillons ni jardins, l’appartement consacré aux anciens était le seul où il pût lire et écrire, comme celui qui était « consacré au ciel » était l’unique abri qui lui restât contre la foule et le bruit. Il y passait toutes ses journées, et il y comprit enfin qu’on pouvait faire beaucoup de choses dans une petite maison, et qu’il était peu sage de mépriser le nom et de prendre la qualité. Les quatre vers populaires que nous allons citer reviennent à ceci :

« Seigneur opulent de dix mille arpens,
» Quelques bouchées suffisent pour rassasier ton appétit ;
» Mille plafonds sollicitent tes soins,
» Et cependant six pieds d’espace te suffisent chaque jour. »

La petite force qu’il avait possédée jusqu’ici avait été dissipée en vain ; dès ce moment il appliqua collectivement sur un seul point toute l’étendue et l’activité de son génie, et il fit décorer ces trois appartemens d’une manière extraordinaire. En les habitant exclusivement, Iu-sou-chin non-seulement ne sentit point le malheur d’avoir été forcé de se défaire de son jardin, car c’était un embarras de moins, mais il ne souffrit pas non plus de la violence de son voisin. Nous verrons dans le chapitre suivant quelle était la sécurité dont il pouvait jouir dans son habitation.

  1. Traduction des vers qui sont en tête du conte.
  2. Instrument de musique à cordes. On peut en voir la figure dans le Chou-king du père Gaubil, planche i, page 319. Il est décrit page 322 du même ouvrage, et page 53 du tome 6, des Mémoires des Missionnaires. C’est une espèce de violon, mais dont les cordes se pincent. Les aveugles qui sont à la Chine en beaucoup plus grand nombre à proportion qu’en France, jouent d’ordinaire de cet instrument dans les rues pour gagner leur vie. (T. F.)
  3. La fleur Meï est célèbre dans toutes les compositions chinoises ; c’est celle d’une espèce d’amandier. (Amygdalus nana.) (T. F.)
  4. Il est d’usage, dans les maisons particulières, de suspendre aux murs des bandes de papier sur lesquelles sont écrites des sentences morales ou des vers tirés des anciens livres. Le sens en est ordinairement très-obscur.
    (Note du Traducteur anglais.)
  5. Les Chinois, dans les temps pluvieux, font usage d’une espèce de surtout fait avec des feuilles, sur lequel la pluie glisse comme sur un toit couvert de chaume ; c’est à cette sorte de vêtement que le texte fait allusion.
    (Note du Traducteur anglais.)
  6. Ce sont les noms de deux empereurs fameux, huitième et neuvième successeurs de Fo-hi, fondateur de la monarchie. Le premier après avoir régné au-delà de soixante-dix ans, céda le trône au second, ou du moins l’associa à l’empire. Ce dernier fit aussi choix d’un successeur hors de sa famille.
    (Note du Traducteur anglais.)

    — Les deux empereurs, célèbres dans l’histoire chinoise pour s’être choisis des successeurs hors de la ligne que l’ordre de la naissance appelait au trône, sont Yao et Chun. L’un des noms de Yao est Thao-Thang, et non pas Tang-yeou ; l’un des noms de Chun est Iu chi, et non pas Iu-chin.

    Chin-in (le saint Iu) est le nom du successeur de Chun, lequel laissa son trône à son fils Wang-ki. Voyez le Chou-king, traduit en français par le père Gaubil, page 256. (T. F.)

  7. Onzième empereur de cette dynastie. Il monta sur le trône vers l’an 1521. Kia-tsing n’est point le nom d’un empereur, mais celui du règne de l’empereur Chi-tsoung, de la dynastie des Ming. Ce règne a commencé en 1522, et a fini en 1566. (T. F.)
  8. Le fou est une division de la province ou Seng ; et le hian est une subdivision du fou.
    (Note du Traducteur anglais.)
  9. Hoeï–lo, l’Esprit que les Chinois supposent présider au feu.
  10. Ce sont les noms que les Européens donnent au fen et au li. Le premier est la centième partie du liang, ou once d’argent, et le second est la dixième partie du premier, c’est à dire, la millième partie du liang.
    (Note du Traducteur anglais.)

    — La valeur du liang, suivant la règle de change établie à Canton, est de six shillings huit deniers.

    Voyez le Code Pénal de la Chine, préliminaires, pag. 12, traduction française. (T. F.)

  11. C’est le titre littéraire le moins élevé. Au-dessus du Sieou-thsaï est le Kiu-jin, et au-dessus de celui-ci est le Tsin-sse. Dans l’examen qui est toujours fait par l’empereur lui-même, les trois premiers parmi les Tsin-sse sont appelés Tchouang-youan, Than-hoa et Pang-yan.
    (Note du Traducteur anglais.)


     Le titre de Sieou-thsai correspond chez nous à celui de bachelier, le titre de Kiu-jin à celui de licencié, et le titre de Tsin-sse à celui de docteur.
     Un magistrat du premier ordre, appelé Hio-youan, et dont les fonctions correspondent à celles de nos examinateurs, reçoit de l’empereur une commission, dont la durée est de trois ans. Il se transporte dans la province qui lui a été assignée, et passe tour à tour dans les villes du premier rang, en faisant annoncer son arrivée un mois d’avance.
     Les Sieou-thsaï et ceux qui aspirent à ce degré littéraire, et qu’on nomme Toung-seng, ou maîtres ès-arts, après avoir déjà subi un ou plusieurs examens préliminaires auprès de leurs propres mandarins, se rendent au jour marqué dans la ville de leur ressort qui leur a été assignée par le Hio-youan, et leur examen dure depuis le point du jour jusqu’à la nuit. Ces examens se renouvellent tous les trois ans, et les Sieou-thsaï ne sont dispensés de cette épreuve qu’après dix examens, c’est-à-dire, après trente ans, à moins qu’ils ne soient dans certains cas d’exception.
     On peut consulter sur ces degrés, Duhalde, tome 2, page 256. (T. F.)

  12. C’est ainsi qu’on appelle ceux qui ont des fils parvenus à un rang éminent.
  13. Les Chinois pensent que le ventre est le siége des idées.
    (Note du Traducteur anglais.)


     Les Chinois placent le siége des idées dans le cœur, et non point dans le ventre ; ils ne font mention du dernier, à cet égard, que proverbialement. (T. F.)

  14. Les maisons des Chinois sont presque toutes cons truites en terre ; de là vient qu’un briquetier s’appelle en chinois ni chouï tsiang, c’est-à-dire, ouvrier en boue et en eau.
    (Note du Traducteur anglais.)
  15. On ne cultive les mûriers à la Chine, que pour l’éducation des vers à soie, et on ne les laisse en conséquence croître qu’à la hauteur d’un arbrisseau ordinaire.
    (Note du Traducteur anglais.)
  16. Les noms dans l’original sont An-thang et Sse-youan. Le premier s’applique aux résidences des religieuses, et le second à celles des religieux de la secte de Fo.
    (Note du Traducteur anglais.)
  17. Dans l’original, il y a sien, qui veut dire littéralement, un fragment. Il existe une loi chinoise qui porte que, si un homme en vendant sa propriété, s’en réserve la moindre partie, il a le droit de pouvoir par la suite annuler le marché, si les circonstances de sa fortune lui permettent de racheter ce qu’il avait vendu. Cette remarque peut servir à expliquer quel est le motif de Iu-sou-chin, en voulant conserver une portion de sa maison.
    (Note du Traducteur anglais.)