San-Francisco
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 599-625).
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SAN FRANCISCO

III.[1]
L’AGRICULTURE CALIFORNIENNE. — LES NOUVELLES MINES D’ARGENT. LE CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE.


I

Cette terre, que des milliers de mineurs fouillent fiévreusement pour lui arracher le précieux métal qu’elle détient, cette terre n’est pas seulement la terre de l’or, mais aussi celle des moissons abondantes, des fruits incomparables, des forêts gigantesques. Tout y pousse, tout y fleurit, tout y mûrit. Ses richesses agricoles n’ont rien à envier à ses richesses minières, qu’elles égaleront malgré les merveilleuses découvertes qui vont bientôt étonner ces mineurs que rien n’étonne.

A l’époque où nous sommes parvenus, en 1860, l’agriculture en Californie n’en est encore qu’à ses débuts, mais ces débuts promettent ce qu’ils ont tenu depuis. On s’est lassé de payer cher au Chili ses farines et ses blés, de tout demander à l’étranger. Après les rudes mineurs, pionniers des premiers jours, après les aventuriers et les politicians, après les capitalistes, banquiers, négocians, importateurs, population citadine, voici venir les petits, les gens d’humble condition et d’ambition modeste, ne demandant pas l’or aux mines, la fortune aux spéculations hardies, mais leur subsistance à la terre et quelques économies pour leurs vieux jours.

Jusqu’ici ils se sont abstenus. La Californie était trop loin, le voyage trop coûteux, l’avenir trop incertain ; puis ils ont appris par les journaux, par les lettres, par les récits au village, que tout se payait au poids de l’or à San-Francisco, que les légumes y étaient introuvables, les pommes de terre à 1 franc la pièce, les œufs à 15 francs la douzaine, le beurre à 5 francs la livre, et que cependant le bétail était abondant, la terre à qui voulait, le climat sain. Ils ont vendu leur champ et ils sont venus. Fermiers de l’ouest des États-Unis, géans osseux et maigres, escortés de la ménagère, de quatre ou cinq fils vigoureux, sans compter les filles qui valent des hommes ; paysans du comté de Galles, Irlandais affamés, robustes Écossais, cultivateurs de la Bretagne et de la Provence, vignerons du Bordelais et du midi, maraîchers de la banlieue de Paris, Italiens secs et nerveux, Allemands lourds et résistans à la fatigue, gens de toute race et de tous climats, ils ont suivi ce grand courant qui les déracine du sol natal et les emporte vers l’Ouest.

Dans ces plaines où la vie latente frémissait en hautes herbes ondulant à la brise, s’épanouissait en fleurs sans nombre, tapis diapré de mille nuances, s’élançait vers le ciel en arbres de cent mètres de hauteur et de dix de diamètre, la terre recelait plus et mieux que de l’or : une puissance de végétation incomparable, un humus vierge et fécond qui n’attendait que la main de l’homme pour récompenser son travail au centuple. Vingt millions d’hectares de terres labourables offraient à l’agriculture un champ immense. De vastes forêts de pins, de cèdres, de lauriers, de madronas, de chênes, de sycomores couvraient les pentes de la Sierra-Nevada, des montagnes du Coast-Range, de Santa-Lucia et de Monterey. Sous leurs épais ombrages erraient en liberté l’ours gris et l’ours noir, le chat sauvage, les loups, les coyotes, les daims, les antilopes ; lièvres, lapins, écureuils foisonnaient. Sur les eaux de la baie, les canards et les oies sauvages, puis, dans les plaines, les cailles, perdrix, tourterelles, oiseaux de toute taille et de tout plumage, depuis le vautour californien mesurant dix pieds d’envergure jusqu’au minuscule oiseau-chanteur.

Les seuls animaux redoutables étaient les ours gris et noirs, le premier surtout, tellement abondant que sa chair figurait pour une part considérable dans l’alimentation. On le rencontrait aux environs mêmes de la ville ; il peuplait les forêts du Coast-Range, se nourrissant de racines et de tubercules, s’attaquant aux troupeaux, quelquefois à l’homme quand il était surpris ou poussé par la faim. Sa force énorme et sa grande taille en faisaient un adversaire redoutable. L’ours gris de Californie mesure d’ordinaire quatre pieds de hauteur sur sept de longueur. Son poids varie de 500 à 1,000 kilogrammes. Son poil est long, rude ; sa peau épaisse permet rarement de l’abattre du premier coup ; sa vitesse est presque égale à celle d’un cheval. Capturé jeune, il est facilement réduit à l’état de domesticité et s’attache à son maître. Adams, chasseur d’ours renommé, en avait dressé plusieurs qui l’accompagnaient dans ses excursions, le défendaient contre les autres animaux sauvages et même leurs congénères, et portaient sans murmurer les fardeaux dont il les chargeait.

Par suite de la guerre acharnée que leur ont faite les chasseurs et les fermiers dont ils ravageaient les troupeaux, les ours ont beaucoup diminué, mais on en trouve encore en assez grand nombre dans certaines localités de l’intérieur, et on estime à une dizaine le nombre d’hommes tués ou blessés annuellement par eux. Les reptiles étaient nombreux, mais peu dangereux, sauf le serpent à sonnettes. Dans le sud, les scorpions et les tarentules abondaient, mais leurs morsures douloureuses n’étaient pas mortelles.

Abstraction faite de San-Francisco, à laquelle sa situation particulière au débouché de la Porte-d’Or crée un climat exceptionnel de brume et de froid, peu de climats peuvent être comparés à celui de la Californie. Les hivers y sont plus doux, les étés plus frais que dans les contrées situées sous le même parallèle : le centre des États-Unis, l’Espagne, l’Italie du sud et la Grèce. Les changemens de température sont gradués, exempts de transitions brusques ; le fond de l’air est plus sec, les jours voilés moins nombreux, les coups de vent rares ; plus rares encore les orages, la grêle, la neige et la gelée. Les vents réguliers du nord amènent le beau temps, ceux du midi la pluie. Dans la région sud, l’oranger, le citronnier, l’olivier, le figuier, la vigne, rencontrent les conditions les plus favorables.

Presque chaque jour, à San-Francisco, la brise du Pacifique se lève, plus forte l’été par suite des chaleurs des bassins du Sacramento, du San-Joaquin et du Colorado ; la nuit, la brise de terre reprend le dessus. La température varie peu. Plus élevée, au mois de janvier, qu’à New-York et même qu’à Naples, elle est, pendant l’été, beaucoup moins élevée que dans ces deux stations. Si de San-Francisco nous passons à l’intérieur, nous constatons à Sacramento une moyenne annuelle de deux cent vingt jours sans un nuage, quatre-vingt-cinq jours partiellement couverts et soixante pluvieux. Pendant des semaines, en hiver, et des mois en été, le ciel reste parfaitement pur.

L’hiver et le printemps sont les saisons pluvieuses. A San-Francisco, comme dans l’intérieur, la quantité d’eau mesurée au pluviomètre pendant la moyenne des soixante jours de pluie égale à peu de chose près la quantité d’eau qui tombe à Paris dans l’année. Dans les bassins du Sacramento et du San-Joaquin se produisent parfois des inondations, mais elles sont peu fréquentes. En vingt-quatre années, on n’en a compté que quatre importantes.

De ces conditions atmosphériques résulte un climat très sain, remarquable surtout par l’absence d’humidité dans l’air. Cette siccité est telle que de la viande crue laissée au dehors se sèche sans entrer en décomposition et que les cadavres d’animaux se momifient sans exhaler de miasmes. Un outil d’acier laissé des semaines entières à l’air ne se rouille pas. A San-Francisco, la mortalité est en moyenne de 21 pour 1,000 ; elle est de 39 à Naples, 38 à Berlin, 30 à Rome et 24 à Londres. Les décès occasionnés par les maladies de poitrine y sont inférieurs de moitié à ceux des États-Unis ; mais les maladies du cœur, névralgies et ophtalmies sont plus fréquentes. Les fièvres sont rares et les épidémies presque inconnues.

La Californie offrait donc à l’agriculture, avec un climat d’une grande salubrité, un sol fertile, merveilleusement adapté à tous les genres de culture et surtout un débouché assuré et rémunérateur au-delà de toute attente. Dès le début, les petits maraîchers s’enrichirent. Les légumes les plus communs poussaient avec rapidité et se vendaient à des prix très élevés. Les basses-cours donnaient des résultats prodigieux, alors qu’une poule se vendait 25 francs et un lapin 50 francs. Évidemment, de pareils prix ne pouvaient se maintenir, mais longtemps encore ils restèrent à un niveau très élevé. La culture des céréales n’était pas moins rémunératrice. Bien avant la découverte des mines d’or, en 1833, il résulte des recherches faites dans les archives de la mission de San-José que la récolte de cette année donna 8,600 boisseaux de blé pour 80 de semence et que l’année suivante on récolta encore 5,200 boisseaux du même sol sans nouvel ensemencement[2]. Une seule semence avait donc rendu 107 la première année, 65 la seconde, soit au total 172 pour 1. Aux États-Unis on estime 10 pour 1 une bonne récolte. En Californie, on a obtenu jusqu’à 160 boisseaux à l’hectare, alors que dans les régions les plus riches de la vallée du Mississipi le rendement maximum a été de 90. Si, de ces chiffres exceptionnels, nous en revenons aux cultures moyennes et aux rendemens ordinaires et cherchons à nous rendre compte des bénéfices que donne la culture de céréales en Californie, examinons le coût et le revenu par hectare dans le comté de Stanislas, sur un sol et dans des conditions normales. Pour le labourage, par hectare 12 fr. 50, la semence 5 francs, ensemencement et hersage 7 fr. 50, moisson 12 fr. 50, battage 12 fr. 50, loyer du sol 10 fr., mise en sacs 17 fr. 50, transport 10 fr. ; total 87 fr. 50. Par contre, 40 boisseaux à l’hectare vendus 6 fr. 25, soit 250 francs[3].

L’avoine donne, comme quantité, un rendement encore supérieur. En 1853, un champ de cinquante hectares dans la vallée du Pajaro a produit jusqu’à 90,000 boisseaux[4]. On cite un champ dans le comté de Yolo, qui, ensemencé une seule fois, a porté successivement cinq récoltes, dont la dernière donnait encore 60 boisseaux à l’hectare. L’orge rend communément de 60 à 80 boisseaux à l’hectare, 30 de plus qu’aux États-Unis. Riggs et Read, dans le comté del Norte, ont obtenu 250 boisseaux, et John et Brown, de Crescent City, jusqu’à 315 à l’hectare. La pomme de terre réussit admirablement et, jusqu’ici, n’a souffert d’aucune épidémie. Elle atteint un développement prodigieux ; beaucoup pèsent une et deux livres, on en a exposé une qui atteignait six livres et demie.

La culture du tabac date de 1853 ; elle n’a encore donné que peu de résultats comme qualité, bien que, comme quantité, le rendement en soit bon : 2,500 kilogrammes à l’hectare ; les procédés de curage laissent fort à désirer. Le coton rend beaucoup : de 250 à 500 kilogrammes par hectare, le prix de revient n’étant que d’environ 150 francs par hectare, mais les terres d’irrigation facile se font rares. On y supplée par la création de canaux, et, en 1871, on irriguait artificiellement déjà 45,000 hectares et on en avait drainé 50,000.

Mais la principale, on pourrait même dire l’unique industrie de la Californie, depuis sa découverte par Cabrillo en 1542 et l’établissement des frères de Saint-François en 1769, était l’élevage du bétail. Des troupeaux immenses paissaient alors dans ces riches plaines, se multipliant en liberté, trouvant partout avec un climat propice une nourriture abondante. C’était la seule richesse du pays. La plupart des habitans, peu nombreux, obtenaient gratuitement du gouvernement des concessions variant de 1 à 10 lieues carrées, à la seule condition d’y élever une maison et d’y entretenir 100 têtes de bétail. Beaucoup en possédaient 5,000 et plus. Leur vie se passait à cheval à surveiller leurs animaux, à se visiter et à jouer. Trois ou quatre fois par année, ils se réunissaient pour un rodeo, occasion de fêtes et de réjouissances. Le rodeo consistait à ramener dans un vaste enclos les animaux errans dans les montagnes et les plaines, à marquer les jeunes, à choisir ceux que l’on devait abattre, à mettre à part les vaches laitières. Si le rodeo était général, s’il « ‘agissait de réunir les troupeaux de propriétaires habitant la même région, on les convoquait plusieurs semaines à l’avance. Ils arrivaient montés sur de solides chevaux richement caparaçonnés de hautes selles mexicaines surchargées de clous d’argent, amenant avec eux leurs vaqueros hâlés par le soleil, cavaliers intrépides, faisant siffler au-dessus de leurs têtes leurs lassos flexibles, arme redoutable entre leurs mains. Puis l’on se mettait en campagne, couronnant les crêtes, fouillant les ravins, encerclant et poussant devant soi dans d’immenses espaces des milliers d’animaux affolés, campant où et comme l’on pouvait, parcourant d’énormes distances jusqu’à ce que l’on eût tout ramassé dans un gigantesque coup de filet.

Alors commençaient les trocs, les achats, les échanges et les parties de monté, dont le bétail était l’enjeu, les repas copieux, les danses et les querelles d’amoureux suivies de fiançailles. Puis à ces périodes de grande activité succédait la vie calme et monotone jusqu’au jour où un voisin ou un ami réclamait aide pour son propre bétail. C’étaient les rodeos particuliers, moins nombreux, moins bruyans, mais ramenant toujours la large hospitalité des rancheros, riches sans argent au milieu d’une abondance rustique.

Les bœufs n’avaient pas d’autre valeur que celle de la peau, du suif et des cornes. On enfouissait la chair ; qu’en eût-on pu faire quand on abattait en quelques jours 500 ou 1,000 têtes de bétail ? On tendait les peaux au soleil avec des piquets pour les empêcher de se racornir ; quand elles étaient sèches, on les empilait, on les chargeait sur de lourds chariots aux roues massives, et, suivi des siens, le ranchero se dirigeait au pas lent de ses bœufs vers Monterey, San-José, Santa-Clara ou San-Francisco. Là, il traitait de son chargement avec l’un des marchands établis dans ces localités et qui lui-même le revendait aux capitaines de navires qui fréquentaient la côte. D’argent, il n’en était pas question ; le ranchero se payait en marchandises ; la ménagère s’approvisionnait de sel, savon, chandelles, sucre, café, et, s’il restait quelque chose, d’étoffes et de rubans pour elle et ses filles, pendant que, buvant du pulqué, le ranchero jouait avec ses amis et échangeait les nouvelles. Bonnes gens d’ailleurs, simples et hospitaliers, accueillant l’étranger sans s’enquérir d’où il venait ni où il allait, le gardant une semaine ou six mois comme il lui plaisait, honnêtes dans leurs mœurs, probes dans leurs transactions, toujours prêts à obliger.

La découverte des mines d’or eût dû les enrichir ; elle les ruina. Exploités par des aventuriers, ils se laissèrent dépouiller sans merci ; ils perdirent au jeu leur bétail et leurs terres ou les vendirent à des prix dérisoires. Ils n’entendaient rien aux opérations commerciales, ils ne comprenaient rien aux exigences fiscales de cette civilisation nouvelle qui brusquement les envahissait et brutalement les dépossédait. Un Indien des prairies auquel, au gué d’une rivière, un gendarme demanderait ses papiers, ne serait pas plus ahuri qu’ils ne l’étaient quand on leur réclamait leurs titres de propriété, à eux qui, à quelques centaines d’hectares près, en ignoraient la contenance et les limites. Leur temps était fini, ils n’avaient plus de raisons d’être ; force leur était de céder la place à d’autres, comme les Indiens leur avaient cédé la leur. Ces terres, sur lesquelles ils n’exerçaient qu’un droit de pâturage, devaient être défrichées, labourées, ensemencées, porter d’abondantes moissons. Ces forêts produisaient des bois de charpente et de construction et surtout des sapins rouges d’un grain lâche, mais résistant mieux qu’aucun bois dur à l’action de l’humidité. On devait l’employer aux pilotis de la baie, l’exporter au Chili et au Pérou, qui en ont utilisé d’énormes quantités pour les traverses de leurs voies ferrées, le faire servir aux constructions maritimes. Toute cette matière première existait en abondance, et aussi les bras, les capitaux et l’intelligence pour la mettre en valeur.

Les premières tentatives d’agriculture faites par les nouveaux colons sur une petite échelle donnèrent donc des résultats tels que les progrès furent rapides. Vu la cherté des produits, le maraîcher gagnait autant que le mineur, avec cette différence que plus il fouillait le sol, plus il en augmentait la valeur, tandis que l’autre l’épuisait. Aussi vit-on promptement les abords des villes et des grands camps destinés à devenir villes, se couvrir de jardins que les petits cultivateurs bêchaient et ensemençaient de légumes dont la grosseur prodigieuse attestait la fertilité du sol. Ils apportaient sur le marché de San-Francisco des choux qui pesaient 15 livres, des potirons de 100 livres, des oignons de 2 livres, des betteraves de 15 kilogrammes, des navets de 7 et des carottes de 5. Les tomates, melons, radis, céleri, petits pois, patates poussaient partout, donnant des produits aussi abondans qu’excellens. Les arbres fruitiers grandissaient vite et portaient tôt : le poirier, le prunier, l’abricotier, donnaient à deux ans plus de fruits qu’à quatre ou cinq ans ailleurs ; un verger était en plein rapport à trois ans. On estime actuellement à 4 millions le nombre des arbres à fruits des climats tempérés et à 250,000 celui des arbres fruitiers des climats chauds ; 50,000 hectares sont affectés à ce genre de culture.

Les premiers essais furent tentés par des Français ; ils ouvrirent la voie. Industrieux et économes, ils réussirent. La viticulture surtout, cette industrie essentiellement nationale, devait attirer leur attention. Dès 1770, les missionnaires espagnols s’en étaient occupés. En 1820, le général Vallejo avait fait quelques plantations au nord de San-Francisco. Les ceps de madère y donnaient d’assez bons résultats, mais c’était surtout dans les comtés de Los-Angeles, de Sonoma, de Napa, de Santa-Clara et d’Amador que la culture de la vigne devait se développer. On estime qu’en 1848 il n’y avait encore que 200,000 ceps en rapport portant un raisin à gros grains d’un bleu noir et de peu de saveur ; on en tirait un petit vin léger, se conservant mal. En 1853, 1854 et 1855, on commença à importer des plants étrangers originaires de France, d’Espagne, d’Allemagne et des États-Unis. Partout, ils prospérèrent, donnant une moyenne de 10,000 kilogrammes de fruits à l’hectare. L’absence de grands froids, de grêle et d’orage favorisait la croissance du plant et la maturité des grappes ; le climat, nettement divisé en saison pluvieuse et en saison sèche, permettait les vendanges tardives dans d’excellentes conditions ; l’oïdium était inconnu ; enfin, les terres à vignobles valaient de 200 à 500 francs l’hectare, prix très inférieur à celui des mêmes terres en Europe. En revanche, la main-d’œuvre était fort chère ; on ignorait l’art de faire le vin, on manquait de fûts et de chais, et enfin l’intérêt de l’argent était exorbitant.

En dépit de ces obstacles, les plantations de vignes se multiplièrent, grâce à l’énergie et au travail de nos compatriotes, qui ont définitivement doté le pays d’une industrie appelée à un grand avenir. Aujourd’hui, la Californie possède plus de 30 millions de ceps, mais la plupart des grands vignobles ont passé dans des mains étrangères. Le plus considérable de tous, celui de l’association viticole de Buena-Vista, compte 200,000 ceps, celui de B.-D. Wilson à San-Gabriel, 200,000 ; L.-J. Rosa, dans la même localité, 130,000 ; Matthew-Relier à Los-Angeles, 100,000 ; R. Chalmers, à Coloma, 100,000. La plupart de ces vignobles portent de 1,400 à 1,600 ceps à l’hectare. Les vins californiens sont, en général, de qualité médiocre, foncés en couleur et dépourvus d’arôme. Les vins mousseux sont les plus appréciés ; on en produit 3,000,000 de bouteilles par année.


II

De 1855 à 1857, l’attention se portait de plus en plus vers l’agriculture. Les mines, tout en rendant beaucoup, n’offraient plus ces chances de fortunes rapides qui agissaient si puissamment sur les imaginations. Le commerce se régularisait ; plus de ces fluctuations subites qui laissaient croire à tous que la chance les favoriserait un jour. L’ordre régnait dans les rues de San-Francisco à la suite de l’énergique intervention du comité de vigilance, le calme revenait dans les esprits enfiévrés par sept années d’efforts incessans et de secousses de tout genre. De temps à autre cependant, des rumeurs vagues parties de l’étranger ou d’un coin reculé des mines venaient réveiller les ardeurs passées et les passions calmées. En 1854, les journaux de Panama annonçaient à grand bruit la découverte de riches placers aux sources de l’Amazone, et un millier de mineurs quittaient la Californie pour s’y rendre et n’y rien trouver. En 1855, nouvel excitement, comme on appelait ces fièvres minières. Cette fois, il s’agissait, disait-on, de gisemens fabuleux, sur les bords du Kern-River ; on y avait trouvé, en effet, des belles pépites ; il n’en fallut pas davantage pour provoquer un nouvel exode de 5,000 travailleurs, 10,000 autres se préparaient à les suivre quand les faits se précisèrent ; tout au plus s’il y avait du travail pour 100 mineurs.

Ces secousses se reproduisaient fréquemment, nous ne citons que les principales : l’imagination, la spéculation et la crédulité en faisaient les frais. Beaucoup de mineurs, las d’un travail régulier, bien que rémunérateur, abandonnaient leurs claims et, la carabine d’une main, le pic de l’autre, se mettaient à prospecter. Ils se passionnaient pour cette existence nomade, comptant toujours sur une heureuse trouvaille qui ferait leur fortune, en attendant, explorant les montagnes et les vallées, rencontrant parfois de bonnes veines, promptement épuisées, repartant de nouveau à la recherche du grand filon aurifère rêvé, dont ils voyaient partout les débris sous forme de poudre et de pépites, et qu’ils se figuraient comme une montagne d’or massif. Quand le hasard leur faisait découvrir quelque riche placer, ils se hâtaient d’ébruiter leur découverte dans l’espoir de la revendre à haut prix et de s’enrichir d’un seul coup. Poussant toujours plus avant, ils s’enfonçaient dans les montagnes de la Sierra Nevada, dans le désert du Colorado, dans les grandes plaines du sud, dans le nord de l’Orégon, remontant jusqu’à la Colombie britannique, rayonnant dans toutes les directions, entraînés par le mirage de l’or.

Au mois d’avril 1858, le bruit se répandit que l’on venait de rencontrer des gisemens d’une richesse inouïe sur les bords de la rivière Fraser, dans la Colombie britannique, à 100 milles de l’Océan-Pacifique. A l’appui de cette assertion, on envoyait des échantillons de poudre d’or très pur recueillie dans le sable et on affirmait que, quand la rivière, très haute alors par suite des pluies d’hiver et de la fonte des neiges, viendrait à baisser, on récolterait d’énormes quantités du précieux métal, les échantillons envoyés n’étant que le résultat de quelques jours de travail d’une petite bande de mineurs. Au reçu de ces nouvelles, un vent de folie passa sur la population. On ne parlait plus que des mines du Fraser. Tous les paquebots disponibles s’annonçaient en partance pour les nouveaux placers, une armée de mineurs descendait sur San-Francisco pour s’embarquer. On put croire un moment que c’en était fait de la Californie. Du 20 avril au 9 août, 23,428 partirent ; les autres, maudissant la fortune adverse, cherchaient à faire argent de tout pour les suivre. A San-Francisco, la panique régnait, on tenait la ville pour ruinée ; le sceptre du Pacifique allait passer aux mains de Victoria-City, métropole de la colonie anglaise. En trois mois, la valeur des propriétés baissa de 80 pour 100 ; l’une d’elles, Blythes Gore, entre les rues Market et Geary, dont on a offert, en 1876, 7,500,000 francs, que le propriétaire a refusés, ne trouvait pas acquéreur à 150,000 francs.

Négocians, banquiers, hommes de loi, tous prenaient leurs mesures pour transporter leurs maisons de commerce, leurs fonds et leurs bureaux à Victoria, où régnait une agitation indescriptible qui rappelait les premiers temps de la Californie. En juin, les eaux du Fraser commencèrent à baisser ; en juillet, on s’aperçut que l’or n’était pas plus abondant dans le fit en partie vide que sur les bords ; en août, on ne croyait plus à la richesse de ces nouveaux placers ; en septembre, on revenait en foule. On évalue à 45 millions la somme en numéraire que cette aventureuse campagne coûta aux mineurs trop crédules, sans tenir compte de la perte, bien plus considérable encore, qu’ils eurent à subir du fait de la vente à tout prix de leurs claims abandonnés. San-Francisco se remit vite de cette panique. L’exode et le retour des mineurs enrichirent les hôteliers, les restaurateurs et les cabaretiers de la ville, puis l’écho de ces rumeurs fabuleuses avait donné une impulsion nouvelle à l’émigration ; 13,000 nouveaux colons arrivaient par mer des états de l’Atlantique. Quant à ceux qui revenaient désappointés des bords du Fraser, ils juraient qu’on ne les y reprendrait plus et rentraient, bien décidés à se fixer en Californie. A la fin de l’année, il ne restait plus trace de l’excitement ; le prix des terrains dépassait celui côté antérieurement, mais nombre de propriétés avaient changé de mains et la fortune favorisait, une fois de plus, ceux dont la foi dans l’avenir était restée ferme.

Un an plus tard, une découverte bien autrement sérieuse devait encore accroître l’importance de la métropole du Pacifique, qui semblait sortir plus vivace et plus forte de chaque épreuve qu’elle traversait.

En juin 1859, deux mineurs irlandais, Peter O’Reilly et Patrick Mac Laughlin, exploitaient, sans grand profit, un claim situé sur les confins du territoire de l’Utah, aux environs du lac Washoë, quand ils rencontrèrent un filon de minerai argentifère. L’or s’y trouvait mêlé à l’argent en quantité suffisante pour laisser croire aux mineurs inexpérimentés qu’ils se trouvaient sur un filon aurifère et, ce qu’il y a de plus étrange, cette erreur fut partagée par des hommes de science. M. L. Simonin, dans son intéressant volume, A travers les États-Unis, de l’Atlantique au Pacifique, raconte ce qui suit : « J’étais à cette époque en Californie, chargé de diriger l’exploitation de gîtes aurifères dans le comté de Mariposa. Je quittai le pays de l’or au commencement du mois de décembre 1859, forcé de me rendre au Chili. Quand je revins à Paris au mois de mai 1860, je trouvai la France émue des découvertes de Washoë et de ces nouvelles exploitations d’argent. Tous les banquiers étaient en éveil. Le gouvernement français se préparait alors à abaisser, comme il l’a fait depuis, le titre de ses monnaies d’argent, afin de parer au défaut d’équilibre entre les deux métaux précieux, lequel avait été amené par une trop grande abondance de l’or. Avant d’accomplir l’opération qu’il projetait, le gouvernement, pour s’édifier complètement sur les récentes découvertes, dépêcha sur les lieux un de ses ingénieurs des mines. Celui-ci vint à Washoë, annonça aux mineurs qu’ils étaient sur un filon d’or et non d’argent, et rédigea son rapport sur ces conclusions. Le fait est resté légendaire dans tous les états du Pacifique. Les pionniers de Washoë laissèrent dire et s’escrimèrent si bien sur leur filon qu’en dix années, de 1860 à 1870, le Nevada produisit en lingots d’argent une moyenne de 70 millions par année. En 1873, la production a même atteint 125 millions. Le Mexique tout entier, le plus riche des états argentifères, ne fournit pas au-delà de 100 millions par an. »

Connu d’abord sous le nom de Washoë, ce nouveau filon fut désigné sous celui de Comstock, suivant la loi des mines, qui donne à tout placer le nom du premier qui en marque le périmètre, ainsi que le fit Comstock, associé des deux Irlandais. Le Comstock se dresse comme une muraille énorme sur un plateau qui atteint huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Pays rude, où souffle un vent âpre et froid. Le sol aride et grisâtre y porte de maigres moissons. La montagne, crevassée par les pluies et le froid, battue par les tempêtes, élève lisses et droites ses assises de quartz dur à rayer l’acier, brillant comme du métal poli. Sur le plateau de la mine même s’étend aujourd’hui Virginia-City, une ville de plus de vingt mille habitans, aux larges rues droites, formant damier, bordées de magasins, de maisons de banque, d’hôtels, et surtout de cabarets aux enseignes grotesques et branlantes, secouées par une bise constante.

Comstock avait le premier tracé le périmètre de son exploitation, et, suivant la loi en usage, pris possession de 200 pieds linéaires sur le filon ; James Walsh en fit connaître la valeur. A la fin de 1861, il expédiait à San-Francisco 3,000 kilogrammes de rainerai non épuré qu’on lui payait 22,500 francs, et il achetait à ses voisins 1,800 pieds de filon à 70 francs le pied. Quelques mois plus tard, le pied se vendait couramment 5,000 francs, et les mineurs envahissaient le pays. « Il fallait voir, écrivait un témoin oculaire, les débuts de Virginia-City. Nous allions tous dans les rues, mis comme des mendians ; à peine prenait-on le temps de se vêtir, de boire et de manger. Notre vie se passait dans les puits, dans les galeries, dans les excavations. Quand on se rencontrait, on ne parlait que de filons, essais, minerais d’argent. On était à la veille de l’élection du président des États-Unis, la guerre civile pouvait éclater, suivant le nom qui sortirait de l’urne, et elle éclata en effet ; mais, de tout cela, on n’avait cure. On ne voyait que mines ; on en causait le jour, on en rêvait la nuit, et les ventes, les achats, les projets, les illusions allaient leur train. A peine si le soir les maisons de jeu ouvraient un moment leurs portes et si les joueurs y échangeaient quelques coups de revolver ; c’était bon naguère, mais cette fois on n’avait qu’une idée : vendre, acheter, puis racheter et vendre encore des pieds de filon. Tous, nous devions faire fortune ; tous, nous étions riches, et souvent nous n’avions pas même de quoi payer notre dîner. »

De tous côtés, en effet, on accourait à Virginia-City, mais cette immigration ne ressemblait en rien à celle qui avait envahi la Californie en 1849 et depuis. Si les mineurs affluaient, les capitalistes de San-Francisco étaient aussi largement représentés. Bon nombre d’entre eux achetaient au hasard, sur des renseignemens vrais ou faux. Plus de trois mille compagnies minières se fondèrent avec un capital nominal de 5 milliards de francs ! Les actions minières portaient le nom de pieds, chacune d’elles représentant un pied linéaire de filon (30 centimètres sur toute sa profondeur). On vit alors un agiotage effréné. Un pied de la mine Gould-et-Curry vendu, au début, 50 francs, atteignait 2,500 francs en mars 1862, 5,000 en juin, 7,250 en août, 12,500 en septembre, 16,000 en février 1863, 22,000 en juin, 28,000 en juillet. La compagnie Hale et Noseross donna des résultats plus surprenans encore ; ses actions montèrent à 60,000 francs avant qu’aucun dividende fût acquis. Pour la mine Chollar-Potosi, en revanche, les actionnaires touchaient 25, 50 et 75 francs de dividende par mois, alors que les actions n’étaient encore cotées que 400 et 425 francs à la Bourse de San-Francisco.

Sur le marché minier de la Californie, le prix des actions est infiniment plus élevé, alors que la mine ne rend encore rien, que lorsqu’elle commence à donner un dividende. Tant que l’on est dans la période d’organisation et de travaux préliminaires, l’imagination se donne pleine carrière. Les bénéfices entrevus sont sans limites, comme ils sont sans contrôle. On se trouve en présence de l’inconnu, et chacun de le calculer à sa guise. Il n’en va plus de même quand les premiers résultats de l’exploitation sont connus. Si riches qu’ils soient, ils ont une limite précise, pour l’heure présente tout au moins, et lors même qu’ils donnent plus de 100 pour 100 par an, la réalité demeure encore au-dessous de l’attente.

La plupart des actions se capitalisaient à un taux de revenu de 5 pour 100 par mois. A mesure que les travaux avançaient, on se rendait mieux compte de la valeur du filon. Son épaisseur variait de cent à deux cents pieds dans la direction du méridien magnétique, c’est-à-dire à 15 degrés à l’est du nord vrai. La plus grande profondeur à laquelle on l’ait exploité est de neuf cents pieds. Ce filon ressemble à une immense fissure, entre les roches granitiques et les roches de porphyre vert, remplie après coup. En se rapprochant de la surface du sol, il se renfle et projette à l’extérieur des arêtes de quartz formant affleurement.

Les ingénieurs estiment que cette fissure est due à quelque mouvement volcanique. Des dégagemens gazeux ont entraîné le minerai mélangé de quartz et d’argile grasse, bleuâtre et polie, semée de stries, et qui, sous l’énorme pression qu’elle a subie, se dresse en parois lisses que les mineurs désignent sous le nom de miroirs. Çà et là le filon est brusquement interrompu par d’énormes blocs de porphyre évidemment détachés du toit de la fissure. Il faut les forer pour retrouver le filon au-delà. Les mineurs appellent chevaux ces masses improductives qui, tout à coup, leur barrent la route et les condamnent à un travail ingrat.

Le minerai est du sulfure d’argent presque pur, mélangé à un peu d’argent rouge ou sulfure d’argent, d’antimoine et d’arsenic, à la galène ou sulfure de plomb argentifère, et enfin au chlorure d’argent, dit argent corné, que les mineurs de l’Amérique espagnole désignent sous le nom de plata plombo ou argent-plomb, à cause de sa propriété d’être tendre et flexible et de se laisser couper au couteau comme le plomb. Le filon de Comstock en contenait, par place, des amas considérables, presque purs, qui ont, en quelques jours, enrichi les exploitans. Les mineurs, empruntant dès le début beaucoup de mots à la langue espagnole, plus riche que l’anglais en expressions minières, désignent sous le nom de bonanzas ces accumulations de minerais formant poches entre des roches souvent improductives. Certaines de ces bonanzas sont restées célèbres. On cite entre autres celle de la mine de Valenciana, au Mexique, qui, rencontrée inopinément en 1768, rendit pendant trente-deux ans plus de 7 millions par an et fit de son heureux propriétaire, señor Obrigo, le comte de Valenciana, et l’homme le plus riche de son pays et de son temps. La bonanza de Real-del-Monte, sur la Veta-Madre, également au Mexique, donna en douze ans, de 1759 à 1771, à don Pedro Torreros, depuis comte de Regla, plus de 30 millions nets.

Plusieurs de ces bonanzas, rencontrées sur le filon de Comstock, ont, à diverses reprises, déterminé des hausses considérables sur les actions et relevé subitement leurs cours au moment où ces cours étaient au plus bas. C’est ce qui se produisit en 1868, pour la compagnie de Yellow-Jacket, dont les actions délaissées se relevèrent tout à coup à la suite de la rencontre d’un de ces nids de minerai dont, pendant plusieurs semaines, on tira des millions.

Sur ce plateau aride et dénudé du Nevada, sur cette étroite bande de terre de 500 mètres de largeur sur 4 kilomètres de longueur, l’industrie a accumulé les découvertes et les procédés les plus récens de la science, ses conquêtes les plus merveilleuses, à côté d’un luxe intelligent et pratique inconnu partout ailleurs. Les précautions les plus minutieuses pour protéger la vie des ouvriers, les appareils les plus ingénieux pour faciliter les travaux, pour la descente et la montée des mineurs, pour l’épuisement des eaux, y sont mis en usage. De puissantes machines à vapeur font mouvoir les pompes, les ventilateurs, les cages d’extraction. Les galeries, vastes et soigneusement aérées, solidement étayées, sillonnées en tous sens par des wagonnets, amènent l’air respirable jusqu’aux chantiers les plus éloignés. Les boyaux d’extraction, une fois épuisés, sont immédiatement remblayés avec des roches pour prévenir tout tassement. Le pays ne produisant rien, il faut tout y amener : la houille pour les machines, les étais de soutènement. Les puits atteignent une profondeur de neuf cents pieds. D’immenses nappes d’eau souterraines semblaient devoir empêcher de pousser plus avant, mais un Américain, M. Sutro, a conçu l’idée d’un gigantesque tunnel de plus de 20,000 pieds de long, qui, assurant l’écoulement, permet de suivre le filon jusqu’à 2,000 pieds de profondeur. Ce travail a coûté plus de 10 millions.

Le filon de Comstock dépasse en richesse les trois mines d’argent les plus renommées : celles de la Veta-Madre de Guanajuato, de la Veta-Madre de Zacatecas, au Mexique, et de Potosi, au Pérou. La première a cependant donné, en trois siècles, 4 milliards ; la seconde, 3 milliards 330 millions ; la troisième, enfin, 6 milliards, soit une moyenne, pour cette dernière, de 20 millions par an. Dans les dix premières années de son exploitation, le filon de Comstock a donné 675 millions, soit une moyenne annuelle de plus de 67 millions. Si l’on tient compte, en outre, de ce fait que, dans les mines d’argent de Comstock, aussi bien que dans l’exploitation des mines de quartz aurifère, le rendement moyen du traitement à l’usine n’est que des deux tiers du titre, ce qui revient à dire que 33 pour 100 de l’or ou de l’argent est perdu, on se rendra compte de l’étonnante richesse de ce filon, qu’un heureux hasard révéla à deux mineurs.

Si une pareille découverte était bien faite pour encourager les prospecteurs à se lancer encore plus avant à la recherche de nouveaux gisemens, elle était aussi de nature à surexciter toutes les convoitises et à faire naître les fraudes. Peu après la découverte du Comstock, on n’entendait parler que de filons merveilleux, de placers de grande richesse. Dans certains de ces derniers, on semait sur le sol de la poudre d’or, et l’acheteur, séduit par les premiers lavages, acquérait à un prix exorbitant un placer artificiellement enrichi. Dans les mines de quartz, des mineurs chargeaient leurs fusils avec des pépites d’or et tiraient contre les parois, dans lesquelles l’or s’incrustait. L’acquéreur admis à visiter ces mines y relevait, en maints endroits, ces affleuremens factices, qui le décidaient à s’en rendre propriétaire. Mais la fraude la plus colossale est celle qui, en 1877, provoqua à San-Francisco un excitement d’un nouveau genre, et sur laquelle M. Edmond Leuba, dans son intéressant volume sur la Californie et les états du Pacifique, donne des détails précis[5]. Un jour, le bruit se répandit que des mineurs venaient de découvrir, dans le territoire de l’Arizona, des gisemens fabuleux de pierres précieuses. L’on n’ignorait pas que, du temps de Pizarre, les Aztèques recueillaient dans ces régions des pierres fines dont Montézuma possédait de grandes quantités. Ces mineurs racontaient qu’ils s’étaient aventurés, non sans dangers, dans ce district occupé par les Indiens Apaches, qu’ils avaient retrouvé ces anciens gisemens et les avaient superficiellement fouillés, le temps, les outils et les vivres leur manquant pour commencer une exploitation en règle.

A l’appui de leurs dires ils produisaient des sacs en peau de chamois remplis de diamans, de rubis bruts, parmi lesquels à côté de pierres sans grande valeur s’en rencontraient quelques-unes fort belles. Il n’en fallut pas davantage pour éveiller toutes les convoitises. Plusieurs banquiers et capitalistes de San-Francisco mis en goût par les énormes bénéfices réalisés sur les mines de Comstock entrèrent en relations avec ces mineurs et leur offrirent de traiter avec eux. A quoi ceux-ci répondirent qu’ils ignoraient la véritable valeur de leurs gisemens. Ils consentaient bien à les vendre, mais ils entendaient vendre après qu’un examen sérieux aurait permis d’établir un prix. Ils invitaient donc les acquéreurs à se rendre avec eux dans l’Arizona et à procéder à une vérification minutieuse. Cette proposition était trop équitable et trop sensée pour n’être pas accueillie avec satisfaction et pour ne pas désarmer tous les soupçons. Sans plus tarder, on enrôla quelques ingénieurs, on leur adjoignit des connaisseurs en pierres fines, et, dans le plus grand mystère, on se mit en route pour l’Arizona. Pour dépister les curieux, les divers membres de l’expédition prirent des routes différentes et se réunirent à un point éloigné. Arrivés sur les gisemens, ils commencèrent les recherches. Elles furent des plus fructueuses ; partout, sur un rayon d’une lieue carrée, dans la plaine, dans les sables, dans les ravins et jusque dans le lit des ruisseaux on recueillit des pierres semblables aux échantillons produits à San-Francisco. Minutieusement examinées par des hommes du métier, elles furent reconnues être des pierres fines.

Les capitalistes, au nombre d’une douzaine, aux frais de qui l’expédition avait été faite, n’hésitèrent plus. Ils offrirent aux mineurs 5 millions comptant et une part dans les bénéfices. Après bien des pourparlers l’affaire fut enfin conclue, et les promesses d’actions atteignirent tout de suite des prix fabuleux. Les choses en étaient là et l’on préparait le matériel de l’exploitation quand le rapport d’un expert de Philadelphie vint glacer l’enthousiasme. De l’examen des localités et de la nature du sol il concluait que les gisemens n’existaient pas et qu’on se trouvait en présence de salted deposits (champs salés) ou artificiellement ensemencés de pierres fines. Une enquête minutieuse révéla, en effet, que ces filous avaient acheté à Londres et à New-York pour environ 250,000 francs de diamans et de rubis bruts, plus ou moins défectueux, mélangés de quelques belles pierres et qu’ils les avaient semés sur le sol des anciens Aztèques. Il va sans dire qu’une fois en possession de leurs millions, ils avaient quitté la Californie et qu’on ne les y revit jamais.

Le traitement des minerais de la Californie nécessite l’emploi du mercure en quantités très considérables, et par une heureuse coïncidence la Californie possède des mines importantes de mercure, au premier rang desquelles figure celle connue sous le nom de New-Almaden. Elle est située à 16 milles au sud de l’extrémité de la baie de San-Francisco, dans un des contreforts du Coast-Range, chaîne de montagnes qui court le long du littoral. Cette mine était connue des Indiens, qui en utilisaient le cinabre pour leurs tatouages. Le filon serpente dans une roche verte ; en certains endroits il mesure plusieurs centaines de pieds d’épaisseur, en d’autres, il s’amincit et se réduit à presque rien. Sa direction constante est du nord au sud. On détache le cinabre, on le brise en morceaux et on l’empile, ainsi concassé, dans un vaste récipient pouvant contenir jusqu’à vingt-cinq tonnes de minerai. Soumis pendant quatre jours à une chaleur intense, le mercure mélangé de soufre se volatilise et passe à travers un appareil de condensation dans lequel il se liquéfie ; le soufre converti en gaz sulfureux disparaît par la combustion. En vingt-quatre années New-Almaden a produit 45,000,000 de livres de mercure ou 60,000 fiasques. La mine de Fresno en produit 6,000 et celle de Napa 7,000 annuellement.

D’un prix très élevé au début de l’exploitation des mines d’or, le mercure a subi depuis une dépréciation considérable grâce à laquelle il a pu lutter avec avantage contre le mercure importé et même lui faire une concurrence telle que les mines d’Italie : Levigliani et Ripa en Toscane, et celles de Huancavelica au Pérou ont vu cesser leur exploitation. Seule, la mine d’Almaden en Espagne a pu se maintenir, et si le marché de la Chine lui a été enlevé par sa rivale californienne, elle lui dispute encore celui du Mexique.

Enfin, pour compléter la liste des richesses minières du pays de l’or et de l’argent, notons les houillères de Monté del Diablo, qui fournissent par an 175,000 tonnes de combustible, celles du nord qui en donnent 75,000, soit en tout 250,000 tonnes, la moitié de la consommation locale ; le surplus est fourni par l’Australie, les États-Unis et l’Angleterre. De grands dépôts de soude et de borate, de soufre, de minerais de fer ont été reconnus et sont exploités. Chaque jour la Californie s’affranchit du tribut qu’elle payait à l’étranger et devient un centre de production et de fabrication.


III

Tant de progrès réalisés, tant d’épreuves heureusement franchies, une prospérité sans égale, un avenir sans limites, semblaient devoir lasser la fortune inconstante. En quelques années, San-Francisco avait pris un développement prodigieux ; partout de somptueuses résidences, de vastes magasins, des églises, des quais énormes, attestaient l’énergie et la richesse de ses habitans, leur foi désormais inébranlable dans l’avenir de la métropole du Pacifique. L’année même où la production de l’or semblait faiblir et où l’exportation du précieux métal baissait de 10 millions, les mines d’argent venaient combler et au-delà cette lacune et ajouter 30 millions en argent aux 200 millions que les vapeurs de Panama emportaient en 1861. Le recensement constatait, pour l’état, une population de 380,000 habitans, pour San-Francisco de 57,000. L’immigration continuait, non plus avec la fièvre des premiers jours, mais régulière et constante, par la voie de l’isthme. Mais cette voie plus rapide ne satisfaisait pas encore l’impatience des habitans de San-Francisco. En attendant, la construction du grand chemin de fer transcontinental on décida d’organiser un service de courriers à cheval. La distance à franchir, de Saint-Joseph du Missouri, point extrême de la voie ferrée du côté de l’Atlantique, et Sacramento, était de 1,900 milles, environ 3,000 kilomètres, à travers les déserts, les sierras et les prairies. On réussit à la franchir en deux cent-cinquante heures, dix jours et demi, avec une vitesse moyenne de 8 milles à l’heure, chaque cheval fournissant une course de 24 milles. Le Pony express, comme on appela ce nouveau service, partait deux fois par semaine ; le maximum des lettres dont le courrier était porteur ne pouvant dépasser deux cents, le prix fut fixé à 25 francs la demi-once. Ce service ne pouvait pas être absolument régulier ; les Indiens arrêtèrent souvent le messager pour le dépouiller ; ils attaquaient les stations, volaient les chevaux de relais et pillaient les provisions, mais en dépit de ces obstacles il donna d’excellens résultats.

Quand le voyageur parti de New-York par la voie ferrée, après avoir franchi à toute vitesse le Great American Désert, cette plaine maudite que recouvre un linceul de sable et de poussière d’alcali, le défilé des cèdres et la vallée du Humboldt, arrive à Palissade station dans le Nevada, et qu’il aperçoit sur le quai deux hautes murailles de lingots d’argent attendant qu’on les charge sur les trucs du chemin de fer, des millions empilés comme des briques au milieu du désert, il a déjà un avant-goût des surprises que lui réserve la Californie. Il en conclut, lui aussi, que la prose de la vie quotidienne et les féeries des Mille et une nuits se coudoient dans le Far West. Il comprend ce qu’il a fallu d’efforts et d’énergie pour surmonter les obstacles que la nature opposait à l’homme dans sa marche irrésistible vers l’ouest. Quand après avoir gravi lentement les âpres rampes de la Sierra Nevada, il atteint Summit, le point culminant de la voie, à 7,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et découvre, entre les cimes de granit qui l’entourent, les plaines de l’El Dorado, inondées de soleil, il voit se dérouler à ses pieds des pentes aux contours arrondis, rayées de lignes blanches. Ce sont les torrens artificiels, créés par les mineurs, amenant l’eau sur les champs d’exploitation. A mesure qu’il avance, le terrain coupé de tranchées est sillonné de digues ; aux pentes boisées succèdent des gorges couvertes d’arbustes et de chaparrals, puis les ponts de treillis sur lesquels on traverse l’American River. A l’horizon, un petit nuage gris se dessine, c’est San-Francisco. En sept jours, on a franchi cette énorme distance qui exigeait, il y a trente ans, un voyage de six mois.

C’est le 28 avril 1869 que fut terminée cette œuvre gigantesque qui reliait enfin les rives du Pacifique à celles de l’Atlantique. Le 10 mai suivant, on célébrait en grande pompe le raccord des deux tronçons simultanément entrepris à l’est et à l’ouest, et poussés avec une activité fiévreuse par les deux compagnies l’Union et le Central. La première dirigeait les travailleurs qui, des États-Unis s’avançaient vers le Pacifique ; la seconde, marchant à sa rencontre, avait successivement franchi la vallée du Sacramento, la Sierra, et, débouchant dans les plaines de l’Utah, atteignait le 41e degré de latitude nord et le 114e de longitude ouest. A mesure qu’ils se rapprochaient, les ouvriers des deux compagnies luttaient d’efforts pour se surpasser et atteindre les premiers le but assigné. En une seule journée de travail ceux du Central posèrent 10 kilomètres de rails et ne s’arrêtèrent, épuisés, qu’à la nuit, donnant à l’endroit qu’ils avaient atteint le nom de Challenge point, ou lieu du défi, défiant leurs rivaux d’accomplir en une journée un pareil tour de force. Le lendemain, les équipes de l’Union ainsi provoquées achevaient la pose de 12 kilomètres, mais les travailleurs californiens, résolus à l’emporter dans cette lutte d’un nouveau genre, posaient, le 28 avril, 16 kilomètres de rails en onze heures de travail ininterrompu et s’arrêtaient à Victory Point.

Entre l’extrémité de chacun des deux tronçons, on avait laissé libre un espace d’environ cent pieds. Deux escouades composées d’Irlandais du côté des unionistes, et de Chinois du côté des centraux, en tenue de fête, s’avancèrent pour effectuer le raccord. Dans les deux camps on avait choisi l’élite des travailleurs. Les Chinois, graves, silencieux, alertes, s’entr’aidant adroitement, provoquaient l’admiration générale. « Ils travaillent comme des prestidigitateurs, » s’écria un témoin oculaire, et, pour qui a vu avec quel art les Chinois opèrent dans les plus petites choses, cette expression est parfaitement juste.

Le raccord opéré, deux locomotives se dirigèrent à la rencontre l’une de l’autre, se saluant de leurs sifflets stridens. Un dernier rail restait à placer. Il reposait sur une traverse de laurier. Le délégué de la Californie offrit aux présidens des deux compagnies, MM. Stanford et Durant, la traverse, un boulon en or massif et un marteau en argent : « Cet or vient de nos mines, ce bois précieux de nos forêts. L’état de Californie vous les remet pour qu’ils fassent partie intégrante de la grande voie ferrée qui va relier l’Océan-Pacifique à l’Océan-Atlantique.

Le délégué de l’Arizona offrit ensuite un boulon de fer, d’or et d’argent : « L’Arizona, dit-il, riche en fer, en or et en argent, vous remet cette offrande destinée à compléter la grande œuvre des communications interocéaniques. » Puis les deux derniers rails furent posés sur la traverse et les deux présidens s’avancèrent pour fixer les boulons. Un appareil télégraphique transmettait aux États-Unis comme en Californie tous les détails de la cérémonie et les discours prononcés. Au moment de la pose des boulons, le message suivant fut expédié sur les rives des deux océans : « Tous les préparatifs sont terminés, découvrez-vous et invoquez avec nous la bénédiction d’en haut. » Au nom des états de l’Est, Chicago répondit : « Nous vous suivons en pensée ; tous les états de l’Est ont reçu votre message, attentifs et recueillis, ils attendent. » Quelques instans après, chaque coup de marteau, exactement répété par les signaux électriques, apprenait à toutes les villes de l’Union américaine que la grande œuvre était achevée. Partout des salves d’artillerie et des réjouissances publiques saluaient cette mémorable journée. La voie avait été achevée sept ans avant la date fixée par l’acte de concession.

Le rêve de Christophe Colomb devenait une réalité. Par l’ouest, on atteignait l’Asie. Quand, le 3 août 1492, après huit années d’efforts et de sollicitations, il obtenait, enfin, de la générosité d’Isabelle et de Ferdinand, trois vaisseaux et, s’embarquant à Palos, faisait voile vers l’ouest, c’était l’Inde qu’il cherchait, la mystérieuse et opulente Cathay, qu’il pensait atteindre, là-bas, où se couchait le soleil, dans cet Ouest empourpré vers lequel l’entraînaient son génie et cette force inconnue qui, sans trêve ni relâche, pousse le monde vers l’Occident. L’Amérique lui barrait la route ; Cuba, Saint-Domingue l’arrêtèrent. Quatre fois il revint à la charge, espérant toujours forcer le passage, découvrir un détroit, le cherchant de l’embouchure de l’Orénoque à Caracas, croyant un instant l’avoir trouvé au Darien, ne soupçonnant pas que vingt-cinq lieues de terre le séparaient seules alors de cet Océan-Pacifique dont les flots baignaient les rives asiatiques.

Cette gigantesque voie ferrée, la plus longue que l’on ait encore construite, formait le dernier anneau de la ceinture du monde autour duquel la vapeur court sans temps d’arrêt de Paris, de Londres, de Vienne, de Saint-Pétersbourg sur New-York. Chicago, San-Francisco, puis par Yokohama, Shanghaï, Hong-Kong et Calcutta rejoignant Suez, Port-Saïd et Marseille, charriant dans son parcours, de plus de 7,000 lieues, les produits manufacturés de l’Europe, les blés de l’Amérique, les lingots d’or et d’argent des états du Pacifique, les soies du Japon, le thé de la Chine, l’opium de l’Inde, ses tentures et ses tapis. Multipliant les échanges et la richesse, elle crée, avec de nouveaux besoins, les moyens de les satisfaire, réveillant sur son passage les vieilles civilisations endormies, détruisant les barrières qui séparent les races et les peuples, supprimant les distances et semant sur toutes les côtes, avec des produits inconnus, des idées nouvelles.

San-Francisco devenait l’une des étapes importantes de ce vaste parcours, l’une des grandes villes où devaient forcément s’arrêter le voyageur, se transborder les échanges entre l’Europe et l’Asie ; son or et son argent s’écoulaient à l’est et à l’ouest, sur la Chine et les Indes aussi bien que sur New-York, Londres et Paris. Entrepôt des métaux précieux, c’était dans ses puissantes maisons de banque que se concentraient ces lingots avec lesquels se soldaient les comptes entre l’Europe et l’Asie. Tributaires pendant quelques années de l’étranger, la Californie s’était affranchie de ce joug ; à son tour, elle voyait l’univers tributaire de ses mines, intéressé à ce que sa production ne s’arrêtât ni ne se ralentît.

À l’âge d’or succédait l’âge d’argent. Les mines de Comstock avaient détrôné les placers aurifères, passant, elles aussi, par ces alternatives de hausse et de baisse, de rendemens surprenans et de temps d’arrêt soudains dont on avait vu tant d’exemples sur les rives du Sacramento et du San-Joaquin. De 1861 à 1878, on compte dans ces nouvelles mines trois découvertes de filons extraordinaires, ce que les mineurs, dans leur langage imagé, appellent trois grand pay chutes. La première de ces découvertes fut celle d’un filon reconnu par hasard à la surface de la mine de Gould et de Curry. Il produisit 200 millions, puis cessa brusquement en 1860. Pendant quelques années la mine ne donna plus qu’un rendement moyen et un dividende ordinaire. En 1872, on retrouve tout à coup le filon perdu courant en profondeur vers le sud. On en extrait 450 millions de francs, et l’on vient se heurter à des roches improductives. Pendant des années on le cherche en vain. Le hasard le révèle dans les mines de Consolidated Virginia ; cette fois il rend plus de 550 millions, et n’est pas encore épuisé.

Les actionnaires subissaient le contre-coup de ces périodes de hausse et de baisse, tantôt encaissant des dividendes énormes, tantôt écrasés par des appels de fonds réitérés quand la veine perdue, à la poursuite de laquelle on s’acharnait, exigeait des dépenses considérables. Les uns, découragés, lâchaient prise à la veille du succès, les autres, réalisant en pleine prospérité, rachetaient aux heures d’abattement ; quelques-unes des grandes fortunes de San-Francisco n’ont pas d’autre origine. On s’en rendra mieux compte par un exemple pris entre cent.

J.-G. Flood et W.-S. O’Brien, associés, tenaient à San-Francisco un bar room, salon de rafraîchissemens, fréquenté surtout par les négocians et les courtiers. Presque toutes les affaires à San-Francisco se traitaient alors dans les bureaux, mais se terminaient au bar room. Derrière le comptoir se tenaient du matin au soir les deux associés occupés à servir leurs cliens. Leurs affaires marchaient assez bien, ils avaient mis quelque argent de côté et acheté avec leurs économies un petit intérêt dans une mine, à Virginia City. Intéressés dès lors à ce genre d’opérations, comptant parmi les familiers de leur établissement bon nombre de capitalistes et de spéculateurs en actions minières, ils sollicitèrent d’eux des conseils et des renseignemens, prêtant en outre une oreille attentive aux conversations dont ces valeurs étaient l’objet. Ils achetèrent et vendirent, réalisant sur leurs opérations restreintes de modestes bénéfices jusqu’au jour où, désireux d’étendre leurs spéculations et d’être exactement tenus au courant par des gens résidant eux-mêmes aux mines, ils s’associèrent avec J.-W. Mackay et J.-G. Fair, habitant Virginia. Guidés par eux, ils achetèrent la plupart des actions de la mine de Consolidated Virginia au moment où ces actions étaient tombées à 45 francs ; un certain nombre leur fut même laissé à 20 francs. Il n’y avait que 10,700 actions, ce qui mettait le prix total de la mine au-dessous de 500,000 francs. Sa longueur était de 1,310 pieds sur le filon. Le prix du pied courant ressortait donc à environ 400 francs, ce qui ne laissait pas de paraître un taux élevé pour une mine dans laquelle on avait déjà dépensé 1,250,000 francs sans obtenir le moindre dividende. Aucun filon important n’y avait encore été découvert et si ce filon existait, on ne mettait pas en doute qu’on ne l’atteindrait qu’au prix de nouveaux sacrifices.

Au lieu de continuer le forage de leur puits, qui n’avait encore que 400 pieds de profondeur, les nouveaux acquéreurs traitèrent avec les propriétaires de la mine voisine, Gould et Curry, pour établir une galerie d’accès à leur propre mine. Le puits de la mine Gould et Curry atteignait une profondeur de 1,800 pieds. La galerie transversale poursuivie sur une longueur de 800 pieds vint se heurter à un filon puissamment riche qui traversait tout leur terrain. La nouvelle mine fut divisée en deux : la Consolidated. Virginia et le California. De 10,700 actions primitives, le nombre fut porté, par des émissions successives, à 540,000 pour chacune des deux mines. En 1874, au prix coté, ces deux mines représentaient un capital de 750 millions de francs et avaient déjà rendu aux heureux propriétaires plus de 500 millions. Les actions achetées par eux en 1871 leur donnaient, trois ans plus tard, un bénéfice de trois mille capitaux pour un.

A d’autres points de vue, la carrière de Ralston, l’un des grands financiers de San-Francisco, n’est pas moins caractéristique. Elle montre avec quelle prodigieuse rapidité s’édifiaient alors de puissantes fortunes et se créaient de hautes positions dans la banque et le commerce.

Né en 1825 dans l’état d’Ohio, Ralston reçut une bonne éducation primaire, rien de plus. Apprenti dans son enfance chez un constructeur de navires, il mania jusqu’à dix-neuf ans la scie et le rabot, puis entra comme employé à bord d’un des vapeurs du Mississipi. En 1850 il partit pour la Californie, mais, faute d’argent pour poursuivre son voyage, il dut s’arrêter à Panama, où il entra au service de Garrison et Morgan, propriétaires d’une ligne de bateaux à vapeur qui, de New-York à Colon et de Panama à San-Francisco, transportait les émigrans. Employé dans les bureaux de cette compagnie, il séjourna quelques années à Panama et fut ensuite promu à l’agence de San-Francisco ; capable et intelligent, il s’acquitta de ses fonctions avec zèle, révéla des aptitudes sérieuses, et lorsque Garrison et Morgan se décidèrent à adjoindre à leur agence de San-Francisco une maison de banque dirigée par M. Fretz, Ralston y fut admis comme associé. Une année plus tard, Garrison et Morgan se retiraient, et la raison sociale devenait Fretz et Ralston. Peu après, une de ces crises financières si fréquentes alors en Californie éclatait à San-Francisco et mettait leur maison à deux doigts de sa perte. Leur clientèle se composait surtout de négocians dont ils recevaient les dépôts en comptes courans et auxquels ils consentaient de fortes avances. La plupart des maisons de banque opéraient de même. Une spéculation effrénée, brusquement arrêtée, entraînait des faillites considérables. Dans cette circonstance, Ralston fit preuve d’un sang-froid et d’une décision remarquables. Par son calme et son courage, il imposa la confiance autour de lui ; grâce à de prodigieux efforts, il parvint à soutenir le crédit ébranlé et traversa la crise, non sans perle, mais sans y succomber. A partir de ce jour, la maison Fretz et Ralston prit le premier rang parmi les maisons de banque de San-Francisco.

En 1864, Ralston jetait les bases de la puissante banque connue depuis en Europe, en Asie et en Amérique, sous le nom de Bank of California. Dès le début, elle vit se grouper autour d’elle les plus riches capitalistes du monde entier. Ralston, auquel on en offrit la présidence, refusa et fit nommer D.-O. Mills, mais il en resta le directeur dont l’influence dominante s’exerçait sur les finances, le commerce, l’agriculture, les manufactures et la politique de l’état.

Une si haute position, si rapidement conquise, devait lui faire et lui fît beaucoup d’envieux. Par compensation, la part considérable qu’il prenait dans toutes les grandes affaires, les capitaux énormes dont il disposait, les intérêts multiples groupés autour de lui lui créaient de nombreux et puissans appuis. Aucune entreprise nouvelle ne se fondait sans son concours, et chaque matin, la porte de son bureau était assiégée par les faiseurs de projets, capitalistes et gros négocians. Il recevait tout le monde, écoutait avec patience, se décidait promptement en quelques mots clairs et nets. Son hospitalité était proverbiale. Il habitait hors de San-Francisco une immense villa dans laquelle il pouvait loger et héberger jusqu’à cent visiteurs à la fois. Sur le parcours il avait établi des relais de chevaux pour une douzaine de voitures. Tout son train de maison était à l’avenant et ses envieux affirmaient qu’en dehors de sa part des bénéfices et de ses émolumens, la banque lui allouait 1 million par an pour ses frais de réception. Quoi qu’il en soit, il le dépensait et au-delà en hospitalité ; en outre, il souscrivait libéralement et souvent secrètement à toutes les œuvres de charité. Quand il mourut, il se faisait construire à San-Francisco une résidence princière.

Peu d’hommes, en Californie, eurent autant d’amis et d’admirateurs. On l’y désignait sous le nom de César financier. Après sa mort, ses ennemis n’épargnèrent pas les reproches à sa mémoire ; on l’accusa, non de s’être approprié, mais d’avoir détourné plus de 20 millions des caisses de la Banque pour les employer, sans consulter les directeurs, à l’établissement de manufactures, à la création d’usines sans rendement immédiat. La vérité est qu’on lui est redevable de l’impulsion donnée à l’industrie locale et de la création de la plupart des manufactures qui permettent à la Californie d’utiliser ses laines et ses cotons. Après lui, la Bank of California dut se reconstituer sur d’autres bases, mais non sans avoir enrichi la plupart de ses actionnaires et de ses agens, parmi lesquels on cite William Sharon, dont la fortune atteint 125 millions.

Combien d’autres ne pourrait-on pas encore nommer qui ont accumulé en quelques années des capitaux énormes ? Leland Stanford, C.-P. Huntington, Charles Cooper, Mark. Hopkins, modestes détaillans de Sacramento, depuis vingt et trente fois millionnaires ; John-P. Jones, simple mineur ; E.-J. Baldwin, loueur de voitures ; James-R. Keene, laitier, aujourd’hui possesseurs de 50 et 60 millions de francs.

Peu de villes comptent autant de millionnaires que San-Francisco. Dans peu de villes aussi s’étale un luxe plus écrasant. Elle se ressent de son origine et subit encore aujourd’hui l’influence de son point de départ. La note dominante y est la même qu’en 1849 ; mêmes aussi les appétits et la prodigalité. Les vins les plus coûteux, les meilleurs cigares, les soieries les plus luxueuses se vendent à San-Francisco. Les hôtels les plus somptueux, les résidences les plus princières s’étalent dans ses rues. Nulle part la vie matérielle n’est aussi large. La Californie consomme par année soixante livres de sucre par habitant contre vingt en France, dix livres de café contre trois, et de tout à l’avenant. Nulle part l’hospitalité ne s’exerce aussi complète ni sur une plus large échelle ; nulle part les bourses ne s’ouvrent plus libéralement à l’appel de la charité. On le vit pendant la guerre de sécession. Sur les 24 millions de dons volontaires aux blessés souscrits en numéraire par tous les états de l’Union, la Californie seule en donna 6, et San-Francisco contribua pour la moitié de cette somme. On n’a pas oublié le magnifique élan de nos compatriotes californiens en 1871, et comment cette colonie de 11,000 Français envoya plus d’un million et demi pour venir en aide à nos soldats malheureux, somme énorme, vu le nombre restreint de nos nationaux, dont M. Lévy nous a raconté, dans des pages émues et touchantes, l’ardent amour pour la patrie vaincue[6].

San-Francisco, avec une population d’un peu plus de 300,000 habitans, dépense annuellement plus de 5 millions, provenant de dons volontaires, en charité, et l’on évalue en outre à plus de 10 millions, en numéraire, les sommes souscrites par ses habitans, depuis quinze ans, pour secourir au dehors les infortunes étrangères. Si l’or y est abondant, la vie large et facile, la charité aussi y est inépuisable et vient en aide, sans acception de race et de nationalité, à tous ceux qui souffrent.

Cette force d’expansion qui caractérise le Californien, et surtout l’habitant de San-Francisco, ne se révèle pas moins par sa remarquable faculté d’essaimer, de porter au loin l’ensemble d’idées, de traditions qui font de lui un être essentiellement cosmopolite. Pour s’établir sur cette plage lointaine à une époque où les communications étaient si difficiles, il lui a fallu rompre avec tous les liens qui attachent l’homme au sol natal : liens de famille, d’affection, de souvenir, parfois même d’intérêt et d’avenir. Ces liens rompus par lui, il n’a pu en enseigner le culte à la génération qui le suit. Ce qu’il lui a appris, c’est l’amour de l’indépendance, de la vie libre, son droit à disposer de sa destinée, à livrer, sur le terrain de son choix, la lutte pour l’existence. De là, pour tout Californien, une grande facilité à se déplacer, à émigrer, au Chili ou au Pérou, au Japon ou aux Indes. Physiquement, la race est merveilleusement préparée et adaptée à ce mode de vie. Ces émigrans de 1849 à 1855 étaient tous des hommes dans la force de l’âge, vigoureux et robustes. Il fallait l’être de toute façon pour affronter ces épreuves et vivre de cette vie. Leurs descendans les valent. On climat sain, un air vif, une existence active, ont fait d’eux aussi des hommes énergiques et résolus. A San-Francisco, l’on vit beaucoup au dehors. La marche, l’équitation, la navigation sont les distractions les plus usitées et les plus recherchées de la jeunesse.

La vie matérielle est aujourd’hui abondante et bon marché. On vit mieux et à meilleur compte à San-Francisco que nulle part ailleurs. Poisson, gibier, viande de boucherie, légumes, fruits, y sont excellens et à très bas prix. Dans les maisons les plus simples, chez les gens de condition modeste, la table est relativement excellente. Dans les hôtels, elle est somptueuse, et, pour 15 francs par jour, on y est parfaitement traité.

La vie sociale est ce que l’on doit attendre du point de départ de cette civilisation et du milieu dans lequel elle se développe. Ce qui frappe l’étranger de prime-abord, c’est la cordialité avec laquelle on l’accueille et l’égalité sociale qui règne à San-Francisco. Cette égalité ne tient pas uniquement aux traditions républicaines des États-Unis. On ne la trouve ni à New-York, où domine une aristocratie d’argent, ni à Boston, où règne une aristocratie de naissance, ni dans les états du sud, où survit une aristocratie de race. Elle tient à des causes multiples et locales. Ici chacun est fils de ses œuvres, artisan de sa propre fortune. Chacun sait que les chances sont les mêmes pour tous. Pas de grandes fortunes héréditaires en terres ou en rentes, pas de hautes positions à l’abri de tout revers. Le millionnaire d’aujourd’hui peut être pauvre demain et un autre occuper sa place. Il importe donc de se ménager mutuellement, de se concilier le plus d’amis, de sympathies possible. Le champ est vaste, comme tel il exclut toute idée de rivalité. Il y a place pour tous, et l’espace n’est mesuré à personne.

San-Francisco est, à juste titre, renommé pour la beauté de ses femmes, dont le type se rapproche beaucoup plus du type italien pour la pureté des traits et du type saxon pour le teint, que de ceux de New-York, de Boston et des états du sud. Les enfans sont sains et robustes, le climat réunissant au plus haut degré les conditions favorables au développement physique de la race. On ne retrouve pas en Californie les traits distinctifs de l’Américain du Nord : le teint terreux, les lèvres minces, le corps long, maigre, osseux et légèrement voûté, la poitrine étroite et la voix rude qui caractérisent les Yankees. Les jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, nés dans ce milieu nouveau, rappellent plutôt le type anglais, celui de leurs ancêtres, qui reparaît après plusieurs générations : les joues pleines et rosées, la poitrine large, les membres bien musclés.

Américain d’origine et de traditions, le Californien est surtout et avant tout Californien, fier de son état, de sa ville, de son histoire. Chez lui, la tendance particulariste est plus accentuée que chez aucun de ses compatriotes. Un instinct secret l’avertit du rôle que l’avenir lui réserve et l’y prépare en développant en lui des idées nouvelles. Il aime sa cité comme un Athénien, un Spartiate, un Romain aimaient Athènes, Lacédémone ou Rome ; il a foi dans sa grandeur, non plus cette foi superstitieuse que l’antiquité a connue, mais une foi fondée sur des données statistiques et des chiffres précis. Aux vieilles légendes païennes des dieux fondateurs et protecteurs des villes, aux légendes chrétiennes assignant à chacune son patron et sa devise, son église et son saint, il a substitué les calculs mathématiques d’une progression contrôlée et confirmée par l’expérience. A l’aide de ces données, il est arrivé à la conviction que sa ville sera, dans un avenir prochain, la grande métropole des états du Pacifique, comme New-York de ceux de l’Atlantique. Il voit en elle la capitale d’un empire futur, le jour où, par la force même d’expansion inhérente à sa race, et, par suite, de l’impossibilité de faire vivre sous un régime financier commun des états manufacturiers et des états exclusivement producteurs de matières premières, la république se scindera en deux ou trois grands tronçons. La guerre de sécession l’a averti, malgré son insuccès, que, pour être retardée, cette heure n’en est pas moins fatale. Il l’attend sans impatience comme sans regrets. Son patriotisme ne s’en alarme pas plus que ses intérêts ne s’en effraient. Il est essentiellement de son temps, plus cosmopolite à ce point de vue que ne le sont encore les hommes de sa race et de son sang. Ses traditions datent d’hier, comme le pays qu’il habite, comme cette ville qui a son âge. Il a dans ses veines du sang d’aventurier et de calculateur. Son imagination naissante s’est éveillée aux récits des premiers temps de la Californie, à ces histoires, dorées comme un conte des Mille et une nuits, pratiques comme un livre de caisse, à ces trouvailles de lingots invraisemblables, sommeillant dans un fit de torrent, brusquement mis au jour par un heureux coup de pioche, faisant d’un pauvre un riche en un clin d’œil, mais pesant tant et valant tant. On lui a enseigné l’arithmétique avec une table d’intérêts à 3 pour 100 par mois. A l’école, il a coudoyé des enfans de nationalités diverses, anglais, français, italiens, espagnols, allemands ; son cosmopolitisme est né de là. Ses angles américains se sont émoussés à ce contact, son horizon s’est élargi, et cet horizon est sans limites.

Sous ses yeux, le Pacifique roule vers l’ouest ses vagues majestueuses, et la même force invisible qui a fait franchir l’Atlantique à ses ancêtres, les prairies, les fleuves et les sierras à son père lui fait tourner ses regards vers le soleil couchant. A 700 lieues au large, l’archipel des Sandwich déploie sous un ciel tropical sa végétation luxuriante, ses riches plantations, ses rivages verdoyons, ses montagnes géantes. Il en a déjà fait sa station d’hiver, sa plage méditerranéenne où ses malades et ses millionnaires viennent goûter les charmes d’une vie indolente et d’un incomparable climat. Au-delà, à 800 lieues plus loin, le Japon et la Chine offrent à son activité commerciale un vaste champ d’entreprises. Sans relâche, ses vapeurs sillonnent le Pacifique, reliant San-Francisco à Hakodadi et à Hong-Kong, à Honolulu et à Sydney, attirant dans son port les thés et les soies de la Chine, les sucres et le café de l’Océanie, les laines de l’Australie, faisant de ce port l’un des grands entrepôts du monde, détournant vers cette voie nouvelle le trafic de l’Europe et de l’Asie. Il a pour lui la jeunesse et l’audace, une situation géographique unique, une baie assez vaste et assez sûre pour y abriter toutes les flottes de l’univers ; il a la force et la richesse, tout ce qui prépare et assure le succès. En moins de quarante années, d’une bourgade ignorée il a fait l’une des premières villes du monde ; fier de son passé, il a foi dans l’avenir de la grande métropole de l’ouest, de la reine de l’Océan-Pacifique.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 novembre.
  2. Colton, three Years in Califomia.
  3. Hittell, Resources of California.
  4. Rapport de l’assesseur de Monterey.
  5. 1 vol. in-8o ; Sandoz et Thuillier.
  6. D. Lévy, 1 vol. in-8o ; Grégoire, Tauzy et Cie. San-Francisco.