San-Francisco
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 168-192).
SAN-FRANCISCO

I.
LES ORIGINES


I.

L’axe du monde se déplace. Une force inconnue, un courant irrésistible l’entraîne vers l’ouest. Sortie des hauts plateaux de l’Asie centrale, la civilisation a, dans ses étapes successives, constamment progressé vers l’Occident. Lente au début, hésitante dans sa marche comme un enfant qui essaie ses premiers pas, elle s’est longtemps attardée aux rives du Gange et de l’Euphrate. Puis le mouvement s’accélère ; la mer Égée est franchie ; la Grèce, Rome, brillent d’un incomparable éclat ; la Gaule, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, sont successivement envahies par cette marée montante toujours en route vers l’ouest, et qui vient enfin se heurter à l’Océan-Atlantique.

Au-delà, c’est l’inconnu ; l’inconnu avec ses terreurs, mais aussi avec ses mirages. Les uns après les autres, de hardis marins s’aventurent sur ces flots, la proue vers l’ouest, et ne reparaissent plus. Pendant des siècles, ils s’acharnent à chercher au-delà de l’horizon lointain qu’empourprent les rayons du soleil couchant la mystérieuse Atlantide, le pays de l’or, des fruits merveilleux et de l’éternel printemps.

Enfin, en 1492, Colomb découvre l’Amérique. Tout ce que l’Espagne comptait d’aventuriers se précipite sur ses traces. La croix d’une main, l’épée de l’autre, ils occupent les Antilles, l’Amérique centrale et l’Amérique méridionale. Cent trente-cinq ans plus tard, la persécution religieuse jette les puritains anglais sur l’Amérique du Nord. Le Nouveau-Monde est envahi ; un continent quatre fois plus grand que l’Europe entière est conquis, colonisé par d’héroïques aventuriers. La grande république des États-Unis se crée, lutte, triomphe et pousse dans l’ouest, jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, ses hardis pionniers.

De Balbek et de Palmyre, de Ninive et de Babylone, d’Ecbatane et de Thèbes aux cent portes, il ne reste plus que Ides ruines abandonnées. La civilisation a passé là, elle s’y est arrêtée, puis a repris sa marche vers l’Occident. Athènes, Rome, ont ensuite été ses capitales comme le sont aujourd’hui Paris, Londres et New-York, comme le sera demain peut-être San-Francisco, la reine du Pacifique.

Elle est née d’hier, le 19 janvier 1848. Un aventurier suisse lui servit de parrain. Il avait nom Jean-Auguste Sutter. Originaire de Kandern, où il naquit le 3 février 1803, il suivit les cours du collège militaire de Berne et entra en qualité de lieutenant dans la garde suisse de Charles X. Sutter prit part à la guerre d’Espagne de 1823 à 1824, ainsi qu’à la vaine tentative de résistance à Grenoble pendant la révolution de 1830. Rentré dans sa patrie, il servit quatre années dans l’armée fédérale, donna sa démission et émigra aux États-Unis. Il devait y jouer un rôle important et associer son nom à l’un des grands événemens de notre siècle. Naturalisé citoyen américain, Sutter s’établit dans le Missouri, à Westport, aux confins extrêmes de la civilisation. Actif, énergique et brave, il rallia autour de lui un certain nombre d’aventuriers, chasseurs de prairie, trappeurs et autres, auxquels il sut imposer, avec son autorité, une discipline relative. Il entreprit le commerce des bestiaux avec le Nouveau-Mexique et réalisa promptement des bénéfices considérables. Mais le flot toujours croissant de l’émigration envahissait le Missouri. Westport se peuplait. Sutter la quitta, décidé à chercher plus loin un territoire moins connu, où il pût donner libre carrière à ses goûts d’indépendance.

Pour qui a savouré les charmes de la vie libre et nomade, des grands espaces solitaires, des chasses émouvantes, des périls bravés, des difficultés surmontées, aucune autre existence n’est comparable à celle-là. Se sentir jeune, robuste, sans entraves, dépenser à sa guise son activité, parcourir en tous sens, au galop de son cheval, un domaine sans limites que nul ne vous dispute, c’est le rêve, l’idéal de ces esprits aventureux auxquels les États-Unis sont, en partie, redevables de leur grandeur et de leur prodigieux développement. Sutter était de ce nombre. Il avait entendu parler des contrées situées sur les rives du Pacifique. Ces récits vagues, ces descriptions merveilleuses et confuses de terres à peines entrevues séduisaient son imagination. Là, du moins, pensait-il, la civilisation ne viendrait pas le relancer. En 1838, escorté de six compagnons sûrs, il s’enfonça dans les prairies, franchit près de huit cents lieues dans l’ouest et atteignit l’Océan-Pacifique, à la hauteur du fort Vancouver. Il s’était trompé dans ses calculs, mal orienté dans sa marche, et se trouvait très au nord de la Californie, dont le séparaient des fleuves difficiles à traverser et d’immenses forêts peuplées d’Indiens hostiles. Il n’hésita pas à modifier son itinéraire, sans renoncer à son projet, et s’embarqua pour les îles Sandwich, à mille lieues dans le Pacifique, pensant y trouver quelque navire baleinier qui le ramènerait de là sur les côtes de la Californie. Il réussît, et le 2 juillet 1839, il franchissait la Porte-d’Or, entrait dans la baie déserte de San-Francisco, remontait le cours du Sacramento et jetait l’ancre dans une crique qu’il baptisait, en souvenir de sa patrie, du nom de Nouvelle-Helvétie. La fortune et la célébrité semblaient lui avoir assigné rendez-vous dans ce site ignoré.

Deux ans plus tard, en 1841, Sutter possédait déjà 2,500 têtes de gros bétail, 1,000 chevaux et autant de moutons. Parlant facilement le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, il avait appris l’indien, noué des relations amicales avec les indigènes, et organisé un trafic de fourrures qui lui donnait de gros bénéfices. La compagnie de la baie d’Hudson ne voyait pas sans inquiétudes un pareil rival détourner à son profit un commerce dont elle réclamait le monopole, mais Sutter était de taille à lui résister. Pour tenir les Indiens en respect, il avait construit un fort, sorte de blockhaus en terre, armé de trois pièces d’artillerie, puis un moulin à farine et une tannerie. Nombre d’aventuriers américains se groupaient autour de lui. Sa générosité, son hospitalité bien connue attiraient autour de la Nouvelle-Helvétie les coureurs de prairies. Blessés, malades, allâmes, y trouvaient un abri, des vivres, et, une fois guéris, un genre d’occupations conforme à leurs goûts. Sutter avançait de la poudre, des balles et des chevaux aux chasseurs, des provisions de viande séchée aux trappeurs; il enrôlait à son service tous ceux qui se présentaient. En peu d’années la Nouvelle-Helvétie devint ainsi une colonie américaine, composée d’hommes hardis et entreprenans, bien armés, bien équipés, ne dissimulant guère leur désir de secouer le joug purement nominal du Mexique, et de se proclamer les maîtres du pays, en attendant l’occasion de l’annexer aux États-Unis.

Le gouvernement mexicain s’alarmait, lui aussi, des progrès de Sutter. L’établissement, au cœur même de la Californie, d’un camp d’Américains, solidement assis sur les rives du Sacramento, en communication par le fleuve avec la mer, en possession d’un fort, difficile d’accès par terre et commandé par un homme résolu dont on connaissait l’influence sur les Indiens, n’était pas sans éveiller de sérieuses appréhensions. Dans l’espoir de se concilier Sutter, Michel Torrena, alors gouverneur de la Haute et de la Basse-Californie, lui conféra le grade de capitaine dans l’armée mexicaine, le titre d’alcade, et des pouvoirs civils d’autant plus étendus que l’autorité dont ils émanaient était elle-même plus éloignée et plus faible.

Sutter en usa loyalement, et, lorsqu’en 1844 les généraux mexicains Castro et Pio-Pico s’insurgèrent contre le gouvernement de Michel Torrena, ce dernier réclama son concours, et Sutter, à la tête de deux cents cavaliers, vint se ranger sous ses ordres. Il ne put toutefois empêcher que Castro ne réussît, par ses intrigues à Mexico, à supplanter son rival. Il regagna alors la Nouvelle-Helvétie, bien convaincu qu’il avait tout à redouter de Castro, que le gouvernement mexicain venait de nommer gouverneur. Il se tint sur ses gardes, organisa ses forces, approvisionna son fort, et attendit les événemens.

Il n’attendit pas longtemps. La guerre éclata entre les États-Unis et le Mexique. Castro invita, par une proclamation, les étrangers à évacuer la Nouvelle-Helvétie. Pas un n’obéit. À ce moment même, le colonel Fremont arrivait au fort Sutter à la tête d’une colonne d’exploration, à court de vivres et de munitions, épuisée de fatigues, et hors d’état de pousser plus avant. Parti des États-Unis bien avant l’ouverture des hostilités, le colonel Fremont avait été chargé par le gouvernement américain d’étudier le territoire inconnu qui s’étendait du Missouri à l’Océan-Pacifique. Ce ne fut qu’en arrivant au fort qu’il apprit les événemens. Sutter accueillit avec sa générosité habituelle le colonel Frémont et ses hommes ; il improvisa immédiatement un hôpital pour les malades, distribua des vivres, des effets et des munitions à tous. En peu de jours, l’expédition ravitaillée était à même de poursuivre sa route. Mais Fremont redoutait de compromettre les résultats scientifiques de sa mission. Il s’en ouvrit à Sutter, et tous deux se décidèrent à une mesure hardie. Le pavillon américain fut hissé sur le fort ; les hommes de Fremont, joints aux contingens dont disposait Sutter, permettaient de tenir tête à Castro. Le fort était bien approvisionné ; de hardis vaqueros tenaient la campagne, surveillant le bétail, la carabine au poing, prêts à se replier et à donner l’alarme en cas d’attaque. Les Indiens, bien nourris et bien traités, espionnaient de leur côté les forces mexicaines et les harcelaient sans relâche. Quand, quelques mois plus tard, le général Kearney, à la tête d’une division américaine, déboucha dans les plaines du Sacramento, il ne lui restait plus qu’à achever ce que Sutter et Fremont avaient si bien commencé, et, en février 1848, par le traité de Guadalupe Hidalgo, le Mexique cédait aux États-Unis le Texas, tout le nouveau Mexique, la Haute et la Basse-Californie.

L’histoire offre d’étranges rapprochemens. Au moment même où se négociait ce traité, qui, doublant presque l’étendue de la république américaine, lui donnait l’empire du Pacifique, une monarchie s’écroulait en France, ébranlant de sa chute l’Europe entière, tandis que, dans un coin perdu de la Nouvelle-Helvétie, le coup de pioche d’un ouvrier de Sutter mettait au jour une pépite d’or et révélait au monde l’existence de richesses inouïes auprès desquelles pâlissaient la Golconde antique et les mines du Pérou.

James W. Marshall, Américain d’origine, mormon de religion, était entré au service de Sutter comme ouvrier charpentier et mécanicien. Chargé par lui d’établir une scierie mécanique à l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville de Coloma, Marshall fit détourner par les Indiens le cours d’un petit ruisseau sur lequel il se proposait d’élever ses constructions. En fouillant le lit mis à sec, un coup de pioche amena à la surface un caillou d’un rouge brun. Son poids, sa dureté, sa couleur rappelèrent à Marshall quelques pépites d’or qu’il avait vues en Géorgie. Ce n’était pas du cuivre, puisque au contact du vinaigre il ne verdissait pas. Très surexcité par sa découverte, il poursuivit ses recherches et réunit en peu de temps un certain nombre de ces pépites, presque toutes d’assez petites dimensions, la plus grosse ne dépassant pas, comme poids, celui d’une pièce de 10 piastres (50 francs). Marshall fit part de sa découverte à ses compagnons, mais ils commencèrent par en rire et se moquer de lui. Cependant, l’épreuve faite avec le vinaigre les décida à ramasser ces pépites, et, en un mois, tout en se livrant à leurs travaux habituels, ils en avaient recueilli plusieurs onces. L’un d’eux, Bennett, devait se rendre à San-Francisco. On lui confia les cailloux avec mission de rechercher s’il ne se trouverait pas, à bord des rares baleiniers qui fréquentaient la baie, quelqu’un qui pût le renseigner. A San-Francisco, Bennett lia connaissance avec un matelot, Isaac Humphrey, ancien mineur en Géorgie, lequel, après examen, lui confirma que ces pépites étaient des pépites d’or; elles étaient plus grosses et plus pures que celles qu’il avait trouvées en Géorgie, et les placers d’où elles provenaient devaient être d’une grande richesse.

Isaac Humphrey offrit à Bennett de retourner avec lui et s’efforça de persuader à quelques-uns de ses compagnons de le suivre, mais ils refusèrent de quitter leur pêche. Humphrey et Bennett partirent donc seuls, et, le 7 mars, ils arrivaient à la scierie. Dès le lendemain, munis de pelles, de pioches et de plats d’étain, ils se mirent en campagne, fouillant le lit du ruisseau et recueillant partout le précieux métal. Humphrey expliqua alors à Bennett la manière de procéder ; il leur fallait absolument un rocker, sorte de berceuse plate, à double fond, recouverte d’un treillis en fil de fer, sur lequel on jetait la terre que l’eau entraînait, l’or plus lourd tombant dans la partie inférieure. Il lui dessina grossièrement l’instrument, que Bennett construisit tant bien que mal. Leurs allées et venues, leurs allures mystérieuses éveillèrent l’attention de leurs camarades qui se mirent, eux aussi, à la recherche des pépites. La fièvre gagnait de proche en proche ; le bruit se répandait à San-Francisco que l’or abondait dans les cours d’eau aux environs de la Nouvelle-Helvétie.

Ces rumeurs parvinrent aux oreilles de T.-C. Kemble, éditeur d’un journal, alors de passage sur un baleinier. Il se rendit à la Nouvelle-Helvétie, où il se rencontra avec Sutter. Ennuyé de ces bruits qui détournaient ses hommes de leurs travaux, Sutter était fort incrédule ; ses ouvriers, vertement tancés par lui, avaient cessé leurs recherches ; Humphrey et Bennett prospectaient au loin, Kemble revint sans avoir vu ni mineurs ni or, et, dans une lettre adressée à son journal, tourna la prétendue découverte en ridicule. Peu de jours après, Bennett reparaissait à San-Francisco et offrait en vente à l’un des rares marchands de la baie une demi-livre d’or. Celui-ci consulta un ancien bijoutier, et, sur ses avis, se décida à acheter ce qu’on lui offrait à 40 francs l’once. Ce n’était même pas la moitié de la valeur réelle, et encore était-il stipulé que le paiement s’effectuerait en marchandises. San-Francisco, ou Yerba-Buena, comme on l’appelait alors, ne comptait que quelques magasins pour l’approvisionnement des baleiniers et 459 habitans.

Cette première vente de poudre d’or surexcita vivement la population, éveillant les convoitises des matelots. On se pressait dans la boutique de l’acheteur pourvoir, palper, soupeser le précieux métal ; mais on hésitait encore ; le second envoi, plus considérable, ne trouva acquéreur qu’à 20 fr. L’once. Il fallut cependant bien se rendre à l’évidence. Un subrécargue chilien leva tous les doutes en offrant 60 fr. l’once de tout ce qu’on lui livrerait. Les envois se succédaient, plus nombreux, plus importans. Chaque jour, l’un ou l’autre partait pour l’intérieur ; l’exode se dessinait, les matelots désertaient, le village se vidait. Le 29 mai 1848, l’éditeur du petit journal local hebdomadaire, le Californian, annonçait qu’il suspendait sa publication : « Le cri sordide : « L’or ! L’or ! » a fait le vide dans notre imprimerie! » écrivait l’éditeur, qui, le lendemain, partait, lui aussi, pour les placers rejoindre ses compositeurs. Les trois quarts des habitans étaient en route pour les mines ; chacun cherchait à réaliser à n’importe quel prix ce qu’il possédait pour réunir les fonds nécessaires au voyage. Et, cependant, en mai, on n’avait encore reçu à San-Francisco que quelques livres du précieux métal. En juin et en juillet, il en arrivait pour 250,000 piastres (1,250,000 fr.) ; en août et septembre, pour 3,000,000 de francs.

A la fin de l’année 1848, San-Francisco était vide, les navires abandonnés, et 6,000 mineurs fouillaient avec acharnement les cours d’eau, les rivières, les sables, trouvant de l’or toujours et partout. La fièvre gagnait les états de l’Est : les récits les plus étranges, les nouvelles les plus fabuleuses enflammaient les imaginations ; d’interminables caravanes d’émigrans quittaient le Missouri pour gagner la terre promise. On faisait argent de tout. On entassait sur les grands chariots de l’ouest, véritables forteresses roulantes, percées de meurtrières, capables de soutenir un siège contre les Indiens, traînés par dix paires de bœufs, les vivres, vêtemens, armes, provisions pour un voyage de six mois à travers les plaines, les forêts, les déserts et les Montagnes-Rocheuses. On y chargeait les ustensiles de mineurs, pics, pioches, couvertures, tentes, et on partait, sans hésitation, droit vers l’ouest, s’orientant à la boussole, abandonnant sans regrets champs et vieux parens, femmes et enfans en larmes, oubliant tout dans le prestigieux mirage d’une fortune dépassant tous les rêves. Lentement, péniblement, on franchissait les prairies, arrêté parfois des semaines entières par des fleuves débordés, semant la route de cadavres de bêtes surmenées et d’hommes défaillans, luttant contre les Indiens et contre la nature, poussant toujours de l’avant, souvent faute de pouvoir retourner en arrière.

Combien de ces hardis émigrans sont morts de faim dans la rude traversée des Montagnes-Rocheuses ! Combien ont succombé à la soif dans l’atroce désert du Colorado où chaque pas soulève une fine poussière alcaline qui dessèche la gorge et brûle les yeux, où pendant cinquante heures de marche ininterrompue on ne trouve ni une goutte d’eau, ni un brin d’herbe pour abreuver et soutenir bœufs et mules épuisés par l’ardente chaleur de la journée et le froid vif de la nuit ! On ne s’arrêtait pour personne. Malheur à celui que ses forces trahissaient et qui tendait à ses compagnons de route ses mains suppliantes ! Le chef de la caravane, ancien trappeur ou chasseur des prairies, choisi comme le plus énergique et le plus expérimenté, cheminait en tête, armé jusqu’aux dents, réglant les étapes, impassible, dur à lui-même comme aux autres, sachant que sa vie et celle des siens dépendaient de l’inexorable discipline qu’il leur imposait, qu’un retard pouvait compromettre le campement du soir, la nourriture et le repos des animaux, sans lesquels ils périraient tous dans ces solitudes.

Quand, du sommet des Montagnes-Rocheuses, ils voyaient se dérouler à leurs pieds les plaines fertiles des vallées du Sacramento et du San-Joaquin, arrosées de nombreux cours d’eau, semées de bouquets d’arbres séculaires, tapissées de fleurs et d’herbe épaisse, ils dévoraient d’un œil avide, insouciant de ses beautés naturelles, cette terre de l’or, dont ils parlaient et rêvaient depuis des mois, aux bivouacs du soir, pendant les rudes marches sous un ciel brûlant et dans les nuits étoilées où le cri plaintif des coyotes et les rugissemens des fauves tenaient leurs sentinelles en éveil. Nouveaux Argonautes à la conquête de la Toison d’or, ils oubliaient les fatigues passées, les misères de la route et les tristesses de l’exil. Ils pressaient le pas ; la fortune les attendait là-bas.

En 1848-1849, ils partirent ainsi, au nombre de près de 20,000. des rives du Missouri ; toute une armée, composée de la fleur de l’Ouest, tous jeunes, vigoureux, prêts à toutes les luttes; ils franchirent ainsi plus de huit cents lieues pour gagner les placers, débouchant en Californie par la passe du Nord, débordant sur le Sacramento et l’American-River.

Beaucoup de ces premiers venus virent se réaliser leurs rêves. L’or était partout. Plus d’un, au début, récolta jusqu’à 500 piastres (2,500 fr.) par jour. On vit des mineurs se partager chaque samedi le produit de la semaine, mesurant l’or, à défaut de balances, dans leurs gobelets d’étain. Mais si riche que fût une localité, on cherchait mieux encore. On prospectait, c’était le terme consacré, au loin, parmi les Indiens, traversant les fleuves à la nage, faisant le coup de feu avec les tribus hostiles, sans tentes, et bien souvent sans autres vivres que ceux que l’on se procurait par la chasse. Si l’or était abondant, tout le reste faisait défaut. Les provisions se vendaient, quand on trouvait à en acheter, à des prix exorbitans. La farine, le riz, le sucre, valaient alors, à San-Francisco. 5 francs la livre, le biscuit de mer, 250 francs le quintal, le vin et l’eau-de-vie, 40 fr. la bouteille. Dans certaines localités minières, les frais de transport décuplaient encore ces prix. On paya 350 francs un chapeau de feutre, 400 francs une couverture de laine, 25 francs une bouteille vide. Les privations, une nourriture insuffisante, des fatigues excessives, engendraient les fièvres, les dyssenteries; médecins et médicamens manquaient ; malade, on en réchappait rarement.

Puis l’absence d’organisation et de police, les convoitises surexcitées, attiraient autour des placers riches des bandits de toute sorte, des despesadoes, écume du Mexique, du Chili et du Pérou ; les rixes, les meurtres, les vols se multipliaient. Vainement le gouvernement des États-Unis essayait de remédier à cette anarchie. Le commodore Jones, qui avait reçu l’ordre de se rendre à Monterey et à San-Francisco avec son escadre, avouait son impuissance et répondait aux instances du ministre de la marine qui le pressait d’user des forces dont il disposait : « Je n’ose toucher la terre ; je ne saurais y envoyer que des boulets. Tout détachement que je débarquerais déserterait aussitôt. »

De l’excès du mal devait naître le remède. Le gouverneur de la Californie, George Mason, était un homme énergique et résolu. Convaincu que, dans ces circonstances exceptionnelles, il ne pouvait compter sur le concours des troupes de terre ni de la marine, il se rendit aux placers, fit appel aux mineurs eux-mêmes pour rétablir l’ordre et organisa un comité de vigilance dont les mesures expéditives eurent tôt fait de supprimer les élémens dangereux. Le Juge Lynch (c’est sous ce nom que l’on désigne la justice sommaire des comités de vigilance) faisait ainsi sa première apparition en Californie[1].

Abandonnée par ses habitans, que l’or avait attirés aux mines, San-Francisco ne devait pas tarder à se repeupler. Le premier moment de fièvre passé, un certain nombre de ses anciens résidens revinrent. De tous les ports, sur toutes les mers, sous tous les pavillons, des flottes entières se dirigeaient vers ce point du globe, inconnu il y avait quelques mois et dont le nom se trouvait désormais sur toutes les lèvres. Du Pérou et du Chili, des îles Sandwich et de la Chine, de New-York et de Boston, du Havre, de Bordeaux, de Southampton, de Londres, de Brème et d’Hambourg partaient des bâtimens chargés d’émigrans, de vivres, vêtemens, tentes, ustensiles. Tout était à créer. Où loger ces nouveau-venus, où emmagasiner ces chargemens attendus?

Ce n’était pas l’espace qui faisait défaut. Dans cette baie immense, toutes les flottes de l’univers pouvaient mouiller à l’aise. Quand on arrive à San-Francisco par mer, on relève d’abord à 40 milles au large les îles Farallones, groupe de rochers mornes, sentinelles avancées du continent américain et qu’habitent seuls des milliers d’oiseaux de mer. Au-delà, se dressent les pics abrupts qui gardent l’entrée du Golden-Gate (porte d’or). Battus par les vents d’ouest, envahis chaque après-midi par une brume épaisse, ils présentent un aspect sauvage et désolé. Pas d’arbres, pas de végétation ; sur leurs flancs déchiquetés rampent des lambeaux de nuages qui se déchirent à leurs crêtes aiguës. Un chenal profond d’un mille de largeur et de cinq de longueur donne accès dans la baie. Sur un rocher dénudé, Alcatraz, se dresse aujourd’hui une forteresse massive et menaçante sous le feu de laquelle défilent les navires. Enfin, au débouché du goulet, la vue s’étend sur une baie dont l’œil n’aperçoit pas l’extrémité, véritable mer intérieure bordée de plaines fertiles que dominent dans un vaporeux lointain de hautes montagnes d’un seul jet : Tamalpais, le Monte-del-Diavolo, Mount-Hamilton ; puis, si le temps est clair, à 40 milles de distance, fermant l’horizon, la Sierra-Madre, aux cimes neigeuses, dresse ses puissantes assises et ses pics sourcilleux de 4.000 mètres de hauteur. C’est un des contre-forts de la grande Cordillère, qui, de l’Océan-Glacial du Nord au Cap-Horn, déroule sa chaîne immense de plus de 3,000 lieues de longueur des mers arctiques aux mers antarctiques, Rabaissant lentement dans l’Amérique centrale pour se relever brusquement dans l’Equateur, se soulever en masses énormes dans le Pérou, le Chili et la Patagonie et entasser au Cap-Horn ses rocs de granit qui défient la région des tempêtes.

Tournant le dos à l’Océan-Pacifique, dont la séparent des dunes de sable et des mornes couverts de lentisques et d’une végétation rabougrie, San-Francisco fait face à la baie. A l’époque dont nous parlons, le village se composait d’environ cent cinquante cases disséminées au hasard sur la plage et construites en adobes, briques séchées au soleil ; ni rues, ni alignemens, ni clôtures. Le sol sans valeur n’en comportait pas la dépense. Sur une simple requête, les détenteurs actuels avaient obtenu des autorités mexicaines des concessions de terres à des prix dérisoires, payés le plus souvent en marchandises. D’ailleurs, à San-Francisco même, le sol aride et sablonneux ne produisait rien. L’eau douce faisait défaut. Le climat, tempéré, ne comportait ni grands froids ni chaleurs excessives. L’été, les vents du large amenaient chaque après-midi un brouillard intense qui enveloppait cette partie de la côte, descendait sur la ville et la baignait de son humidité. Les grandes dunes de sable qui dominent San-Francisco, incessamment tourmentées par les vents du large, remplissaient l’air, d’une poussière impalpable. L’hiver était la belle saison. Les vents cessaient et avec eux le brouillard ; le ciel redevenait pur. Dans l’air, d’une transparence incomparable, les fuyans lointains se dessinaient en reliefs puissans. Aux environs de la ville, les plaines, abritées du large par le Coast Range, fortement détrempées par les pluies, se couvraient alors d’une herbe épaisse et de fleurs sans nombre; les teintes vertes disparaissaient sous l’éclat de leurs vives couleurs. Un immense tapis diapré de toutes nuances déroulait sans fin ses reflets ondoyans. Terre riche et fertile au-delà de toute description, où erraient de vastes troupeaux de bœufs, seule richesse des habitans.

Jusqu’à la découverte des mines d’or, l’unique commerce du village consistait dans le trafic avec les navires baleiniers auxquels, en échange de leurs huiles et fanons, on fournissait des vivras frais, et dans la vente des peaux de bœuf. Brusquement tout était changé. On ne prévoyait pas encore la grandeur prochaine de San-Francisco, la valeur immense de ces dunes de sable, de ces parcelles de terrains aux limites mal définies. Un petit nombre d’habitans soupçonnait bien qu’à un moment donné le sol pouvait augmenter de prix si les placers continuaient à donner de l’or, mais combien de temps cela durerait-il? On était à ce sujet dans l’incertitude la plus complète ; on ne possédait aucune donnée précise sur les filons métallifères. Dans ces pépites d’or que charriait le lit des torrens ou que recelaient les sables, on ne voyait qu’un caprice de la nature, le résultat d’un incompréhensible hasard. On ne songeait guère à se demander d’où venait cet or, absorbé que l’on était à chercher où il se trouvait. Tout à l’heure présente, on ignorait même si le site aride où s’élevait le village attirerait et retiendrait le commerce et l’immigration. Sur les rives du Sacramento et du San-Joaquin, à proximité des mines d’or, se dressaient des camps appelés peut-être un jour à prendre bien plus d’importance que San-Francisco échoué dans ses brumes à cinquante lieues des placers.

Mais, sans relâche, les navires se succédaient, débarquant des flots d’émigrans qui, sur ces dunes de sable, plantaient leurs tentes ; sur la plage, les marchandises s’empilaient. Les bras manquaient pour décharger ces navires, dont les équipages désertaient aussitôt à terre, impatiens, eux aussi, de se rendre aux mines. La plupart des passagers arrivaient sans ressources; le peu qu’ils possédaient avait été dissipé dans les relâches, à Rio-de-Janeiro, à Valparaiso, avec cette insouciance de gens qui estiment leur fortune faite, et cette soif de plaisirs que surexcite la monotonie d’une longue traversée. Pour se procurer l’argent nécessaire pour gagner les mines, ils se faisaient manœuvres. Combien de passagers de première classe vinrent offrir au capitaine, à la table duquel ils dînaient la veille, leurs services pour décharger le navire qui les avait amenés! Combien de capitaines s’estimèrent heureux d’employer ces ouvriers improvisés qui se contentaient, pour leur travail inexpérimenté, de leur nourriture et de 80 fr. par jour!

Sur les flancs de Russian-Hill, de Rincon-Hill, s’élevaient les constructions les plus bizarres, des cahutes construites avec de vieilles caisses d’emballage et des douves de barriques, recouvertes du zinc des boîtes de conserves. La pluie traversait les toitures mal établies, le vent soufflait à travers les jointures ; on couchait sur le sol, enveloppé de couvertures ; on mangeait, tout en travaillant, du biscuit de mer et un peu de porc salé; on interrogeait avidement les mineurs du Sacramento, dont les récits fantastiques secouaient toutes les convoitises et surexcitaient les imaginations. Puis, lorsqu’un travail acharné et une économie rigide avaient procuré au nouveau-venu les quelques centaines de piastres nécessaires, il s’équipait et partait, léger d’argent, riche d’espérance, pour la région où l’or s’attachait littéralement à la semelle de ses fortes bottes de mineur.

San-Francisco offrait l’aspect du camp autour de Babel. Toutes les langues s’y mêlaient en une clameur confuse. Anglais et Chiliens, Français, Américains, Canaques, Chinois, Mexicains, Allemands, Péruviens, Indiens, hommes du nord et hommes du midi, blancs, noirs, cuivrés, tous l’esprit tendu vers le même but, enfiévrés par les mêmes désirs et la même passion, se confondaient en une indescriptible cohue. Les costumes les plus bizarres, les vêtemens les plus hétéroclites donnaient à ce campement l’apparence d’un vaste champ de foire. Mais ce qui frappait surtout, c’était, d’une part, l’absence presque complète de femmes ; de l’autre, l’allure résolue et virile de ces émigrans. Peu d’hommes mûrs, pas de vieillards ; de jeunes hommes robustes et vigoureux, hâlés, brunis par le grand air et les bises de l’Océan. Tous, pour venir ici, avaient traversé ces heures tristes et dures où l’homme dit adieu à tout ce qu’il aime, où par le rude effort de sa volonté il rompt les liens qui l’attachent à sa patrie et aux siens, et cela, pour la plupart, sans possibilité de retour ou de secours, sachant qu’il leur faut triompher ou succomber seuls, qu’ils vont mettre des milliers de lieues entre eux et ceux dont le souvenir les suit, mais dont la distance rendra l’affection impuissante à leur venir en aide à l’heure de l’épreuve ou de la crise suprême.

Ceux-là, c’étaient les aventuriers, c’était aussi la majorité. Un coup de tête, la curiosité de l’inconnu, la soif d’une vie aventureuse, un chagrin d’amour, une situation compromise, les avaient amenés sur cette plage lointaine, jetés dans ce vaste creuset où venaient se fondre, s’épurer ou se perdre des existences dévoyées, des passions héroïques ou coupables, des volontés énergiques, des forces sans emploi, et d’où devait sortir un empire naissant, une ville étrange, née d’hier et déjà l’une des plus importantes du monde par son mouvement commercial, la première et la plus étonnante par sa vertigineuse prospérité, par son histoire et par sa fortune. Enfans perdus de la civilisation, ils allaient engager la lutte avec la nature. Leurs bras devaient bouleverser le sol, acharnés à la recherche de l’or. Le pic d’une main, la carabine de l’autre, ils allaient jeter bas les montagnes dans les vallées, détourner les cours d’eau, franchir les rivières et les déserts, prodiguer à tous les vents du ciel et à tous les hasards des événemens leur jeunesse et leurs forces, périr peut-être misérablement de faim et de froid dans quelque canada obscure, dans les forêts sous l’étreinte des ours, ou dans quelque salle de jeu de Virginia ou de Washoe, la tête trouée par la balle d’un revolver américain ou la poitrine ouverte par quelque couteau mexicain. Ils sont en bien petit nombre, ceux qui ont survécu, et dont la fortune a réalisé les rêves ; beaucoup ont succombé aux fatigues, aux épreuves, au vice, à la misère, soldats oubliés d’une grande bataille qui a modifié la face du monde en modifiant les conditions économiques et financières de tout notre ordre social.

Derrière cette avant-garde apparaissait une autre catégorie d’émigrans, esprits plus méthodiques et plus calculateurs. Ils suivaient le même courant, obéissaient à la même impulsion ; mais leur énergie froide et mieux contenue tendait au but par d’autres moyens. Ils entendaient choisir le terrain de la lutte pour conquérir la fortune. L’aléa prestigieux des mines ne les éblouissait pas ; ils voyaient plus juste et plus loin. San-Francisco les prenait et les retenait. Les premiers ils se rendirent compte que, d’où qu’il vint, l’or des placers affluerait là, que dans cette anse sablonneuse s’élèverait bientôt une ville importante ; que là, et là seulement, toutes les flottes du monde pouvaient aborder et trouver place; que l’or ne suffit pas, qu’il faut au mineur tout ce qui peut assurer son existence, qu’il y avait plus à gagner à le lui fournir en échange de son or qu’à l’arracher soi-même aux entrailles de la terre, ils furent les premiers à prévoir et à préparer l’avenir, à donner une valeur au sol, à construire des magasins et des maisons, à créer des comptoirs, à improviser des restaurans et des hôtels, à jeter les bases d’une organisation communale.

Sur ce coin perdu du globe où toutes les nationalités semblaient s’être donné rendez-vous, chacune d’elles apportait, avec son génie particulier, ses tendances et ses goûts, ses vices et ses vertus. Sur ce sol, vierge de toute civilisation comme de toute culture, où il n’existait encore ni gouvernement, ni lois, ni police, ni impôts, ni restrictions sociales, chacun jouissait d’une liberté illimitée et donnait libre carrière à son esprit aventureux. La révolution de 1848, qui avait si brusquement ébranlé la France et l’Europe, avait aussi bouleversé bien des situations, détruit bien des fortunes et provoqué un exode, non-seulement parmi les classes ouvrières sans travail, mais encore parmi les classes moyennes fortement éprouvées. L’émigration européenne ne se composait donc pas exclusivement de déclassés ou de manœuvres; loin de là. La distance à franchir, le prix élevé du passage, étaient pour ces derniers un obstacle sérieux. La loterie des lingots d’or, patronnée par le gouvernement français, facilita, en 1849, le départ pour la Californie d’un certain nombre d’exaltés des classes inférieures; mais ce nombre fut forcément très limité, et l’émigration française, considérable au début, par suite des circonstances politiques que nous venons de rappeler, se recruta surtout parmi les jeunes gens de la classe moyenne dont la révolution avait modifié les conditions d’existence, éveillé l’esprit aventureux et qu’elle jetait hors des sentiers battus. Négocians à demi ruinés, comptables sans emploi, commis congédiés, fonctionnaires disgraciés, en formaient l’appoint. Un petit nombre d’entre eux disposait d’un capital ; la plupart débarquaient avec des ressources très limitées.

L’immigration allemande se composait des mêmes élémens : Brème, Hambourg, Lübeck et Francfort avaient fourni un contingent considérable. L’Allemand s’expatrie volontiers en temps ordinaire; la crise politique et commerciale que subissait l’Europe avait considérablement accru l’exode. La Grande-Bretagne, toujours au premier rang quand il s’agit de s’ouvrir des débouchés nouveaux, était représentée par ses marchands et ses subrécargues, disposant de capitaux importans; par ses Écossais à tête froide, à volonté opiniâtre, endurcis par leur rude climat ; par ses Irlandais fanatiques et bruyans, race émigrante entre toutes, prompte à s’adapter à toutes les conditions de milieu, intelligente et fine sous ses apparences insouciantes. D’Italie, de Gênes surtout, était venue toute une population de matelots qui, à peine débarqués, trouvaient tout de suite à gagner leur vie comme pêcheurs. Le Mexique, le Chili et le Pérou, plus rapprochés, avaient décuplé l’élément espagnol, maître, tout récemment encore, du pays, hostile aux gringos, comme ils appelaient les Américains vainqueurs de leur race et conquérans de leur territoire. Experts aux travaux des mines, à l’élevage du bétail, cavaliers intrépides, joueurs fanatiques, ils s’étaient répandus surtout dans l’intérieur des terres, prospectant, gagnant aux placers et perdant au jeu des fortunes, toujours prêts à vider leurs querelles ou à se venger de leurs ennemis à coups de couteau.

L’immigration chinoise commençait, obséquieuse, se cantonnant dans les petits métiers, dans les besognes infimes dont personne ne voulait, traitée avec dédain, pliant sous l’insulte, « rapetissant son cœur, » suivant les préceptes de ses sages. Aux mines, ces Asiatiques se faisaient humbles et souples, occupant les placers épuisés ou abandonnés, fouillant à nouveau les lits de torrens travaillés avant eux, les ravins bouleversés où le blanc ne trouvait plus suffisamment à récolter, industrieux et sobres, vivant de peu, se nourrissant de rats, de coyotes, de racines, entassant piastre sur piastre, taciturnes, et cachant soigneusement ce qu’ils possédaient. Excellens cultivateurs, ils défrichaient çà et là, dans le voisinage des camps, aux abords des villes naissantes, un lopin de terre qu’ils plantaient en légumes, ou bien ils se faisaient blanchisseurs, décrotteurs, savetiers. Tout leur était bon, et, si peu qu’ils gagnassent, ils mettaient de côté. On les haïssait et on les maltraitait; intérieurement ils rendaient haine pour haine, sans en rien laisser paraître. Ils connaissaient trop bien le prix de la patience et les avantages de l’humilité. Pour la première fois, beaucoup d’entre eux se trouvaient en contact avec cette race blanche dont ils reconnaissaient la force, mais dont ils méprisaient les coutumes, les mœurs, les lois, si différentes des leurs dont les origines se perdaient dans la nuit des temps, race de parvenus sans traditions, sans rites, sans gouvernement stable, incapable, suivant eux, d’asseoir sur des bases solides un système philosophique, religieux ou politique comparable aux leurs, qui défiaient les siècles. Lentement, comme une tache d’huile, ils s’étendaient, ils augmentaient en nombre. Chinatown, la ville chinoise, posait au cœur même de San-Francisco, encore à l’état d’embryon, ses solides assises, menace redoutable pour l’avenir.

L’Océanie était représentée par les Canaques des îles Sandwich, excellens marins, gens simples et bons, rudes travailleurs à leurs jours, paresseux et indolens dans la prospérité, et ne reprenant la pioche que lorsque leur dernière once avait passé aux mains du storekeeper qui les approvisionnait. Puis des nègres, déserteurs ou affranchis des plantations du sud, des mulâtres de Cuba, des Indiens de Calcutta, et enfin les vrais maîtres du pays, par la conquête et par les traités, les Américains de l’est, du sud et du nord, de New-York et de Boston, de la Nouvelle-Orléans et de Saint-Louis, du Missouri et de l’Ohio, agriculteurs et manœuvres, mineurs et politiciens, hommes de science et déclassés, docteurs et viveurs, avocats et journalistes, sortis des fermes, des comptoirs, des maisons de banque et des maisons de jeu, des campagnes et des villes, entraînés par le grand courant qui les poussait vers l’ouest.

À la fin de janvier 1849, du seul port de New-York, quatre-vingt-dix navires, portant 8,000 émigrans, avaient fait voile pour San-Francisco. Soixante-dix autres se préparaient à lever l’ancre. « Jamais, écrivait le docteur Stillman, rien de pareil ne s’est vu. Il n’y a pas ici de famille qui ne compte un ou plusieurs émigrans. Dans toutes les villes s’organisent des compagnies minières et commerciales ; ceux qui ne partent pas souscrivent. Les éditeurs de journaux publient articles sur articles pour dissuader les jeunes hommes d’émigrer ; ils les engagent à se contenter d’un gain modeste auprès de leurs familles, ils leur rappellent que les seules fortunes solides sont celles qui s’acquièrent lentement, par l’ordre et l’économie ; puis le lendemain ils jettent leur plume, vendent leur journal, réalisent tout ce qu’ils peuvent, obsèdent les compagnies de navigation pour obtenir, en leur qualité de journalistes, un passage gratuit, et partent. Les ministres de l’évangile, nouveaux Cassandres, font retentir les églises de leurs anathèmes contre la soif de l’or ; puis ils s’embarquent comme missionnaires pour la Californie. Les médecins vendent leurs chevaux, remettent à leurs femmes leurs comptes à recouvrer, s’approvisionnent de carabines, poudre et balles, et en route pour la terre de l’or. Les comptoirs se vident, les maisons de banque se dépeuplent, tous partent, entonnant O Susanna! ce chant des placers, composé par Jonathan Nichols, qui retentit dans nos rues, sur nos places publiques, dans nos théâtres, dans nos concerts, et jusque dans nos salons. »

Dans les neuf derniers mois de 1849, il entrait dans le port de San-Francisco cinq cent quarante-neuf navires à voiles, portant 35,000 passagers et 3,000 matelots, qui tous désertèrent. Il y avait déjà sur rade deux cents navires abandonnés de leurs équipages et de leurs officiers; on démembra leurs carcasses; avec les planches on construisit des cahutes, avec le reste on fit du bois à brûler. Dans le même intervalle de temps, 42,000 émigrans arrivaient par terre. En dix-huit mois, le chiffre de la population de la Californie se trouvait subitement porté de 1,500 à plus de 100,000 âmes.

Que l’on se représente cette population enfiévrée affluant à San-Francisco, où chaque jour un nouvel arrivage vient jeter sur la plage des centaines d’émigrans aux prises avec toutes les difficultés matérielles, sans discipline comme sans cohésion; que l’on se représente chacun des membres qui la composent obligé de pourvoir à tous ses besoins, de tout improviser, de tout prévoir, et l’on se fera une idée de l’étrange chaos qui régnait alors et de tout ce que comporte un état social normal. Rien d’analogue ne s’était encore vu. Si rapides qu’eussent été la naissance et le développement de certaines grandes villes aux États-Unis, tout s’était fait régulièrement et systématiquement ; le sol avait des propriétaires qui vendaient à des acquéreurs, lesquels, à leur tour, se procuraient à New-York, à Boston, les matériaux de construction et les ouvriers pour les mettre en œuvre. De grandes voies de communication facilitaient les transports ; on s’appuyait sur des centres commerciaux largement approvisionnés de tout, à même de faire face à toutes les demandes, sur les immenses fermes de l’ouest, greniers toujours pleins. Ici, il n’en allait plus de même. Sauf l’or, le pays ne produisait rien. Il fallait faire venir la farine du Chili, à 1,000 lieues de distance; les salaisons, de New-York et Cincinnati, à sept mois de traversée; le savon, l’huile, la bougie, des ports de la Méditerranée. Les forêts abondaient ; mais le bois débité manquait, on le demandait aux scieries de l’Orégon et de Vancouver. De là des fluctuations de prix à dérouter tous les calculs, des arrivages inattendus faisant succéder l’abondance à la disette, des retards provoquant des hausses fantastiques.

Aux mines, l’or ne diminuait pas. « On rencontre dans les placers, écrivait alors M. Larkin, ancien consul des États-Unis, nombre d’hommes qui, au mois de juin, n’avaient pas 100 piastres et qui en possèdent aujourd’hui de 5 à 20,000, gagnées en ramassant l’or et en trafiquant avec les mineurs. Il y en a qui ont réalisé bien davantage. Cent piastres par jour sont estimées le résultat moyen du travail quotidien ; mais peu de mineurs peuvent travailler plus d’un mois de suite, à cause des fatigues et des privations qu’ils endurent. »

La vie était rude, en effet, et les dépenses énormes. Groupés par camps, afin de pouvoir mieux résister aux agressions des Indiens, les mineurs vivaient sous la tente, le plus souvent deux ou trois ensemble, associés, se partageant le travail, chacun à tour de rôle se chargeant de la cuisine. Une marmite, une poêle à frire, une cafetière et un gril pour tous ustensiles de ménage; pour lit, des feuilles sèches ou de la paille ; pour tout luxe, des carabines et des revolvers soigneusement entretenus, toujours en bon état de service. Au centre du camp formé par l’agglomération des tentes, une tente plus vaste, celle du storekeeper, ou détaillant. Son assortiment se composait de sacs de farine, barils de porc salé, mélasse et cassonade, thé et café, bougie et savon ; puis de pelles, pioches, pics, plats en étain, poudre et balles, chemises de flanelle rouge, fortes bottes, vêtemens grossiers, et enfin et surtout de genièvre et de whiskey (eau-de-vie de grains). Sur le comptoir, une balance pour la poudre d’or. D’or ou d’argent monnayé, il n’en existait pas encore. Toutes les transactions se faisaient au comptant. Le mineur sortait de sa pochette en peau de chamois, par pincées de poudre ou en pépites, le prix de ses achats. L’or circulait à 12, puis à 14 piastres l’once (60 à 70 fr.). Le magasinier le vendait 16 piastres à San-Francisco. Quelques mineurs, connus pour leur sobriété et leur probité, jouissaient dans ces magasins d’un peu de crédit qui leur permettait de traverser sans mourir de faim les momens de gêne ; mais c’étaient là de rares exceptions.

D’un jour à l’autre, suivant la facilité ou la difficulté des transports, les prix variaient dans des proportions incroyables. On a payé jusqu’à 100 francs une bouteille de genièvre de 0 fr. 80 ; 500 francs un demi-baril de farine ; le reste à l’avenant. Du lundi matin au samedi midi, les mineurs travaillaient avec acharnement. Le samedi, on vidait les sluices, , sorte de tiroirs en bois où s’accumulait l’or lavé; on pesait et on se partageait le produit de la semaine; on nettoyait la tente, on lavait le linge sale; et, le soir venu, on se réunissait chez le magasinier. Trop souvent alors commençait l’orgie qui se continuait, furieuse, toute la nuit. Après six jours de dur labeur et d’abstinence, de déjeuners et de dîners composés, à la mode mexicaine, de tortillas (crêpes de farine) et de guisado (ragoût de porc), arrosés d’eau, il suffisait de quelques verres de whiskey pour allumer des soifs inextinguibles, pour délier les langues, échauffer les têtes. Les récits fantastiques, les démentis, les querelles, les rixes allaient leur train. Les plus sobres se retiraient alors, les autres vidaient leurs différends à coups de poing, quelquefois de revolver et de couteau. Puis, le dimanche, on cuvait l’ivresse de la veille; rarement elle se prolongeait. On respectait le jour du Seigneur ; les traditions d’enfance, les enseignemens des mères survivaient chez la plupart de ces mineurs, qui, de leurs mains calleuses et de leurs doigts raidis par le travail de la semaine, consacraient une partie du saint jour à écrire aux vieux parens laissés là-bas, ou à la fiancée qui les attendait, dont ils ne parlaient jamais, mais à laquelle ils pensaient.

Le 28 février 1849, le premier navire à vapeur, le Californian, entrait dans le port de San-Francisco chargé d’émigrans. Il inaugurait la voie nouvelle par l’isthme de Panama, et son arrivée fut accueillie par des réjouissances publiques. C’était la première organisation d’un service postal régulier reliant la Californie au reste du monde. San-Francisco ressemblait alors au campement d’une armée. Les collines qui l’entourent, Russian-Hill, Telegraph-Hill, North-Beach et la plage étaient couvertes de milliers de tentes. Les navires mouillaient à un demi-mille du rivage; le débarquement et le déchargement s’opéraient à l’aide de canots et de chalands qui venaient s’échouer dans une anse longeant ce qui est actuellement la rue Montgomery, formant à marée basse un marais fangeux. Il n’existait encore ni quais ni rues tracées. Deux ou trois vieilles bâtisses en adobes servaient de douane et d’hôtel de ville. La première tentative de construction fut le Parker-House. bâti avec des débris de navires et des briques séchées au soleil. Le propriétaire eut grand’peine à recruter des manœuvres à 100 et 150 francs par jour; aussi ce hangar, — car ce n’était pas autre chose, — lui revint-il à 150,000 francs. Il est vrai qu’à peine terminé, il se louait 75,000 francs par mois comme maison de jeu.

Le jeu régnait en maître dans la ville. C’était l’unique distraction d’une population flottante, sans lieu de réunion, vivant sous la tente, ne sachant où passer ses soirées ni comment employer ses heures de loisir. Du matin au soir et du soir au matin, on jouait sans interruption, perdant ou gagnant des sommes énormes. Les mineurs venus de l’intérieur pour renouveler leurs approvisionnemens risquaient sur le tapis tout ce qu’il leur restait de poudre d’or. C’était dans les maisons de jeu que l’on se donnait rendez-vous, que les négocians discutaient et concluaient leurs affaires, que s’effectuaient les achats et les ventes de terrains, au milieu de la fumée des cigares et des pipes, du brouhaha des voix, des imprécations des joueurs décavés, des altercations et des rixes. On aurait peine à se figurer, sans les avoir vus, ces enfers de la vie californienne, ces croupiers armés jusqu’aux dents, ces revolvers posés sur la table, bien à portée de la main, à côté des sacs de pépites des joueurs, cet indescriptible mélange des costumes les plus disparates, Mexicains en veste courte aux boutons d’argent, coiffés de larges sombreros aux ganses d’or et faisant grincer sur le parquet mal raboté leurs lourds éperons au tintement sonore ; mineurs hirsutes, en chemise de flanelle rouge, aux larges pantalons flottans engouffrés dans les hautes bottes qui leur montaient jusqu’aux cuisses; gentlemen corrects, débarqués de la veille; Chinois aux longues queues, aux tuniques de soie, circulant sans bruit dans leurs babouches feutrées. Les sacs en peau de chamois s’alignaient sur la table, changeant de mains, la valeur calculée au poids. Devant les banquiers, d’autres sacs éventrés, dont le contenu, pépites et poudre d’or, se déversait dans des pelles pour payer l’enjeu des gagnans. Les croupiers se relayaient toutes les deux heures. Le propriétaire de l’établissement prenait, en outre, à sa solde deux ou trois gaillards vigoureux, experts dans l’art d’abattre d’un coup de poing, sans trop l’endommager, un mineur ivre ou un joueur récalcitrant, et de l’envoyer cuver au dehors sa rancune et son vin.

En face de Parker-House s’élevait l’El-Dorado, maison de jeu également et plus particulièrement fréquentée par les Américains: plus loin, la Polka, lieu de rendez-vous des Français, des Italiens et des Allemands. Ces constructions diverses bordaient la Plaza, centre de la ville, grand espace découvert qui tenait de la place publique et de l’écurie. Nuit et jour, des centaines de chevaux et de mules, attachés par des longes à des piquets en fer, campaient en plein air pendant que leurs maîtres s’attardaient au jeu. C’était là que les mineurs achevaient leurs chargemens ; sur les bâts s’entassaient les sacs de farine, caisses, outils, vêtemens à destination de l’intérieur ; les hautes mules mexicaines richement caparaçonnées, les lourds wagons de San-José, de Santa-Clara, attelés de bœufs, encombraient la Plaza. Après les grandes pluies, l’accès en était difficile. Les sentiers qui y aboutissaient se métamorphosaient en fleuves de boue, dans lesquels les piétons imprudens enfonçaient jusqu’à la ceinture. Dans la rue Montgomery elle-même, artère principale de la ville, la viabilité était telle qu’en février 1849 deux chevaux s’embourbaient sans qu’on pût les dégager. Ils moururent là. Trois individus, quelques jours plus tard, périrent au même endroit.

D’organisation municipale il n’en était pas encore question; aussi les bandits expulsés des mines affluaient-ils tous à San-Francisco. Promptement ils se concertèrent, et l’on assista au singulier spectacle d’une organisation de malfaiteurs, opérant au grand jour, ayant leur président et leur vice-président élus, leur quartier-général dans un local baptisé par eux du nom de Tammany Hall, paradant par la ville musique en tête, bannières déployées, se désignant eux-mêmes du nom de Hounds, limiers, et débutant, un certain dimanche, par le pillage et la destruction d’un quartier entier habité par les Chiliens. Mis en goût par cette première et lucrative expédition, ils en préparèrent d’autres et, à plusieurs reprises, ils s’attaquèrent aux tentes les mieux garnies, dévalisant ouvertement les magasins où ils savaient trouver des spiritueux. En l’absence de toute police et de toute autorité, quelques hommes résolus entreprirent de résister. Le 16 juillet, ils convoquaient la population à un meeting d’indignation, faisaient main-basse sur les chefs des Hounds, les jugeaient séance tenante, les condamnaient à dix années d’emprisonnement et donnaient aux autres trois jours pour décamper. La plupart, en effet, quittèrent San-Francisco, du moins pour un temps.

De cet ensemble confus de faits, de ce chaos de nationalités diverses se dégageaient cependant déjà quelques symptômes qui n’échappaient pas à des yeux clairvoyans. On inclinait à croire à l’avenir de San-Francisco, à sa grandeur future. C’était bien là, sur cette langue de terre étranglée entre la baie et les mornes de sable, que devait s’élever la métropole du Pacifique. On commençait à rechercher les parcelles de terrain, malgré l’incertitude qui pesait sur la valeur légale des titres de propriété. La plupart des détenteurs ne possédaient, en effet, qu’en vertu de concessions mexicaines mal définies et mal libellées. Tel gouverneur avait, de son autorité privée, octroyé plusieurs hectares à prendre dans un certain rayon, à la charge pour le concessionnaire d’enclore sa propriété. Le plus vent ce dernier n’en avait rien fait. Sur ce terrain vague les premiers émigrans avaient dressé leurs tentes; pour se séparer de leurs voisins, ils avaient soit creusé un fossé, soit érigé une clôture rudimentaire : puis, partant pour les mines, ils avaient cédé ou vendu cet abri provisoire à d’autres qui s’en considéraient comme propriétaires légitimes et recevaient, le revolver au poing, le propriétaire primitif ou celui auquel il avait transféré ses droits. Au début, les concessionnaires, n’attachant aucune valeur aux terrains obtenus de la libéralité des gouverneurs, avaient, en outre, négligé de faire enregistrer leurs titres à Mexico, pour éviter le paiement des droits de fisc. Il en résultait une inextricable confusion; aussi la plupart des transactions s’effectuaient-elles dans des conditions assez insolites. L’acquéreur achetait à ses risques et périls, et entrait en possession quand et comme il pouvait. De là naquit une industrie toute spéciale. Certains individus traitaient à forfait pour mettre l’acquéreur en possession. Le prix variait suivant les risques à courir, les coups à recevoir, le nombre et la réputation des occupans. Les conditions débattues et convenues, l’entrepreneur en question recrutait et apostait ses hommes; au moment favorable, le plus souvent la nuit, on brisait la clôture et on expulsait les intrus, non d’ordinaire sans échanger des coups de revolver. Il nous souvient d’un terrain situé dans Kearney street, où, pendant plusieurs jours, ceux qui l’occupaient résistèrent aux assaillans, faisant feu sur quiconque approchait, tuant et blessant plusieurs hommes. Les passans prévenus faisaient un détour ; les flâneurs se rendaient là en promenade et, à distance, jugeaient des coups. Quant à intervenir, nul n’y songeait; mais les sympathies étaient pour les squatters, comme on désignait ceux qui prétendaient posséder par droit d’occupation.

Nonobstant ces inconvéniens sérieux, car ce n’était pas tout de reprendre son bien, il fallait souvent le défendre contre un retour offensif. Le prix des terrains montait; en 18Û7, une parcelle de 50 varras, 25 pieds de façade sur 137 1/2 de profondeur, dans la ville même, valait une once, 80 francs; en 1849, on en obtenait facilement 1,000 francs. Quant aux terrains situés dans les sables, ils ne se payaient encore que 12 fr. 50 l’hectare. Tel terrain, dans la rue Kearney, vendu alors 250 francs, en représente aujourd’hui 500,000.

Les matériaux de construction faisant défaut, on y suppléait par l’importation. De Boston arrivaient des maisons en bois, démontées, numérotées, que l’on édifiait en hâte ; elles étaient louées avant d’être construites, souvent même avant d’être arrivées. On traçait des rues se coupant à angle droit, sans souci des collines et des dunes, et l’on mettait la mer en vente, offrant aux acheteurs des lots délimités dans la baie même, en façade sur la plage, lots qu’ils devaient combler en démolissant et nivelant les dunes de sable qui encerclaient la ville. Quelques-uns de ces water lots, comme on les appelait, avaient une profondeur de 8 à 10 mètres d’eau, et les navires mouillaient sur des terrains à construire. Tous ceux que l’on mit ainsi en vente trouvèrent acheteurs. Une foi robuste dans l’avenir faisait peu à peu place aux incertitudes et aux hésitations des premiers jours. Les nouveaux débarqués, sans argent, trouvaient tout de suite à s’occuper; attelés aux brouettes, ils démolissaient les dunes, équarrissaient les pilotis, comblaient la baie, élargissant chaque jour l’espace restreint dans lequel San-Francisco étouffait.

Les transactions se multipliaient. A défaut de comptoirs, de maisons de banque, d’intermédiaires réguliers, il fallait arriver à créer un équivalent à ces rouages multiples. Du jour au lendemain l’auction room se fonda. Elle répondait à un besoin urgent, et tout de suite prospéra. L’auction room, ou salle de vente aux enchères de San-Francisco, n’avait qu’une vague ressemblance avec l’idée que ce mot évoque. Elle tenait à la fois de la maison de banque, du magasin de consignation, de l’entrepôt, du mont-de-piété et de la buvette. L’auctionneer, ou encanteur, et s’improvisait tel qui voulait, trônait d’ordinaire sur un tonneau d’où il dominait son public. Là, au milieu des lazzi, des calembours, des plaisanteries plus ou moins épicées. il attirait la foule dans son magasin, annonçant la mise en vente des objets les plus disparates. Lots de terrain, ustensiles de mineurs, chargemens à livrer, maisons à reprendre aux squatters, bottes et vêtemens, bois et clous, riz et porc salé. Les caisses, les barils s’empilaient autour de lui. Il recevait, répétait les offres, prompt à saisir un clignement d’yeux, parlant avec volubilité, excitant les acheteurs. Les ventes se faisaient de dix heures midi. On servait alors aux acheteurs un lunch gratuit, invariablement composé des produits alimentaires entreposés dans le magasin : biscuit de mer et fromage de Hollande, saumon fumé ou harengs. On payait seulement les consommations liquides. Les marchandises achetées devaient être enlevées le jour même.

Je fus témoin, dans une de ces auction rooms, d’un épisode assez original. L’encanteur, Th. Cobb, bien connu à San-Francisco, vendait ce jour-là un certain nombre de lots de terrain situés dans la rue Stockton. La localité était peu attrayante. La rue Stockton était dans les sables, en arrière de la ville : personne encore ne s’était avisé d’y construire. Cependant il y avait foule, les prix obtenus devant servir de base d’évaluation, et chacun alors ignorant dans quel sens la ville se développerait. En face de l’encanteur et bien installé sur un ballot de couvertures, se carrait un mineur robuste, dont le visage allumé indiquait qu’il avait dû faire des haltes fréquentes dans les bar rooms de la plage. Le sommeil le gagnait évidemment, mais il luttait de son mieux, hochant de la tête. Les deux premiers lots se vendirent une once, 80 francs. Puis, tout à coup, sans qu’on sût pourquoi, l’encanteur adjugea le troisième à quatre onces. « Votre nom? » dit-il, en s’adressant au mineur somnolent. Celui-ci releva la tête : « Tom ! — Tom quoi? ce n’est pas un nom, Tom. — Tom Maguire, » répondit l’autre, étourdi de cette apostrophe. « Bien. » La vente reprit. Cobb, les yeux fixés sur le mineur, lui adjugea successivement cinq ou six lots, prenant de bonne foi les hochemens de tête de l’ivrogne pour une surenchère. L’adjudication terminée et mis en demeure de payer ses acquisitions, Tom protesta avec énergie qu’il n’avait rien acheté: mais devant les réclamations de l’encanteur et les affirmations de ses voisins, il dut s’exécuter. Il tira de son sac les 300 ou 400 piastres qu’on lui demandait, et partit en jurant qu’il ne remettrait jamais plus les pieds à Frisco, où un coup de trop revenait aussi cher. Il tint parole et repartit le soir même pour son campement à Texas-Hill. Là, comme tous les mineurs, il eut des alternatives de bonne et de mauvaise fortune, mais, comme la plupart des mineurs aussi, tellement épris de cette existence aventureuse, qu’il prospectait en tous sens, s’enfonçant de plus en plus dans l’intérieur à mesure que les placers s’épuisaient. Quatre ans après sa malencontreuse visite à San-Francisco, Maguire, à la suite d’une chute de cheval, venait échouer à l’hôpital de Mokelumne-Hill. Grâce à sa robuste constitution, il entrait en convalescence et se préparait, sans une piastre dans sa poche, à reprendre le chemin des mines, quand un jeune Américain, dont la tenue correcte et la mise recherchée dénotaient un habitant de San-Francisco, vint lui dire qu’il était chargé, par une des grandes maisons de commerce de cette ville, de s’informer à quel prix il serait disposé à rétrocéder ses terrains de la rue Stockton. Maguire ne se rappelait plus qu’il en était propriétaire. Son interlocuteur lui dit qu’après l’avoir vainement cherché dans les mines du Sud, il avait enfin réussi à retrouver sa piste. Il conclut en l’invitant à se rendre avec lui à San-Francisco, offrant de défrayer son voyage. Tom Maguire partit, s’aboucha avec les chefs de la maison, qui lui offrirent 10,000 dollars de chacun de ses lots. C’était ce qu’ils valaient en effet. Maguire encaissa trois cents et quelques mille francs et repartit pour les États-Unis, bénissant son étoile et protestant hautement qu’à tout prendre, il n’y avait rien de tel pour un honnête mineur que de courir une bordée de temps à autre.

Au commencement de 1850, San-Francisco comptait déjà un assez grand nombre de magasins construits en bois. La population totale de l’état dépassait cent mille âmes, et ce chiffre grossissait; les arrivages par mer étaient d’environ deux par jour. Bon nombre de ces navires apportaient de deux à trois cents émigrans. Par la voie des plaines les caravanes se succédaient. En octobre 1849, le premier navire à vapeur, le Mac-Kim, destiné à relier San-Francisco à la région des mines, remonta le Sacramento. Mal construit et plus mal aménagé, il mettait quatorze heures pour faire ce voyage de 120 milles et prenait 150 francs par voyageur, nourriture et coucher non compris. Ce n’en était pas moins un grand progrès et une grande économie, les mineurs n’ayant jusque-là d’autres moyens de gagner les placers qu’en frétant et naviguant eux-mêmes des chaloupes pontées ou des goélettes qui mettaient plusieurs jours à effectuer cette traversée. Le succès du Mac-Kim amena sur la même route le Senator, plus rapide et mieux construit. Les deux navires alternaient, et chaque jour il y eut un départ régulier pour les mines.

La même année on fit une tentative pour relier San-Francisco à la mission de Los Dolores, qui seule produisait. bien qu’en quantités insuffisantes, les fruits et les légumes nécessaires à l’approvisionnement de la ville. Il n’existait alors qu’une route à travers les sables, impraticable pour les voitures, à peine accessible aux mules et aux piétons. San-Francisco, plongée dans les brouillards que le vent du nord-ouest lui amène du Pacifique par la Porte-d’Or, était en outre, par la nature sablonneuse de son sol, impropre à toute culture. Mais, à quelques milles, un été semi-tropical fait place au froid brumeux ; un soleil éclatant, dans un ciel presque toujours pur, succède à un horizon gris et terne et au vent froid chargé de poussière qui règne six mois de l’année. Au-delà de la mission de Los Dolores se déroulent des plaines riches et fertiles, protégées du vent du nord par le Coast Range, hautes collines couvertes de forêts de plus ; par ces plaines ensoleillées on gagne Santa-Clara, San-José, dont les terres sont d’une merveilleuse fécondité. On résolut donc de faire une route jusqu’à la Mission ; pour éviter les dunes de sable, on adopta le tracé par la plage et la construction sur pilotis à travers les parties marécageuses ; mais quand l’entrepreneur se mit en devoir d’enfoncer le premier pieu, de quarante pieds de longueur, à l’aide d’un bélier, du premier coup le pieu tout entier disparut dans la vase. Sans se déconcerter, il en fit placer un second sur celui-ci. Le résultat fut le même ; à quatre-vingts pieds de profondeur on ne rencontrait pas le sol ferme. On dut modifier le tracé et se borner à plancheyer sur le sable. La route coûta 150,000 fr. par mille.

La main-d’œuvre, même la plus inexpérimentée, se maintenait à des prix exorbitans. On le vit bien quand le premier incendie du h mai 1850 réduisit une partie de la ville en cendres. Trois blocs entiers de constructions remplies de marchandises furent anéantis en quelques heures. La perte dépassait 15 millions, et naturellement rien n’était assuré. La journée d’un homme employé à déblayer le sol se payait jusqu’à 100 francs. Mais rien ne ralentit l’élan, et, quelques jours après le désastre, de nouvelles bâtisses s’élevaient sur le terrain noirci. Six semaines plus tard, le 14 juin, un nouvel incendie allumé par des mains criminelles ravageait la partie de la ville comprise entre les rues California, Kearney et Clay et occasionnait des pertes supérieures encore. Sans se décourager, on se remit à l’œuvre.

Simple territoire des États-Unis, gouvernée à distance par les autorités fédérales, la Californie ne possédait encore aucune autonomie non plus que San-Francisco aucune organisation communale. Cette situation ne pouvait se prolonger sans de graves inconvéniens. De Washington on octroya à la ville une charte d’incorporation provisoire qui devait devenir définitive le jour où la Californie serait admise comme état dans l’Union. Un conseil municipal et un maire furent élus ; MM. Gwin et J.-C. Fremont, nommés sénateurs partirent pour Washington, porteurs d’un projet de constitution qu’ils devaient soumettre au congrès des États-Unis, en sollicitant l’admission de la Californie. Cette constitution n’avait pas été adoptée sans lutte. Les premiers émigrans, originaires du Missouri, état à esclaves, avaient vivement insisté pour que l’esclavage fût reconnu dans le nouvel état, mais ils se trouvèrent en minorité ; aussi le projet de constitution soumis au congrès faisait-il de la Californie un état libre, comme les états de l’est.

L’antagonisme qui existait au sein du congrès entre les représentans des états à esclaves et les antiesclavagistes provoqua un débat violent. Chaque état de l’Union étant représenté au congrès par deux sénateurs, quel que fût le chiffre de sa population, et le nombre des voix se balançant à peu près exactement, l’admission d’un nouvel état pouvait déplacer la majorité. Les états du sud, longtemps prépondérans, se sentaient menacés par les partisans de l’abolition de l’esclavage, représentans des états du Nord, dont l’influence et le nombre grandissaient. Aussi le bill d’admission de la Californie rencontra-t-il une forte opposition ; les chefs du sud menacèrent même leurs adversaires de rompre le pacte fédéral si l’institution de l’esclavage était proscrite dans le nouvel état. Mais l’opinion publique eut raison de leurs résistances. Le 10 août 1850, 34 voix contre 18 votèrent l’admission de la Californie à titre d’état libre.

Du 2 février 1848, date du traité de Guadalupe-Hidalgo, au 10 août 1850, en vingt-six mois, quel chemin parcouru ! Inconnu alors, l’état nouveau est déjà célèbre dans le monde entier ; le nom de San-Francisco est sur toutes les lèvres, synonyme de fortune rapide, inouïe. Une ville nouvelle vient de naître dans des conditions qui tiennent du prodige et, jour par jour, heure par heure, elle grandit comme jamais ville n’a grandi avant elle. Assise, comme la Rome antique, sur ses collines de sable, elle voit accourir à elle les aventuriers du monde entier, les impatiens de vie libre, les ardens, tous jeunes, vigoureux ; avec eux et derrière eux des flottes entières, sorties de tous les ports du monde, affluent dans cette baie déserte, jetant sur cette plage aride les produits de toutes les industries. Le monde entier s’ébranle, l’auri sacra fames l’entraîne, il marche vers l’ouest, vers la ville de l’or.


C. DE VARIGNY.

  1. Dr Lévy, les Français en Californie.