Salons, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierX (p. 87-90).



NOTICE PRÉLIMINAIRE




S’il s’agissait ici d’une édition des Salons de Diderot, faite au point de vue de l’histoire de l’art français, on nous demanderait, et l’on aurait raison, quelques détails préliminaires sur les Expositions d’ouvrages d’art qui commencèrent chez nous, à l’imitation de ce qui se faisait déjà en Italie, en 1673. Il nous faudrait, alors, entrer dans une infinité de détails que ne comporte pas notre plan, et qui nous éloigneraient beaucoup de notre sujet. Nous serions même, peut-être, incité à donner quelques Salons qui ne sont pas de Diderot, mais qui comblent des lacunes. Certes, Diderot ne perdrait point à être mis en parallèle avec les hommes de lettres qui, de son temps, s’exerçaient au même travail de critique, mais il faut faire ce que l’on fait, et il est peut-être plus difficile de se borner que de s’étendre. Nous nous bornerons donc et nous rassemblerons les seuls Salons de Diderot, qui sont ceux de 1759, 1761, 1763, 1765, 1767, 1769, 1771, 1775 et 1781. On sait que les Expositions, après s’être faites d’abord à d’assez longs intervalles, et être devenues annuelles pendant les premières années du règne de Louis XV, ne furent plus que bisannuelles à dater de 1751. On voit que Diderot, depuis 1759 jusqu’à sa mort, n’a laissé passer sans s’en occuper que l’exposition de 1773, pendant laquelle il fit son voyage en Hollande et en Russie, et celles de 1777 et de 1779. En 1783, il était déjà atteint de la maladie qui devait l’emporter l’année suivante. Pour les trois années que nous avons citées, il fut remplacé par un des autres collaborateurs de Grimm. Le manuscrit de ce collaborateur, qui est, croyons-nous, Dupont de Nemours, appartient aujourd’hui à M. Walferdin. Il n’a d’autre intérêt que celui de prouver que nous possédons enfin tous les Salons du philosophe.

On peut dire enfin ! Rien n’a été pénible comme le rassemblement de cette série d’études si vivantes, parfois si profondes, toujours de si bonne foi. Du vivant de Diderot, il n’y avait que quelques privilégiés qui en connussent l’existence. « Je vous prêterai mes Salons, « dit-il à son interlocuteur dans le Paradoxe sur le Comédien. C’est parce qu’il en prêtait ainsi quelquefois la copie, que le lecteur favorisé copiait à son tour, qu’on en eut, onze ans après sa mort, un premier échantillon.

Ce fut en l’an quatrième de la République (1795) que parurent chez Buisson, in-8o, d’après une copie trouvée, dit-on, dans l’armoire de fer, aux Tuileries, les Essais sur la peinture, suivis des Observations sur le Salon de peinture de 1765. En 1798, Naigeon retrancha un s au titre du premier de ces ouvrages, qui devint l’Essai sur la peinture, et y ajouta un chapitre. Il reproduisit le Salon de 1765 et y joignit celui de 1767, avec les Pensées détachées sur la peinture. L’éditeur Belin donna, dans son Supplément aux Œuvres de Diderot (1819), le Salon de 1761 et les cinq dernières Lettres sur le Salon de 1769. Enfin, en 1857, M. Walferdin publia dans la Revue de Paris, t. XXXVIII, XXXIX et XL, les Salons de 1763, de 1771, de 1775 et de 1781, ainsi que les douze premières Lettres sur le Salon de 1769, d’après les copies faites à la Bibliothèque de l’Ermitage, par M. Léon Godard[1].

Quant au Salon de 1759, il se trouve dans la Correspondance de Grimm, t. II. MM. Walferdin et Brière l’ont fait reproduire dans l’Artiste du 9 mars 1845 (4e série, t. III), avec l’intention de le réunir à une édition projetée des Salons. Il en a été fait un tirage à part, à vingt-quatre exemplaires, comme spécimen.

Quoique Diderot fût déjà au nombre des amis de Grimm, au moment où celui-ci prit la direction de la Correspondance littéraire, il ne paraît pas avoir été un collaborateur très-actif de ce recueil avant 1757. Il y est souvent nommé, on cite de ses mots, de ses opinions, mais c’est tout. Le Salon de 1753, qui consiste en une assez courte lettre, n’est certainement pas de sa main. Celui de 1755, qui devrait se trouver dans la lettre d’octobre de cette année, manque comme cette lettre ; quant à celui de 1757, fort court, il est bien de Grimm qui le termine en disant à propos du Sacrifice d’Iphigénie, par Van Loo : « M. Diderot aurait voulu voir Ulysse embrasser Agamemnon dans ce moment terrible, pour lui dérober, par ce mouvement de pitié feinte, l’horreur du spectacle ; cela aurait été admirablement dans le caractère d’Ulysse. Je ne sais si l’effet d’une pensée aussi déliée aurait été assez frappant en peinture. »

La personnalité de Grimm se montre très-clairement ici, à notre avis. Cependant, M. de Chennevières dit (article sur Roslin dans la Revue universelle des arts, août 1856) : « De bonne foi, n’est-ce pas Diderot qui a dicté à ce comparse de Grimm les petits Salons de 1753 et 1757 ? » Il ajoute en note : « La tête de Diderot passe même, involontairement, par plus d’un trou du masque ; » et il en donne pour preuve la première phrase de ce même passage que nous avons cité : « M. Diderot aurait voulu voir Ulysse embrasser Agamemnon dans ce moment terrible. » Nous croyons que c’est pousser trop loin le mépris de Grimm et exagérer l’influence de Diderot sur lui. Il faut bien dire la vérité. Ce n’est pas Diderot qui avait de l’influence sur Grimm et qui se servait de lui, c’est Grimm qui se servait de Diderot et le dirigeait. On peut prendre au pied de la lettre ces mots de Diderot (Salon de 1765) : « Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est à vous, mon ami, que je les dois. » C’est en effet Grimm qui, dans l’intérêt de sa Correspondance, a dressé Diderot à ce métier de critique d’art. L’élève a bien vite dépassé le maître de mille coudées, mais il n’en a pas moins été créé par lui et mis par lui en rapport avec les artistes qui l’ont ensuite fait entrer plus avant dans les secrets du métier. D’autre part, nous connaissons maintenant (nous représente ici nos lecteurs autant que nous-même) assez bien Diderot pour savoir que, s’il donnait à Grimm ses petits papiers, il ne cherchait nullement à déguiser sa façon d’écrire, et que le je s’y étalait, sans que Grimm songeât à s’en formaliser : bien plutôt, il se faisait honneur, toutes les fois qu’il le pouvait, de cette collaboration, sauf à placer en note ses propres observations. Le Salon de 1765 est significatif à cet égard ; et si on ne l’a pas assez remarqué, c’est qu’on s’en est trop souvent rapporté à l’édition de ce Salon donnée par Naigeon et suivie par les éditeurs plus récents, édition dans laquelle les notes de Grimm avaient été systématiquement supprimées. Or Grimm ne nomme Diderot qu’à partir du Salon de 1759. Nous pourrions donc nous fier à lui, quand même nous n’aurions pas à ajouter à son témoignage celui de Naigeon, qui ne l’aimait pas, qui ne songeait pas qu’on pût discuter un jour ces questions d’attribution, et qui dit formellement, dans une note de l’Essai sur la peinture, note oubliée par l’éditeur Brière : « Le premier des Salons de Diderot est de l’année 1759. »

On nous saura gré d’arrêter ici cette Notice sans y mêler des considérations sur les qualités de Diderot en tant que critique d’art. Il nous faut cependant faire remarquer que, s’il y a dans tous ses jugements une grande bonne foi et un ardent amour du beau, il n’échappe pas toujours aux impressions du moment et à certaines théories qui ressortissent plutôt à la littérature qu’à l’art proprement dit. Mais on peut affirmer, quant à ses amitiés pour certains artistes, que ce ne sont pas elles qui ont dicté ses jugements, mais, au contraire, qu’elles sont nées de ces jugements.

On trouvera dans les Salons de 1765 et de 1767 plusieurs notes signées de Naigeon le jeune. Elles proviennent d’un exemplaire de l’édition donnée par son frère, dont M. Louis Barbier nous a procuré la communication. De ces notes très-nombreuses, en grande partie admiratives à l’excès et, pour l’autre part, trop personnelles, nous avons dû ne prendre que celles qui avaient le caractère de renseignements.

Le système d’annotation que nous avons suivi a consisté à ramener les Salons nouvellement retrouvés au type de celui de 1765 ; c’est-à-dire que nous avons donné à chaque tableau cité le numéro qu’il portait dans le livret de l’Exposition. Nous y avons ajouté, autant que nous l’avons pu, le nom de son possesseur et l’indication des gravures qui en ont été faites. Nous avons donné en outre une très-succincte notice biographique la première fois que se présentait le nom d’un artiste. Ce travail, devenu un peu plus facile aujourd’hui par les recherches nombreuses et savantes de MM. de Chennevières, Charles Blanc, Edmond et Jules de Goncourt, Anatole de Montaiglon, Eudore Soulié et nombre d’autres, recherches consignées soit dans leurs livres, soit dans les journaux : Archives de l’Art français, Revue universelle des Arts, Gazette des Beaux-Arts, etc., ce travail, disons-nous, est cependant encore assez ardu pour que nous réclamions l’indulgence. En général, Diderot a plus donné aux critiques de notre temps que ceux-ci ne lui ont rendu. Remercions cependant MM. J.-J. Guiffrey et de Montaiglon qui, en réimprimant textuellement la suite des livrets des Salons depuis leur origine jusqu’en 1800, nous ont rendu le plus grand service, ainsi qu’à tous les amis de l’art trop longtemps dédaigné de notre XVIIIe siècle.

  1. M. Walferdin qui, comme nous l’avons déjà dit, avait pris part à l’édition Brière, promettait alors une édition complète et prochaine, non-seulement des Salons, mais des Œuvres de Diderot. Personne ne regrette plus que nous qu’il n’ait pas donné suite à ce projet. Diderot, le public et nous-même, y aurions certainement gagné. Les Salons conservés à l’Ermitage ont été en outre communiqués, en 1861, à M. le professeur K. Rosenskranz, que nous avons déjà cité souvent.