SALON
DE 1837.

Juger, ce rôle si difficile et souvent si pénible à exercer dans l’ordre civil ou politique, ne l’est pas moins en matière d’art. Juger, c’est avoir dans une main l’épée et dans l’autre une couronne ; c’est dire, comme le Christ de Michel-Ange : Élus, venez avec moi ; — damnés, je vous réprouve ; c’est proclamer que ceci est bien et que cela est mal, après avoir tout compris, tout pénétré d’un coup d’œil sûr et infaillible. Pour bien juger en peinture, il faut tant savoir, il faut tant connaître ; il faut être philosophe et artiste à la fois, Titien, Léonard de Vinci ou Reynolds. C’est une lourde tâche. Toutefois, à défaut de ces grands hommes, et sans pouvoir discourir comme eux et aussi bien qu’eux de leur divine spécialité, espérons que nos jugemens ne seront pas trop erronés, et qu’en rendant compte de l’exposition de 1837, les observations que nous hasarderons, faites en conscience et dans un sincère amour de l’art, ne resteront pas sans fruit.

D’abord et avant tout, nous protesterons contre l’injustice faite à d’honorables artistes par la volonté sans appel du jury académique. Nous nous étonnerons que parmi les hommes qui le composent, il puisse se trouver des voix pour accepter d’aussi faibles ouvrages que ceux qui peuplent d’ordinaire les obscures travées de la grande galerie, et pour rejeter les toiles peut-être incomplètes, mais au moins pleines d’accent et d’intentions, d’hommes déjà connus et goûtés du public. Du moment où des peintres ont produit des œuvres assez remarquables pour attirer l’attention de la critique, du moment où l’on a reconnu en eux une organisation et un sentiment véritable d’artiste, il n’est plus permis qu’à la haine ou à l’ignorance de leur fermer les portes du Louvre. Voilà pourtant ce qui est arrivé l’année dernière à MM. Delacroix et T. Johannot, et ce qui est arrivé cette année à MM. Barye, Gigoux et Amaury Duval. Il est à penser que le cri général qui s’est élevé à ce sujet dans toute la presse sera une manifestation suffisante de l’opinion publique pour empêcher désormais de pareilles proscriptions. Sinon, nul artiste, si éminent qu’il soit, ne se croira certain d’entrer au Louvre, s’il n’est membre de l’Académie, et s’il ne fait partie du jury.

L’art étant l’imitation de la nature par le moyen de la pensée, il arrive nécessairement que telle idée peut déterminer l’artiste à imiter la nature dans un sens plutôt que dans un autre. Aussi les idées religieuses, les idées de guerre et de désordre, les idées de paix et de plaisir, peuvent, selon qu’elles dominent plus ou moins, inspirer une série d’œuvres pareilles, bien qu’exécutées dans des sentimens différens. C’est le vent qui passe sur les trente cordes d’une harpe, et en tire, s’il est fort, trente harmonies diverses, mais toutes terribles ; et s’il est doux, trente mélodies différentes, mais toutes gracieuses. Ces réflexions nous conduisent à dire par quelles idées les imaginations ont été le plus remuées cette année au Salon. Or, à considérer les sujets traités par les intelligences supérieures, et à compter la foule des imitateurs, ce sont les idées religieuses qui ont eu le plus d’influence sur le cerveau des artistes. Le nombre des tableaux de sainteté surpasse même celui des tableaux de batailles ; les truands et toute la laideur du moyen-âge ont disparu. Les ailes blanches des anges effacent par leur éclat l’acier des cuirasses et la splendeur des uniformes. Comment expliquer ce nouvel empire des idées religieuses ? Cela est difficile. Peut-être, lasses de la violence et du choc des rues, les imaginations se réfugient-elles dans les idées religieuses, comme aux sources d’inspiration les plus profondes et les plus poétiques ? Peut-être aussi n’est-ce qu’une mode qui doit passer comme l’amour du grec et du romain, l’idolâtrie du moyen-âge ; un effet de la mobilité française, qui ne sait à quoi se prendre et se tenir, qui va suçant la fleur de toutes les idées et buvant au calice de tous les systèmes ? Quoi qu’il en soit, et quoi qu’il en advienne, il était de notre devoir de présenter ce mouvement aux yeux de nos lecteurs ; et pastiches ou non, de constater qu’il n’y a guère eu depuis long-temps aux expositions annuelles du Louvre un aussi grand nombre de tableaux inspirés par la Bible et l’Évangile. Maintenant nous pouvons descendre dans l’arène.

On sait de quels combats ce lieu a été témoin ; combien il a fallu d’efforts à David pour détrôner Boucher et Watteau ; combien de temps l’arbre de la peinture impériale a résisté avec toutes ses branches au choc impétueux de la nouvelle école ; comme à son tour, M. Delacroix et ses amis ont vu leurs rangs s’éclaircir et leur force diminuer devant le pinceau d’un ancien élève de David, retrempé dans l’air natal de Raphaël, et combien M. Ingres lui-même a de la peine à maintenir son pavillon et son système. On connaît toutes ces luttes, tous ces triomphes et toutes ces défaites qui ont occupé les plus heureuses années de la restauration et les deux ou trois premières expositions après la révolution de juillet. Eh bien ! quoique le Salon ne soit plus qu’un champ de paix et de tolérance, au lieu d’être un champ de bataille, la querelle n’est pas terminée ; les deux génies de la peinture, le dessin et la couleur, n’en continuent pas moins une guerre sourde, où l’un tâche d’anéantir l’autre, où le premier cependant semble prendre, d’année en année, de nouveaux avantages. Qui l’emportera, d’Overbeck et de M. Ingres, ou de Rubens et de M. Delacroix ? David reviendra-t-il régner en maître sur le trône de l’art ? le dessin chassera-t-il la couleur comme une vaine fumée, une vaine illusion ? La question est assez importante pour qu’on s’en occupe. Nous allons voir, par l’analyse des principaux ouvrages du Musée, si l’exposition de cette année peut la résoudre.

Nous commencerons par nous occuper de la peinture qui exige le plus d’études, d’imagination et de puissance d’exécution, la peinture historique et religieuse. Viendront ensuite les autres genres sur lesquels nous nous étendrons suivant l’intérêt qu’ils pourront présenter.

i.

Un des signes les plus caractéristiques du talent, à notre avis, ce qui est la marque d’un haut sentiment dans l’art, c’est l’individualité de la forme, c’est ce don que l’artiste tient de Dieu, qui brille dans toutes ses œuvres, soit gracieuses, soit sévères, soit douces, soit terribles, et qui fait que le spectateur ému s’écrie : Voilà Raphaël, Rubens, Michel-Ange, Rembrandt, sans avoir besoin de consulter un livre ou l’œil d’un savant. C’est cette signature qui se reconnaît dans les moindres choses, dans les moindres détails, dans un pli de vêtement et jusqu’au bout d’un ongle ; c’est elle qui fait les maîtres et qui mène à la postérité. Sans elle point de vraie gloire ; sans elle on n’est qu’élève et l’on rentre dans l’immense troupeau. L’individualité de la forme est, de nos jours, peu commune, et le partage d’un petit nombre. La civilisation, qui mêle de plus en plus les hommes, qui polit et efface les angles, ne contribue pas peu à la rendre rare. Cependant elle se remarque dans l’école française, et c’est une des manifestations les plus éclatantes du talent de M. E. Delacroix. À raison de ce signe précieux, nous le féliciterons d’avoir exposé sa puissante Bataille du pont de Taillebourg. En voyant, l’année dernière, son Saint Sébastien, ouvrage plein de délicatesse et de sensibilité, nous avions craint qu’il ne se détournât du sentier naturel qu’il avait suivi avec tant de constance et malgré les clameurs de tant de gens. Mais aujourd’hui M. Delacroix rentre avec éclat dans la manière de ses premières et sombres pages. Comme sentiment d’action, son tableau nous semble des plus remarquables. Le mouvement de la bataille du moyen-âge, de la bataille aux armures de fer, aux grands chevaux cuirassés et aux larges blessures, est on ne peut mieux exprimé ; c’est un duel de vingt mille hommes, où les coups retentissent comme sur une enclume, avec un tapage infernal ; l’encombrement du pont, le saint Louis exterminateur, le cheval éventré, le crâne fendu du soldat, le page criant après son maître renversé, et les efforts des hommes d’armes, accourant au secours, barbottant et hurlant dans l’onde, tout vous remue et vous secoue profondément. Coloriste, M. Delacroix nous semble avoir employé avec habileté les profondes ressources de sa palette ; ses tons sont riches et puissans, ses lumières et ses ombres largement distribuées et contrastées ; le dessin est énergique, quelquefois hasardé, mais toujours dans le mouvement et le caractère de l’action. Qui pourrait au reste, dans un chaos pareil à celui-là, dans un emportement qui rappelle les chasses aux lions et les magnifiques combats des Amazones de Rubens, qui pourrait vouloir la rectitude absolue d’un bras ou d’une jambe ? Le système de M. Ingres, la peinture à quatre pas, n’est point applicable en ce lieu ; il suffit que l’artiste présente la possibilité naturelle des mouvemens et qu’il vous émeuve pour qu’il ait gagné sa cause ; c’est ce qu’a fait M. Delacroix. Ce tableau est d’un heureux augure pour l’avenir, il nous fait attendre impatiemment les ouvrages dont cet artiste s’occupe depuis long-temps à la chambre des députés.

M. Delaroche, plus contenu, plus précis, plus tourné vers le beau que M. Delacroix, nous semble moins doué du précieux don de l’individualité, et nous ne voulons d’autres preuves à l’appui de ce que nous avançons, que les deux morceaux les plus capitaux qu’il a exposés cette année, la Sainte Cécile et le Charles Ier. Dans l’un et dans l’autre, il y a beaucoup de talent ; mais certainement, on ne les dirait jamais sortis de la même main. Dans la Sainte Cécile, il y a une recherche de contour, une pâleur de couleur, telles que l’on croirait reconnaître la touche d’un élève de Giotto, tant soit peu rose et coquet. Le Charles Ier, au contraire, dénote, ce nous semble, l’intention de reproduire un tableau flamand avec toute sa puissance de ton et son fini de détails. Ce n’est pas la différence des sujets que nous blâmons, c’est le peu de fraternité qu’ils nous paraissent avoir entre eux. Rembrandt et Rubens ont travaillé sur les sujets les plus divers, ils ont peint des anges et des suppliciés ; mais tous sont animés du même souffle et traités dans le même style. À part cette métamorphose trop grande du talent de M. Delaroche, en deux peintures d’une même année, nous reconnaissons pleinement le droit qu’elles ont de frapper l’attention publique. M. Delaroche est peintre d’histoire avant tout, et la composition paraît être une de ses principales qualités. C’était une belle idée que la flagellation de la royauté, et la forme qu’elle a revêtue, la forme choisie en Angleterre, pays que l’auteur affectionne, était on ne peut plus favorable à la peinture. Le roi Charles, résigné sous l’outrage du puritain, qui lui souffle une bouffée de tabac au visage, semble maître de son ame au point que nul signe d’émotion ou de dégoût ne se révèle sur sa face. Cette tranquillité stoïque et les larmes silencieuses de ce serviteur appuyé contre la cheminée de la chambre sont d’un bel effet. Le soldat prédicateur du fond et les soldats ivres et endormis des premiers plans concourent heureusement à l’harmonie de l’ensemble. Ce tableau est pensé avec noblesse, composé avec habileté et peint avec grand soin ; cependant il laisse à désirer plus de chaleur et de vie. Nous en dirons autant du Strafford marchant au supplice, et s’agenouillant près du cachot de son ami l’archevêque de Canterbury, pour recevoir sa bénédiction. La tête du malheureux ministre et celles des soldats qui le suivent et le précèdent, sont d’un beau caractère ; mais les mains de l’archevêque, ces mains qui passent au travers des barreaux, sans qu’on puisse voir la figure du prisonnier, nous semblent vouloir produire un effet qui dépasse les bornes de la véritable peinture. Déjà, dans le tableau de Jeane Grey, l’affectation des mains cherchant le billot glaçait l’émotion de la scène. Il en est de même encore ici. Ce jeu de pantomime appelle l’attention sur l’esprit et l’habileté de l’auteur au détriment du sujet principal, du Strafford à genoux. Comme peinture et comme composition, ce tableau est, à notre avis, inférieur au Charles Ier. En général, dans l’exposition des ouvrages de M. Delaroche, cette année, nous ne trouvons ni le grandiose de l’Élisabeth, ni la sombre couleur du Cromwell, ni le sentiment mélancolique des Enfans d’Édouard.

Flamand de nom et de naissance, je crois, M. Ary Scheffer a commencé, dans ses premières batailles, ses premiers portraits et ses premières compositions romantiques, par suivre les traces de Rembrandt et de Rubens. Puis, il quitta ces profonds dispensateurs de la lumière et de l’ombre, pour le ciel rude et sévère du génie allemand ; il quitta le Christ et ses petits enfans pour la Marguerite de Faust, la Marguerite pour la Francesca de Dante, et arriva enfin à l’Italie, après avoir passé par la Flandre et l’Allemagne. Maintenant, il semble vouloir terminer là son voyage, car plus il produit, et plus il semble s’attacher à la correction de la forme. Rien de vague, rien de flottant ; tout est arrêté et dessiné même dans l’ombre. Voilà comme il apparaît aujourd’hui dans ses deux tableaux principaux, le Christ guérissant les affligés, et sa Bataille de Tolbiac. Le premier n’est pas une composition historique d’après un fait de la vie du Christ, mais une composition symbolique et mystique dans le goût byzantin. Le Christ est au milieu, et autour de lui, de malheureuses victimes de tout sexe, de tout rang et de tout âge, qui lui tendent les bras : des soldats, des femmes, des mères, des poètes. Le profil du Tasse est beau, l’angoisse du jeune prisonnier est déchirante ; mais ce que nous trouvons de supérieur, c’est le profil d’une femme âgée, d’une mère qui regarde l’Homme-Dieu. Le dessin et l’expression de cette tête nous semblent d’une finesse et d’une vérité digne des peintures du Campo-Santo. Quant à la Bataille de Tolbiac, bien qu’il y ait dans ce tableau une âpreté toute sauvage de forme et d’expression convenable au sujet ; bien que le Clovis, sur son cheval noir, élève ses bras nus et jette au ciel son invocation avec une énergie barbare ; bien que la tête de l’écuyer qui tombe devant le chef franc, le sein percé d’un javelot, soit belle ; bien qu’il y ait dans la face pâle de ce jeune blessé, dans ses yeux où flottent les ombres de la mort, un sentiment virgilien qui contraste heureusement avec les figures rudes et anguleuses des autres soldats, cette composition laisse beaucoup à désirer sous le rapport de l’exécution. Il y a trop de maigreur dans les formes ; la couleur est terne, uniforme, et ne rappelle aucunement la fraîche et sanguine carnation d’un peuple du Nord. En vérité, les belles couleurs du tableau des Femmes souliotes ne sont plus sur la palette de M. Ary Scheffer. Où sont ces chairs vivantes d’enfans, ces tons ravissans qui brillaient sur la poitrine des femmes grecques, et ce lointain vaporeux, cette perspective où s’agitait la mêlée ? Où sont les beaux yeux bleus et les fraîches joues de Marguerite ? Ah ! tout a disparu devant le compas et la ligne froide du dessin. Sans doute, M. Scheffer a gagné quelque chose à réformer sa manière, mais peut-être a-t-il perdu aussi ? Son sentiment, qui se manifestait autrefois si vivement par la forme et la couleur, n’éclate peut-être plus maintenant que par le dessin tendre et suave des têtes souffrantes que son ame chaleureuse et mélancolique crée avec tant de charme.

M. Henri Scheffer, frère de M. Ary, a exposé un tableau de bataille. C’est la Bataille de Cassel, gagnée, en 1328, par Philippe de Valois sur seize mille Flamands. On ne retrouve pas dans cette toile la verve d’action et la chaude imagination de M. Delacroix ; cependant elle n’est pas sans mérite. Il n’y a qu’un seul groupe saillant. Le roi, entouré des siens, et sur un cheval blanc, enfonce sa lance dans le sein d’un soudard. D’autres chevaliers, la tête cadenassée dans leurs boîtes de fer, arrivent au secours. La tête du soldat blessé est commune, mais elle est vraie ; celle du jeune homme aux cheveux blonds, qui prend en main la bride du cheval du roi, nous plaît davantage ; elle exprime avec justesse cette race de Flandre, à la peau transparente et aux grandes dents blanches. Le caractère de l’époque est bien senti, le dessin ferme et arrêté ; la couleur est franche, mais elle manque peut-être de force et de solidité.

Pour passer de la vieille bataille à la bataille moderne, nous ne pouvons mieux faire que de parler de M. Bouchot ; mais nous le disons à regret, nous n’avons pas à parler d’un tableau pareil à celui qui représentait les Funérailles du général Marceau. Soit qu’il n’ait pas été aussi bien inspiré, soit que la composition du sujet lui ait été imposée telle qu’elle est exécutée, M. Bouchot n’a pas retrouvé, cette année, la belle imagination et le sentiment profond qui lui ont fait produire une des bonnes pages historiques de l’école moderne. Son tableau de la Bataille de Zurich n’est que le portrait équestre du général Masséna, donnant des ordres à ses aides-de-camp, qui galopent autour de lui. C’est bien peu pour un tableau dont le titre est : Bataille de Zurich. Il en est de même de la toile exposée par M. Couder : elle représente Washington et Rochambeau ordonnant l’assaut d’York-Town. Ce sont des portraits sans grande animation. Cependant il est juste de dire que la composition de M. Couder est pleine de naturel, et que la franchise de sa touche corrige un peu l’insignifiance du sujet. La Bataille de Hohenlinden, de M. Schoppin, nous semble une réminiscence des batailles de Gros, moins la grande verve et la naïve invention du peintre de l’empire. Les batailles de MM. Larivière et Alaux ne sont guère que les groupes des premiers plans de Vandermeulen sur de plus grandes toiles. Il y a du savoir et de l’habileté de pinceau dans ces deux vastes pages. M. Schnetz nous a donné le Combat d’Eudes, comte de Paris, avec les Normands. La vue seule de ce tableau, son ordonnance et sa couleur rappellent l’homme de talent ; mais on y reconnaît bien difficilement le peintre du Sixte-Quint et du Vœu à la Madone, le contadino romain, l’homme en France, qui, avec Robert, a le mieux compris et rendu l’Italie. Il serait injuste de ne pas donner des éloges à la composition de certains groupes et à l’exécution de certaines figures ; mais on regrette, pour un artiste d’autant d’individualité que M. Schnetz, le ciel et la campagne de Rome.

Italiam ! Italiam ! disaient les Troyens du haut leurs poupes marines, le cœur palpitant de joie, et les yeux pleins de larmes. Et nous aussi, nous répétons ce cri partout où nous voyons apparaître les lignes et les formes ravissantes de cette belle terre. Italie, Italie, éternelle enchanteresse, éternelle amoureuse des enfans de l’art, le grand Robert t’a pris tes filles sublimes et tes beaux moissonneurs, Schnetz tes robustes paysans et tes sombres voleurs, et voici qu’un Allemand vient te ravir tes nobles dames et tes comtesses. M. Winterhalter, qui déjà nous avait assis nonchalamment au bord du golfe de Naples, au milieu d’une troupe de rustiques épicuriens, cette fois nous transporte sur les collines de San-Miniato, et nous fait assister, en vue de Florence et aux derniers rayons de soleil, aux contes de Boccace. Voilà bien le casino mentionné dans le Décameron, la fontaine et la noble compagnie ; trois cavaliers et sept dames toutes jeunes et du même âge. Quelle ravissante causerie ! comme la reine du cercle, la muse florentine à la couronne de laurier et à la robe semée d’or, est écoutée avec attention et nonchalance tout ensemble ! Qu’elles sont charmantes ces jeunes filles dans leurs poses diverses, comme elles ont du laisser aller sans perdre de leur noblesse ! Vraiment il y aurait un beau roman à faire sur chacune d’elles, si Bocaccio, le divin conteur, ne l’avait déjà fait : puisse-t-il soulever les siècles qui pèsent sur sa tombe et venir contempler une des plus fraîches inspirations de son livre ! Le caractère du temps, dans le costume et la physionomie des personnages, pourrait être plus marqué, mais on devine aisément que l’auteur n’a point voulu faire de la couleur locale, ni un pastiche des vieilles peintures florentines ; et sur ce point, je n’ai qu’à le louer. La composition est heureuse, le dessin juste et gracieux, et la couleur des plus brillantes. Il y a deux têtes surtout, celles de deux jeunes dames, debout et à la gauche de la reine, qui me paraissent peintes avec une légèreté de pinceau et une finesse de couleur qui vous rappellent le grand Rubens. Il nous semble qu’il y a progrès de ce tableau à celui de l’année dernière : comme le dolce far niente, il est fils du même sentiment et de la même idée, mais l’exécution nous en paraît plus forte. Que M. Winterhalter travaille et nous fasse voir encore combien l’Italie est douce parfois à travers le sentiment d’un homme du Nord.

En dépit de sa souplesse et de la grace souvent coquette de son sentiment, M. Lehmann appartient à M. Ingres, et la main du maître est imprimée sur son dessin et sa couleur. Pour peu que l’on doute de notre proposition, il suffit de regarder ses deux tableaux : le Pêcheur de la ballade de Goethe, et le Mariage du jeune Tobie. Le premier tableau nous semble lourd de forme, maniéré de pose et terne de couleur ; il ne rappelle pas, suivant nous, l’exquise simplicité et la pureté de style de la ballade allemande. Le second nous plaît davantage. Bien que l’on n’y trouve pas une grande composition, que les personnages soient tous placés sur la même ligne, que les têtes soient dessinées non sans quelque affectation, il y a de la grace dans cette idylle biblique. Le jeune Tobie est charmant, la jeune fille le serait peut-être autant si elle cherchait moins à l’être. La couleur est celle de l’école de M. Ingres, terne et la même dans toutes les parties du corps.

Assurément l’on ne reconnaît pas dans M. Bendemann une organisation vénitienne, un tempérament profondément coloriste ; pourtant l’on sent qu’il fait des efforts pour arriver à l’expression vraie de la couleur. Le Jérémie sur les ruines de Jérusalem est une belle composition, combinée suivant l’antique symétrie des écoles italiennes : le prophète au milieu, et le même nombre de personnages placés et groupés de chaque côté. Malgré cette composition en équerre, et la forme un peu dramatique des groupes, le sentiment de la Bible se développe assez largement dans cette peinture. On entend bien retentir sur toutes ces ruines fumantes, ces marbres épars et jonchés de morts, la voix plaintive et lamentable du colossal pleureur. La désolation est empreinte sur toutes les figures et dans toutes les poses ; cette mère qui voile son front en l’appuyant sur ses genoux, cette mère dans la douleur et dont l’enfant mort est étendu près d’elle, nous paraît conçue dans un beau sentiment tragique ; il y a de la grandeur dans les vêtemens du prophète, quelque chose des sibylles et des prophètes de la chapelle Sixtine ; il y a de la grace dans cet enfant qui soulève la tête de son frère défaillant et blessé. Enfin le dessin pur, et l’élévation de la pensée, dans ce tableau, promettent un avenir glorieux à son jeune auteur.

Si M. Bendemann a rendu le lyrisme de la Bible avec les formes un peu conventionnelles de l’école, M. Lessing, auteur du Serment d’un Hussite, est entré dans l’histoire de l’Allemagne par la route des vieux maîtres allemands. Les groupes des Hussites, chevaliers, paysans, femmes et enfans, qui entourent leur coreligionnaire élevé sur un tertre et jurant, sur un calice, haine aux ennemis de sa foi, rappellent, par la rudesse et l’âpreté du dessin, les énergiques compositions d’Albert Durer. Cependant l’auteur n’appartient pas directement à l’école de Cornelius, il ne remonte pas, comme cet homme célèbre, avec une fidélité rigoureuse, aux vieux maîtres de l’art ; il conçoit la peinture de l’histoire avec un sentiment plus moderne, et en ce sens nous trouvons sa marche bonne et convenable. C’est ainsi que M. Begas de Berlin comprend aussi la peinture. Son Empereur Henri IV, pieds nus, et faisant pénitence d’église devant la porte du château de Grégoire VII à Canossa, offre, il est vrai, une composition toute pyramidale ; mais il y a un dessin juste, et un sentiment de couleur fin et vrai que l’on n’est pas accoutumé de rencontrer dans les sectateurs de l’école de Munich. Les trois derniers ouvrages dont nous venons de parler appartiennent à l’Allemagne, qui a bien voulu les envoyer au Musée parisien. Quoique ce ne soient pas là les plus excellentes choses que ce pays possède, ces tableaux, nullement inférieurs aux meilleurs de l’exposition française, ne s’en retourneront pas à Berlin sans avoir été de quelque profit et de quelque utilité pour nous. Ils nous montreront d’abord comment, de l’autre côté du Rhin, on conçoit l’art, avec quelle vigueur on cultive le dessin ; puis ils nous apprendront comment on sait échapper aux liens impitoyables des systèmes, et revenir à sa nature et à son individualité.

Pourquoi M. Flandrin, l’auteur du bon tableau des Envieux, n’a-t-il pas persévéré dans la route qui s’ouvrait devant lui ? Pour quoi est-il retombé si tristement sous le joug du maître ? Certainement on ne peut pas s’absorber plus complètement dans la manière de M. Ingres, qu’il ne l’a fait dans sa peinture de Saint Clair guérissant les aveugles. À voir le profil des têtes, le dessin et la couleur, on dirait une œuvre sortie de la main même du directeur de l’Académie de France, n’était cette tendresse et cette douceur d’ame si rare dans les toiles du maître, et qui échauffe les teintes grises et un peu monotones de celles de l’élève.

M. Roger peint avec fermeté et dessine purement. Son tableau de la Recherche du corps de Charles-le-Téméraire après la bataille de Nancy, annonce le sentiment de la composition ; il y a du naturel dans la figure et la pose de la jeune fille qui découvre le cadavre du prince ; mais le sujet, tout en présentant de belles études de corps nus, laisse un peu froide l’imagination du spectateur. Nous ferons le même reproche de froideur à MM. Bezard et Signol. Tous les deux élèves de l’Académie de Rome, et tous les deux dessinateurs corrects et consciencieux, ils ont exposé des tableaux religieux. L’un a pris pour sujet la race des méchans chassant de la terre la justice divine ; l’autre, la résignation et la religion venant au secours d’une famille éplorée ; et pour matérialiser leur idée, pour la rendre palpable, ils ont imité le système des premiers peintres du christianisme, introduit les esprits célestes dans leurs compositions. Il est possible que ce système ait répandu plus de clarté dans les scènes qu’ils ont voulu peindre, mais nous croyons qu’il a jeté aussi de la froideur. Leurs sujets sont devenus symboliques, et Dieu sait quelle foi vive il faut avoir pour supporter le symbole. Du reste, nous reconnaissons qu’il y a de bonnes études et de belles parties dans ces tableaux, et si nous avons dit à ces deux artistes ce que nous pensions, c’est que nous désirons qu’ils ne se jettent pas avec leurs talens et leur sentiment de l’art dans des voies stériles et qui nous paraissent bien difficiles à parcourir aujourd’hui.

Il y a encore une grande quantité d’autres peintures religieuses. Les unes attestent de louables efforts et des études consciencieuses dans leurs auteurs, M. Achille Devéria, Brune, Bigand et Arsenne ; les autres sont des imitations trop naïves des vieux maîtres de l’école romaine et florentine, pour que nous nous en occupions sérieusement. S’il est vrai que les chefs de l’école allemande moderne jugent que la seule manière de traiter convenablement les sujets religieux soit de remonter aux premiers temps de la peinture chrétienne, ils le font sans doute avec un discernement qui les préserve de l’exagération et de l’esprit de système. Ils puisent d’abord aux sources inspiratrices des vieux artistes, à la croyance ; ils s’attachent à la représentation des faits naturels de la vie du Christ, plus qu’à la représentation des scènes de la vie céleste, et puis ils se gardent bien de reproduire exactement les tons crus et désagréables de la peinture à l’œuf. Quant à nous, nous ne condamnons aucune forme de la pensée ; mais il nous semble difficile de rajeunir celles qui ont vieilli, il nous semble également impossible de mettre en oubli les progrès matériels du dessin et de la couleur, Raphaël et Rubens, et nous pensons que le meilleur moyen aujourd’hui de toucher les ames en peignant les sujets religieux, c’est d’y arriver par les voies les plus naturelles et les plus accessibles à l’imagination humaine. C’est, au reste, ce qui a été tenté l’année dernière avec succès par un paysagiste, M. Bodinier. Il a formulé avec une belle naïveté de dessin, et une puissance d’effet remarquable, une scène religieuse prise dans la nature italienne : la prière des pâtres romains au coucher du soleil. Depuis long-temps nulle toile religieuse ne nous avait impressionné aussi vivement, nul tableau saint ne nous avait élevé l’ame vers le créateur de toutes choses, comme ces visages mâles et sévères de pasteurs priant Dieu dans l’immense solitude de la campagne de Rome et dans le silence de la nuit tombant du haut des cieux.

ii.

Goethe a dit quelque part et à peu près en ces termes : Un des plus beaux monumens à élever à la mémoire de l’homme, c’est son portrait. C’est la meilleure idée qu’on puisse donner de lui, c’est le meilleur texte au peu de choses qu’on en peut dire et écrire ; mais il faut qu’il soit exécuté dans les meilleures années de son âge, dans le moment où la forme est belle encore et où l’intelligence a acquis son plus haut développement. Nous adoptons comme juste ce précepte du souverain pontife de l’art au xixe siècle. Nous pensons que si rien n’est plus sérieux pour un homme de goût et de sentiment que d’avoir à se faire peindre, rien n’est plus intéressant pour un artiste que d’avoir à conserver l’image d’un grand homme ou d’une belle femme. On sait de quelle valeur étaient un buste et une statue chez les anciens. Chez les modernes, l’éclat et le charme de la couleur ont ajouté du prix et de l’importance au portrait. Aussi ce genre de peinture est-il devenu une partie de l’art fort élevée et que les Raphaël, les Rubens, les Vandick, les Titien, les Rembrandt, ont traité, on peut le dire, d’une manière toute royale. Mais à ce sujet, il s’est formulé plusieurs systèmes : les uns ont prétendu que la ressemblance étant le but du portrait, l’on ne devait songer qu’à rendre la nature telle qu’elle est et avec le plus d’exactitude et de minutie possible ; d’autres, que le peintre devait moins s’attacher à rendre avec exactitude les traits qu’à saisir l’ensemble et donner du caractère à la physionomie. Nous, nous pensons que l’artiste doit imiter la nature autant que ses facultés le lui permettent, mais qu’il doit le faire avec charme ; que pour cela, et conformément au précepte de Gœthe, il doit imiter la nature dans son meilleur temps et dans son meilleur air. Il doit être, non pas un miroir muet, impitoyable et inanimé, mais un miroir intelligent et plein de vie, qui adoucit et corrige, suivant l’idéal céleste, les reflets trop caractéristiques, tout en les rendant avec fidélité. Voilà comment nous concevons la peinture de portrait. Nous pouvons nous tromper dans ce système, mais du moins nous le croyons préférable à celui dans lequel ont été conçus les portraits de Mlle Ungher, par M. Amaury Duval, et de MM. Devéria et Fontaney, par M. Boulanger.

On ne peut guère dessiner les contours d’une figure, d’un bras et d’une main, avec plus de justesse et de finesse que ne l’a fait M. Duval ; mais aussi on ne peut guère mieux montrer les défauts et les irrégularités naturelles d’une figure. Joignez à cela une couleur violette, égale et sans vie ; et l’on regrettera qu’avec autant de talent, M. Duval ait rendu avec si peu de charme l’aimable physionomie de la cantatrice allemande. M. Boulanger est parti, nous le pensons, d’un système contraire. Ayant des visages sombres et blafards à peindre, il les a présentés dans une situation extra-naturelle, afin sans doute de leur donner plus de caractère. C’est pourquoi il a fait des visages ressemblans, mais d’une ressemblance qui déplaît et qui n’est vraiment pas celle de la nature. Le portrait de M. de Balzac en moine blanc nous paraît meilleur ; la tête est franchement dessinée et colorée avec verve. C’est un bon ouvrage à notre avis et dont nous louons l’auteur. M. Court, cette année, est moins heureux que de coutume. M. Lehmann fait preuve d’habileté et de science de dessin dans ses portraits. Mais souvent que de sécheresse dans les contours, et combien sa couleur est jaune et peu naturelle ! La couleur rappelle tant de chose, elle seule est souvent presque de la ressemblance. Comment le système sanguin sera-t-il jamais représenté dans l’école de M. Ingres ? M. Steuben nous a donné l’image de deux grands princes du règne de Charles VI, de Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, et de Louis d’Orléans, lieutenant-général du royaume de France. L’un est bien beau, l’autre bien laid. Nous ne savons pas d’après quelles données M. Steuben a pu travailler ; mais, sans chercher la couleur locale, il aurait pu respecter davantage, dans ces figures, le caractère de l’époque.

Des deux portraits de M. Winterhalter, nous n’en connaissons qu’un, c’est celui qui représente une noble et belle jeune fille, parée des fraîches couleurs de la jeunesse, et vêtue d’une robe blanche d’où elle semble sortir comme d’une rose effeuillée. Il est exécuté avec la grace et la finesse qui appartiennent à l’auteur du Décameron. N’était quelques tons un peu trop jaunes sur les bras, ce charmant ouvrage ne laisserait guère à désirer. Enfin, un des meilleurs portraits peut-être de l’exposition est celui de M. Arago, par M. Henry Scheffer. La tête du savant est pleine de ressemblance et largement dessinée, les mains sont belles, la couleur un peu froide, mais vraie. Nous aimons moins son portrait de femme aux cheveux si noirs et à la peau si blanche, bien qu’il y ait du naturel et des finesses extrêmes.

Quant à M. Champmartin, il serait à souhaiter qu’il changeât sa manière actuelle de peindre ; nous croyons qu’il tombe dans une voie fausse, contraire à la nature et dépourvue de charme, et nous le jugeons trop homme de talent pour ne pas lui dire ce que nous croyons être la vérité. La peinture du portrait est une assez belle partie de l’art, et l’on peut y recueillir assez de gloire pour que l’on s’en occupe sérieusement. Certes elle en vaut bien la peine. Joshua Reynolds et Thomas Lawrence, dans ces derniers temps, ont conquis une belle fortune et une immense réputation ; et si l’on se rappelle les magnifiques ouvrages de Titien, on comprendra que le portrait est peut-être le seul genre de peinture où il ait été donné à l’homme d’atteindre la perfection, de réunir l’idéal de l’expression à la réalité des détails.

Il est un autre genre qui, sans doute, est moins élevé que celui dont nous venons de parler, mais qui n’en renferme pas moins des artistes plein de mérite ; c’est la peinture de demi-caractère, la peinture anecdotique, illustrée chez nos voisins les Flamands par des productions nombreuses. Chez nous, parmi les maîtres du genre, règne d’ordinaire, avec beaucoup d’éclat, M. Camille Roqueplan. Mais cette année, ce spirituel artiste, l’un des plus fins coloristes de notre école, ne nous a rien donné d’aussi capital et d’aussi charmant que son tableau de Jean-Jacques en promenade avec Mlles Gallet et de Graffenried. Son tribut se compose de deux petits tableaux, tirés, l’un de la vie de Jean-Gaston de Médicis, et l’autre de l’histoire hollandaise ; plus une Bataille d’Elchingen de petite dimension. Il serait difficile d’analyser ces peintures ; il faut les voir, et regretter que M. Roqueplan n’ait pas produit davantage. M. Hesse est entré dans l’histoire de France par ordre de la maison du roi ; il a raconté la Mort d’Henri IV. À voir la sagesse de cette composition et son exécution soignée et contenue, on ne peut douter du talent de l’auteur ; mais l’on se demande si la mort du prince le plus aimé de la France, cette mort dont les conséquences étaient immenses pour le pays et pour l’Europe, ne devait pas remuer un peu plus l’ame de tous les personnages qui la contemplaient. M. A. Johannot continue la lutte des Guise et des Valois, même à travers l’insouciance et la candeur du jeune âge. Dans la Rencontre de Charles IX enfant avec les enfans d’Anne de Guise venant demander à la reine vengeance de l’assassinat de son mari, les yeux du petit Guise révèlent déjà la haine violente qui l’armera plus tard contre la race de Catherine. M. Johannot, dans cette scène sagement composée et bien peinte, rappelle dignement son grand tableau de l’année dernière, où le roi Charles se montrait si digne et fier malgré son jeune âge. M. Debacq retrace sur la toile avec franchise et sentiment, les traits de courage faits en vue de l’art par nos grands artistes du xvie siècle. C’était bien de montrer Jean Goujon sculptant jusqu’à la mort au milieu du massacre de la Saint-Barthélemy ; c’est bien encore de montrer Bernard Palissy, malade et dans la misère, brisant ses meubles pour faire cuire ses essais de vases et de poterie. M. Colin, tout en vivant sous le ciel pur de la Provence, n’oublie pas ces bons pêcheurs de Normandie et de Flandre qui l’ont si souvent et si heureusement inspiré. Nous aimons ses Enfans de Dunkerque jouant sur la neige et ses Petits marins de Boulogne. Le sujet du tableau de M.  Decaisne ne présente pas grand intérêt ; c’est l’Arrivée d’Henriette d’Angleterre à la cour de France. Cependant il en a tiré tout le parti possible, il a su répandre du charme dans cette collection de portraits, et colorer d’une manière très fine la tête de Louis XIV enfant.

Si l’histoire a fourni quelquefois de bonnes inspirations à nos peintres de genre, nos poètes modernes ne sont pas aussi heureux. M. de Lamartine aurait de la peine peut-être à reconnaître dans les compositions tirées de son poème, Laurence et Jocelyn ; M. Hugo ne retrouverait pas sans doute, comme il les a conçus, Phœbus et les belles dames de son roman de Notre-Dame ; il n’y a que M. de Vigny qui ait lieu d’être un peu plus content, et qui pourrait sourire à la jolie petite paysanne Pierrette que M. Année a peinte avec une naïveté et une fraîcheur de coloris qui fait penser aux charmantes créations du pinceau de Greuze.

La Bretagne a fait éclore aussi plusieurs scènes de la vie rustique, mais beaucoup d’entre elles nous semblent prises avec exagération. Il est difficile de bien rendre les choses naïves, surtout lorsqu’on veut leur donner plus de caractère qu’elles n’en ont. On tombe alors dans la caricature ou la grossièreté. Voilà ce que l’on pourrait dire au peintre des Sonneurs bretons. Nous aimons à croire qu’il aurait été plus vrai et tout aussi naïf dans l’expression de sa danse champêtre, s’il avait compris la Bretagne et ses mœurs comme l’auteur du poème de Marie, M. Brizeux ; il aurait vu sur

La terre de granit recouverte de chênes
autre chose que d’informes paysans ; il aurait vu une forte race, la race des vieux Sabins de la France, âpre, sauvage peut-être, mais noble et imposante dans sa vie et son costume. Il est juste de ne point confondre avec l’auteur du précédent tableau MM. Longuet et Fouquet. Leurs intérieurs bretons se font remarquer par un sentiment plus vrai du pays et par une bonne couleur. La Mort de la femme du saunier, de l’un, est d’une effrayante simplicité ; le Départ pour le baptême, de l’autre, est une composition naturelle et agréable. Nous les engageons tous les deux à persévérer dans leurs études et à reproduire consciencieusement les vieilles mœurs de la terre celtique.

Passer de la Bretagne aux côtes d’Afrique, est un voyage peut être un peu rapide ; néanmoins, tout en n’établissant aucun rapport entre les deux contrées, l’imagination de M. Biard nous y transporte aisément. Là, sur une grève orageuse, nous voyons un amas de chairs blanches, un amas de femmes et d’enfans nus, palpitans d’effroi au bord de l’onde salée ; et autour de cette chair de poisson, de cette marée humaine, une ronde de sauvages aux corps noirs et difformes, moitié singes et moitié hommes, dansant, hurlant, grimaçant, et le couteau dans les dents, s’apprêtant à dévorer tous ces restes effrayés du naufrage. Il est impossible de ne pas frissonner, de ne pas sentir ses cheveux dresser d’horreur, et cette peinture serait par trop épouvantable si le sentiment individuel de l’auteur n’y apparaissait, et n’en tempérait la crudité par la silhouette comique des figures, et l’allure grotesque des anthropophages. Sous ce point de vue, l’œuvre devient remarquable. L’alliance du grotesque et du terrible est possible ; et la rencontre, dans la nature même, d’un peuple féroce et risible à la fois, légitime la tentative et ouvre une percée profonde dans l’art. Puis l’exécution du tableau répond merveilleusement au sujet, et le peintre s’y montre hardi dessinateur et bon coloriste. On ne pouvait guère rendre avec plus de force et de vérité le ton des chairs nues et l’entortillement des membres des malheureux naufragés.

Le Duquesne obtenant la remise des prisonniers français pendant le bombardement d’Alger, du même artiste, se recommande à l’attention publique par des qualités moins énergiques, mais non moins belles de couleur et de composition. Cependant, bien que l’auteur soit homme d’assez de talent pour atteindre au sentiment noble et contenu d’une grande scène historique, on sent qu’il n’est pas là sur son terrain naturel, et que sa verve ne s’y déploie pas en toute liberté. Nous le retrouvons donc avec plus de plaisir dans les deux scènes comiques qu’il a tirées des mœurs bourgeoises de Paris, le Bain en famille et les Honneurs partagés.

L’une, c’est un honnête négociant qui descend gravement dans la rivière, le livre sous le bras et le parapluie à la main, tandis que son fils boit à triples gorgées l’eau de la Seine. L’autre, c’est une bonne femme faisant la révérence au militaire qui porte les armes à son mari. Ce dernier tableau surtout est charmant. Moins naïf et moins idéal que Charlet et Pigal, M. Biard est plus incisif et plus vrai. Charlet et Pigal sont évidemment les peintres du peuple. Si quelquefois ils le raillent, c’est toujours en gens qui l’aiment et qui se plaisent avec lui. M. Biard est le peintre des mœurs bourgeoises, le Molière des boutiques et des mairies de village ; c’est le satiriste de la classe moyenne. Mais on n’est pas bien sûr que, tout en se moquant des ridicules de cette portion de la société, il ait un grand amour pour elle. Toutefois, M. Biard mérite d’occuper une belle place dans la série de nos peintres de mœurs familières. On trouvera peut-être que nous nous sommes trop étendu sur ses ouvrages ; mais nous, qui croyons que l’art doit admettre le manteau de Scapin aussi bien que l’épée d’Achille, nous avons été heureux de louer un homme qui réunit à la richesse d’une palette puissante l’effusion d’une verve pleine d’originalité. Au milieu des pastiches nombreux que des prétentions exagérées produisent, il nous est agréable de rencontrer une simple et franche nature qui s’abandonne à son instinct, et qui, sans chercher à faire des merveilles, enfante des choses qui, pareilles aux singeries de M. Decamps, resteront peut-être bien long-temps après que de vastes et larges toiles auront été ensevelies dans la poussière de l’oubli.

iii.

L’individualité, ce don si précieux et si rare dans les hautes régions de la peinture, se rencontre peut-être, suivant nous, plus facilement dans la peinture du paysage. À vrai dire, cette partie de l’art, peu cultivée chez les anciens et très pratiquée chez les modernes par des artistes nombreux, par les Italiens d’abord et plus tard par les Flamands, a pris en France, depuis quelques années, un essor remarquable. Il semble que nos artistes se soient souvenus que si l’Italie et la Flandre avaient enfanté les princes de la peinture historique et religieuse, la France avait donné le jour au Raphaël et au Michel-Ange du paysage, au divin Claude et au grand Poussin. En cela ils ont eu raison de s’enorgueillir, de se compter pour quelque chose dans l’art et de chercher à augmenter en ce genre les richesses de la nation. On peut donc signaler non-seulement un grand nombre de paysagistes modernes, mais encore parmi eux un certain nombre d’hommes doués d’un sentiment véritable et d’une forme tout-à-fait tranchée. Ainsi rien n’est plus chaud de ton que les terrains orientaux de M. Decamps ; rien n’est mieux pensé que les compositions de M. Aligny, rien n’est plus largement dessiné que les plantes de M. Marilhat ; rien de plus éclatant et de plus riche en couleur que les feuillées d’automne de M. Huet ; rien de plus précis et de plus net que les détails de M. Delaberge ; rien n’est plus naïf que le pinceau de M. Bodinier. Rien n’égale le charme de M. Cabat, la solidité de M. Isabey, la finesse, la fraîcheur de M. Roqueplan ; il est impossible d’imaginer une plus grande variété de manières. Ces artistes cependant sympathisent plus ou moins avec le Nord ou le Midi ; et bien qu’ils marchent à la conquête de la nature par cent chemins divers et par des sentiers qui leur sont propres, ils regardent plus ou moins le ciel brumeux de la Hollande, ou les lignes profondes et claires de la campagne de Rome. Nous commencerons par ceux qui abondent dans le sentiment du Poussin et se rapprochent le plus de son style et de sa manière.

M. Aligny a exposé cette année une belle composition antique c’est le Supplice de Prométhée sur le Caucase. Cette toile, qui rappelle dignement le Polyphême du grand maître, nous semble une des bonnes productions de M. Aligny. La tendre verdure et la fraîcheur des premiers plans contraste heureusement avec l’aridité et l’âpreté sauvage des roches du fond où le Titan expie son audace, sans toutefois que la composition perde de sa grandeur et de son unité. « Ô voûtes de l’éther, ô vents rapides qui soufflez autour de moi, sources des fleuves, flots innombrables des mers, terre immense et profonde, et toi, soleil dont les regards embrassent le monde entier, écoutez mes cris, voyez ce que les dieux font souffrir à un dieu. » Voilà la plainte gigantesque que le poète Eschyle prêtait jadis au Titan vaincu, et voilà bien encore ce que M. Aligny veut nous faire entendre. — Quels gémissemens profonds, et comme les filles de l’air, du fond de leurs retraites et de leurs vallons humides, écartent les branches des lauriers et écoutent avec terreur ! — Ce tableau est exécuté avec un soin et une exactitude de forme extrême. Plusieurs autres compositions du même auteur, tirées de l’Écriture sainte, telles que le Christ et la Samaritaine, et l’Apparition de Jésus sur le chemin d’Emmaüs, offrent aussi de grandes beautés de lignes. C’est bien la terre pierreuse et sèche de la Judée ; on sent que les études faites à Caprée et dans Ischia ont dû servir beaucoup au peintre pour lui donner le caractère de la Terre-Sainte. Mais peut-être l’application du système de M. Aligny est-elle poussée trop loin dans ces deux toiles, et va-t-elle jusqu’à la maigreur et à la dureté. M. Marilhat, qui nous avait déployé toute la magnificence des cactus et des palmiers d’Afrique, il y a deux ans, a cherché cette année l’églogue antique, et nous a rendu, dans un beau site de la Grèce, une scène de la pastorale de Longus, je crois. Ses jeunes arbres et leurs embranchemens sont dessinés avec finesse et élégance, ses terrains se coupent et se surmontent avec grandeur, ses groupes de pasteurs sont sagement distribués ; mais les qualités du dessinateur semblent avoir absorbé celles du coloriste : ce tableau est d’un froid glacial. Au contraire, la vue du Tombeau du scheik Abou-Mandour, près de Rosette, rappelle les teintes chaudes et pleines de vie de ses premières toiles. Nous l’engageons bien sincèrement à continuer dans cette manière ; elle nous paraît être la plus naturelle, et l’expression la plus vraie de son talent. MM. Corot et Bertin suivent, avec des qualités diverses, la même route que M. Aligny. Le premier, homme d’instinct, a le sentiment de certains coins de la nature romaine, qu’il reproduit avec une naïveté brutale. Ses tons sont justes et bien posés ; mais ils sont généralement gris et peu flatteurs. Son Saint Jérôme au désert offre de bonnes parties ; mais nous préférons le tableau d’Agar, exposé il y a deux ans. Le second, plus précis, plus agréable et plus harmonieux, tire un merveilleux parti des élémens les plus simples du paysage. Un vaste rocher, un tronc d’arbre mort ou crevassé, une touffe de genêts roux et flétris, et une figure qui s’appelle tantôt Giotto, tantôt Jésus de Nazareth, lui suffisent pour une composition souvent de grande dimension. Certainement une pareille sobriété de moyens révèle une remarquable habileté et l’intelligence du grand et du beau ; mais il est à craindre aussi que ce système parfois ne mène plutôt à des effets de décoration qu’à l’expression simple et vraie de la nature ; et c’est là ce que nous avons peur de rencontrer dans le Christ au mont des Oliviers, de M. Bertin, malgré la science de dessin et le sentiment élevé qui s’y manifestent.

M. Bodinier, qui semble procéder des vieux maîtres de l’école florentine, s’applique à rendre, avec leur netteté et leur rigueur de contour, jusqu’aux moindres plantes de la nature italienne. Cependant il ne néglige pas la couleur, et cherche à mettre dans ses fonds et dans ses ciels la divine transparence des ciels de Claude Lorrain. Cet artiste n’a exposé cette année qu’une Vue de la route de Rome à Naples, qui nous a paru juste et belle. Ses premiers plans sont toutefois un peu mous et lâchés. De M. Bodinier, la transition est facile aux peintres qui, sans perdre de vue l’idéal, se renferment davantage dans l’imitation de la nature. Ainsi M. Cabat vient naturellement se placer sous notre plume. M. Cabat, bien que tourné vers le Nord, ne croit pas que le moindre coin de mur soit la beauté absolue ; et, comme les maîtres du paysage, il choisit ses endroits. Ordinairement, ce sont de fines et verdoyantes prairies, des chaumières avec des treilles sous lesquelles causent des buveurs en la saison des blés, ou des nageurs au coin d’un canal, et tout cela touché avec une grace parfaite. Quelquefois il s’élève à l’idéal, à l’expression de la solitude et de la mélancolie ; une pauvre femme engourdie par le froid et couchée dans une clairière lui suffit pour composer un tableau, et il réussit presque toujours à nous communiquer le sentiment qui l’anime. Ce n’est pas qu’il soit sans défaut ; souvent sa main trop habile lui fait perdre de sa naïveté, et il rend alors la nature avec exagération ; mais nous le jugeons trop amoureux de ses belles formes pour qu’il reste dans de fausses voies. Dans les deux vues qu’il a exposées cette année, celle prise dans le département de l’Indre remet en mémoire le Buisson de Ruysdaël. Elle ne nous paraît pas indigne du souvenir, et nous désirons que M. Cabat, suivant l’exemple du grand maître, s’approche de plus en plus de son divin modèle, la nature.

Parmi les artistes qui cultivent le paysage avec un sentiment non moins remarquable, nous citerons M. Jadin, qui modèle ses terrains avec tant de fermeté ; M. Flers, dont les charmantes prairies bordées de saules verts, et les basses-cours de Normandie où passe un rayon de soleil, sont présentes à toutes les mémoires ; M. Jules André, dont les lointains si fins et si légers, dont les premiers plans si précis et si vrais sont éclairés d’une lumière si harmonieuse ; puis, M. Giroux, dont la touche est si pleine d’effet et de science. Certes, il a fallu une merveilleuse habileté pour bien mener à fin une toile aussi vaste et aussi remplie que celle que ce dernier a exposée à nos regards. Cette scène des glaciers du Dauphiné, cette vue de la Cascade du Bout-du-Monde est très naturellement prise et très fortement rendue. Les eaux sont d’une belle transparence, le feuillage d’une bonne forme et d’une grande animation, et les groupes du premier plan d’une heureuse composition ; on y sent bien toute la verte froideur d’un pays alpestre. C’est un beau tableau, qui ne laisse à désirer, suivant nous, qu’un peu plus de cet idéal dont Ruysdaël et Claude savaient si bien empreindre leurs études les plus vraies et les plus exactes. Ce souhait, nous pouvons le manifester également à l’égard de M. Brascassat. Il est impossible de rendre les formes et les mœurs des bestiaux avec plus de vérité d’observation, plus de science de dessin, et plus de vivacité de coloris qu’il ne l’a fait dans son beau combat de taureaux. Cependant un peu moins d’habileté et un peu plus de naïveté, peut-être, mettrait les tableaux de M. Brascassat assez près des meilleurs Paul Potter.

L’Océan, cette année, n’a pas un grand nombre de peintres. M. Gudin n’a rien envoyé de très important ; M. Le Poitevin, malgré sa fécondité, ne retrouve pas les belles eaux de son tableau du Vengeur ; M. Garneray est moins heureux dans ses batailles que dans ses pêches ; et bien qu’il y ait du mouvement et de la couleur dans M. Casati, de bonnes intentions dans M. Morel-Fatio, on peut s’écrier : Où sont les vagues houleuses et les voiles si fuyantes de M. Roqueplan ? où sont les carènes puissantes et solides de M. Isabey ?

La peinture d’intérieur et de monument, qui a produit, dans deux systèmes différens, deux hommes aussi remarquables que MM. Granet et Bonnington, est dignement représentée par M. Perrot et M. Clément Boulanger. Le premier, fervent adorateur de l’Italie et disciple sévère des vieux maîtres, s’est appliqué à reproduire les formes des saints monumens de Pise et de Florence. Rien n’est juste et vrai comme ses peintures de la charmante église de la Spina, de la Tour de la Faim, de la Tour penchée et de l’intérieur de San Miniato. Mais ce qui nous semble supérieur par la finesse et la simplicité de l’exécution, c’est sa vue de la cathédrale de Pise. L’architecture byzantine du dôme est bien rendue, et ce tableau, digne pendant de sa belle vue intérieure du Campo-Santo, est assurément une des meilleures pièces de la galerie architecturale des vieux monumens toscans, qu’il a entreprise et qu’il complète avec tant de patience et de zèle. M. Clément Boulanger dessine peut-être avec moins de correction et de justesse, mais son pinceau a plus de charme et de vivacité ; il sait davantage animer les lignes de ses monumens par des scènes d’histoire et des groupes de figures. Sa Procession de la fête de la Gargouille, à Rouen, est un morceau plein de vie et de couleur, qui le place à un très haut rang parmi les successeurs de Bonnington. Il y a aussi, dans le même genre, une bonne vue de la grande place de Bruxelles, peinte par M. Flandin, et une vue d’Honfleur, heureusement rendue par M. Danvin. Il y aurait encore à parler d’autres paysagistes, qui, à de moindres degrés, méritent des éloges et des encouragemens ; mais les bornes d’un article ne le permettent pas, l’espace est bien petit et le nombre trop grand. Qui ne voudrait, en effet, faire partie d’une corporation pareille, qui ne voudrait s’enrôler dans une telle troupe, lorsque l’on voit de quelles ivresses sont comblés les paysagistes, et de quelles récompenses sont payés leurs travaux ? Ils vivent dans la sainte compagnie de la nature, ils vivent avec ce qu’il y a de plus beau dans le monde, le ciel, la mer, la terre, les plantes, les fleurs et les animaux ; ils ne touchent presque point aux idées et n’ont presque rien à démêler avec les passions humaines, et lorsqu’ils meurent, ils arrivent, comme Michel-Ange, comme Raphaël, mais sans s’être donné autant de mal, à la gloire, et à une belle place dans le temple de l’art.

iv.

Si les paysagistes abondent en raison des progrès matériels de la peinture et du long avenir qui s’ouvre devant eux, le nombre des sculpteurs ne paraît pas s’accroître. Si les uns sont heureux, tranquilles et sereins, comme gens qui marchent sur la terre ferme, les autres ne le sont pas autant, et ils semblent craindre que la civilisation ne rétrécisse leur art. Ils peuvent bien encore se proposer l’expression des idées morales, la personnification des vertus et des vices, et concourir à l’embellissement de l’architecture ; mais l’exécution devient de plus en plus difficile, parce qu’ils sont obligés de s’en tenir aux côtés poétiques de l’humanité, et que le nu, base de l’art antique, la forme la plus auguste de la divinité, disparaît de plus en plus de nos mœurs. Les sculpteurs anciens étaient les plus fortunés des artistes ; ils avaient à rendre l’image des dieux sous la nudité des plus belles formes humaines, et actuellement nos sculpteurs n’ont pas des dieux à modeler, mais des hommes, des hommes vêtus depuis les pieds jusqu’à la tête, et Dieu sait de quels costumes. Ils sont à plaindre ; vraiment. Néanmoins tous ne subissent pas les exigences que la société nouvelle leur impose, et il en est qui protestent contre elles avec persévérance par des œuvres qui ne manquent point de grace et de sentiment. Sous ce point de vue, nous remercions M. Bosio de nous avoir donné la statue de la nymphe Salmacis. La tête nous paraît insignifiante et un peu longue ; mais le corps, souple et fin, se ploie avec délicatesse sur les genoux. M. David, qui comprend l’importance du nu dans la sculpture, a su éviter, dans sa statue de Talma, la forme mesquine et désespérante du costume moderne. Il a suivi l’exemple de Flaxman, et couvert d’une toge romaine les épaules du Roscius français. Nous n’avons qu’à le louer du parti qu’il a pris, car sans cette hardiesse, nous n’aurions pas le plaisir de voir la poitrine et le bras qu’il a si bien modelés. Il est heureux pour M. Foyatier d’avoir eu à faire pour la maison du roi la statue de l’abbé Suger. Le vieux catholicisme lui a fourni ces vêtemens à larges plis qui donnent aux figures tant de grandeur et de caractère. La tête est rudement accentuée ; elle est austère, et nous semble exprimer assez bien le double rôle de Suger, celui de l’homme d’état et du moine. M. Etex, dans sa statue de la reine Blanche, a voulu réunir la naïveté de la vieille sculpture gothique à la pratique et à la science moderne. Ses efforts, sans être couronnés d’un plein succès, n’en sont pas moins louables. Il y a un beau jet de draperie et de la noblesse dans l’attitude. Le buste de M. Dupont de l’Eure, du même artiste, est exécuté avec soin ; les rugosités de son cou de bœuf, qui le font ressembler à quelque vieux sénateur romain, sont traitées en conscience ; mais peut-être sent-on un peu trop le travail. M. Mercier a du sentiment et de la grace, mais il est souvent près de l’afféterie. Sa manière de traiter le portrait avec le costume actuel n’est pas heureuse et manque de caractère. Le groupe en bronze de M. Desbœufs, Souvenir de la fête de la madone di pie di grotta, n’est pas sans charme et sans naïveté. Il y a de l’ivresse dans les yeux et dans le sourire du Napolitain qui donne à boire à l’enfant. Le bronze de la statue de M. Feuchère, le Benvenuto Cellini, est tellement brillant, que l’effet général en est difficilement saisi. Cependant la statue gagne en finesse. Il y a un buste charmant de jeune fille de M. Duret. La bouche est modelée avec une grace extrême. Le vase de M. de Triquetti, représentant l’âge d’or et l’âge de fer, est conçu dans le goût de la renaissance. La partie supérieure est bien entendue, mais le socle est pauvre d’invention, et trop maigre pour soutenir le large flanc du vase. Il y a enfin un charmant génie de la pêche, qui, les ailes au dos et le filet en main, est venu de Rome nous apporter le nom de l’aimable et modeste Tenerani, et nous apprendre que dans le sein de cette antique mère des arts il se trouve encore des hommes qui cherchent le beau, qui le comprennent et qui l’expriment avec un sentiment vraiment original.

Nous pourrions encore parler d’un grand nombre de morceaux qui sont les résultats de travaux sans doute consciencieux ; mais qu’en dirions-nous, si ce n’est que, presque tous commandés par la maison du roi à leurs auteurs, ils n’ont pas été pour eux de puissantes sources d’inspiration ? L’année prochaine probablement verra le temple de la sculpture s’éclairer de rayons aussi vifs que celui de la peinture. M. Pradier ne nous donnera pas toujours des statuettes bourgeoises, et nous fera peut-être admirer les chairs délicates d’une jeune Vénus ; M. Duret ne se contentera pas de nous offrir un joli buste, il nous ramènera encore quelque jeune Mercure oublié dans Pompeï. Il n’y aura pas toujours des généraux d’empire à sculpter, et des arcs de triomphe à décorer de bonnets à poil et de guêtres de pierre ; aussi M. Rude pourra-t-il nous donner un pendant à son petit Napolitain. Le rôle de la sculpture est encore assez grand, bien qu’elle soit menacée par la civilisation. Elle peut prendre l’initiative et tourner les esprits vers le beau par une connaissance approfondie du corps humain, et une étude du nu plus naïve et plus vraie qu’elle ne l’a été jusqu’à ce jour. On nous dira, sans doute, que ce sont des chimères et que cela est impossible, parce que cela est contraire à nos mœurs. Nous ne répondrons qu’une chose, c’est qu’au xvie siècle, on était bien loin de vivre et de s’habiller à la grecque et à la romaine, et pourtant Michel-Ange, plongeant avec fierté dans l’anatomie, ne peignit que le nu dans son Jugement dernier, ne sculpta que le nu dans son admirable chapelle des Médicis. Sans le nu, il n’eût pas été Michel-Ange, il n’eût pas été le Phidias des temps modernes ; et personne n’a pu se dire plus chaste et plus religieux que ce grand homme.

L’architecture, cette sœur aînée des arts, qui les précède tous et leur bâtit des temples, l’architecture a certainement droit à quelques paroles de nous dans cet examen de l’exposition. Elle les mérite d’autant mieux, que parmi les projets de monumens qu’elle soumet au jugement du public, elle en présente deux surtout dans l’intérêt des artistes. Ce sont les projets de MM. Cannissié et Horeau, architectes à Paris, concernant l’exposition des beaux arts et des produits de l’industrie. Pénétrés de l’insuffisance et de l’inconvenance des salles actuelles d’exposition, et jaloux de rendre à l’étude des jeunes gens et à l’admiration des étrangers les chefs d’œuvre de peinture et de sculpture qui y sont renfermés, ils ont pensé qu’il était urgent de construire en dehors du Louvre deux salles spéciales d’exposition. Ils ont jugé tous les deux que le lieu le plus convenable à ces constructions était le terrain situé entre les arbres des Champs-Élysées et les premiers fossés de la place de la Concorde. Le projet de M. Horeau se compose de deux parallélogrammes faisant face à la place. Il est d’un style riche et monumental ; mais ses développemens, très vastes, peuvent lui créer des difficultés d’admission. Le projet de M. Cannissié se compose de deux hexagones, l’un s’alignant d’un côté avec le Cours-la-Reine, et l’autre avec l’avenue qui borde l’Élysée. C’est un bon travail, bien raisonné dans l’ensemble et dans les détails ; il est moins vaste, moins élégant que le premier, mais aussi moins dispendieux, et d’un style plus sévère. Il nous semble réunir des conditions de goût et d’économie qui permettent d’appeler sur lui l’attention générale.

En outre de ces deux projets, il y a un grand nombre de plans, d’études et de restaurations de monumens gothiques et de la renaissance. Deux bons dessins de M. Berthelin représentent l’agrandissement de l’Hôtel-de-ville de Paris dans le même système d’architecture que la façade actuelle, et d’après les plans de MM. Godde et Lesueur. Les études de M. Vasserot sur la cathédrale d’Amiens, et celles de M. Lassus, concernant la peinture sur verre du xiiie siècle, prise dans la cathédrale de Chartres, sont exécutées avec soin. Mais ce qui nous a le plus intéressé, c’est le travail de M. Camille Bouchet sur la villa Pia à Rome. On sait que cette villa charmante est le chef-d’œuvre de Pirro Ligorio, et que cet architecte a déployé dans ce petit monument toutes les richesses de forme de la renaissance. Il fallait beaucoup de goût et d’habileté de dessin pour bien rendre le caractère de la villa Pia. M. Bouchet nous paraît avoir réuni ses deux qualités. Bien que ses aquarelles soient de petites dimensions, le trait est si fin, qu’on ne perd aucun détail. Le frontispice, composé avec les ornemens de la villa, nous semble un délicieux dessin. Dans un temps où l’architecture civile et domestique incline si fort au goût et au style des monumens du xvie siècle, c’est une heureuse idée que la publication d’un pareil ouvrage. Il est à espérer que, comme la gravure au trait de la porte du baptistère de Florence qu’édite en ce moment Pieri Besnard, l’ouvrage de M. Bouchet attirera l’attention du public, et exercera sur le goût des artistes et des architectes une influence salutaire.

Nous mentionnerons aussi dans notre revue, la gravure, cet art tout moderne qui est arrivé à une vigueur d’exécution vraiment incroyable. Elle serait à elle seule le sujet d’un long chapitre, tant elle embrasse de genres, et tant de nos jours elle prend de développement ; mais nous ne la suivrons pas dans toutes les voies qu’elle parcourt, et nous nous contenterons de dire qu’elle a fourni cette année à l’exposition trois belles planches au burin. L’une est de M. Prudhomme, d’après les Enfans d’Édouard, de M. Delaroche, l’autre de M. Richomme, d’après la Vierge au livre de Raphaël, et la troisième enfin de M. Calamatta, d’après le Vœu de Louis XIII de M. Ingres. Le tableau de M. Delaroche nous semble gagner beaucoup à être gravé ; le burin a fait disparaître quelques tons vineux répandus sur les chairs, et maintenant la précision de la forme s’allie bien avec l’harmonie de ton de la gravure. La réputation de M. Richomme est établie par de bons ouvrages, et entre autres par sa belle Sainte Famille du Musée royal ; cette nouvelle planche ne peut que l’augmenter encore. Celle de M. Calamatta rappelle, on ne peut mieux, la peinture de l’original, et la rend avec un charme extrême. Il y a dans cette page tant d’habileté de burin, et tant de science de dessin, qu’il nous serait difficile de l’apprécier convenablement en trois lignes. La Revue, du reste, dans son dernier numéro, et par l’organe d’un de ses critiques les plus distingués, s’en est occupée d’une façon toute spéciale, et lui a consacré un article aussi flatteur que judicieux. M. Calamatta a exposé en outre une série de portraits au pastel, parmi lesquels on remarque celui de George Sand et celui de M. Liszt. Ces deux morceaux se distinguent par la grace et l’élévation du style, et sont empreints d’un sentiment vraiment poétique.

Enfin, pour n’oublier aucun genre, car l’art a le sein vaste et immense, nous finirons par la lithographie. Si l’on veut connaître une assez belle reproduction de l’œuvre d’un grand maître allemand, on ira la chercher dans la collection d’épreuves exposées par M. Léon Noël. C’est le Christ aux Enfans d’Overbeck. Nous qui avons vu l’admirable dessin original, nous aimons encore la copie et nous la trouvons faite avec beaucoup de charme et de naïveté. Il y a aussi une bonne épreuve d’un tableau de M. Winterhalter, appartenant au grand-duc de Bade : c’est un concert que deux belles Romaines donnent à un petit Romain. L’enfant est si beau, si grave et si tendre, qu’on voudrait l’embrasser.

Que conclure de ce que nous venons de voir et de ce que nous venons de dire, c’est que l’art français est loin de déchoir, que la vie l’anime et l’échauffe, mais que cette vie incertaine et inquiète le précipite dans bien des erreurs et des tâtonnemens. Comme inspiration, ce ne sont pas les sources qui lui manquent, devant lui s’épanche une nappe d’eau merveilleuse et abondante. Toutes les formules des anciennes civilisations lui sont connues, les sanctuaires de toutes les religions ouverts ; il peut se servir de tous les chefs-d’œuvre émanés du cerveau humain jusqu’à ce jour ; l’histoire du monde regorge de faits, et la nature sur tous les points du globe lui découvre le sein. Cependant, malgré cette multitude de faits, cette richesse d’idées, malgré sa liberté enfin, il hésite et ne sait quel parti prendre ; on dirait, à le voir se heurtant à toutes les écoles, tantôt aux Allemands, tantôt aux Italiens, tantôt aux Flamands, que c’est justement la richesse qui l’embarrasse et le rend si timide. Il commence souvent par Rubens et tourne à Raphaël, ou souvent il débute dans le sentiment d’un Italien et finit par être un Flamand. Quel est-il ? est-il dessinateur ? est-il coloriste ? abonde-t-il dans une qualité plus que dans une autre, ou sa nature est-elle de les comprendre toutes les deux. Cette hésitation, cette incertitude dans l’art actuel est pénible à voir, et fait réfléchir sérieusement sur son avenir.

À jeter les yeux sur le passé, à se rappeler les noms de ses plus glorieux enfans, nous trouvons depuis le xvie siècle que ce sont les hommes de réflexion et de pensée qui dominent et représentent le mieux le génie français. C’est Clouet, Poussin, Lesueur, Lebrun, David, tous hommes patiens et de labeur, tous nourrissons plus ou moins de l’Italie, tous dessinateurs corrects et froids, traînant à leur suite une foule d’imitateurs plus froids encore, et écrasant de leur nombre deux ou trois coloristes. De nos jours, les artistes qui éveillent le plus l’attention et la sympathie du public ont de l’affinité avec les premiers peintres que nous venons de nommer, et surpassent en nombre les organisations qui se rapprochent du Nord. Peut-être est-il dans notre nature de pencher vers le Midi plutôt que vers le Nord. Peut-être l’élément latin, qui l’emporte sur tous les autres élémens de notre langage, doit-il dominer dans notre sentiment de l’art. Peut-être avons-nous plus de raison que d’imagination. Quoi qu’il en soit, si l’élément latin domine, nous désirons qu’il se montre franchement ; et si l’élément du Nord existe, bien que plus rare, qu’il apparaisse hardiment et n’abâtardisse pas ses fruits. Dans l’art, l’homme n’a pas qu’une seule manière d’exprimer la nature et de rendre sa pensée, il a le dessin, et ensuite la couleur. Il est vrai que Dieu, en imposant à la matière les divins contours préconçus dans sa pensée éternelle, n’oublia pas la couleur et fit jaillir la lumière sur la face du monde. Mais l’art humain, en imitant la main divine, ne peut jamais atteindre à l’harmonie parfaite du dessin et de la couleur. Il arrive donc presque toujours que l’on est organisé plutôt pour l’une que pour l’autre ; c’est pourquoi bien des maîtres, s’appuyant sur la faiblesse humaine, et désespérant d’arriver à la réunion complète des deux qualités, ont pris le parti, pour monter au faîte de la renommée, de pousser aussi loin que possible la qualité qui était le plus dans leur sentiment.

Cependant, tout en conseillant aux peintres de marcher dans le sens de leur instinct, nous ne voulons pas qu’ils tombent dans l’exagération et commettent les attentats les plus graves contre la raison et la souveraine beauté. Nous ne voulons pas que, pareils à un maître dont nous admirons le haut sentiment et dont nous reconnaissons les éclatans services, ils arrivent à faire d’un torse charnu un morceau d’anatomie pénible à voir, d’une composition vivante et animée un tableau terne et sans vie. Nous voulons qu’ils ressemblent au divin Raphaël, qui, tout en poussant jusqu’à la plus haute puissance la qualité sublime qu’il avait reçue du ciel, le dessin, n’oubliait pas les progrès matériels de l’art et s’efforçait de plus en plus d’atteindre au charme et à la vérité de la couleur. Nous voulons qu’ils imitent le grand Rubens, qui, tout en lâchant la bride aux démons enflammés de la peinture, ne négligeait pas le dessin et arrivait à la beauté de l’idéal et à la simplicité de la composition dans sa magnifique Descente de Croix d’Anvers. Ô Raphaël ! ô Rubens ! splendides demi-dieux qui siégez aux deux pôles du monde de la peinture ! vous qui, dans des sentimens différens et sous des cieux divers, avez parcouru victorieux toute l’échelle de l’art ; vous qui avez exprimé la nature sous tous ses aspects ; qui avez formulé toutes les passions, toutes les joies, toutes les douleurs, tous les amours, toutes les haines ; vous qui avez plongé dans l’Océan, soufflé dans la conque des Tritons, et fait écumer les ondes ; vous qui avez fait frissonner les forêts, et voler la poussière sanglante des batailles ; vous qui, portés par l’aile du génie, avez plané sur l’histoire du monde depuis son commencement ; vous qui avez été les égaux et les amis des princes de la terre ; vous qui de la moindre plante, vous êtes élevés jusqu’au sanctuaire de Dieu ; vous qui avez enfin habité avec les prophètes et les chérubins de feu ; maîtres de l’art, jetez les yeux sur la France, et des rayons de vos nobles fronts illuminez sa face.

Si vous n’êtes pas les derniers mots de la peinture, si dans le vaste champ de l’art, il y a encore à glaner et même à moissonner après vous, si l’industrie ne doit pas nous couvrir entièrement de son manteau glacé, venez nous révéler les hautes vérités que vous avez comprises, ouvrez-nous la paupière, élargissez notre tête : faites que nous comprenions tous que vous pouvez régner ensemble sur l’empire de l’art, sans que l’un anéantisse l’autre ; que si le dessin est la base fondamentale de la peinture, sa partie la plus chaste et la plus idéale, la couleur en est le mouvement, la vie et la liberté ; que le but de l’art n’est pas seulement d’imiter la nature, mais de charmer, d’émouvoir, et d’élever aux vérités éternelles ; que l’artiste doit être un homme plein de foi en son œuvre, et que son sentiment doit être profond afin que la forme qui en découle soit bien caractérisée et le suive à travers toutes les inspirations de son ame ; que l’esprit est la mort du grand art, que l’esprit n’engendre que l’habileté et des qualités factices ; mais que le sentiment, soutenu et guidé par l’étude, peut seul mener à la production des belles choses ; enfin, soufflez-nous dans les narines le feu divin qui vous animait, ô grands esprits, ô mortels supérieurs ! et peut-être, à la fin des siècles, lorsque Dieu, suivant la belle imagination du malheureux Grenville, après avoir détruit la terre, fera porter dans les cieux, par ses ministres ailés, les plus hautes productions de l’art, les plus nobles émanations du génie humain, peut-être que dans le vaste et sublime musée du ciel, la France trouvera une place et ne sera pas la dernière.


A. B.