SALON


DE 1833.

PREMIER ARTICLE.


Le salon s’ouvre demain, au moins on l’assure. Pour ma part, je ne le croirai qu’après avoir mis le pied dans les salles du Louvre. J’ai toute raison de douter jusque-là ; car, de compte fait, depuis le mois d’avril 1832, c’est la septième ou huitième promesse publiée par la voie des journaux. À voir comme l’administration se joue des espérances qu’elle éveille, des curiosités qu’elle excite, et des engagemens solennels qu’elle multiplie avec insouciance et dédain, il semble que nous revenons au bon plaisir de 1760, que l’avenir et la prospérité de l’art reposent encore sur les volontés et les caprices des courtisans. Je ne vois pas à quoi sert de voter tous les ans une allocation pour l’encouragement de la peinture et de la statuaire, si le ministre peut à son gré employer ou retenir la somme destinée à cet usage ; ni pourquoi la chambre a placé les musées dans les attributions de la liste civile, si la maison du roi peut, selon qu’il lui plaît, accorder ou refuser aux artistes l’exposition de leurs ouvrages.

Le 17 août 1831, dans la séance de clôture, le roi avait annoncé un salon annuel pour le mois d’avril. Avant de rien préjuger pour ou contre l’opportunité de cette mesure, il semblait convenable de l’éprouver. On ne l’a pas fait ; la question reste donc entière et pendante. Aussi négligerons-nous volontairement de la discuter. C’est à l’expérience qu’il appartient de prononcer.

Les salles du Louvre, choisies par l’administration, sont, comme les années précédentes, le grand salon carré et la galerie des trois écoles. Je ne veux pas m’arrêter à qualifier ni à réfuter ce ridicule entêtement, qui prive pendant six mois les jeunes gens de leurs études, les étrangers et le public de leur plaisir. Toutes ces interpellations viendront en leur temps, et perdraient beaucoup à n’être pas développées individuellement.

Aujourd’hui notre devoir est d’indiquer sommairement les ouvrages remarquables que nous connaissons, d’appeler l’attention de la foule sur les morceaux les plus distingués que nous avons pu apprécier isolément dans les ateliers. L’analyse et la critique seraient impossibles, ou du moins très obscures le lendemain d’une première impression ; les jugemens sérieux ne se peuvent construire que sur des souvenirs, d’autant plus précis et distincts, qu’ils s’éloignent davantage de l’enivrement du spectacle.

Je n’ai rien à dire de la peinture historique, au moins de celle qui doit peupler les galeries. Si le salon doit offrir à notre curiosité de grandes pages pittoresques empruntées à l’histoire, je ne les connais pas. Il faut excepter de cette négation les plafonds du musée Charles x, qui, par leur étendue, les sujets de composition, leur place, et le nom des artistes qui les ont signés, ont une réelle importance. Mais la consigne du Louvre est trop sévère, pour que nous ayons pu contempler à loisir l’œuvre de MM. Eugène Devéria, Schnetz, Allaux, Gros, etc. Les privilégiés, ceux qui ont été assez heureux pour pénétrer, s’accordent à vanter l’élégance et la richesse de ces décorations. Il faut remercier l’administration d’avoir consulté pour le choix des ornemens, pour le style des voussures, pour le caractère des médaillons, des hommes spéciaux, tels que M. Visconti. Les coquetteries maigres et mesquines du goût impérial ont bien fait de s’effacer devant les études sérieuses et précises. — Nous avons toujours été d’avis qu’il fallait restituer ou inventer en pareil cas. Les dessins de M. Percier, malgré la finesse et la sobriété qu’on ne peut leur refuser, n’auraient pas signifié grand’chose dans les salles qui prétendent reproduire les différens âges de l’art. Or, toutes les fois que les ornemens ne concourent pas à l’effet, il arrive qu’ils font tache.

Les amis de M. Horace Vernet parlent avec éloges d’une grande composition où figurent Raphaël et Michel Ange ; à cet égard j’aurais mauvaise grâce à dissimuler mes préventions : je suis en mesure de les expliquer. Je ne crois pas que l’auteur ingénieux des batailles de Jemmapes et de Montmirail soit capable de se métamorphoser au point de rivaliser, comme on le dit dans quelques salons, avec les grands maîtres d’Italie. Pour peindre les Loges ou le Jugement, il ne suffit pas de prendre la poste et de s’exposer à la mal’aria de Rome ; il ne faut pas avoir joué pendant vingt ans avec son art, pour l’aborder plus tard dans sa partie la plus difficile et la plus haute. Si le travail du génie est la plus grande de toutes les joies, c’est à une condition ignorée de M. Horace Vernet, la défiance de soi-même et la douleur de l’enfantement. Il aura toujours un très joli talent de société ; mais la prudence et la raison lui conseillent impérieusement d’abandonner au plus tôt ses nouvelles ambitions. Qu’il se remette à peindre des scènes de camp et de bivouac, à semer d’épisodes simples et pathétiques les premiers plans d’une mêlée. Personne à coup sûr ne voudra le comparer à Salvator, et il fermera la bouche aux récriminations.

M. Paul Delaroche, comme s’il craignait d’ébrécher les éclatans succès de Mazarin et de Richelieu, de Cromwell et des enfans d’Édouard, n’a rien envoyé. Les nombreux admirateurs de sa manière prudente et sage ont épuisé depuis quelques mois toutes les formules du panégyrisme pour une mort de Jeanne Gray, encore inédite, mais destinée, selon leur avis, à couronner sa gloire : c’est une création inattendue pour l’invention, le style, les détails et le caractère de chaque morceau pris en lui-même. Il y a dans tout cela une chose qui me paraît très croyable, c’est le renouvellement, qui s’explique à merveille par l’étude d’un nouveau maître. Il y a vingt-deux mois, les badauds comparaient les deux cardinaux à des Flamands ! Ils ont été jusqu’à dire que le Protecteur était un Holbein ! À la bonne heure ! Jeanne Gray sera peut-être de l’école anglaise !

S’il est vrai, comme on le dit, que M. Eugène Delacroix n’expose rien cette année, c’est un malheur très sérieux. Son récent voyage à Méquinez a dû multiplier dans ses cartons les motifs, les épisodes, les variétés de costume, de paysage. Espérons au moins que nous aurons sa bataille de Nancy.

On parle beaucoup d’un épisode de la Saint-Barthélemy par M. Robert Fleury. La critique devra étudier avec soin cette composition. L’auteur avait envoyé au dernier salon plusieurs portraits remarquables.

Il est très probable que M. E. Champmartin conservera cette année la supériorité, unanimement reconnue, qu’il avait conquise il y a deux ans. À moins qu’un nouveau talent ne se révèle tout à coup, il sera le seul encore qui sache composer avec une seule figure un véritable tableau. Seul, entre tous les peintres qui s’occupent du portrait, il paraît avoir compris que les grands maîtres, tels que Titien, Léonard, Rubens, Vandyck, Velasquez, Joshua Reynolds et Thomas Lawrence, ont dû la meilleure partie de leurs succès et de leur gloire à l’étude de l’invention ; il semble convaincu que la fantaisie ne peut demeurer étrangère à la reproduction la plus réelle et la plus vraie d’un type donné. Il ne s’abstient pas d’interpréter la nature qu’il a sous les yeux ; et, en cela, il fait preuve d’une haute raison et d’une profonde intelligence de son art. Si dans l’analyse de certains détails nous le trouvons au-dessous des facultés qu’il a précédemment manifestées, nous le dirons franchement. La sévérité n’est pas seulement un devoir pour nous, c’est un honneur dont il est digne, et que nous ne voulons pas lui refuser.

Tous ceux qui ont vu le portrait de M. Bertin l’aîné, par M. Ingres, et nous sommes du nombre, regrettent que l’illustre auteur de l’apothéose d’Homère ait fait dans ce genre de si rares essais. Ce chef-d’œuvre de conscience et de vérité sera pour nous la seule occasion peut-être d’appeler sur un talent chaste et recueilli la popularité qui lui a manqué jusqu’ici. Nous ne savons pas encore si nous aurons le martyre de saint Symphorien, et le Virgile dont M. Pradier, frère du statuaire, nous montrera la gravure, est dans une galerie de Rome.

Entre M. Ingres et M. Champmartin il faut placer les miniatures de madame de Mirbel. Malgré ses nombreux triomphes, elle ne se lasse pas d’étudier pour donner à sa manière une vérité plus complète et plus haute. C’est la seule miniature qui ait toute l’importance d’un portrait à l’huile. Elle aussi, elle interprète la nature, elle la prend à son heure la mieux inspirée et la plus féconde, elle saisit dans une figure la physionomie, c’est-à-dire l’expression normale, la signification poétique, le sens profond et intime, révélable seulement aux yeux de l’artiste et du philosophe. Elle sait que, pour le grand peintre, il y a des journées où le modèle ne se ressemble pas. Elle surprend le masque humain presque à la dérobée et ne le fait pas poser.

MM. Alfred et Tony Johannot ont compris, chacun à leur manière, qu’ils ne devaient pas épuiser leur imagination et leur verve dans les illustrations. Malgré la haute renommée de Smirke qu’ils pouvaient égaler, ils ont mieux aimé sacrifier à une gloire plus durable quelques années de réputation et de fortune. C’est bien, et nous devons leur en tenir compte. Dans le temps où nous vivons, il y a tant de cupidités qui se déguisent en idées ambitieuses, qu’on doit estimer très haut les abnégations et les sincérités. Le tableau destiné à la galerie du Palais-Royal, la duchesse d’Orléans annonçant la victoire d’Hastenbeck, est d’une coquetterie chatoyante. Mademoiselle de Montpensier vaut beaucoup mieux. La composition est mieux ordonnée, et la peinture plus solide. — Le tableau de M. Tony Johannot a des parties admirables. La petite fille et la vieille semblent échappées au pinceau de Wilkie, ou au crayon de Charlet.

M. Louis Boulanger, à qui son Mazeppa conquit, en 1827, une belle place parmi les peintres de l’école nouvelle, se présente cette année avec une riche collection d’aquarelles. Le choix et la vivacité des tons séduisent l’œil et risqueraient d’imposer silence à la critique. Cependant l’intérêt sérieux que son talent nous inspire exige que nous indiquions sincèrement les incorrections et les lacunes que la réflexion y découvre.

La peinture de paysage et de marine sera, comme d’ordinaire, la plus nombreuse et la plus variée. Nous reverrons en présence les deux écoles, représentées par les maîtres décrépits et les courageux novateurs, fils de leurs œuvres et disciples de leur pensée. J’en ai la ferme espérance, le public se prononcera pour la génération qui s’avance et qui grandit. M. Watelet entrera tout entier dans l’oubli et le dédain. Les curieux les plus superficiels passeront indifférens devant ses toiles glacées. MM. Paul Huet, Charles de Laberge, Eugène Isabey, Aligny, Édouard Bertin, obtiendront la sympathie et les louanges qui sont dues à leurs études persévérantes. Nous verrons si M. Camille Roqueplan prend son art un peu plus au sérieux que par le passé. Il serait fâcheux qu’il persistât dans la voie où il s’était engagé. Il ne doit pas s’en tenir à ses faciles improvisations. Sa vive intelligence de la nature extérieure l’appelle à de plus sérieuses destinées.

M. Gudin se relèvera-t-il ? A-t-il consenti à choisir dans ses voyages autre chose que des soleils levans ? A-t-il senti la nécessité de donner à ses figures des formes humaines et intelligibles, à l’eau de la légèreté, de la transparence, à l’horizon des lignes ondulées, successives, poétiques ? Je le souhaite de tout mon cœur.

Entre les noms que j’ai prononcés tout à l’heure, il en est deux surtout qui nourriront la discussion, Paul Huet et Charles de Laberge. La vue de Saint-Cloud sera vivement critiquée malgré les belles parties qu’elle renferme. Les figures seront blâmées avec raison. La vue de Rouen recevra de nombreux suffrages ; l’habile combinaison des lignes, l’immensité de la perspective, la forme heureuse et vraie des dunes, la solidité des premiers plans, la pâte légère et floconneuse du ciel, ne laissent rien à désirer. Un paysage tout entier d’invention, un effet de soir, de l’eau sur le bord du cadre, au second plan un bouquet d’arbre, et au fond les ruines rouillées d’une abbaye, valent mieux encore. La vue de Rouen peut lutter avec les Turner ; celui-ci se peut comparer, pour la grandeur et la poésie, aux meilleurs de notre Claude Lorrain. — Le médecin de campagne de M. Charles de Laberge se distingue par une grande finesse, et une exécution très amenée. Les terreins sont bons ; les murs sont crayeux ; les attitudes sont vraies. Mais il est à craindre que la manière de l’auteur ne devienne trop précieuse. Ruysdael et Teniers ont trouvé moyen d’allier la finesse à la naïveté. M. C. de Laberge n’évite pas toujours la dureté.

Je ne sais pas encore quel tableau Decamps nous enverra d’Italie. J’ai vu plusieurs toiles commencées, entre autres une ruine grecque, délicieuse de pâte, de couleur, de lumière incandescente. De toutes ses esquisses, je n’en sais pas une qui ne pût entre ses mains devenir une composition excellente. Mais je souhaiterais surtout qu’il envoyât au Louvre quelques-uns de ses pastels ; car personne aujourd’hui n’approche de sa prodigieuse habileté dans ce genre. Depuis les admirables portraits de madame de Latour que nous reverrons cette année, la France n’a rien eu d’aussi léger, d’aussi éclatant.

M. Godefroy Jadin, qui s’est fait, dans la peinture de la nature morte, une réputation méritée, et qui au dernier salon nous avait donné un paysage d’une grande vérité, mais un peu froid, a fait de grands progrès. Sa partie de chasse est un bon morceau. C’est une composition très simple, mais pleine d’animation et de naturel. Le ton des arbres est haut et nourri. Il n’y manque peut-être qu’un peu d’air qui joue librement dans les branches.

Granet, talent sans modèle et sans rival parmi nous, que Stanfield et Prout avouent pour leur frère, envoie un tableau très supérieur à sa Justice de Paix qui était un chef-d’œuvre. Heureux peintre qui ne connaît pas l’envie, qui la désarme par l’exquise harmonie de ses inventions !

La sculpture cette année sera plus heureuse qu’au salon dernier. Les deux maîtres les plus habiles que nous ayons aujourd’hui, David et Pradier, se trouveront ensemble. Une figure couchée, destinée au tombeau de Marcos Botzaris, révèle dans le premier une grâce et une souplesse qu’on ne lui connaissait pas. Les bustes admirables de Bentham et de Châteaubriand ne laissaient aucun doute sur sa puissance de modelé ; mais on pouvait ne pas deviner son aptitude pour un art presque oublié depuis la Diane de Jean Goujon. Sa jeune Grecque sera pour nous un beau sujet d’études. — Nous croyons devoir l’inviter publiquement à envoyer au Louvre ses statues de Corneille, de Jefferson et du maréchal Gouvion de Saint-Cyr, et les bustes nombreux de ses ateliers : Paganini, Boulay de la Meurthe, George Cuvier, etc. — Le Cyparisse de Pradier est, à mon avis, le meilleur ouvrage sorti de son ciseau. Les lignes sont charmantes, et dans la statuaire c’est un grand point. Chaque morceau pris en lui-même est plein de grâce et de souplesse. Le torse est divisé en plans jeunes, choisis, élégans. Si l’auteur avait voulu renouveler la supercherie de Michel Ange et enterrer son marbre, il n’eût tenu qu’à lui d’abuser les antiquaires et de placer sa création parmi les monumens de la belle sculpture grecque. Sa statue de Rousseau ne me plaît pas autant. Je dirai pourquoi.

Barye, qui continue laborieusement ses études zoologiques, créateur d’un genre dans lequel l’antiquité a laissé peu de monumens, expose un lion magnifique qui se place d’emblée à côté des beaux fragmens d’Olympie récemment retrouvés. Il trouve dans son ébauchoir la même finesse et la même vérité que Landseer. Nous aurons des critiques très sérieuses à développer sur cette œuvre capitale. Nous rechercherons jusqu’à quel point la statuaire peut négliger les grandes masses, c’est-à-dire se passer d’exagérations et de sacrifices.

Un groupe de M. Étex, la famille de Caïn après le meurtre d’Abel, mérite une attention toute spéciale. Nous aurons à examiner quelles sont dans la statuaire les limites de L’expression, jusqu’à quel point le laid peut servir à traduire l’horreur. Nous discuterons les lois de combinaison qui doivent présider à l’exécution d’un groupe, et aussi quelles inflexions musculaires, abordables dans la peinture, doivent être bannies du domaine de la statuaire. D’avance nous pouvons assurer qu’il y a dans ce groupe des portions très remarquables. M. Étex a dignement profité de son séjour en Italie. Il serait fort à souhaiter que tous les pensionnaires de l’académie prissent exemple sur lui.

Une statue, fondue à cire perdue par Honoré, de M. Duret, se distingue plutôt par la réussite du procédé que par l’importance de l’œuvre en elle-même. Il est visible que l’auteur se contente trop facilement, et a pris au sérieux le succès de son Mercure ; il a eu le tort très grave d’estimer pour une invention personnelle un pastiche assez adroit de réminiscences antiques.

J’éprouve un plaisir très vrai à louer deux jeunes gens, qui, par leur persévérance et la grâce toute spéciale de leur manière, peuvent prétendre à de légitimes encouragemens ; j’entends parler de MM. Chaponnière et Antonin Moine. Le premier, qui au dernier salon avait envoyé un groupe de Daphnis et Chloé plein de poésie et de naïveté, mais trop simple peut-être dans la disposition des lignes et des plans, a fait du duc de Nemours un buste charmant. La tête du jeune prince est d’une grande vérité ; je ne parle pas de la ressemblance, mérite vulgaire, bon tout au plus pour les extases de famille : je veux indiquer la souplesse et la minceur de la peau, l’âge des tempes, du front et des pommettes, choses si rebelles au ciseau quand le modèle n’est pas arrivé à une complète virilité, comme le savaient si bien les anciens, qui l’ont prouvé plus d’une fois. Les vêtemens sont disposés avec une élégance remarquable. Les statuettes du même auteur, les portraits de MM. Pradier et Tiolier, celui de mademoiselle Juliette, révèlent aussi de précieuses qualités. — Le buste de la reine, par M. Antonin Moine, résoudra une grande question dans l’histoire de la sculpture moderne. Après avoir admiré, comme nous l’espérons en toute sécurité, le masque, la coiffure, la robe, les plumes et la chaîne, personne ne voudra plus nier la convenance de notre costume, dans l’exécution d’un buste de femme. Les femmes de la cour de Henri ii, qui semblent, dans les galeries du musée d’Angoulême, attendre le retour des fêtes du vieux Louvre, ne sont pas plus gracieuses ni plus vraies. Sans plagiat, sans pastiche, sans mesquine imitation, M. Antonin Moine a trouvé moyen de rappeler la sculpture de la renaissance. C’est un grand bonheur, qui n’était réservé qu’à des études sérieuses. — Nous aurons plusieurs chicanes à faire sur l’architecture du masque, sur la solidité des masses principales, nous critiquerons peut-être certains détails d’ajustement ; mais il faut nous réjouir de cette nouvelle conquête de l’art moderne.

Ce rapide sommaire suffit à montrer toute l’importance du salon de cette année, et en même temps l’étendue et la difficulté des devoirs de la critique.

Outre l’analyse des ouvrages de peinture et de sculpture pris en eux-mêmes, outre l’intelligence et l’explication d’une toile ou d’un marbre, nous aurons à poser des questions plus générales et plus hautes, à conclure, du caractère de l’art dans notre époque, les besoins et les espérances des esprits, l’avenir prochain de la théorie et de la pratique, à prévoir les réactions qui se préparent ; à prononcer l’oraison funèbre des écoles qui s’éteignent, des principes qui se meurent, et enfin, s’il est possible, à donner la raison de ces changemens, à les amnistier au nom de l’histoire.

Nous n’avons pas besoin de remonter bien haut : prenons seulement le dix-neuvième siècle à son début, à l’école de David. Que signifie la volonté à laquelle nous devons les Sabines et les Horaces ? N’est-ce pas tout simplement une révolte sérieuse contre la peinture coquette, lascive et dévergondée de Boucher, de Watteau, de Vanloo ? Il y a deux sortes de novateurs, ceux qui détruisent et ceux qui édifient ; les premiers sont plus nombreux, et laissent rarement après eux un nom éclatant et durable : David est de ceux-là. Il n’a rien fondé ni par lui-même, ni par ses élèves demeurés fidèles. Mais son passage n’a pas été inutile. Il a ramené le goût public et la pensée des artistes à des études fausses, exagérées, plus sculpturales que pittoresques, mais sérieuses, sévères et difficiles. Il n’a choisi dans le passé aucun moment capital pour en extraire la pensée dominante et la reproduire, ou pour y découvrir un germe caché et le féconder : sa vue n’allait pas si loin. Mais il a pris en répugnance la peinture dégénérée de son temps, et il a tenté la réforme en transportant sur la toile les lignes systématiques et les plans musculaires, harmonieusement divisés, des marbres grecs et romains. Il s’est trompé sans doute. Mais son erreur n’a pas été sans profit. Qui sait ce que nous lui devons ?

La peinture de la restauration, inspirée d’abord par des accidens extérieurs, n’a pas tardé à comprendre la mission historique qui lui était réservée. Elle a foulé aux pieds les principes de l’école impériale qui avaient fait leur temps et achevé leur rôle ; elle a pris, au-delà de la Manche, les enseignemens immédiats dont l’origine remonte aux maîtres de Venise ; après avoir renversé la statue de David, elle a placé sur l’autel l’image de trois nouveaux dieux, l’auteur des Noces, l’historien de Marie de Médicis, et l’héritier direct de Joshua Reynolds et de Vandyck. Mais il semble que jusqu’ici les occasions ou les hommes lui ont manqué pour continuer dignement la biographie de ces aïeux illustres. Il y a eu des artistes éminens, les grandes œuvres ont été rares. Forcée de produire plutôt pour les cabinets des curieux et le plaisir des oisifs, que pour la décoration des monumens et l’admiration populaire, elle a souvent préféré l’effet d’une improvisation effrontée à la valeur d’un travail pénible, le succès à la gloire. Ses devanciers, il faut le dire, se sont conduits comme le chien du jardinier, ils ont défendu la proie sans la dévorer. Ils ont envahi les galeries et les palais, sans y laisser de traces.

Mais ce qu’il importe de saisir nettement dans l’art de la restauration, c’est la prédominance à peu près constante de la forme sur la pensée, de l’impression vive et passagère sur l’émotion lente, successive, rare, mais durable. Prenez, dans l’imagination française depuis 1815 jusqu’à 1830, tel instrument qu’il vous plaira, le marbre, la toile, la parole ou l’orchestre, et vous trouverez toujours le caprice au lieu de la volonté, la débauche au lieu du recueillement, le contentement de soi-même au lieu d’une expression nette et concise, conclusion dernière et définitive de plusieurs épreuves douloureuses. La fantaisie, vierge pure, vouée à l’amour des plus hautes facultés, cède la place à une femme sans nom, courtisane lascive, habile à réveiller les sens, ou à les endormir par l’épuisement.

Le temps est venu pour la pensée de tenter d’autres destinées. Quoi qu’elle fasse, la nécessité aura bien raison de sa paresse ou de son dédain. L’art matérialiste et puéril doit disparaître, Dieu seul sait pour combien de temps, et la génération nouvelle fondera un art spiritualiste et sérieux ; les yeux se reposeront, et l’âme reprendra son travail et son rôle.

Pour la poésie littéraire, je ne crois pas qu’on veuille contester cette affirmation. Le roman écossais et le drame shakespearien, qui ne relèvent ni d’Ivanhoe ni d’Othello, n’ont fait qu’ouvrir la voie. Le roman et le drame qui doivent naître se passeront bien de titres héraldiques, et n’inscriront pas dans leur généalogie le siècle d’Élisabeth ou celui de George iv. Il faudra bien qu’il se trouve pour mettre en scène une action, ou pour développer dans un récit des passions et des caractères, une méthode qui ne vienne ni d’Athènes ni d’Édimbourg. À cet égard, nous n’avons rien à craindre : nous avons toute l’histoire en otage.

Le génie humain qui a bien su se transformer pour bâtir le Parthénon, après avoir élevé dans Memphis des temples de granit, qui a renouvelé sa puissance pour construire les cathédrales de Cologne et de Reims, de Durham et de Strasbourg, le palais ducal des doges et le château de Gaillon, l’architecture n’est pas encore épuisée. Après avoir substitué au libertinage fastueux de la régence et de Louis xv le pastiche mesquin des ruines romaines, après avoir placé au-devant du parlement de France le fronton de Jupiter Stator, il faudra bien qu’elle change de route, et qu’elle abatte elle-même les buissons du sentier, avant de faire un pas. C’est une erreur de croire que Guttemberg a tué Palladio. Il n’en est rien. Car depuis Louis xi jusqu’à Louis xiii, l’architecture a marché aussi bien que de Pisistrate à Périclès, depuis le jour où les poèmes d’Homère furent réunis pour la première fois, jusqu’au jour où le vieux Sophocle fut vaincu par le jeune Euripide.

La dernière école musicale d’Italie agonise et va mourir. L’artiste prodigieux qui succède dans l’histoire à Mozart et Cimarosa jouit, dans le silence, de sa gloire aujourd’hui incontestée, mais prévoit lui-même que son règne finit. Il a mis à bout l’ivresse des sens ; il faut maintenant que le cœur ait son tour. Est-ce dans les cendres de Beethowen qu’il faut aller chercher le secret encore irrévélé ? Je ne sais, mais j’incline à croire que don Giovanni, Oberon et le Matrimonio auront sur le génie inconnu que nous attendons une influence aussi directe que la symphonie pastorale ou la symphonie héroïque.

La peinture n’échappera pas à cette loi générale de renouvellement. Les faits extérieurs, aussi bien que les révolutions accomplies au sein de la pensée, viendront en aide à cette métamorphose. L’exil d’une dynastie, qui devait changer les institutions politiques, ne laissera pas sans y toucher les mœurs, le goût et l’invention pittoresque. Le passé, en perdant l’estime des législateurs et des publicistes, ne sauvera pas du naufrage l’admiration des artistes ; non pas que je veuille proscrire l’étude et la reproduction de l’histoire, mais les annales modernes changeront de sens et de valeur ; au lieu de chercher dans un siècle sa physionomie extérieure, son apparence corticale, l’âme voudra en deviner la signification, en interpréter la pensée ; à la peinture visible succédera la peinture intelligible ; on ne croira plus avoir rivalisé avec les maîtres en copiant une ogive, une épée ou un pourpoint. La partie locale et chronologique va s’effacer de plus en plus, et la partie humaine reprendra l’importance qui seule assure l’immortalité poétique.

Le génie qui doit réaliser cette prophétie et la personnifier ne fera pas, comme le disent quelques esprits timides, un travail de conciliation, mais un progrès. Il ne choisira pas dans les chefs-d’œuvre nés en Europe depuis quatre siècles les manières les plus éclatantes pour les réunir et les absorber l’une dans l’autre. Il ne se trompera pas si lourdement, et ne voudra pas imiter le musicien maladroit et indécis qui, en passant de l’Allemagne à l’Italie, est demeuré sans patrie. Il prendra dans cette famille élue un ami et un conseil ; il se confiera à son enseignement, non pas pour s’y arrêter, mais pour entreprendre un nouveau voyage, à ses risques et périls, après avoir appris de lui le mystérieux itinéraire.

N’en doutons pas, les madones idéales de Raphaël, les convives éclatans de Paul Véronèse, les naïades charnues de Rubens, ou les têtes lumineuses de Rembrandt, peuvent inspirer l’invention, mais non pas la suppléer.

Pour résoudre le problème de la peinture historique, tel qu’il est aujourd’hui posé, avec les élémens fournis par les deux écoles françaises du dix-neuvième siècle, à savoir celle de l’empire et celle de la restauration, il y a deux méprises à éviter, et toutes deux également dangereuses. Par un soudain retour aux traditions pittoresques du seizième siècle de l’Italie, le plus haut génie s’exposerait à l’ingratitude et à l’obscurité ; s’il pouvait recommencer Raphaël littéralement, il ne trouverait pas Jules ii et le Vatican ; et le sentiment religieux, attiédi dans les masses, chastement recueilli au foyer de quelques âmes, ne convertirait pas sa reconnaissance en popularité. Et puis, qu’on y prenne garde, la vie romaine, simple, naïve, spontanée jusque dans ses dérèglemens, permettait, au peintre des Loges, des combinaisons purement linéaires que la vie française accueillerait par le dédain. Il nous faut et nous voulons des compositions plus savantes et plus motivées. Nous ne consentons pas à la valeur individuelle et indépendante de chaque figure dans un tableau de vingt pieds. Nous demandons compte à tous les acteurs de leur attitude et de leur geste, aussi bien que du plan où ils sont placés, et de la gamme de ton qui les caractérise. Nous admirons, et nous n’aimons pas. Nos plus vives simpathies ne sont guère que des approbations sérieuses. — Si pour satisfaire ce besoin de raison qui domine et gouverne nos impressions, si pour fermer la bouche aux récriminations du cerveau, qui gourmande les yeux et le cœur, le peintre essaie sur la toile un drame complexe, il peut lui arriver de dépasser les limites de son art, et d’exiger de sa palette une obéissance et une souplesse qui n’appartiennent qu’à la parole. La main la plus habile ne peut rivaliser avec les lèvres. Il faut qu’elle restreigne sa volonté dans un cercle beaucoup plus étroit, sous peine de voir sa pensée, malgré les efforts les plus patiens, n’arriver sur la toile que boiteuse et mutilée. — Si je ne dis rien des peintres qui veulent réduire la peinture à la copie de la réalité, c’est que leur avis ne compte pas, c’est qu’ils ne soupçonnent pas le sens de leur art.

Le paysage est aussi en travail de renouvellement, et commence à comprendre qu’il ne s’est pas régénéré, comme il l’espérait d’abord, en empruntant à la dernière école anglaise sa couleur éclatante et l’effet saisissant de ses lignes et de ses plans, disposés avec une adresse merveilleuse, mais trop intelligible et trop semblable à elle-même dans les artifices qu’elle emploie. Il lui a pris tout ce qu’il pouvait lui prendre, c’est-à-dire le mécanisme extérieur de sa méthode. Mais il n’a pu lui dérober la partie intime et personnelle de son talent, il n’a pu apprendre d’elle ce qui ne s’enseigne à personne, ni par personne, l’interprétation de la réalité. Et puis, après le premier éblouissement d’une admiration naïve, l’esprit judicieux des jeunes artistes de France ne s’est pas refusé à reconnaître que la dernière école anglaise sacrifie trop souvent le charme à la séduction, la beauté profonde à l’attrait passager. — Alors ils se sont mis à reculer dans le passé ; ils sont entrés hardiment dans les écoles flamande et hollandaise ; ils n’ont regretté, Dieu merci, ni leur temps ni leurs efforts, et ils ne les ont pas perdus ; ils ont acquis dans ce nouvel apprentissage des secrets que l’Angleterre n’aurait pas su leur révéler, l’exquise finesse de détails, la simplicité de composition, la sobriété des effets. — Mais la grandeur, où la trouver ? Les plus modestes et les plus persévérans ont prononcé sans hésitation deux noms que l’ingratitude et l’ignorance voulaient oublier et proscrire, Claude Gelée et Nicolas Poussin, deux grands poètes épiques, qui se placent par la sublimité de leurs conceptions, par la sagesse harmonieuse des épisodes, par le sens mystérieux et divin de leurs œuvres, entre Homère et Milton. Or, nos mœurs et nos habitudes ne se prêtent pas volontiers à ces impressions solennelles et graves. Si ces demi-dieux revenaient parmi nous, leur génie suffirait à peine à violer la triple enceinte de mesquinerie, d’indifférence et de frivolité qui défend nos cœurs contre la puissance des grands spectacles.

Pourtant il faudra bien que le paysage prenne un parti, qu’il se résolve à se frayer une route au-delà des tombeaux qui bordent les routes anciennes.

La sculpture a subi parmi nous, comme chez les autres peuples de l’Europe, bien des transformations douloureuses, et souvent elle a été menacée de mort. Depuis les cariatides du vieux Louvre jusqu’aux bas-reliefs de l’arc du Carrousel, depuis François Ier jusqu’à Napoléon, quelles destinées orageuses et diverses ! Aux premiers jours de la renaissance, entre Diane de Poitiers et la comtesse de Châteaubriand, on eût dit qu’elle revenait aux grandes inventions du génie grec, au siècle merveilleux de Phidias et de Périclès ; sous sa main toute puissante, le bronze et le marbre s’animaient comme le chaos sous le doigt de Dieu. L’art italien rivalisait de prodiges avec l’art de France ; l’élégance et la grâce étaient partout, à l’hôtel Carnavalet, au château de Chambord ; alors un seigneur couronné de perles ou de fleurons eût rougi d’avoir dans son palais une salle nue et déserte ; les plafonds étaient vivans ; un lit, un fauteuil, un prie-dieu, devenaient sous le ciseau de l’artiste de véritables personnes ; l’âme était partout présente, comme le sang dans les veines.

Après Jean Goujon, qui joue en France le même rôle que le beau-frère de Panœnus dans la Grèce, Pierre Puget reprit la tâche de Pythagore de Rhège ; il tenta l’expression de la souffrance, et l’on sait s’il a réussi : la chair palpitante qui se déchire en lambeaux sanglans sous les griffes et les dents du lion, la tête et la poitrine de Milon torturées par la douleur suffiraient à sa gloire, et le dispenseraient des monumens admirables dont il a doté sa patrie.

Mais Puget n’était pas de son siècle, et Voltaire, qui avait pu recueillir l’opinion populaire, le place fort au-dessous de Girardon. Les beaux esprits et les courtisans de Versailles estimaient les fleuves des bassins et les termes des allées à l’égal de l’Andromède et du Diogène.

Coyzevox, Coustou, Lepautre, Pigal et Houdon, chacun selon leur force et leur génie, ont géré l’héritage qu’ils avaient recueilli, mais sans l’agrandir et le féconder. Les chevaux de Marly, le joueur de flûte, l’Anchise, malgré leurs belles parties, ne soutiennent pas la comparaison avec les chefs-d’œuvre de leurs ancêtres.

Aujourd’hui nous avons peine à comprendre la popularité de la sculpture impériale. Les formes rondes et sèches, les draperies mesquines et anguleuses, l’étrange association des lignes et des attitudes romaines avec les armes et les vêtemens de 1810, la burlesque singerie de la colonne trajane n’excitent plus ni colère ni pitié. Toute la critique se réduit à l’étonnement.

Aussi bien l’étonnement lui-même s’évanouit devant la réflexion. Les guerres d’Athènes et de Florence, qui n’ont pas arrêté le paisible développement de la fantaisie, n’avaient pas les mêmes origines ni le même caractère que les guerres de France, depuis 1799 jusqu’en 1815. Les démocraties aristocratiques de la Grèce et de l’Italie pouvaient mener de front le départ d’une flotte, la signature d’un traité et la construction d’un monument. Elles n’avaient pas à contenir, par la dictature militaire, tout un peuple harassé de luttes intestines, dégoûté de ses plus chères espérances par dix ans d’efforts et de déceptions, empressé à l’abdication de ses droits comme un enfant qui reviendrait à son tuteur pour se sauver de la ruine.

C’est pourquoi la statuaire, la plus idéale de toutes les fantaisies, n’avait pas de place marquée entre la conquête de l’Italie et la retraite de Moscou. Napoléon pouvait bien commander à des ouvriers dociles de ciseler le marbre ; mais le peuple avait plus de souci d’un bulletin que d’un monument.

Les dix-huit dernières années ont été marquées par un retour sérieux vers deux époques de l’histoire, séparées l’une de l’autre par un espace de vingt-et-un siècles. Les jeunes gens qui se croient exclusifs, et qui sont loin de l’être, veulent reprendre la sculpture à la veille de Marignan. D’autres, ennemis des novateurs, prétendent suivre les traditions qui faisaient la gloire d’Argos et de Corinthe pendant la guerre du Péloponèse. À mon avis, ils se trompent tous en voulant s’exclure. Ces deux âges de l’art sont unis ensemble par une étroite fraternité. Il faut les admirer tous les deux avec le même enthousiasme ; mais ceux qui veulent vivre dans l’avenir ne doivent y voir qu’un enseignement fécond, et non pas une lettre impérieuse.

Le salon de cette année résoudra, je l’espère, une partie de ces questions.