Salon de 1765/Notice

Salon de 1765 : Notice préliminaire
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierX (p. 229-232).


NOTICE PRÉLIMINAIRE



Donnons d’abord l’Avertissement de l’édition de l’an IV :

« On n’insistera pas sur l’authenticité des deux ouvrages réunis dans ce volume. Ceux qui savent distinguer les écrivains qui ont un caractère, reconnaîtront Diderot dès la première page ; ils retrouveront son cachet presque à chaque ligne. Pour les autres, toutes les protestations imaginables et tous les raisonnements seraient fort inutiles.

« On verra dans le premier : Essais sur la Peinture, quels secours peuvent tirer les arts de la perspicacité du véritable homme de lettres et des réflexions du philosophe. Peut-être s’égareront-ils quelquefois sur la partie purement technique ; mais, quant aux autres parties, il est impossible qu’elles ne s’étendent et ne s’éclairent entre leurs mains quand ils y appliquent leurs lumières et leurs méditations. L’imitation de la nature, l’idée du beau, la connaissance approfondie des passions ont été l’objet de leurs études : c’est la base de tous les arts ; c’est celle de la peinture et de la sculpture, comme de l’éloquence et de la poésie.

« Il faut se garder de confondre les Réflexions sur le Salon de 1765 avec ces petites brochures innocentes et malignes qui paraissaient tous les deux ans, à chaque exposition de tableaux.

« En les parcourant, on ne tardera pas à se convaincre qu’elles sont de nature à être lues encore longtemps avec le même plaisir. Diderot répand à profusion, dans toutes ses remarques, le sel de cette gaieté caustique, de cette libre originalité qui rajeunit tout et jette le plus souvent du piquant, même sur les articles qui en semblent le moins susceptibles : voilà pourquoi on n’a osé en retrancher aucun. Parmi les artistes qu’il passe en revue, plusieurs existent encore aujourd’hui, et d’autres sont à peine hors de la scène. Il est intéressant de comparer l’idée qu’en avait un homme tel que Diderot avec l’opinion qui s’est fixée depuis sur la plupart d’entre eux. On verra qu’en cherchant à donner des idées justes sur leur compte à l’impératrice de Russie (car c’est pour elle que ce travail a été entrepris), l’auteur a souvent jugé comme la postérité. »

Faisons suivre ce premier Avertissement de celui de Naigeon, dans l’édition de 1798 :

« Cette nouvelle édition du Salon de 1765 diffère beaucoup de la première[1]. Sans parler de quelques passages tronqués à dessein dans celle-ci, on n’y trouve point plusieurs articles importants ; d’autres sont incomplets, tels entre autres que celui de Vernet, auquel il manque un très-beau préambule. Enfin l’article de Greuze, si étendu dans l’édition que je publie aujourd’hui, se réduit dans celle de Buisson, à la simple description du tableau de la Jeune Fille qui pleure son oiseau. Voici la raison de ces différences plus ou moins essentielles. Grimm était à Paris le correspondant littéraire de plusieurs princes et princesses du Nord, et il leur envoyait ses feuilles, dont chaque copie était proportionnée, et pour ainsi dire appropriée[2] aux lumières, à l’instruction, au caractère, aux intérêts particuliers, aux préjugés politiques ou religieux, aux petites vues, aux petites passions de ces différentes puissances. Il faut avouer qu’il était assez difficile de ne pas se briser contre quelques-uns de ces écueils ; mais pour marcher sûrement entre ces précipices, Grimm le cauteleux, que certes on n’appellera pas Grimm le philosophe, se conformait à cette maxime, plus digne d’un courtisan que d’un sage[3] auquel on l’attribue, qu’il faut ou ne s’approcher point des rois, ou ne leur dire que des choses qui leur soient agréables. Il envoyait donc à chacune de ses pratiques, pour me servir de son expression, les papiers dont Diderot enrichissait depuis trente ans sa Correspondance. Mais de ces papiers, presque tous le jet heureux du moment, et qui n’en ont souvent que plus de sève, plus de verve et d’originalité, il retranchait tout ce qui lui paraissait trop ferme et trop hardi pour tel ou tel souverain ; trop irréligieux pour celle-ci, trop libre et trop cynique pour celle-là ; trop abstrait et trop profond pour tous. Ici, il changeait et ajoutait un mot ; là, il supprimait une ligne ou même une phrase entière ; ailleurs, il sacrifiait une, deux, trois et quatre pages ; enfin il usait partout du travail de Diderot, comme de son propre bien ; et, ce qui n’est pas aussi facile à excuser, il faisait dire quelquefois au pauvre philosophe précisément le contraire de ce qu’il avait pensé et écrit ; de sorte que celui-ci, en se voyant ainsi affaibli, mutilé, éteint, aurait pu lui dire comme le Scythe de la fable :

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.

Pour moi, qui n’ai pas pour les titres, les dignités et les cordons ce respect servile et presque religieux par lequel Grimm s’est surtout illustré, soit à Paris, soit dans les pays étrangers ; pour moi, qui ne désire, n’espère et ne crains rien des rois, des grands, des prêtres et des dieux, j’ai conservé scrupuleusement ici et ailleurs les divers passages qui peuvent constater la juste et profonde haine que Diderot avait vouée depuis longtemps à tous ces fléaux, plus ou moins destructeurs, de l’espèce humaine. Les changements, les suppressions, les omissions, en un mot, les différentes sortes d’altérations que Grimm s’était permis de faire au texte, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, c’est-à-dire, en dernière analyse, dans la crainte de déplaire aux grands dont il était l’esclave et le flatteur gagé, tout cela a été réparé : ce que Diderot a pensé, ce qu’il a eu le courage de dire, a été rétabli conformément à son manuscrit autographe, qui a même servi de copie pour cette nouvelle édition de ce Salon. »

Et ajoutons seulement que, moins exclusif que Naigeon, et moins convaincu que lui de sa supériorité philosophique et artistique sur Grimm, nous avons soumis son texte à une confrontation minutieuse avec celui de l’an IV, ce qu’on avait négligé jusqu’ici ; que nous avons souvent trouvé celui-ci préférable, et que, dans tous les cas, nous y avons relevé des variantes intéressantes. Mais ce qui valait surtout la peine d’être rétabli, c’étaient ces notes de Grimm que Naigeon traite avec tant de dédain, quoique les siennes soient fort loin de les égaler toujours par l’à-propos et la finesse. Il était d’autant plus nécessaire de les reproduire et de les restituer à leur véritable auteur que ceux des historiens de l’art qui se sont par hasard servis de l’édition de l’an IV pour étayer leurs opinions par des citations les ont le plus souvent attribuées à Diderot sans s’inquiéter des contradictions qu’elles ont presque toujours pour but de soulever. Il est même fâcheux que le Salon de 1765 soit le seul qui nous soit parvenu avec ces annotations : on se serait fait de Grimm une idée plus juste, c’est-à-dire qu’on aurait eu un motif de plus de se rattacher à ce jugement de Sainte-Beuve que nous ne pouvons nous empêcher de citer ici, et qui nous montre dans ce Bohémien, en même temps qu’un homme du plus vif esprit, un des meilleurs critiques « de l’école des Horace, des Pope, des Despréaux. »

« Quand la réputation des auteurs est faite, dit Sainte-Beuve (Causeries du lundi, t. VII), il est aisé d’en parler convenablement : on n’a qu’à se régler sur l’opinion commune ; mais, à leurs débuts, au moment où ils s’essayent et où ils s’ignorent en partie eux-mêmes, et à mesure qu’ils se développent, les juger avec tact, avec précision, ne pas s’exagérer leur portée, prédire leur essor ou deviner leurs limites, leur faire des objections sensées à travers la vogue, c’est le propre du critique né pour l’être. Grimm était doué de ce talent de jugement et de finesse qui, de près, est si utile et de loin si peu apparent… On n’est pas juste pour Grimm, on ne prononce jamais son nom sans y joindre quelque qualification désobligeante ; j’ai moi-même été longtemps dans cette prévention, et, quand je m’en suis demandé la cause, j’ai trouvé qu’elle reposait uniquement sur le témoignage de J.-J. Rousseau… Mais Rousseau, toutes les fois que son amour-propre et son coin de vanité malade sont en jeu, ne se gêne en rien pour mentir, et j’en suis arrivé à cette conviction qu’à l’égard de Grimm, il a été un menteur. »

Mensonges de Rousseau, oubli volontaire de Naigeon, piques de jalousie d’autres contemporains, tout cela, mis de côté, il restera, après la lecture des notes restituées, que Grimm, comme artiste, est aussi bon juge que comme littérateur, et que, quand il corrigeait Diderot, il le faisait avec convenance et sans les préoccupations mesquines que lui prête Naigeon.

Outre ces notes de Grimm, nous avons dû aussi rétablir les numéros du livret, pour la plupart dénaturés, ainsi que les notes qu’il contenait et qui ont aujourd’hui une valeur historique à laquelle on n’attachait pas encore d’importance il y a cinquante ans.


  1. Imprimée chez Buisson, l’an V, nouveau style. (N.) — Nous avons dit que le titre portait cette mention : An quatrième de la République.
  2. Le manuscrit de Buisson était une de ces copies, comme on le voit par les notes que Grimm y avait jointes, pour expliquer certains passages, vel jactandi ingenii. (N.)
  3. Ésope. Voyez Plutarque in Solon. — On peut voir là même la belle réponse de Solon à ce lâche conseil d’Ésope. (N.)