SALERNE ET PŒSTUM.

Des voyageurs qui se copient et qui répètent ce que d’autres ont dit, au lieu de chercher à se rendre bien compte de leurs propres impressions, nous peignent tout le pays qui environne Naples comme une sorte de paradis terrestre : il ne faut pas les croire sur parole. De Caserte et de Capoue à Naples la campagne est d’une rare fertilité, mais sa fertilité même la rend monotone. On marche pendant des heures entières entre une double muraille de verdure, au-dessus de laquelle on entrevoit de temps à autre la cime bleue d’une montagne lointaine. Point d’échappées de vue, point d’horizon, toujours la même vigne mariée aux mêmes ormeaux. Toutes ces routes de la plaine sont nouvellement plantées, et je ne sais à quel propos on a badigeonné en blanc, de deux en deux, les arbres nains qui les bordent, ce qui ajoute peu à l’agrément du paysage.

D’autre part, la côte de Pausilippe a été beaucoup trop vantée. Les lignes en sont pauvres, sans mouvement, et d’un parallélisme trop prolongé ; la végétation y est nulle, et les constructions y sont trop nouvelles et trop régulières. La mer seule, qui baigne les rochers dont la base de la côte est hérissée, et qui pénètre dans leurs sombres cavités, la mer seule a conservé son admirable transparence et son éternelle beauté.

De la pointe de Pausilippe à l’extrémité du cap Misène, s’étendent les côtes de Pouzzole et du golfe de Baia, ces côtes désolées par les tremblemens de terre et le mauvais air ; leur courbure autour de la baie est gracieuse, mais le sol, dépouillé de végétation, n’offre de toutes parts que rochers, cendres et ruines. Ceux qui vantent encore la beauté de ces côtes ne peuvent donc le faire que par une sorte de réminiscence et de scrupule classique. Après deux mille ans, ils se sont cru obligés de répéter avec Horace :

« Nullus in orbe sinus Baiis prælucet amænis. »

En revanche, de l’autre côté du golfe de Naples, au pied de ces montagnes qui s’étendent de Salerne au promontoire de Minerve (punta della Campanella), le pays est l’un des plus beaux qu’on puisse voir, soit qu’on parcoure les rivages de la mer de Castellamare au piano de Sorrente, des îles de Caprée et des Syrènes à Amalfi et à Salerne, soit que, pénétrant au cœur des montagnes, on explore les riches et populeuses bourgades de Gragnano, de Nocera et de la Cava, ou les sites alpestres de l’antique Ravello et du mont Santo-Angelo.

Cet admirable pays offre encore un autre genre d’intérêt. Là, comme sur la côte de Baia et de Pouzzole, ou comme au pied du Vésuve à Pompeïa et à Herculanum, les peuples qui se sont succédé ont laissé partout des traces de leur passage. Ce ne sont plus cependant des ruines grecques ou romaines que nous trouvons à étudier, ce sont des ruines et une histoire plus récentes, et qui n’en ont pas moins leur célébrité, des ruines lombardes, moresques et normandes, l’histoire de ces peuples conquérans et celle plus intéressante encore de la république d’Amalfi.

Lorsque l’on a traversé Portici, ce magnifique et ennuyeux faubourg de Naples, et toutes ces bourgades qui, le pied dans la mer, forment à la base du Vésuve une ceinture de blanches maisons, on franchit le Sarno, et l’on arrive à une jolie ville dont les maisons, carrées et sans toits, s’étagent au pied de collines aiguës revêtues de verdure de leur base à leur sommet, et couronnées de tours élancées. Cette ville, c’est Nocera, Nocera des Païens (de Pagani). Il y a six siècles que ce nom a été donné à l’antique Nuceria, et voici à quelle occasion.

Frédéric II, ce grand et bizarre monarque, qui régna trente ans comme empereur, trente-huit ans comme roi de Germanie, et cinquante-deux ans comme roi des Deux-Siciles ; ce prince athée, qui combattit le pape et passa cinq ans de sa vie à solliciter son pardon ; cet excommunié, qui conquit Jérusalem, et qui, sous le poids de l’interdit, ne put trouver un prêtre pour célébrer une messe d’actions de graces dans la ville conquise, et pour placer sur sa tête la couronne de son nouveau royaume ; Frédéric, avant de passer en Palestine, avait reconquis sur les Sarrasins la Sicile, alors l’une des plus riches provinces du royaume de Naples. Retranchés dans les montagnes du centre de l’île, les plus déterminés de ces Africains, que les historiens du temps appellent à tort des barbares, menaçaient toujours les villes du littoral ; Frédéric leur offrit de riches domaines dans ses états de terre ferme, s’ils voulaient faire leur soumission et lui prêter un nouveau serment de fidélité. Beaucoup d’entre eux acceptèrent sur-le-champ les offres de l’empereur, et furent transportés à Luceria, dans la Pouille. Frédéric, que les auteurs du temps accusent de sympathie pour ces infidèles, tint religieusement la parole qu’il leur avait donnée. Les Sarrasins restés dans l’île, encouragés par cet exemple, ne tardèrent pas à se soumettre aux mêmes conditions, et furent à leur tour transportés à Nuceria ou Nocera, dans la riche vallée du Sarno : cette ville prit dès-lors le nom de Nocera des païens.

Dans ces temps-là, païens et chrétiens différaient peu. Les rois normands, et Frédéric à leur exemple, avaient un sérail et se faisaient servir par des Mamelucks[1]. De plus, nombre d’aventuriers chrétiens s’étaient mêlés aux Sarrasins, et ces Africains, établis depuis des siècles en Sicile, s’étaient en quelque sorte confondus avec la population indigène. Ne nous étonnons donc pas si aujourd’hui les païens de Nocera ont une tournure des plus orthodoxes, et sont aussi parfaitement Italiens que les habitans de Grenade et de Malaga sont Espagnols.

Qui le croirait ? ce furent ces Sarrasins de Luceria et de Nocera qui seuls restèrent fidèles aux princes de la maison de Souabe, quand tout le reste du royaume les abandonnait, et qui placèrent en quelque sorte la couronne sur le front de Manfred fugitif.

Cet héroïque Manfred, se présentant seul devant les remparts de Luceria, nous rappelle Napoléon sous les murs de Grenoble ; mais Napoléon avait une armée, et Manfred était seul.

Un grand nombre de soldats sarrasins garnissaient les créneaux, et les machicoulis. Leur dévouement était douteux ; Marchisio, l’ennemi personnel de Manfred, les commandait. Un seul de ces Africains n’a qu’à bander son arc, et il est maître de la vie du proscrit.

— Voici votre seigneur ! leur crie Manfred en arabe ; confiant dans votre loyauté, il vient se mettre entre vos mains, ouvrez-lui vos portes !

Les Sarrasins ont reconnu sa voix ; ils le saluent avec enthousiasme.

— Entrez ! entrez ! s’écrient-ils, avant que Marchisio sache votre arrivée, et nous répondons de votre vie !

Mais Marchisio, qui habite le palais, a les clés de la ville ; on ne peut ouvrir sans son ordre. Manfred, que le moindre retard peut perdre, se couche à terre, et veut se glisser dans la place par un égout qui passe sous le mur.

— C’est par la porte que notre prince doit entrer ! s’écrient les soldats arabes. Et ils enfoncent les portes à coups de hache ; puis, enlevant Manfred dans leurs bras, il l’entraînent vers le palais en poussant des cris de joie. Marchisio, que ces cris réveillent, fait monter à cheval ses hommes d’armes, et, se mettant à leur tête, descend dans la ville, bien décidé à combattre les séditieux. Il aperçoit Manfred au milieu d’eux, et reste pétrifié.

— À genoux ! à genoux devant le fils de votre empereur ! s’écrient le peuple et les soldats de Manfred ; à genoux ! répètent ses propres gardes. Et Marchisio descend de cheval, et se jette à terre aux pieds du proscrit.

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées, et Manfred avait, à l’aide de ses fidèles Sarrasins, reconquis le royaume de son père[2].

La route de Nocera à la Cava longe de hautes montagnes couvertes d’une belle végétation, et sur lesquelles sont groupées, de distance en distance, un grand nombre de gracieuses habitations ; ces maisons sans toits, blanches comme l’ivoire et ombragées de cyprès et de pins d’Italie, ont quelque chose d’africain ; un de nos compagnons de voyage trouvait une ressemblance frappante entre ce paysage de la Cava et les gorges de l’Atlas, du côté de Belida. Des paysans, vêtus seulement d’une chemise et d’un caleçon de toile, qui laissent voir leurs bras et leurs jambes cuivrés, et qui, tout en cheminant, dînent avec une poignée de fèves crues, complètent la ressemblance.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les rues et les places de la Cava pour reconnaître un pays de manufactures. C’est là que se fabriquent les meilleurs draps du royaume. Les ouvriers de ces manufactures sont à peine vêtus ; ils n’ont cependant pas l’air morne et souffrant des ouvriers anglais. Ils chantent à tue-tête, et se démènent au milieu de leurs métiers comme autant de singes, ou bien ils dorment à l’ombre d’un mur. La plupart sont remplis d’intelligence, et, si chez eux l’amour du travail était en raison du besoin et de l’adresse, ce seraient les premiers ouvriers du monde. Les ouvriers sont bien payés, surtout pour un pays où les denrées sont à vil prix ; cependant, quand l’occasion se présente, ils mendient effrontément. Pour nous ouvrir un passage à travers ces bras et ces mains tendus, il fallut que notre cicerone levât son bâton. C’est un remède héroïque, mais le seul qui soit efficace. Je m’attendais à voir quelques-uns de ces colosses, taillés en Hercule, se relever et assommer l’imprudent ; nullement : ils tournèrent le dos, et, tout en se garant de leur mieux, ils, retournèrent en riant à leurs métiers. Un étranger qui se permettrait une pareille insolence dans un atelier français, serait sur l’heure mis en pièces ; mieux vaudrait pour lui qu’il passât entre les cylindres et les dents des machines : autre peuple, autres mœurs. Mais aussi l’étranger, au sortir de la fabrique française, est à peu près sûr de retrouver sa bourse et sa montre dans sa poche, tandis que celui qui sort de la fabrique napolitaine, s’il n’a pas pris ses précautions, pourra bien trouver ses poches retournées. C’est du moins ce que nous ont assuré nos amis de Naples ; aussi étions-nous sur nos gardes.

Le pays renfermé entre les monts Falesio, Albinio et la mer, et qui s’étend, d’un côté, de la Cava à Salerne, de l’autre, de la Trinité de la Cava à Vietri, peut être considéré comme la terre classique des paysagistes. Il est impossible d’imaginer de plus belles lignes de montagnes, de plus beaux groupes de fabriques, plus de richesse de végétation et un plus sublime assemblage de ravins, de rochers et de ruines. La ligne de mer, qui se montre à l’horizon entre les montagnes comme un bandeau d’émeraude ou de lapis, termine admirablement chacun de ces tableaux, auxquels elle donne une infinie profondeur. Ce paysage est bien supérieur aux sites si vantés de la campagne romaine ; il offre la réunion de deux qualités qui semblent s’exclure, et dont l’une au moins manque au paysage de l’Ariccia, de Castel-Gandolfo et de Frascati : grandeur et gaieté.

Le fameux monastère de bénédictins de la Trinité de la Cava est situé sur les pentes escarpées du mont Falesio (ce nom donné à ces roches en falaises date sans doute de la conquête des Normands). Dominé par de hauts rochers auxquels il est adossé, il est entouré d’épaisses forêts. C’est au fond de ce désert qu’existe le plus précieux dépôt de diplômes, de chroniques et de chartes italiennes. Quelle curieuse histoire des princes lombards et normands de Bénévent, de Salerne et de Capoue, et des républiques de Naples, de Sorrente et d’Amalfi, ne referait-on pas avec les documens entassés dans ces archives ! Le moyen-âge tout entier vit dans ces parchemins et ces liasses poudreuses ; mais la multiplicité des pièces, l’absence de catalogue et un esprit de cachotterie peu libéral, rendent les recherches, sinon impossibles, du moins extrêmement pénibles. Je dois ajouter que le moine qui nous faisait les honneurs de la bibliothèque de la Trinité paraissait peu capable d’apprécier les richesses qu’elle renfermait, et dont il se montrait néanmoins singulièrement jaloux. Notre homme n’avait de bénédictin que le nom, et l’on eût pu sans injustice l’accuser d’ignorance. On a dit d’un bibliothécaire incapable : C’est un eunuque à qui on a confié un sérail : ce mot se serait appliqué à merveille au bénédictin de la Trinité.

Les femmes de la Cava sont renommées pour leur beauté ; ce devrait être plutôt pour leur force. Elles rappellent, pour la stature, la Nuit, de Michel Ange, et pour la parfaite régularité des traits et l’embonpoint peut-être un peu trop prononcé, la Justice, de Giacomo della Porta[3]. Tandis que je dessinais la vue d’un couvent voisin de la Cava, plusieurs jeunes filles s’exerçaient à la lutte sur un tertre, à quelques pas de moi. Il y avait dans leurs mouvemens autant de souplesse que de force, mais peu de grace et encore moins de pudeur. L’une d’elles, de beaucoup la plus belle et en même temps la plus forte, eût couché un bœuf à terre d’un coup de poing.

Les femmes de la Cava sont, du reste, viriles de plus d’une façon. Il y a quelques années, il n’était bruit dans tout le pays que de la singulière histoire de la femme médecin. Cette femme, élevée par ses parens comme un homme, sans qu’on ait pu savoir pour quel motif, apprit le latin chez un vieil oncle, curé de Furore, dans le voisinage d’Amalfi, et suivit les cours de médecine de l’école de Salerne, où elle prit ses grades. Il est impossible qu’elle n’ait point eu alors de notions précises de son sexe, ses études anatomiques n’ayant pu manquer de l’éclairer. Néanmoins elle garda le silence et persista. Elle exerçait la médecine avec succès, quand un jour une jeune fille qu’elle avait soignée pendant une longue maladie devint amoureuse du joli docteur et lui déclara sa passion. Comme il repoussait ses avances, elle l’accusa, dans sa fureur, d’avoir tenté de lui faire violence. L’affaire était grave. Une servante que la jeune fille avait séduite déposait comme elle. Salvator, c’était le nom du docteur de la Cava, perdit patience, et, à ce qu’il paraît, prouva la calomnie en plein tribunal, et de façon à ne pouvoir laisser de doutes dans l’esprit de ses juges. Je n’ai pu savoir si depuis ce singulier médecin avait continué à exercer. Un vieux patron de barque de Vietri m’a assuré qu’il l’avait connu, et que de médecin il était devenu sage-femme. Il a ajouté que, recherché plusieurs fois en mariage, il avait repoussé les meilleurs partis, qu’enfin il était mort fort jeune. Les médecins napolitains avec qui j’ai causé de cette histoire prétendent que le docteur de la Cava n’était ni homme ni femme, mais réunissait les deux sexes.

En se rendant de la Cava à Vietri, on traverse le ravin sur plusieurs ponts, qu’à leur grandeur et à leur solidité on pourrait regarder comme autant d’ouvrages des Romains. La route est suspendue au-dessus de précipices au fond desquels, en approchant de Vietri, on aperçoit un aqueduc en pierres grises, qui doit avoir été construit du temps des Sarrasins et des Normands. En effet, l’ensemble du monument a une légèreté que ne présentent pas les ouvrages romains, plus massivement assis. L’appareil en est fort grossier. Les pierres ne sont ni polies ni taillées ; on s’est contenté de les dégrossir sur l’une de leurs faces, et l’on a rempli les inégalités avec du plâtre et des cailloux rapportés. Ajoutons à cela que l’arc de quelques-unes de ces voûtes superposées est ogival. Cette construction peu régulière ne manque cependant pas d’un certain caractère d’audace qui rappelle les monumens du Nord, et son effet dans le paysage est des plus frappans. Cet aqueduc sert encore aujourd’hui à la conduite des eaux d’un bord à l’autre de la vallée, et de pont aux montagnards, qui ne craignent pas de s’aventurer sur sa périlleuse arête.

À plus d’un mille de distance de Vietri, l’air est rempli du parfum des citronniers et des orangers qui croissent dans les jardins de cette bourgade pittoresque, et qu’apporte la brise de mer. Ces jardins sont de toute beauté. C’est la végétation des pays méridionaux dans son plus grand luxe ; les orangers, les cédrats et les grenadiers plient sous le poids des fruits dont ils sont couverts. Malheureusement un dragon veille à la porte de chacun de ces jardins des Hespérides ; ce dragon, c’est l’affreuse misère. Impossible de s’arrêter un instant aux environs de la ville sans être assailli par une bande de gueux en haillons, et sans être assourdi par l’éternel cri de la mendicité italienne : Date me qualche cosa ! Il faut battre en retraite devant ces mendians effrontés, et se contenter d’admirer en courant.

Vietri, construit en amphithéâtre sur des roches, et formant en quelque sorte plusieurs bourgades étagées les unes sur les autres, peut le disputer en pittoresque à la Cava. C’est un genre plus sauvage et moins gai, un tableau de Salvator après un paysage du Gaspre. Ses différens corps d’habitations, répandus sur les deux côtés du ravin ou cachés dans ses profondeurs, sont dominés par des montagnes calcaires des plus belles formes. La plupart de leurs cimes sont aiguës, et peut-être ces immenses pyramides sont-elles un peu uniformément couvertes de verdure, mais elles doivent à cette verdure leur richesse de contour et leur modelé vraiment merveilleux. Vues à certaines heures, et dans certains effets de lumière, on dirait de hauts obélisques sur lesquels on aurait jeté une splendide tenture de velours vert ou violet, ornée de broderies pourpres à franges d’or. Ces montagnes sont assises sur de larges bancs de roches blanches ou jaunâtres, de formation calcaire, dont le pied plonge profondément dans la mer. Quelques-unes de ces roches, détachées du bloc principal, forment de petits îlots autour desquels sont groupés nombre de barques occupées à la pêche des coquillages et des langoustes qui se réfugient dans leurs interstices. Du côté de Salerne, l’une de ces roches, de la grosseur d’une maison, minée par la mer, s’est fraîchement détachée de la colline sur laquelle Vietri est bâti. Le rebord de la ravine d’où l’énorme dent est partie est béant et avivé comme une gencive saignante. Tout à côté de cette déchirure sont placées des maisons qui semblent n’avoir été préservées que par miracle d’une ruine totale, et qui à la prochaine tempête devront infailliblement s’abîmer dans les flots.

C’est à l’entrée de Vietri, sur le chemin de la Cava, qu’est située l’une des plus belles fabriques de glaces et de verreries du royaume de Naples.

En sortant de Vietri, la route semble se précipiter dans la mer, mais tout à coup elle fait un détour vers la gauche, et à l’extrémité d’une belle rampe de rochers on aperçoit Salerne, son golfe et son château perché sur un piton détaché de l’amphithéâtre des montagnes au milieu desquelles la ville est construite. Salerne, l’une des villes les plus importantes du royaume de Naples, et qui ne renferme pas moins de vingt-quatre mille habitans, n’a guère qu’une seule belle rue, celle qui longe le port. Au premier aspect, on croirait même que c’est là toute la ville, mais si de cette rue ou plutôt de ce quai on se dirige par de petits passages voûtés vers le rocher au haut duquel est bâti le château, on s’égare dans un labyrinthe de voûtes obscures et de rues étroites dont les maisons sont comme soudées l’une à l’autre par de lourdes arcades liant les deux côtés de la rue. Ces arcades de toutes grandeurs et de toutes formes, ogivales, en plein cintre, et dont quelques-unes servent de pont pour passer d’une maison à l’autre, peuvent être regardées comme une sorte d’assurance mutuelle contre les tremblemens de terre. De cette façon, toutes les maisons se trouvent arc-boutées entre elles, et, pour en renverser une seule, il faudrait que la secousse renversât le quartier tout entier. Les précautions contre les tremblemens de terre auxquels la ville était fort sujette autrefois, sont d’autant mieux prises que, non content d’arc-bouter les maisons à l’extérieur, les habitans les ont aussi consolidées intérieurement. Toutes les chambres de quelque étendue sont voûtées. Ces voûtes se croisent, s’entrelacent, s’appuient l’une sur l’autre, de sorte que chaque pièce ressemble à la chapelle d’un château gothique.

Salerne, ville antique, n’a laissé aucun édifice ni même aucune ruine qui puisse témoigner de son ancienne importance. Quelques substructions informes sur lesquelles on a élevé les maisons modernes, une vingtaine de colonnes de divers ordres et de grandeurs différentes, enfouies dans l’écurie de l’archevêché, ou engagées aux angles des rues dans les murailles de maisons construites il y a deux ou trois siècles ; voilà tout ce qui reste de l’ancienne ville romaine. Salerne, capitale des princes normands, a conservé de curieux monumens de la domination de ces conquérans aventureux ; sa cathédrale, ses aqueducs et son château.

La cathédrale, construite sous les princes normands, est gothique, mais cependant d’une architecture fort différente de celle des cathédrales de Caen, de Saint-Lô ou de Coutances, et ne rappelle que d’une manière fort détournée l’art normand. Il est vrai que les réparations que l’on y a faites dans les derniers siècles, ont dû fort altérer son caractère primitif ; car ces réparations équivalent, pour certaines parties, à une réédification totale. Ainsi l’arc des voûtes a été sensiblement altéré ; l’ogive obtuse et à large base a remplacé l’ogive élancée ; enfin les groupes des légères colonnes qui soutenaient les voûtes de la nef, ont été engagées dans un massif carré de pierres et de plâtre d’une disgracieuse lourdeur.

Néanmoins cette église est encore fort curieuse, à cause de la grande quantité de marbres précieux qu’elle contient, et qui la plupart ont été enlevés par les Normands ses fondateurs aux édifices de Pœstum. La belle cour d’entrée en forme de cloître qui s’étend en avant de l’église, est décorée par les plus remarquables de ces débris antiques. Ce sont de nombreuses colonnes d’un fort beau galbe qui soutiennent les arcades du cloître, plusieurs sarcophages sculptés, dont quelques-uns sont des meilleurs temps de l’art, et un grand nombre de bas-reliefs et d’inscriptions incrustées dans ses murailles. La plupart des colonnes en marbre qui ornent les chapelles latérales de l’église ont été aussi dérobées à des temples antiques, peut-être au temple romain dont on a depuis peu (1830) découvert les fondemens à Pœstum.

De nombreuses variétés de marbres ornent les murailles de l’église dans lesquelles on les a plus ou moins heureusement incrustés. Ces marbres proviennent, sans aucun doute, de la même source. Les arabesques d’un dessin tourmenté et retraçant une foule d’objets bizarres, fleurs, fruits, animaux monstrueux, sont exécutées dans la manière du dernier siècle. On est désolé de voir de si précieux matériaux employés avec autant de mauvais goût. Les moins détestables de ces incrustations sont d’une époque plus reculée. Toujours est-il que l’on a prodigué les porphyres rouges, verts et bruns, les marbres rouges, jaunes et fleuris, les brèches roses, violettes, dorées et œil de paon, et une foule d’autres matériaux de prix, albâtres, granits lumachelles, le tout pour décorer les deux tiers des murailles de l’église d’une espèce de marqueterie en style rococo.

La crypte de l’église, soutenue par une forêt de colonnes antiques, toutes différentes les unes des autres, renferme les reliques de saint Mathieu, auquel le dôme a été consacré. Ces reliques sont cachées sous une espèce d’autel grillé et cadenassé comme un coffre-fort ; en effet, vers les XIIe et XIIIe siècles, les voleurs s’attaquaient de préférence aux reliques, assurés qu’ils étaient de faire d’abord une excellente affaire, et d’être ensuite absous de leur larcin par l’acquéreur de la relique volée.

C’est dans l’une des chapelles latérales de la cathédrale de Salerne qu’est placé le tombeau du fameux Hildebrand, qui vint mourir dans cette ville le 25 mai 1085, après avoir fait brûler une moitié de l’ancienne Rome, c’est-à-dire la partie qui s’étendait de Saint-Jean-de-Latran au Colysée, par Robert Guiscard qui, d’excommunié, était devenu son protecteur. « J’ai aimé la justice, j’ai détesté l’iniquité, voilà pourquoi je meurs dans l’exil ! » Telles furent les dernières paroles du fougueux pontife, rappelé un peu tard à la modération. La statue raide et sans expression que l’on a placée debout sur son tombeau, est censée les prononcer ; elle semble plutôt inquiète de se bien tenir.

Ce tombeau a été restauré comme l’église, mais à une époque plus reculée, en 1578 ; ce n’est donc pas un monument du XIe siècle, mais du XVIe. Ce fut l’archevêque Marsilio Colonna qui dirigea cette restauration, et qui fit placer sur l’une des faces du sépulcre l’inscription suivante, curieux monument du plus vivace esprit de parti. Cette inscription nous prouve qu’après cinq siècles les passions qui avaient armé le terrible Hildebrand vivaient encore dans toute leur âpreté

GREGORIO VII. PONTIFICI OPTIMO MAXIMO
ECCLESIASTICÆ LIBERTATIS VINDICI, ACERRIMO ASSERTORI
CONSTANTISSIMO
QUI DUM ROMANI PONTIFICIS AUCTORITATEM ADVERSUS
HENRICI PERFIDIUM STRENUE TUERETUR,
SALERNI SANCTE DECUBUIT.
AN. D. MLXXXV. KAL. JUNII.

La cathédrale de Salerne ne renferme que de très médiocres peintures.

Les aqueducs, qui remontent aussi au temps des Normands, sont au nombre de deux. Leurs lignes légères aboutissent à un petit ravin solitaire situé à l’est de la ville, derrière le château. Là, sans doute, étaient placés les réservoirs. Ces aqueducs allaient prendre les eaux des meilleures sources de la vallée d’Ajello, et les conduisaient dans la ville aux portes de laquelle leur double ligne se coupe à angles droits. Leur construction est la même que celle de l’aqueduc de la vallée de Vietri ; seulement les proportions sont plus grandes, et l’ensemble plus svelte, s’il se peut. La partie qui traverse la vallée se compose de deux rangs de voûtes ogivales superposées et fort irrégulières. Des pans entiers de ces aqueducs se sont écroulés et n’ont pas été réparés, de sorte qu’ils ne sont plus aujourd’hui d’aucun usage. Aussi, à Salerne, les eaux sont-elles généralement fort mauvaises.

En remontant le ravin des aqueducs, on arrive au pied du rocher sur lequel le château est construit. Ce rocher se détache d’une chaîne de petites collines rocailleuses et incultes en grande partie. En suivant un sentier à peine tracé dans la roche, le long du mauvais mur qui sert d’enceinte à la ville de ce côté, on arrive à un petit col situé entre le château et la dernière de ces collines sur laquelle on a construit une grosse tour, espèce d’ouvrage avancé du château. Cette tour, postérieure au château, et dont l’appareil est très régulier, n’a point été ruinée comme lui. Elle ne sert guère aujourd’hui qu’à tendre des filets pour prendre des palombes. Le château, saccagé à diverses reprises, n’offre plus qu’un monceau de ruines. Ses débris couvrent tout le sommet du rocher et forment de loin une décoration des plus pittoresques.

Les conquérans normands, qu’un coup de main rendait maîtres d’une ville importante, cherchaient, avant tout, à s’y fortifier. Dans cette vue, ils élevaient à la hâte, sur le roc voisin, une enceinte flanquée de tours, et ils appelaient cela un château. Le château de Salerne offre, dans ses restes, les traces de la précipitation que l’on a mise à le construire. Ses murs ne se composent guère que de moellons noyés dans un ciment grossier. Les fenêtres et les meurtrières ne sont que des trous informes, irrégulièrement percés dans ces murs épais. La voûte de la porte principale, encore debout, offre seule quelques intentions d’architecture. Il est vrai que cette voûte, à laquelle on arrive par un pont en maçonnerie, paraît postérieure au reste de l’édifice.

Il est presque impossible de rien démêler de la forme primitive du château au milieu de ces ruines. Les parties du rez-de-chaussée qui ont été préservées servent maintenant d’étables ou d’écuries à une famille de paysans qui s’est bâti une barraque parmi les constructions qui regardent la ville. Une vieille femme colère, que Michel-Ange eût prise pour le modèle d’une de ses Parques, un enfant rachitique qui pleurait, et quelques porcs qui grognaient dans une étable, tels étaient, quand je le visitai, les seuls habitans du château de Robert Guiscard et du roi Roger. Quoi qu’il en soit, sa position isolée au sommet d’un roc élevé de huit à neuf cents pieds au-dessus du niveau de la mer, avec la ville couchée à ses pieds, est admirable, et la vue que l’on a de ses ruines est l’une des plus belles qui soient au monde : d’un côté, l’horizon s’étend par delà les vallées d’Avellino et du Sele jusqu’aux montagnes de la Calabre ; de l’autre, l’œil embrasse tout le golfe de Salerne, des îles des Syrènes aux campagnes de Pœstum et aux îlots de la pointe de la Licosa.

Salerne, la seconde ville du royaume de Naples, forma à elle seule une principauté vers la fin du XIe siècle. Son histoire offre quelques particularités dignes de remarque. Salerne est, en effet, la dernière des villes d’Italie qui ait appartenu aux Lombards. En 1075 (et non en 1077, comme le rapporte M. de Sismondi)[4], cinq cent sept ans après l’entrée d’Alboin en Italie, et trois cent un ans après la défaite du roi Didier par Charlemagne, et la prise de Pavie, Robert Guiscard et ses Normands s’emparèrent de cette ville, et détrônèrent Gisulfe qui y régnait et qui fut le dernier des princes lombards. Ce n’est donc point à tort que les Grecs et les historiens siciliens et napolitains donnent souvent le nom de Lombardie aux duchés de Bénévent et de Salerne, fondés par Zoton en 589 ; les Lombards y dominèrent en effet 208 ans de plus que dans le nord de l’Italie.

Gisulfe opposa une vigoureuse défense aux forces de Robert Guiscard et des Amalfitains réunis ; et cependant les Lombards de Bénévent et de Salerne étaient loin alors de ressembler à leurs pères, qui, sous Arichis et Grimoald, avaient su défendre leur indépendance contre Charlemagne, vainqueur du reste de l’Italie. Le climat les avait amollis, ils avaient pris les mœurs des Grecs et des Sarrasins.

Les chroniqueurs du temps nous ont conservé quelques détails curieux sur le siége de Salerne, en 1075. La ville était serrée de si près depuis quatre mois et le port si étroitement bloqué, que les vivres ne tardèrent pas à manquer. Bientôt les assiégés furent obligés de se nourrir de la chair des ânes, des chevaux, des chiens et des rats[5]. Un foie de chien se paya jusqu’à dix tari ; un œuf de poule huit tari ; une mesure (modio) de grain quarante-quatre bizanzi[6]. La famine devint si horrible, que les Salernitains poussés à bout indiquèrent au duc Robert Guiscard les côtés faibles de la place, et introduisirent de nuit ses soldats dans la ville. Gisulfe, fait prisonnier, implora la clémence du vainqueur, qui lui fit grace de la vie et même le laissa libre. Un ennemi ainsi épargné n’était plus redoutable. Gisulfe se réfugia d’abord au Mont-Cassin, et puis dans la campagne de Rome, où il se mit sous la protection de Grégoire VII, qui ne lui fut pas d’un grand secours, lui-même n’ayant point tardé à devenir le protégé de Robert Guiscard[7].

Gisulfe périssait victime d’une faute commise par ses prédécesseurs un siècle auparavant.

Dans l’année 1002 selon quelques chroniqueurs, 1005 selon d’autres, des Amalfitains, qui étaient allés faire du commerce sur les côtes de Syrie, ramenèrent dans leurs vaisseaux quarante chevaliers normands, qui venaient d’achever le pèlerinage de la Terre-Sainte. Les Amalfitains, précurseurs des Génois et des Pisans, couvraient alors la Méditerranée de leurs flottes, et leurs relations s’étendaient même jusqu’à Babylone. Ils débarquèrent à Salerne ces pèlerins, que le duc Gaimard III accueillit avec courtoisie, leur offrant des vivres frais, l’hospitalité, et leur faisant de son mieux les honneurs de la cité.

Il arriva, sur ces entrefaites, qu’une flotte de Sarrasins vint mouiller devant Salerne, et débarqua une petite armée sur la plage couverte d’herbe, qui s’étend, entre la ville et la mer. Là, ces aventuriers se mirent à parader à la vue des habitans effrayés, menaçant de saccager leur ville comme ils avaient saccagé Pœstum quarante ans auparavant, si l’on ne leur payait sur-le-champ un tribut considérable. Les Salernitains effrayés, loin de songer à se défendre, se mirent en devoir d’obéir aux sommations des Arabes, et commencèrent leur collecte de maisons en maisons. Les Normands, cependant, avaient vu avec indignation les évolutions menaçantes des Sarrasins ; braves comme tous leurs compatriotes, ils jurèrent de donner une leçon à ces mécréans qui s’attaquaient à leurs hôtes. Ils demandent à Gaimard des armes et des chevaux, se font ouvrir les portes de la ville, et se précipitent sur les Sarrasins, qui, dans la sécurité la plus complète, se livraient à des divertissemens sur la plage. Saisis d’épouvante, ces pillards fuient en désordre vers leurs vaisseaux, laissant le rivage couvert de morts. Leur fuite fut si prompte, qu’ils ne purent même remporter les trésors qu’ils avaient débarqués.

La joie des Salernitains ainsi délivrés se conçoit aisément ; la reconnaissance de Gaimard, leur prince, ne connut pas de bornes ; il combla de riches présens ses libérateurs, et, malgré ses offres brillantes, n’ayant pu les fixer à sa cour, il fit charger le navire qui devait les reconduire dans leur pays d’étoffes d’or et de soie, de harnais précieux et des fruits les plus délicieux de la contrée : oranges, grenades, dattes et limons. Le navire chargé de ces fruits du midi, dont les gens du nord étaient si avides, causa la ruine de la dynastie lombarde de Salerne ; ce fut l’appât qui attira vers le sud de l’Italie ces nombreuses migrations normandes qui, sous la conduite de Drengot et du fils de Tancrède de Hauteville, s’emparèrent de l’héritage des Lombards, firent en moins d’un siècle la conquête de la Pouille, des Calabres et de la Sicile, et menacèrent même l’empire de Constantinople.

On fait remonter la fondation du port de Salerne à Jean de Procida, citoyen de Salerne, seigneur de Procida, l’ami de Manfred et le fameux conspirateur des vêpres siciliennes. Ce port, qui n’est abrité que d’un seul côté par une jetée de peu d’étendue, ne peut recevoir de bâtimens de fort tonnage. Il offre si peu de sûreté que, lorsque le temps est mauvais, les petits bâtimens qui s’y trouvent mouillés, misticks, trabacoles ou tartanes, se font hisser, à l’aide de cabestans, sur la grève qui est fort belle.

Salerne n’acquiert quelque importance commerciale qu’au moment de sa foire, qui a lieu en septembre. Cette foire y attire un grand concours d’étrangers, et le beau quai qui borde la mer, déjà si animé en tout temps, est alors couvert de boutiques et d’une foule compacte et affairée. Ce marché met en mouvement toute la ville et fait de chacun de ses habitans autant de spéculateurs ; les rez-de-chaussée de chaque maison sont convertis en magasins, et les étages supérieurs en auberges ; les îles de l’Adriatique, la Sicile, l’Archipel et tous les ports de la Méditerranée, de Marseille à Reggio, ont des représentans à cette foire. Ils viennent échanger leurs denrées, sucres, épiceries, étoffes, quincailleries, contre les soies, l’huile et le vin de Salerne, de Naples et de toute la contrée voisine.

Nous renvoyons les amateurs de poésie populaire à la description qu’a laissée Peresio[8] d’une de ces foires italiennes. C’est le tableau peint d’après nature de la foire de Salerne et de toutes les autres

Mon hôte de Salerne, ancien officier de la garde impériale, établi dans cette ville depuis nombre d’années, me faisait une statistique curieuse des habitués de la foire de Salerne. Dix mille marchands et acheteurs, dix mille curieux et dix mille mendians s’y réunissent chaque année, me disait-il. Les mendians sont ceux qui font les meilleures affaires, car ils cumulent : ils mendient et prennent. On ne peut s’imaginer ce qu’il se commet de filouteries dans un seul jour de foire. — Mais les tribunaux, la police ? lui disais-je. — Bah ! s’il fallait conduire en justice chaque filou maladroit, nos juges n’y suffiraient pas ; ici chacun se fait magistrat ; on roue de coups le voleur pris en flagrant délit, et tout est dit. — Vous appelez cela de la justice, c’est de l’impunité ! — De l’impunité… Ce serait bien autre chose, si chaque coquin devait attendre son tour ; nos juges ont déjà assez à faire avec messieurs les commerçans. Les gens de Salerne et environs sont encore un peu Normands, et le lendemain de la foire, s’il s’est fait un millier d’affaires, on peut compter sur cinq cents procès. — Vos tribunaux doivent avoir de la besogne ? — Ils périraient à la peine s’ils voulaient se tenir au courant, mais ils ne font pas tant de façon. Ils ajournent indéfiniment les plaideurs ; de cette façon, chacun peut croire qu’il a raison, et, comme la plupart du temps on plaide pour des bagatelles, chacun est satisfait.

La justice, dans le royaume de Naples, ne serait-elle donc qu’un nom ? Sans doute si, comme on nous l’a assuré, il est telle affaire importante dans laquelle l’état est partie, qui ne sera jamais jugée. Une femme, accusée devant l’Aréopage d’avoir empoisonné son mari, avoua son crime. — Oui ! je l’ai empoisonné, s’écria-t-elle, mais parce qu’il avait tué le fils que j’avais d’un premier mari ! L’Aréopage la renvoya à cent ans pour être jugée. Les juges napolitains, à l’aide d’une foule de délais savamment combinés, renvoient souvent à cent ans le prononcé de leurs jugemens ; mais ce n’est point par le même scrupule de justice : c’est qu’il faudrait condamner l’état.

Mon cicerone français, que quinze années de séjour dans le pays avaient mis bien au fait, n’épargnait pas plus les médecins que les plaideurs et les gens de loi. Leurs bévues sont souvent incroyables ; la plupart sont empiriques et emploient à tout hasard les remèdes les plus violens. Tels sont les successeurs de cette fameuse école de Salerne, qui compta au nombre de ses membres tant de personnages illustres, savans, seigneurs et princes. Jean de Procida, qui fut l’un des plus riches seigneurs du royaume, avait étudié à Salerne et exerçait la médecine. Ce que l’on ignore peut-être, c’est qu’il était médecin aussi renommé que conspirateur audacieux. On conserve dans les archives royales de Naples une curieuse pétition[9] dans laquelle Gautier Carracioli supplie le roi Charles II de l’autoriser à entreprendre un voyage en Sicile pour se faire traiter, par le vieux Jean de Procida, d’une maladie que les médecins napolitains regardent comme incurable. Vingt-deux ans s’étaient déjà écoulés depuis les vêpres siciliennes, et Jean de Procida, en grande faveur auprès de Frédéric, roi de Trinacrie, devait être alors fort âgé.

Salerne a une école militaire, un séminaire, une maison d’orphelins et un joli théâtre. Le palais de l’Intendance, construit il y a peu d’années et l’un des plus beaux édifices modernes du royaume de Naples, les immenses couvens groupés sur la colline, au-dessous du château, méritent aussi d’être visités.

Les temples de Pœstum, dont les riches dépouilles ont servi à décorer les monumens de Salerne, sont situés à l’extrémité de l’immense plage qui s’étend de cette dernière ville au petit port de l’Agropoli. Du haut du château de Robert Guiscard, avec une bonne lunette, on pourrait compter leurs colonnes et cependant on en est séparé par une distance de plus de vingt milles en ligne directe, et de vingt-quatre milles par le chemin de la Scaffa. On fait ces vingt quatre milles avec une rapidité merveilleuse, et cela, sans changer de chevaux de poste, sans relayer. Mais ces petits chevaux à demi-sauvages, qu’on élève dans la maremme, au bord de la mer, et dont on pourrait compter les os, ont des jarrets de fer. En cinq heures, et tout d’un trait, ils franchissent la distance qui sépare Salerne des temples, sans paraître échauffés le moins du monde. Il est vrai que la route est entièrement plane, et aussi bien entretenue que la plus belle route anglaise.

En quittant Salerne, on laisse sur la droite un petit fortin ou torrione, bâti sur un rocher entre la route et la mer, et l’on s’engage au milieu d’une vaste plaine coupée de haies, et semée çà et là de quelques bouquets de gros chênes. Cette plaine est admirablement cultivée. Elle est arrosée par plusieurs ruisseaux que l’on traverse sur des ponts nouvellement construits, et dont la voûte est toujours fort élevée. Près de chacun de ces ponts modernes on aperçoit presque toujours l’arc à demi ruiné du pont antique. C’est à ces ruisseaux qu’il faut surtout attribuer la richesse de la plaine que l’on traverse, car la glaise légère et sablonneuse qui en compose le sol a besoin d’être arrosée. Cette terre légère est cependant d’une grande fertilité. Sur cinq ans, elle n’en reste qu’un en jachère, et produit d’ordinaire quatre récoltes de grains : deux années de froment, une d’orge, une d’avoine. L’année de jachère est loin encore d’être improductive. Les éteules se couvrent d’une forêt d’asphodèle et de plantain lancéolé qui leur donnent l’apparence de nos prairies artificielles, et qui nourrissent de nombreux troupeaux. C’est à ce pays qu’on peut surtout appliquer le vers de Virgile :

Quaeque suo viridi semper se gramine vestit. »

Aux environs de Salerne, la route traverse plusieurs petits villages. Anceltara, Saint-Léonard, Vicenza, Tavernolo. Les environs de ces villages sont plantés d’ormes et de peupliers de la Caroline. Au-delà de ces plantations s’étendent de grandes prairies, et, par-delà ces prairies et les sables dorés de la plage, étincelle la ligne azurée de la mer. Ce pays ressemble d’une manière frappante à la Normandie, entre Avranches et le mont Saint-Michel.

Au-delà de Battipaglia, le sol, toujours aussi fertile, n’est plus cultivé que par places, et l’on traverse d’immenses landes couvertes de chardons blancs et d’artichauts sauvages. De grands troupeaux de chevaux et de buffles paissent en liberté dans ces plaines. Si les arbres étaient moins rares et les eaux plus abondantes, on pourrait se croire dans les marais Pontins. Cependant la végétation est loin d’être tout-à-fait nulle, et la route contourne, par places, des petits bois de liéges et de chênes verts. Tout à coup, au milieu de ces solitudes et au détour de l’un de ces bois, nous aperçûmes des hommes à cheval armés de longs fusils ; cinq à six piétons également armés les suivaient, et tous semblaient se diriger vers nous. Cette rencontre dans ce désert n’était rien moins que rassurante. Quelques minutes auparavant, le postillon venait de nous montrer la place où avaient été assassinés, il y a dix ou douze ans, ces deux jeunes époux anglais qui, comme nous, se rendaient à Pœstum. Les yeux attachés sur ce groupe armé, notre postillon, qui n’était pas brave, ralentissait le pas des chevaux, et paraissait se consulter, ne sachant sans doute s’il devait passer outre ou faire volte-face ; lorsque nous vîmes une autre bande plus nombreuse encore se montrer à l’angle du bois et s’avancer rapidement vers nous comme la première. À cette vue, le visage de notre postillon s’éclaircit, il se dressa sur son siége, comme le cocher d’un char antique, et, faisant claquer son fouet, il poussa ses chevaux de toute leur vitesse, comme s’il eût voulu charger ces bandes suspectes. Parmi tous ces gens armés, notre homme avait reconnu des habits d’uniforme, et ses craintes s’étaient dissipées. Ces vingt et quelques hommes n’étaient que l’avant-garde d’une petite armée que nous rencontrâmes au-delà du bois. Cette troupe, composée de la milice de Laurino, d’Altavilla et d’Eboli, et de quelques carabiniers à pied et à cheval, escortait trois lourdes charrettes traînées par des bœufs et soigneusement enveloppées de grands paillassons. Que pouvaient contenir ces charrettes si bien escortées ? J’interrogeai notre postillon : « Eccellenza ! me dit-il avec une singulière expression de convoitise, vous voyez bien, c’est de l’argent ! — De l’argent ? Et d’où vient cet argent ? — C’est l’impôt de la Basilicate ; tout cela va à Naples. — Et sous bonne escorte : on dirait un convoi en pays ennemi. — C’est que, voyez-vous, il y a tant d’argent ! — Et là-bas, dans ces montagnes, si peu d’honnêtes gens. — Soyez sûr, reprit-il avec une expression de mystère des plus comiques, et en me montrant les gens de l’escorte, soyez sûr qu’il n’y en a guère plus parmi tous ces chapeaux pointus, et s’ils ne se faisaient pas peur l’un à l’autre, s’ils osaient, ils feraient comme le chien de Cucciniello, et au lieu de porter à leur cou, dans un panier, le déjeuner de leur maître, ils laisseraient là le panier et mangeraient le déjeuner. En vérité, il n’y a d’honnêtes, dans le pays, que les gens de Salerne et les forestieri !

À la Scaffa, on traverse le Sele (ancien Silarus) sur un mauvais bac qu’on paie fort cher. C’est une rivière qui rappelle le Tibre à Rome ; elle est boueuse et encaissée comme ce fleuve ; un troupeau de buffles dont on ne voyait que les narines fumantes et les yeux farouches à travers une forêt de ces grands roseaux de vingt pieds de hauteur, comme il en croît, en Italie, dans la vase au bord des eaux, donnait au morne paysage que présentent les rives une sorte d’animation sauvage. Quelques-uns de ces animaux étaient plongés dans l’eau bourbeuse jusqu’aux narines ; on eût dit des hippopotames au bord d’un fleuve africain. À quelques milles au-dessus de la Scaffa et au-delà du confluent du Sele et de la Calone, de grands bois couvrent la plaine et revêtent les premières pentes du mont Alburno ; c’est la forêt de Persano, refuge accoutumé des brigands de la principauté citérieure et la plus belle des chasses royales. Gio le Calabrois est le dernier des brigands de quelque renom qui ait choisi la forêt de Persano pour théâtre de ses prouesses. Gio était la terreur des habitans d’Eboli et d’Altavilla ; il avait commis plusieurs meurtres ; mais son adresse et son audace étaient si grandes, que jamais les carabiniers n’avaient pu le saisir. Le chef de la police de Salerne mit alors sa tête à prix, et ce furent trois paysans d’Albanello qui le vendirent. L’un de ces paysans l’avait connu lorsqu’il gardait les troupeaux d’un fermier d’Ogliocastro, et il lui avait plusieurs fois apporté des vivres que le brigand lui payait généreusement ; du reste, jamais Gio ne buvait de vin et ne mangeait de pain sans en avoir fait préalablement goûter à ceux qui les lui apportaient. Il n’y avait donc pas moyen de l’empoisonner, ni même de mêler des narcotiques à ses alimens. Les paysans d’Albanello jouèrent donc avec lui au plus fin, et voici le moyen qu’ils employèrent pour se rendre maîtres de sa personne. Ils firent cacher six carabiniers dans l’une des premières maisons d’Albanello. Gio traversait souvent ce village, mais il était trop prudent pour s’y arrêter ; il aimait de passion le jeu du disque, et, quand il était de bonne humeur, il faisait volontiers la partie avec ceux qu’il rencontrait. Nos gens allèrent ce jour-là au-devant de lui tout en jouant ; Gio ne manqua pas de se mêler de la partie ; ceux-ci l’accueillirent avec joie et eurent soin de s’adosser au village. Puis, quand le jeu fut bien en train, l’un d’eux, qui était fort adroit, lança, comme par hasard, le disque dans la cour de la maison où les carabiniers étaient embusqués. Gio, dans l’ardeur du jeu, se précipita dans cette cour pour ramasser le disque, mais à peine était-il entré, qu’un des paysans poussa brusquement la porte et l’enferma ; tandis que Gio s’efforçait de l’enfoncer, les carabiniers accoururent et se précipitèrent sur lui. Le brigand, en se défendant, en blessa un mortellement, mais il fut contraint de céder au nombre et de se laisser garotter. Il fut exécuté à Salerne un jour de marché.

Au-delà du Sele, on fait encore plusieurs milles à travers des plaines incultes à l’extrémité desquelles on aperçoit, à l’horizon, les temples de Pœstum, dont la masse brune se dessine sur l’azur des montagnes d’Ogliocastro. Peu à peu ces temples grandissent, leurs colonnades se détachent du fond obscur, et l’on reconnaît des monumens grecs. Arrivé dans l’enceinte de la ville, j’ai été fort désappointé en voyant que l’on avait choisi une partie de cet emplacement pour établir une ferme. Cette ferme et les cabarets construits dans le voisinage des temples nuisent beaucoup au premier effet de ces belles ruines. Des monumens de ce genre ont surtout besoin de solitude, et les mendians, aubergistes, custodes, guides, fiévreux, vendeurs de médailles et de terres cuites, qui vous entourent et vous assiégent aussitôt que vous avez mis pied à terre, vous causent la plus désagréable des distractions. On a beau prendre sur soi et s’armer de patience, l’acharnement de ces misérables est tel, que bon gré mal gré il faut lever la canne pour les tenir à distance. Leurs bandes ne cessent de vous escorter et de vous assourdir, que lorsqu’ils sont convaincus par expérience que vous êtes décidés à leur distribuer en coups de canne le qualche cosa qu’ils vous demandent insolemment. Au premier geste menaçant, tous fuient, et aussitôt, comme par prodige, on retrouve la solitude et la liberté.

Délivré enfin, je courus au premier temple, et je fus étonné de la petitesse de ses proportions. Deux cents personnes ne tiendraient pas dans son enceinte, et ses colonnes courtes et ramassées sont si rapprochées, que trois personnes ne pourraient passer de front dans l’entrecolonnement. Ce premier temple était consacré à Cérès. L’ensemble en est élégant, quoiqu’un peu lourd. C’est de la force et de la solidité sans grandeur, et c’est en cela surtout que les édifices de Pœstum diffèrent des monumens romains qui réunissent à la fois force, grandeur et solidité.

Le temple de Neptune, le plus vaste de ces édifices, s’élève au milieu des broussailles, à deux portées de fusil du temple de Cérès ; tous les deux semblent placés de front. On a comparé le temple de Neptune à celui de Thésée, à Athènes, avec lequel il offre sans doute de nombreux points de ressemblance ; mais il n’a pas de cella comme ce temple ; un second rang de colonnes remplace cette muraille intérieure. Les chapiteaux des colonnes du temple de Pœstum sont aussi moins ornés que les chapiteaux grecs, et ses dimensions moins précises et moins élégantes ; ses colonnes diffèrent de diamètre, décroissent trop rapidement de la base au sommet, et les espaces qui les séparent sont inégaux, comme j’ai pu m’en assurer en les mesurant. Ces temples, que l’on fait remonter à plus de 800 ans avant l’ère chrétienne, et dont on attribue la construction à une colonie dorienne, ne sont en réalité que de curieux monumens de l’art dans son enfance, et il faut être bien enthousiaste pour y découvrir de grandes beautés. Ces lourdes et inégales colonnes, aux canelures profondes, aux chapiteaux ressemblant plutôt à des meules de moulin qu’à l’élégant chapiteau dorique (ils ne se composent en effet que du tailloir, de l’ove et de l’astragale, sans filets, sans gorge, ni listel), soutenant une frise nue et une architrave dont les triglyphes sont grossièrement sculptés, et dont le fût, sans plinthe, sans base et même sans escape, porte crûment sur le pavé du temple, espèce de socle commun à toute la colonnade, ces colonnes, dis-je, ne sont guère que les commencemens de l’art dorique. Il y a donc aussi loin de ces temples de Pœstum aux temples de Thésée et au Parthénon, ces ouvrages du dorique le plus achevé, que de ces édifices au temple de Jupiter Olympien, le chef d’œuvre de l’architecture grecque. Ce n’est donc pas à ces monumens les plus remarquables de l’art grec qu’il faut les comparer, mais plutôt au temple de la Concorde à Agrigente ou au Sisypheum de Corinthe. Ce dernier édifice était déjà tellement ruiné du temps de Strabon, que ce père de l’archéologie ne peut décider si les colonnes, restées debout, appartenaient à un temple ou à un palais. L’architecture du temple de la Concorde, du Sisypheum et des temples de Pœstum, est absolument semblable : mêmes frises, mêmes chapiteaux, mêmes colonnes ramassées. Ces divers monumens doivent être contemporains. La seule différence est dans la conservation : il ne reste que sept colonnes du Sisypheum, et les temples de la Concorde et de Pœstum sont encore debout tout entiers. Le temple de Neptune est peut-être le mieux conservé de ces édifices. Toutes ses colonnes sont encore à leur place : le massif entablement qu’elles supportent n’a pas même été altéré ; sa corniche et sa cymaise sont encore intactes, prêtes à recevoir la charpente du toit qui seul a été détruit sans laisser de traces. Seulement, en s’effondrant, il a renversé quelques parties de la colonnade intérieure qui le supportait. La basilique est postérieure aux deux temples ; il est évident que ses architectes ont copié.

Quand on vient à penser que plus de 2600 ans se sont écoulés depuis que ces édifices ont été élevés dans cette plaine, leur conservation si parfaite semble tenir du prodige. Il ne reste de la ville qui les entourait que d’informes débris, enfouis sous les joncs et les broussailles. Ses énormes murailles n’ont pu même résister à la destruction, et se sont renversées en partie, et ces temples toujours debout semblent défier encore une longue suite d’années. Quelle miraculeuse puissance les a préservés ? Quel équilibre secret les a maintenus debout à travers tant de siècles ? Cette puissance, c’est leur pauvreté ; cet équilibre, ils le doivent à la forme écrasée de leurs robustes colonnes. Celles-là n’ont pas été construites selon les règles des architectes grecs des grands siècles, encore moins d’après les principes de Vitruve : au lieu de sept diamètres de hauteur que prescrit l’art, c’est à peine si elles en ont cinq ; aussi leur assiette est-elle admirable. Comme elles sont ensuite composées de cinq énormes rondelles placées l’une sur l’autre, elles donnent beaucoup moins de prise au mouvement de balancier que les tremblemens de terre ont pu leur imprimer, que si elles eussent été formées d’une seule pièce. Ajoutez à cela que ces colonnes ne sont point de marbre, mais d’un travertin solide et brut, que leurs rondelles ne sont pas soudées l’une à l’autre par des crampons de fer ou de bronze, que les frontons et les frises des temples ne présentent aucune sculpture ; qu’en un mot, ils n’offrent rien qui ait pu tenter la cupidité des barbares ou le vandalisme plus raffiné des faiseurs de musées et des antiquaires, et vous aurez l’explication du mystère de leur étonnante conservation.

Cette conservation est sans nul doute la première de leurs beautés. Il faut néanmoins convenir que ces trois édifices élevés sur des plateformes au haut desquelles on arrivait par plusieurs rangs de degrés, et placés de front entre la mer et les montagnes, composent un tableau dont l’ensemble surtout est frappant. L’antiquité vit là, moins ornée, moins coquette, mais plus reculée, plus forte et plus imposante qu’à Herculanum ou à Pompéia. La couleur de ces édifices, qui ne sont point déterrés de la veille, est magnifique ; c’est le véritable or des siècles qui brille sur leurs massives colonnes. En pénétrant dans l’enceinte de la ville par la porte orientale, le coup d’œil que présentent ces monumens est incomparable. La basilique s’appuie sur le grand temple, l’élégant profil du temple de Cérès se dessine sur le second plan, et derrière ces édifices et entre leurs colonnes massives brille la mer comme un ruban d’un bleu vif bordé par la riche frange des montagnes violettes de Salerne et d’Amalfi ; l’île de Caprée, noyée dans une vapeur empourprée, forme le dernier plan de ce sublime paysage que termine la mer immense.

Abrité du soleil par le mur de la ville, je terminais une rapide esquisse de ce tableau ; et, retournant dans le passé, je me représentais les tribus des Pélasges débarquant sur ces rivages que l’oracle de Dodone leur avait indiqués sous le nom de terre de Saturne ; je les voyais construisant des villes, bâtissant des temples… quand tout à coup je fus rappelé dans le présent par la voix du custode que tout à l’heure j’avais éconduit avec les mendians ses confrères. Armé d’un long fusil, l’imbécile venait me sommer, de par son excellence le directeur de l’académie de Naples, de respecter les antiquités de sa majesté. Ce manque de respect dont j’étais accusé me semblait un délit si extraordinaire, que je me refusai à croire M. le directeur de l’académie de Naples coupable de l’avoir imaginé. J’envoyai donc promener mon homme et son fusil, et je continuai. Mais au bout d’une demi-heure il revint, escorté de paysans armés tant bien que mal de fourches, de pioches et de bâtons, et, renouvelant sa sommation, il étala devant moi une grosse liasse de permissions bien et dûment signées du directeur de l’académie de Naples. Il n’était que trop vrai, ces permissions accordées à tels et tels touristes anglais, russes ou français, autorisaient ces messieurs à dessiner les monumens de Pœstum. Mon esquisse était terminée ; et cependant, se voir traqué comme une bête fauve sur le sol classique des arts, parce qu’un manant vous a pris en flagrant délit de dessin, me semblait une situation si comique, que j’eus un moment l’idée de la faire durer et de me poser en don Quichotte des arts. La vue du plus petit pistolet de poche eût suffi pour mettre en fuite ces importuns ; néanmoins je résistai à la tentation ; une fois maître du terrain, qu’aurais-je fait de ma victoire ? Je me contentai donc de donner un dernier coup de pinceau, puis je pliai bagage et je me dirigeai vers le portique du temple de Neptune, toujours suivi par le custode et sa petite armée, qui m’observaient à distance. Arrivé dans le temple, j’y trouvai un troupeau de porcs noirs qui s’abritaient à l’ombre, et dont le grouin fouillait scrupuleusement les interstices des pierres de la plinthe qu’ils battaient en brèche, en arrachant les racines des plantes qui s’y étaient glissées. Les porcs ne manquaient sans doute pas de respect pour les antiquités de sa majesté en les dégradant, car le custode les laissait faire. Je fus moins patient, je les chassai à grands coups de canne, au grand étonnement de mes observateurs, et je me dirigeai vers la mer et le petit port de l’Agropoli.

Que conclure de cette aventure que le lecteur me pardonnera de lui avoir si minutieusement racontée ? Qu’il y a de par le monde un directeur d’académie qui s’est imaginé qu’on pouvait dégrader un édifice en le dessinant ; qu’enfin il en était sur cette terre artistique de l’Italie de la faculté de dessiner un monument placé sur une route, en rase campagne, comme d’un droit de chasse qu’on peut interdire à volonté. On croit aimer les arts à Naples, on se fait gloire de les protéger ; mais il nous semble qu’avec ce bizarre système de permission, ce ne sont pas les artistes que l’on protége, mais les monumens qu’on protége contre les artistes, supposant sans doute plus de puissance de destruction à leur crayon qu’à la hache du Vandale ou au cimeterre du Sarrasin.

Une petite plaine couverte de joncs et de ronces, et, par places, de buissons de myrtes, d’églantiers en fleurs, rejetons dégénérés de ces rosiers de Pœstum qui fleurissaient deux fois l’an, s’étend des murailles de la ville jusqu’à la mer. Cette plaine est arrosée ou plutôt infectée par un ruisseau qui descend des montagnes de Carpaccio, et qui, longeant les murs de la ville, vient se perdre dans des dunes au bord de la mer. Ce ruisseau, qui se divise en une infinité de bras, forme, par places, de petits étangs d’eau fangeuse et croupie, dont les rives fourmillent de reptiles de toute espèce, mais surtout de serpens noirs, très agiles et d’assez grandes dimensions. J’avais mis pied à terre, et plusieurs fois je vis quelques-uns de ces reptiles, de quatre à cinq pieds de long, glisser rapidement entre les joncs et les herbages, et se perdre dans le fourré des broussailles. Leur fuite était si rapide, qu’il me fut impossible d’en atteindre un seul. Les balbusards, et une espèce d’aigle pêcheur au plumage fauve, fort commun sur toutes ces plages, leur font une guerre acharnée. Je fus témoin d’un combat entre un de ces oiseaux et un serpent qu’il venait de saisir entre ses serres, et je me rappelai ces vers du poète :

Comme on voit cet oiseau qui porte le tonnerre,
Blessé par un serpent élancé de la terre,
Il s’envole, il emporte au séjour azuré
L’ennemi tortueux dont il est entouré.
..............
Il le presse, il le tient sous ses ongles vainqueurs ;
Par cent coups redoublés il venge ses douleurs.
Le monstre en expirant se débat, se replie ;
Il exhale en poisons les restes de sa vie,
Et l’aigle tout sanglant, fier et victorieux,
Le rejette en fureur et plane au haut des cieux.

Homère ne fait point planer l’aigle au haut des cieux, il le fait voler vers le soleil, et cependant je ne reconnais pas, à ce dernier et magnifique coup de pinceau, la vérité de touche et la naïveté d’un peintre primitif ; loin de voler vers le soleil, l’aigle redescend sur la terre et dévore son ennemi expirant.

La plaine de Pœstum aboutit, du côté de la mer, à des dunes couvertes de grosses touffes de genets d’un jaune éclatant. Derrière ces dunes s’allonge à perte de vue une magnifique plage, d’un sable fin et doré. On a peine à croire qu’un si beau rivage soit l’un des lieux les plus insalubres de la terre. Une grosse tour lombarde, bâtie à l’embouchure de la rivière de Pœstum, est le seul édifice qu’on trouve sur cette plage. Cette vieille tour occupe sans doute l’emplacement de l’ancien port de Possidonia que les sables auront comblé et dont on n’aperçoit plus aucune trace. Les métayers du voisinage ont fait de cette tour une étable et un grenier, une étable au rez-de-chaussée, un grenier à l’étage supérieur. On monte à ce grenier par une échelle placée en dehors de la tour, comme les échelles de moulins à vent. La vue que l’on a de ce point, le seul qui domine toute la plaine, est admirable, et en même temps d’une incroyable tristesse. C’est la solitude des ruines de la campagne de Rome se mêlant aux solitudes sans bornes de l’Océan. D’un côté, en effet, l’œil embrasse toute la plaine de Pœstum à Eboli, cette plaine couverte de landes, de ruines et de forêts, de l’autre toute l’étendue du golfe de Salerne.

L’Agropoli est une jolie marine (on donne ce nom aux petits ports de la côte) située à l’extrémité de la plage de Pœstum, du côté des montagnes d’Ogliocastro, et habitée par une curieuse population de pêcheurs. Quelques savans napolitains, se fondant sur le nom grec de la petite bourgade, lui donnent une origine pélasgienne. Nous n’avons rien remarqué dans les usages, dans les mœurs, ou dans le langage de ses habitans, qui justifiât cette hypothèse ; je fus seulement témoin, en arrivant sur le port, d’une singulière coutume qui du reste, m’a-t-on dit, est commune aux habitans de la côte et aux Siciliens. Deux époux, accompagnés d’un grand concours de peuple, sortaient d’une maisonnette où avait eu lieu le repas de noces ; des jeunes gens jetaient des poignées de blé sur le chemin des mariés et même sur leurs vêtemens, et l’un des conviés, le père du jeune homme, portait devant lui l’os d’un gigot de mouton ; de temps en temps il l’approchait de la bouche du jeune homme en lui criant à tue-tête : Rodi quest osso ! ronge cet os ! car tu viens d’en prendre un plus dur à digérer, ajoutait-il en riant. L’origine du premier de ces deux usages peut être antique, et rappelle la coutume des Romains de jeter des noix devant les nouveaux époux ; le second a tout-à-fait le caractère d’une bouffonnerie italienne.

La plaine inclinée vers la mer, qui sépare Pœstum de l’Agropoli, et qui a encore gardé le nom de Champ-des-Sarrasins (Campo-Saraceno), car ce fut là que les Sarrasins établirent leur camp, lorsqu’en 916 ou 931 (on n’est pas d’accord sur cette date) ils vinrent saccager Pœstum, est couverte en partie de brousailles comme les dunes du littoral. Cette plaine fut, à ce qu’assurent les érudits de Salerne, le théâtre d’un singulier combat entre les habitans de Crotone et ceux de Possidonia ou Pœstum[10], alliés aux Sybarites leurs ennemis. Les habitans de Possidonia, qui partageaient les goûts des Sybarites, et ne pensaient comme eux qu’au plaisir, imaginaient chaque jour de nouveaux divertissemens. Les premiers ils avaient inventé des danses dans lesquelles des chevaux, habilement dressés, figuraient comme acteurs. Les Crotoniates avaient souvent assisté à ces jeux ; quand la guerre commença, ils exercèrent leurs trompettes à répéter les airs de danse des Possidoniens. Le jour de la bataille, lorsque les deux armées furent en présence, et que la cavalerie de Pœstum s’ébranla pour charger, les trompettes des Crotoniates sonnèrent toutes à la fois ces airs de danse. Aussitôt les chevaux de Pœstum, au lieu d’obéir à leurs cavaliers et de pousser à fond leur charge, se mirent à piaffer, et commencèrent un pas de ballet. Les Crotoniates, comme on se l’imagine facilement, ne restèrent pas cette fois tranquilles spectateurs de ces danses ; mais, profitant du désordre qu’une manœuvre si imprévue avait mis dans les rangs de leurs ennemis, ils fondirent aussitôt sur eux et les taillèrent en pièces jusqu’au dernier.

À l’Agropoli, je trouvai un petit cheval qui descendait, sans aucun doute, des chevaux savans de Pœstum ; car, en moins d’une demi-heure, et tout en faisant de véritables tours d’adresse à travers les marécages et les broussailles de la plaine, il me ramena sain et sauf au centre des ruines de cette ville.

Là mon postillon de Salerne m’attendait avec une singulière impatience ; ne me voyant pas revenir, il me croyait victime des brigands ou tout au moins la proie d’un serpent. La voiture était prête, les chevaux attelés, et le soleil commençait à baisser ; nous partîmes donc sans plus tarder, et, talonné par la double peur des serpens et des voleurs, mon postillon joua si constamment du fouet, que nous franchîmes en moins de quatre heures et demie, et toujours avec les mêmes chevaux, la distance que le matin nous avions mis cinq heures à parcourir.

La nuit commençait quand nous rentrâmes à Salerne.


Frédéric Mercey
  1. Villani, Ist., lib. VI, cap. I, pag. 155. — Voir le portrait que cet historien nous a laissé de Frédéric, portrait qui doit être ressemblant, car il est d’une singulière crudité.
  2. Nicolaï de Jamsilla, Histor.
  3. Tombeau de Paul III à Saint-Pierre.
  4. Gaufrid. Malaterra, lib. III, cap. IIChronic. Cassin., liv. III.
  5. Gugliemo Pugliese, lib. III, Rer. normann.
  6. Bizanzi ou bizanti était le nom générique de la monnaie d’or des empereurs grecs. Plus tard, ces princes mirent en circulation des bizanzi d’argent correspondant à l’écu romain de la valeur de 10 jules. Voir Muratori dissert., 28.
  7. Peregrin., In notis ad chronic. Cassin., not. 19.
  8. Maggio Romanesco, le Mât de Cocagne romain, imprimé en 1688 en dialecte romain.
  9. Cette pièce porte la date de 1304.
  10. Oppidum Pœstum, Grœcis Possidonia appellatum. (Plin., lib. III, cap. VI.) — Pœstum, capitale de la Lucanie, resta fidèle aux Romains pendant les guerres puniques, et combattit courageusement Annibal. Lors des invasions des barbares, elle échappa par miracle à la fureur d’Alaric et de ses Goths. Elle avait encore conservé la plupart de ses monumens lorsqu’elle fut détruite de fond en comble par les Sarrasins, au commencement du Xe siècle.