Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Moloch.
Louis Conard (p. 304-351).


XIII

MOLOCH.




Les Barbares n’avaient pas besoin d’une circonvallation du côté de l’Afrique ; elle leur appartenait. Pour rendre plus facile l’approche des murailles, on abattit le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho divisa l’armée par grands demi-cercles, de façon à envelopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires furent placés au premier rang, derrière eux les frondeurs et les cavaliers ; tout au fond, les bagages, les chariots, les chevaux ; en deçà de cette multitude, à trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.

Sous la variété infinie de leurs appellations (qui changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles), elles pouvaient se réduire à deux systèmes : les unes agissant comme des frondes, les autres comme des arcs.

Les premières, les catapultes, se composaient d’un châssis carré, avec deux montants verticaux et une barre horizontale. À sa partie antérieure un cylindre, muni de câbles, retenait un gros timon portant une cuiller pour recevoir les projectiles ; la base en était prise dans un écheveau de fils tordus ; quand on lâchait les cordes, il se relevait et venait frapper contre la barre, ce qui, l’arrêtant par une secousse, multipliait sa vigueur.

Les secondes offraient un mécanisme plus compliqué : sur une petite colonne, une traverse était fixée par son milieu où aboutissait à angle droit une espèce de canal ; aux extrémités de la traverse s’élevaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage de crins ; deux poutrelles s’y trouvaient prises pour maintenir les bouts d’une corde que l’on amenait jusqu’au bas du canal, sur une tablette de bronze. Par un ressort, cette plaque de métal se détachait, et, glissant sur des rainures, poussait les flèches.

Les catapultes s’appelaient également des onagres, comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec leurs pieds ; et les balistes, des scorpions, à cause d’un crochet dressé sur la tablette, et qui, s’abaissant d’un coup de poing, faisait partir le ressort.

Leur construction exigeait de savants calculs ; leurs bois devaient être choisis dans les essences les plus dures, leurs engrenages tous d’airain ; elles se bandaient avec des leviers, des moufles, des cabestans ou des tympans ; de forts pivots variaient la direction de leur tir, des cylindres les faisaient s’avancer, et les plus considérables, que l’on apportait pièce à pièce, étaient remontées en face de l’ennemi.

Spendius disposa les trois grandes catapultes vers les trois angles principaux ; devant chaque porte il plaça un bélier, devant chaque tour une baliste, et des carrobalistes circuleraient par derrière. Mais il fallait les garantir contre les feux des assiégés, et combler d’abord le fossé qui les séparait des murailles.

On avança des galeries en claies de joncs verts et des cintres en chêne, pareils à d’énormes boucliers, glissant sur trois roues ; de petites cabanes couvertes de peaux fraîches et rembourrées de varech abritaient les travailleurs ; les catapultes et les balistes furent défendues par des rideaux de cordages que l’on avait trempés dans du vinaigre pour les rendre incombustibles. Les femmes et les enfants allaient prendre des cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avec leurs mains et l’apportaient aux soldats.

Les Carthaginois se préparaient aussi.

Hamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant qu’il restait de l’eau dans les citernes pour cent vingt-trois jours. Cette affirmation, sa présence au milieu d’eux, et celle du zaïmph surtout, leur donnèrent bon espoir. Carthage se releva de son accablement ; ceux qui n’étaient pas d’origine chananéenne furent emportés dans la passion des autres.

On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les citoyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze cents hommes survivaient des transfuges, le Suffète les fit tous capitaines ; et les charpentiers, les armuriers, les forgerons et les orfèvres furent préposés aux machines. Les Carthaginois en avaient gardé quelques-unes, malgré les conditions de la paix romaine. On les répara. Ils s’entendaient à ces ouvrages.

Les deux côtés septentrional et oriental, défendus par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur la muraille faisant face aux Barbares, on monta des troncs d’arbre, des meules de moulin, des vases pleins de soufre, des cuves pleines d’huile, et l’on bâtit des fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-forme des tours, et les maisons qui touchaient immédiatement au rempart furent bourrées avec du sable pour l’affermir et augmenter son épaisseur.

Devant ces dispositions, les Barbares s’irritèrent. Ils voulurent combattre tout de suite. Les poids qu’ils mirent dans les catapultes étaient d’une pesanteur si exorbitante, que les timons se rompirent ; l’attaque fut retardée.

Enfin, le treizième jour du mois de Schébat, au soleil levant, on entendit contre la porte de Khamon un grand coup.

Soixante-quinze soldats tiraient des cordes disposées à la base d’une poutre gigantesque, horizontalement suspendue par des chaînes descendant d’une potence ; une tête de bélier, tout en airain, la terminait. On l’avait emmaillotée de peaux de bœuf ; des bracelets en fer la cerclaient de place en place ; elle était trois fois grosse comme le corps d’un homme, longue de cent vingt coudées, et, sous la foule des bras nus la poussant et la ramenant, elle avançait et reculait avec une oscillation régulière.

Les autres béliers, devant les autres portes, commencèrent à se mouvoir. Dans les roues creuses des tympans, on aperçut des hommes qui montaient d’échelon en échelon. Les poulies, les chapiteaux grincèrent, les rideaux de cordages s’abattirent, et des volées de pierres et des volées de flèches s’élancèrent à la fois ; tous les frondeurs éparpillés couraient. Quelques-uns s’approchaient du rempart, en cachant sous leurs boucliers des pots de résine ; puis ils les lançaient à tour de bras. Cette grêle de balles, de dards et de feux passait par-dessus les premiers rangs et faisait une courbe qui retombait derrière les murs. Mais, à leur sommet, de longues grues à mâter les vaisseaux se dressèrent ; et il en descendit de ces pinces énormes qui se terminaient par deux demi-cercles dentelés à l’intérieur. Elles mordirent les béliers. Les soldats, se cramponnant à la poutre, tiraient en arrière. Les Carthaginois halaient pour la faire monter ; et l’engagement se prolongea jusqu’au soir.

Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent leur besogne, le haut des murailles se trouvait entièrement tapissé par des balles de coton, des toiles, des coussins ; les créneaux étaient bouchés avec des nattes ; et, sur le rempart, entre les grues, on distinguait un alignement de fourches et de tranchoirs emmanchés à des bâtons. Une résistance furieuse commença.

Des troncs d’arbres, tenus par des câbles, tombaient et retombaient alternativement en battant les béliers ; des crampons, lancés par des balistes, arrachaient le toit des cabanes ; et, de la plate-forme des tours, des ruisseaux de silex et de galets se déversaient.

Les béliers rompirent la porte de Khamon et la porte de Tagaste. Mais les Carthaginois avaient entassé à l’intérieur une telle abondance de matériaux que leurs battants ne s’ouvrirent pas. Ils restèrent debout.

Alors on poussa contre les murailles des tarières qui, s’appliquant aux joints des blocs, les descelleraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs servants répartis par escouades ; du matin au soir, elles fonctionnaient, sans s’interrompre, avec la monotone précision d’un métier de tisserand.

Spendius ne se fatiguait pas de les conduire. C’était lui-même qui bandait les écheveaux des balistes. Pour qu’il y eût, dans leurs tensions jumelles, une parité complète, on serrait leurs cordes en frappant tour à tour de droite et de gauche, jusqu’au moment où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius montait sur leur membrure. Avec le bout de son pied, il les battait tout doucement, et il tendait l’oreille comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne de la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les pierres s’élançaient en rayons et que les dards couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout entier et jetait ses bras dans l’air, comme pour les suivre.

Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient des plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi, les tenailles à prendre les béliers s’appelant des loups, et les galeries couvertes des treilles, on était des agneaux, on allait faire la vendange ; et, en armant leurs pièces, ils disaient aux onagres : « Allons, rue bien ! » et aux scorpions : « Traverse-les jusqu’au cœur ! » Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur courage.

Cependant les machines ne démolissaient point le rempart. Il était formé par deux murailles et tout rempli de terre ; elles abattaient leurs parties supérieures. Les assiégés, chaque fois, les relevaient. Mâtho ordonna de construire des tours en bois qui devaient être aussi hautes que les tours de pierre. On jeta, dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets et des chariots avec leurs roues afin de l’emplir plus vite ; avant qu’il fût comblé, l’immense foule des Barbares ondula sur la plaine d’un seul mouvement, et vint battre le pied des murs, comme une mer débordée.

On avança les échelles de corde, les échelles droites et les sambuques, c’est-à-dire deux mâts d’où s’abaissaient, par des palans, une série de bambous que terminait un pont mobile. Elles formaient de nombreuses lignes droites appuyées contre le mur ; et les Mercenaires, à la file les uns des autres, montaient en tenant leurs armes à la main. Pas un Carthaginois ne se montrait ; déjà ils touchaient aux deux tiers du rempart. Les créneaux s’ouvrirent, en vomissant, comme des gueules de dragon, des feux et de la fumée ; le sable s’éparpillait, entrait par le joint des armures ; le pétrole s’attachait aux vêtements ; le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs ; une pluie d’étincelles s’éclaboussait contre les visages, et des orbites sans yeux semblaient pleurer des larmes grosses comme des amandes. Des hommes, tout jaunes d’huile, brûlaient par la chevelure. Ils se mettaient à courir, enflammaient les autres. On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang. Quelques-uns qui n’avaient pas de blessure restaient immobiles, plus raides que des pieux, la bouche ouverte et les deux bras écartés.

L’assaut, pendant plusieurs jours de suite, recommença, les Mercenaires espérant triompher par un excès de force et d’audace.

Quelquefois un homme sur les épaules d’un autre enfonçait une fiche entre les pierres, puis s’en servait comme d’un échelon pour atteindre au delà, en plaçait une seconde, une troisième ; et, protégés par le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à peu ils s’élevaient ainsi ; mais, toujours à une certaine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop plein débordait ; sous les pas des vivants, les blessés pêle-mêle s’entassaient avec les cadavres et les moribonds. Au milieu des entrailles ouvertes, des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires ; et des bras et des jambes à moitié sortis d’un monceau se tenaient tout debout, comme des échalas dans un vignoble incendié.

Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa les tollénones, instruments composés d’une longue poutre établie transversalement sur une autre, et portant à son extrémité une corbeille quadrangulaire où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs armes.

Mâtho voulut monter dans la première qui fut prête. Spendius l’arrêta.

Des hommes se courbèrent sur un moulinet ; la grande poutre se leva, devint horizontale, se dressa presque verticalement, et, trop chargée par le bout, elle pliait comme un immense roseau. Les soldats, cachés jusqu’au menton, se tassaient ; on n’apercevait que les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à cinquante coudées dans l’air, elle tourna de droite et de gauche plusieurs fois, puis s’abaissa ; et, comme un bras de géant qui tiendrait sur sa main une cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la corbeille pleine d’hommes. Ils sautèrent dans la foule, et jamais ils ne revinrent.

Tous les autres tollénones furent bien vite disposés ; il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la ville. On les utilisa d’une façon meurtrière : des archers éthiopiens se plaçaient dans les corbeilles ; puis, les câbles étant assujettis, ils restaient suspendus et tiraient des flèches empoisonnées.

Les cinquante tollénones, dominant les créneaux, entouraient ainsi Carthage, comme de monstrueux vautours ; et les Nègres riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans des convulsions atroces.

Hamilcar y envoya des hoplites ; il leur faisait boire chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait du poison.

Un soir, par un temps obscur, il embarqua les meilleurs de ses soldats sur des gabares, des planches, et, tournant à la droite du port, il vint débarquer à la Taenia. Ils s’avancèrent jusqu’aux premières lignes des Barbares, et, les prenant par le flanc, en firent un grand carnage. Des hommes suspendus à des cordes descendaient la nuit du haut des murs avec des torches à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires et remontaient.

Mâtho était acharné ; chaque obstacle renforçait sa colère ; il en arrivait à des choses terribles et extravagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un rendez-vous ; puis il l’attendit. Elle ne vint pas ; cela lui parut une trahison nouvelle ; désormais, il l’exécra. S’il avait vu son cadavre, il se serait peut-être en allé. Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes dans la terre, et il commanda aux Libyens de lui apporter toute une forêt pour y mettre le feu et brûler Carthage, comme une tanière de renards.

Spendius s’obstinait au siège. Il cherchait à inventer des machines épouvantables.

Les autres Barbares, campés au loin sur l’isthme, s’ébahissaient de ces lenteurs ; ils murmuraient ; on les lâcha.

Alors ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leurs javelots, dont ils battaient les portes. La nudité de leurs corps facilitant leurs blessures, les Carthaginois les massacraient abondamment ; et les Mercenaires s’en réjouirent, sans doute par jalousie du pillage. Il en résulta des querelles, des combats entre eux. La campagne étant ravagée, bientôt on s’arracha les vivres. Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s’en allèrent. La foule était si grande qu’il n’y parut pas.

Les meilleurs tentèrent de creuser des mines ; le terrain, mal soutenu, s’éboula. Ils les recommencèrent en d’autres places ; Hamilcar devinait toujours leur direction en appliquant son oreille contre un bouclier de bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin que devaient parcourir les tours de bois ; quand on voulut les pousser, elles s’enfoncèrent dans des trous.

Enfin, tous reconnurent que la ville était imprenable, tant que l’on n’aurait pas élevé jusqu’à la hauteur des murailles une longue terrasse qui permettrait de combattre sur le même niveau ; on en paverait le sommet pour faire rouler dessus les machines. Alors, il serait bien impossible à Carthage de résister.

Elle commençait à souffrir de la soif. L’eau, qui valait au début du siège deux késitahs le bath, se vendait maintenant un shekel d’argent ; les provisions de viande et de blé s’épuisaient aussi ; on avait peur de la faim ; quelques-uns même parlaient des bouches inutiles, ce qui effrayait tout le monde.

Depuis la place de Khamon jusqu’au temple de Melkarth, des cadavres encombraient les rues ; et, comme on était à la fin de l’été, de grosses mouches noires harcelaient les combattants. Des vieillards transportaient les blessés, et les gens dévots continuaient les funérailles fictives de leurs proches et de leurs amis, défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire avec des cheveux et des vêtements s’étalaient en travers des portes. Elles se fondaient à la chaleur des cierges brûlant près d’elles ; la peinture coulait sur leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des vivants, qui psalmodiaient, à côté, des chansons lugubres.

La foule, pendant ce temps-là, courait ; les capitaines criaient des ordres, et l’on entendait toujours le heurt des béliers.

La température devint si lourde que les corps, se gonflant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils. On les brûlait au milieu des cours. Les feux, trop à l’étroit, incendiaient les murailles voisines, et de longues flammes s’échappaient des maisons comme du sang qui jaillit d’une artère. Ainsi Moloch possédait Carthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans les rues, il dévorait jusqu’aux cadavres.

Des hommes qui portaient, en signe de désespoir, des manteaux faits de haillons ramassés, s’établirent au coin des carrefours. Ils déclamaient contre les Anciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine entière et l’engageaient à tout détruire et à tout se permettre. Les plus dangereux étaient les buveurs de jusquiame ; dans leurs crises, ils se croyaient des bêtes féroces et sautaient sur les passants, qu’ils déchiraient. Des attroupements se faisaient autour d’eux ; on en oubliait la défense de Carthage. Le Suffète imagina d’en payer d’autres pour soutenir sa politique.

Afin de retenir dans la ville le Génie des dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs sur les Patæques et des cilices autour des autels ; on tâchait d’exciter l’orgueil et la jalousie des Baals en leur chantant à l’oreille : « Tu vas te laisser vaincre ! les autres sont plus forts, peut-être ? Montre-toi ! aide-nous ! afin que les peuples ne disent pas : Où sont maintenant leurs dieux ? »

Une anxiété permanente agitait les collèges des pontifes. Ceux de la Rabbet surtout avaient peur, le rétablissement du zaïmph n’ayant pas servi. Ils se tenaient enfermés dans la troisième enceinte, inexpugnable comme une forteresse. Un seul d’entre eux se hasardait à sortir, le grand-prêtre Schahabarim.

Il venait chez Salammbô. Mais il restait tout silencieux, la contemplant les prunelles fixes, ou bien il prodiguait les paroles ; et les reproches qu’il lui faisait étaient plus durs que jamais.

Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d’avoir suivi ses ordres ; Schahabarim avait tout deviné, et l’obsession de cette idée avivait les jalousies de son impuissance. Il l’accusait d’être la cause de la guerre. Mâtho, à l’en croire, assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph ; et il déversait des imprécations et des ironies sur ce Barbare, qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n’était pas cela, pourtant, que le prêtre voulait dire.

Salammbô n’éprouvait pour lui aucune terreur. Les angoisses dont elle souffrait autrefois l’avaient abandonnée. Une tranquillité singulière l’occupait. Ses regards, moins errants, brillaient d’une flamme limpide.

Le python était redevenu malade ; et, comme Salammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille Taanach s’en réjouissait, convaincue qu’il prenait par ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.

Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de bœuf, enroulé sur lui-même, plus froid qu’un marbre, et la tête disparaissant sous un amas de vers. À ses cris, Salammbô survint. Elle le retourna quelque temps avec le bout de sa sandale, et l’esclave fut ébahie de son insensibilité.

La fille d’Hamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes avec tant de ferveur. Elle passait des journées au haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balustrade, s’amusant à regarder devant elle. Le sommet des murailles, au bout de la ville, découpait sur le ciel des zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient tout du long comme une bordure d’épis. Elle apercevait au delà, entre les tours, les manœuvres des Barbares ; les jours que le siège était interrompu, elle pouvait même distinguer leurs occupations. Ils raccommodaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentes étaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et au loin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle, semblaient un cimeterre d’argent étendu à la base des monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa mémoire. Elle attendait son fiancé Narr’Havas. Elle aurait voulu, malgré sa haine, revoir Mâtho. De tous les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être, qui lui eût parlé sans peur.

Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s’asseyait sur les coussins et il la considérait d’un air presque attendri, comme s’il eût trouvé dans ce spectacle un délassement à ses fatigues. Il l’interrogeait quelquefois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui demanda si personne, par hasard, ne l’y avait poussée ; d’un signe de tête, elle répondit que non, tant Salammbô était fière d’avoir sauvé le zaïmph.

Mais le Suffète revenait toujours à Mâtho, sous prétexte de renseignements militaires. Il ne comprenait rien à l’emploi des heures qu’elle avait passées dans la tente. En effet, Salammbô ne parlait pas de Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir effectif, les malédictions que l’on rapportait à quelqu’un pouvaient se tourner contre lui ; et elle taisait son envie d’assassinat, de peur d’être blâmée de n’y avoir point cédé. Elle disait que le Schalischim paraissait furieux, qu’il avait crié beaucoup, puis qu’il s’était endormi. Salammbô n’en racontait pas davantage, par honte peut-être, ou par un excès de candeur faisant qu’elle n’attachait guère d’importance aux baisers du soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête, mélancolique et brumeux comme le souvenir d’un rêve accablant ; elle n’aurait su de quelle manière, par quels discours l’exprimer.

Un soir qu’ils se trouvaient ainsi l’un en face de l’autre, Taanach effarée survint. Un vieillard avec un enfant était là, dans les cours, et voulait voir le Suffète.

Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :

— Qu’il monte !

Iddibal entra, sans se prosterner. Il tenait par la main un jeune garçon couvert d’un manteau en poil de bouc ; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait sa figure :

— Le voilà, Maître ! Prends-le !

Le Suffète et l’esclave s’enfoncèrent dans un coin de la chambre.

L’enfant était resté au milieu ; d’un regard plus attentif qu’étonné, il parcourait le plafond, les meubles, les colliers de perles traînant sur les draperies de pourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée vers lui.

Il avait dix ans peut-être, et n’était pas plus haut qu’un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cherchaient des espaces. Les narines de son nez mince palpitaient largement ; sur toute sa personne s’étalait l’indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté son manteau trop lourd, il resta revêtu d’une peau de lynx attachée autour de sa taille, et il appuyait résolument sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de poussière. Sans doute, il devina que l’on agitait des choses importantes, car il se tenait immobile, une main derrière le dos et le menton baissé, avec un doigt dans la bouche.

Hamilcar, d’un signe, attira Salammbô et il lui dit à voix basse :

— Tu le garderas chez toi, entends-tu ! Il faut que personne, même de la maison, ne connaisse son existence !

Puis, derrière la porte, il demanda encore une fois à Iddibal s’il était bien sûr qu’on ne les eût pas remarqués.

— Non ! dit l’esclave ; les rues étaient vides.

La guerre emplissant toutes les provinces, il avait eu peur pour le fils de son maître. Ne sachant où le cacher, il était venu le long des côtes, sur une chaloupe : et, depuis trois jours, Iddibal louvoyait dans le golfe, en observant les remparts ; ce soir-là, comme les alentours de Khamon semblaient déserts, il avait franchi la passe lestement et débarqué près de l’arsenal, l’entrée du port étant libre.

Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un immense radeau pour empêcher les Carthaginois d’en sortir. Ils relevaient les tours de bois, et, en même temps, la terrasse montait.

Les communications avec le dehors étant interceptées, une famine intolérable commença.

On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les ânes, puis les quinze éléphants que le Suffète avait ramenés. Les lions du temple de Moloch étaient devenus furieux ; et les hiérodoules n’osaient plus s’en approcher. On les nourrit d’abord avec les blessés des Barbares ; ensuite on leur jeta des cadavres encore tièdes ; ils les refusèrent, et moururent. Au crépuscule, des gens erraient le long des vieilles enceintes, et cueillaient entre les pierres des herbes et des fleurs qu’ils faisaient bouillir dans du vin ; le vin coûtait moins cher que l’eau. D’autres se glissaient jusqu’aux avant-postes de l’ennemi et venaient sous les tentes voler de la nourriture ; les Barbares, pris de stupéfaction, quelquefois les laissaient s’en retourner. Un jour arriva où les Anciens résolurent d’égorger, entre eux, les chevaux d’Eschmoûn. C’étaient des bêtes saintes, dont les pontifes tressaient les crinières avec des rubans d’or, et qui signifiaient par leur existence le mouvement du soleil, l’idée du feu sous la forme la plus haute. Leurs chairs, coupées en portions égales, furent enfouies derrière l’autel. Puis, tous les soirs, alléguant quelque dévotion, les Anciens montaient vers le temple, se régalaient en cachette ; et ils remportaient sous leur tunique un morceau pour leurs enfants. Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habitants moins misérables, par peur des autres, s’étaient barricadés.

Les pierres des catapultes et les démolitions ordonnées pour la défense avaient accumulé des tas de ruines au milieu des rues. Aux heures les plus tranquilles, tout à coup des masses de peuple se précipitaient en criant ; et, du haut de l’Acropole, les incendies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés sur les terrasses, et que le vent tordait.

Les trois grandes catapultes ne s’arrêtaient pas. Leurs ravages étaient extraordinaires ; ainsi la tête d’un homme alla rebondir sur le fronton des Syssites ; dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant, avec le lit, emporté jusqu’au carrefour de Cinasyn, où l’on retrouva la couverture.

Ce qu’il y avait de plus irritant, c’était les balles des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les jardins et au milieu des cours, tandis que l’on mangeait, attablé devant un maigre repas et le cœur gros de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des lettres gravées qui s’imprimaient dans les chairs ; et, sur les cadavres, on lisait des injures, telles que pourceau, chacal, vermine, et parfois des plaisanteries : attrape ! ou : je l’ai bien mérité.

La partie du rempart qui s’étendait depuis l’angle des ports jusqu’à la hauteur des citernes fut enfoncée.

Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la vieille enceinte de Byrsa par derrière et les Barbares par devant. Mais on avait assez que d’épaissir la muraille et de la rendre le plus haut possible, sans s’occuper d’eux ; on les abandonna ; tous périrent ; et bien qu’ils fussent haïs généralement, on en conçut pour Hamilcar une grande horreur.

Le lendemain, il ouvrit les fosses où il gardait du blé ; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant trois jours on se gorgea.

La soif n’en devint que plus intolérable ; et toujours ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait, en tombant, l’eau claire de l’aqueduc.

Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un événement, sur quelque chose de décisif, d’extraordinaire.

Ses propres esclaves arrachèrent les lames d’argent du temple de Melkarth ; on tira du port quatre longs bateaux, avec des cabestans on les amena jusqu’au bas des Mappales, le mur qui donnait sur le rivage fut troué ; et ils partirent pour les Gaules afin d’y acheter, n’importe à quel prix, des Mercenaires. Cependant Hamilcar se désolait de ne pouvoir communiquer avec le roi des Numides, car il le savait derrière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr’Havas, trop faible, n’allait pas se risquer seul ; le Suffète fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser dans l’Acropole tout le matériel des arsenaux et encore une fois réparer les machines.

On se servait, pour les entortillages des catapultes, de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Il n’existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux. Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs femmes ; toutes les sacrifièrent ; la quantité ne fut pas suffisante. On avait, dans les bâtiments des Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que l’on destinait aux prostitutions de la Grèce et de l’Italie, et leurs cheveux, rendus élastiques par l’usage des onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines de guerre. La perte, plus tard, serait trop considérable. Donc il fut décidé qu’on choisirait, parmi les épouses des plébéiens, les plus belles chevelures. Sans aucun souci des besoins de la patrie, elles crièrent en désespérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avec des ciseaux, mettre la main sur elles.

Un redoublement de fureur animait les Barbares. On les voyait, au loin, prendre la graisse des morts pour huiler leurs machines ; d’autres en arrachaient les ongles qu’ils cousaient bout à bout afin de se faire des cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes des vases pleins de serpents apportés par les Nègres ; les pots d’argile se cassaient sur les dalles, les serpents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient nombreux, sortir des murs naturellement. Les Barbares, mécontents de leur invention, la perfectionnèrent ; ils lançaient toutes sortes d’immondices, des excréments humains, des morceaux de charogne, des cadavres. La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tombaient de la bouche, et ils avaient les gencives décolorées comme celles des chameaux après un voyage trop long.

Les machines furent dressées sur la terrasse, bien qu’elle n’atteignît pas encore la hauteur du rempart. Devant les vingt-trois tours des fortifications se dressaient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollénones étaient remontés, et au milieu, plus en arrière, apparaissait la formidable hélépole de Démétrius Poliorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite. Pyramidale comme le phare d’Alexandrie, elle était haute de cent trente coudées et large de vingt-trois, avec neuf étages allant tous en diminuant vers le sommet et qui étaient défendus par des écailles d’airain, percés de portes nombreuses, remplis de soldats ; sur la plate-forme supérieure se dressait une catapulte flanquée de deux balistes.

Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui parleraient de se rendre ; les femmes mêmes furent embrigadées. Ils couchaient dans les rues, et l’on attendait plein d’angoisses.

Puis un matin, un peu avant le lever du soleil (c’était le septième jour du mois de Nysan), ils entendirent un grand cri poussé par les Barbares ; les trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes cornes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux. Tous se levèrent et coururent au rempart.

Une forêt de lances, de piques et d’épées se hérissait à sa base. Elle sauta contre les murailles, les échelles s’y accrochèrent ; et, dans la baie des créneaux, des têtes de Barbares parurent.

Des poutres soutenues par de longues files d’hommes battaient les portes ; aux endroits où la terrasse manquait, les Mercenaires, pour démolir le mur, arrivaient en cohortes serrées, la première ligne se tenant accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres successivement se dressaient jusqu’aux derniers qui restaient tout droits ; tandis qu’ailleurs, pour monter dessus, les plus hauts s’avançaient en tête, les plus bas à la queue ; et tous, du bras gauche, appuyaient sur leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le bord si étroitement, qu’on aurait dit un assemblage de grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces masses obliques.

Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des pilons, des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guettaient dans les embrasures avec un filet de pêcheur ; quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les mailles et se débattait comme un poisson. Ils démolissaient eux-mêmes leurs créneaux ; des pans de mur s’écroulaient en soulevant une grande poussière ; les catapultes de la terrasse tirant les unes contre les autres, leurs pierres se heurtaient, et éclataient en mille morceaux qui faisaient sur les combattants une large pluie.

Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu’une grosse chaîne de corps humains ; elle débordait dans les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche aux deux bouts, se roulait sans avancer, perpétuellement. Ils s’étreignaient, couchés à plat ventre comme des lutteurs. Les femmes, penchées sur les créneaux, hurlaient. On les tirait par leurs voiles, et la blancheur de leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre les bras des Nègres y enfonçant des poignards. Des cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient pas ; soutenus par les épaules de leurs compagnons, ils allaient quelques minutes tout debout et les yeux fixes. Quelques-uns, les deux tempes traversées par une javeline, balançaient leur tête comme des ours. Des bouches ouvertes pour crier restaient béantes ; des mains s’envolaient coupées. Il y eut là de grands coups, et dont parlèrent pendant longtemps ceux qui survécurent.

Des flèches jaillissaient du sommet des tours de bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient aller rapidement leurs longues antennes ; et comme les Barbares avaient saccagé, sous les catacombes, le vieux cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Carthaginois des dalles de tombeaux. Sous le poids des corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se rompaient, et des masses d’hommes, levant les bras, tombaient du haut des airs.

Jusqu’au milieu du jour, les vétérans des hoplites s’étaient acharnés contre la Tænia pour pénétrer dans le port et détruire la flotte. Hamilcar fit allumer sur la toiture de Khamon un feu de paille humide ; la fumée les aveuglant, ils se rabattirent à gauche et vinrent augmenter l’horrible cohue qui se poussait dans Malqua. Des syntagmes, composés d’hommes robustes, choisis tout exprès, avaient enfoncé trois portes ; de hauts barrages, faits avec des planches garnies de clous, les arrêtèrent ; une quatrième céda facilement ; ils s’élancèrent par-dessus en courant, et roulèrent dans une fosse où l’on avait caché des pièges. À l’angle sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rempart, dont la fissure était bouchée avec des briques. Le terrain, par derrière, montait ; ils le gravirent lestement. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille, composée de pierres et de longues poutres étendues à plat et qui alternaient comme les pièces d’un échiquier. C’était une mode gauloise adaptée par le Suffète au besoin de la situation ; les Gaulois se crurent devant une ville de leur pays. Ils attaquèrent avec mollesse et furent repoussés.

Depuis la rue de Khamon jusqu’au Marché aux herbes, tout le chemin de ronde appartenait maintenant aux Barbares, et les Samnites achevaient à coups d’épieux les moribonds ; ou bien, un pied sur le mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines fumantes et, au loin, la bataille qui recommençait.

Les frondeurs, distribués par derrière, tiraient toujours. Mais, à force d’avoir servi, le ressort des frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme des pâtres, envoyaient des cailloux avec la main ; les autres lançaient des boules de plomb avec le manche d’un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs cheveux noirs, se portait partout en bondissant et entraînait les Baléares. Deux pannetières étaient suspendues à ses hanches ; il y plongeait continuellement la main gauche, et son bras droit tournoyait, comme la roue d’un char.

Mâtho s’était d’abord retenu de combattre pour mieux commander tous les Barbares à la fois. On l’avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac entre les Nègres ; et du fond de la plaine il poussait les masses de soldats qui arrivaient incessamment contre la ligne des fortifications. Peu à peu il s’était rapproché ; l’odeur du sang, le spectacle du carnage et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bondir le cœur. Il était rentré dans sa tente, et, jetant sa cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus commode pour la bataille. Le mufle s’adaptait sur la tête en bordant le visage d’un cercle de crocs ; les deux pattes antérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de derrière avançaient leurs ongles jusqu’au bas de ses genoux.

Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une hache à double tranchant, et avec sa grande épée dans les mains, il s’était précipité par la brèche, impétueusement. Comme un émondeur qui coupe des branches de saule, et qui tâche d’en abattre le plus possible afin de gagner plus d’argent, il marchait en fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui tentaient de le saisir par les flancs, il les renversait à coups de pommeau ; quand ils l’attaquaient en face, il les perçait ; s’ils fuyaient, il les fendait. Deux hommes à la fois sautèrent sur son dos ; il recula d’un bond contre une porte et les écrasa. Son épée s’abaissait, se relevait. Elle éclata sur l’angle d’un mur. Alors il prit sa lourde hache ; et, par devant, par derrière, il éventrait les Carthaginois comme un troupeau de brebis. Ils s’écartaient de plus en plus, et il arriva devant la seconde enceinte, au bas de l’Acropole. Les matériaux lancés du sommet encombraient les marches et débordaient par-dessus la muraille. Mâtho, au milieu des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.

Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la multitude ; elles s’enfonçaient, ils allaient périr ; il s’élança vers eux ; la vaste couronne de plumes rouges se resserrant, bientôt ils le rejoignirent et l’entourèrent. Des rues latérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut pris aux hanches, soulevé et entraîné jusqu’en dehors du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.

Mâtho cria un commandement : tous les boucliers se rabattirent sur les casques ; il sauta dessus, pour s’accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage ; et, tout en brandissant la terrible hache, il courait sur les boucliers, pareils à des vagues de bronze, comme un dieu marin sur des flots.

Cependant un homme en robe blanche se promenait au bord du rempart, impassible et indifférent à la mort qui l’entourait. Parfois il étendait sa main droite contre ses yeux pour découvrir quelqu’un. Mâtho vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flamboyèrent, sa face livide se crispa ; et en levant ses deux bras maigres il lui criait des injures.

Mâtho ne les entendit pas ; mais il sentit entrer dans son cœur un regard si cruel et si furieux qu’il en poussa un rugissement. Il lança vers lui sa longue hache ; des gens se jetèrent sur Schahabarim ; Mâtho, ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.

Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.

C’était la grande hélépole, entourée par une foule de soldats. Ils la tiraient à deux mains, halaient avec des cordes et poussaient de l’épaule, car le talus, montant de la plaine sur la terrasse, bien qu’il fût extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des machines d’un poids si prodigieux. Elle avait cependant huit roues cerclées de fer, et depuis le matin, elle avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne qui se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa base un immense bélier ; ses portes s’abattirent, et dans l’intérieur apparurent, comme des colonnes de fer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient et descendaient les deux escaliers traversant ses étages. Quelques-uns attendaient, pour s’élancer, que les crampons des portes touchassent le mur ; au milieu de la plate-forme supérieure, les écheveaux des balistes tournaient, et le grand timon de la catapulte s’abaissait.

Hamilcar était, à ce moment-là, debout sur le toit de Melkarth. Il avait jugé qu’elle devait venir directement vers lui, contre l’endroit de la muraille le plus invulnérable, et à cause de cela même, dégarni de sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves apportaient des outres sur le chemin de ronde, où ils avaient élevé, avec de l’argile, deux cloisons transversales formant une sorte de bassin. L’eau coulait sur la terrasse ; Hamilcar, chose extraordinaire, ne semblait point s’en inquiéter.

Quand l’hélépole fut à trente pas environ, il commanda d’établir des planches par-dessus les rues, entre les maisons, depuis les citernes jusqu’au rempart ; et des gens à la file se passaient, de main en main, des casques et des amphores qu’ils vidaient continuellement. Les Carthaginois s’indignaient de cette eau perdue. Le bélier démolissait la muraille ; tout à coup, une fontaine s’échappa des pierres disjointes. Alors la haute masse d’airain à neuf étages, et qui contenait et occupait plus de trois mille soldats, commença doucement à osciller comme un navire. En effet, l’eau pénétrant la terrasse avait effondré le chemin ; ses roues s’embourbèrent ; et au premier étage, entre des rideaux de cuir, la tête de Spendius apparut, soufflant à pleines joues dans un cornet d’ivoire. La grande machine, comme soulevée convulsivement, avança de dix pas peut-être ; mais le terrain de plus en plus s’amollissait, la fange gagnait les essieux, et l’hélépole s’arrêta en penchant effroyablement d’un seul côté. La catapulte roula jusqu’au bord de la plate-forme ; et, emportée par la charge de son timon, elle tomba, fracassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats, debout sur les portes, glissèrent dans l’abîme, ou bien ils se retenaient à l’extrémité des longues poutres, et augmentaient, par leur poids, l’inclinaison de l’hélépole qui se démembrait en craquant dans toutes ses jointures.

Les autres Barbares s’élancèrent pour les secourir. Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois descendirent le rempart, et, les assaillant par derrière, ils les tuèrent tout à leur aise. Mais les chars garnis de faux accoururent. Ils galopaient sur le contour de cette multitude ; elle remonta la muraille ; la nuit survint ; peu à peu les Barbares se retirèrent.

On ne voyait plus, sur la plaine, qu’une sorte de fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jusqu’à la lagune toute blanche ; et le lac, où du sang avait coulé, s’étalait, plus loin, comme une grande mare de pourpre.

La terrasse était maintenant si chargée de cadavres qu’on l’aurait crue construite avec des corps humains. Au milieu se dressait l’hélépole couverte d’armures ; et, de temps à autre, des fragments énormes s’en détachaient comme les pierres d’une pyramide qui s’écroule. On distinguait sur les murailles de larges traînées faites par les ruisseaux de plomb. Une tour de bois abattue, çà et là brûlait ; et les maisons apparaissaient vaguement, comme les gradins d’un amphithéâtre en ruine. De lourdes fumées montaient, en roulant des étincelles qui se perdaient dans le ciel noir.

Cependant les Carthaginois, que la soif dévorait, s’étaient précipités vers les citernes. Ils en rompirent les portes. Une flaque bourbeuse s’étalait au fond.

Que devenir à présent ? Les Barbares étaient innombrables, et, leur fatigue passée, ils recommenceraient.

Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au coin des rues. Les uns disaient qu’il fallait renvoyer les femmes, les malades et les vieillards ; d’autres proposèrent d’abandonner la ville pour s’établir au loin dans une colonie. Mais les vaisseaux manquaient, et le soleil parut qu’on n’avait rien décidé.

On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop accablés. Les gens qui dormaient avaient l’air de cadavres.

Les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu’ils n’avaient point expédié en Phénicie l’offrande annuelle due à Melkarth Tyrien ; et une immense terreur les prit. Les dieux, indignés contre la République, allaient poursuivre leur vengeance.

On les considérait comme des maîtres cruels, que l’on apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de présents. Tous étaient faibles près de Moloch le dévorateur. L’existence, la chair même des hommes lui appartenaient ; aussi, pour la sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait sa fureur. On brûlait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de laine ; et cette façon de satisfaire le Baal rapportant aux prêtres beaucoup d’argent, ils ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.

Mais cette fois il s’agissait de la République elle-même. Or, tout profit devant être racheté par une perte quelconque, toute transaction se réglant d’après le besoin du plus faible et l’exigence du plus fort, il n’y avait pas de douleur trop considérable pour le dieu, puisqu’il se délectait dans les plus horribles et que l’on était maintenant à sa discrétion ; il fallait donc l’assouvir. Les exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître. D’ailleurs, ils croyaient qu’une immolation par le feu purifierait Carthage. La férocité du peuple en était d’avance alléchée. Puis le choix devait exclusivement tomber sur les grandes familles.

Les Anciens s’assemblèrent. La séance fut longue. Hannon y était venu. Comme il ne pouvait plus s’asseoir, il resta couché près de la porte, à demi perdu dans les franges de la haute tapisserie ; et, quand le pontife de Moloch leur demanda s’ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclata dans l’ombre comme le rugissement d’un génie au fond d’une caverne. Il regrettait, disait-il, de n’avoir pas à en donner de son propre sang ; et il contemplait Hamilcar, en face de lui, à l’autre bout de la salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regard qu’il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête, successivement ; et, d’après les rites, il dut répondre au grand prêtre : « Oui, que cela soit. » Alors les Anciens décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, parce qu’il y a des choses plus gênantes à dire qu’à exécuter.

La décision fut connue dans Carthage ; des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier ; leurs époux les consolaient ou les invectivaient en leur faisant des remontrances.

Trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire se répandit : le Suffète avait trouvé des sources au bas de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le sable laissaient voir l’eau ; et déjà quelques-uns, étendus à plat ventre, y buvaient.

Hamilcar ne savait pas lui-même si c’était par un conseil des dieux ou le vague souvenir d’une révélation que son père autrefois lui aurait faite ; mais en quittant les Anciens, il était descendu sur la plage, et, avec ses esclaves, il s’était mis à fouir le gravier.

Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu’il gardait chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutes les chambres, celle de Salammbô exceptée. Il annonça que six mille Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de Macédoine envoyait des soldats.

Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soir du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le décret des Anciens circula de nouveau sur toutes les lèvres, et les prêtres de Moloch commencèrent leur besogne.

Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d’avance les désertaient sous le prétexte d’une affaire ou d’une friandise qu’ils allaient acheter ; les serviteurs de Moloch survenaient et prenaient les enfants. D’autres les livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Tanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu’au jour solennel de les amuser et de les nourrir.

Ils arrivèrent chez Hamilcar tout à coup, et le trouvant dans ses jardins :

— Barca ! nous venons pour la chose que tu sais… ton fils !

Ils ajoutèrent que des gens l’avaient rencontré un soir de l’autre lune, au milieu des Mappales, conduit par un vieillard.

Il fut d’abord comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine, Hamilcar s’inclina ; et il les introduisit dans la maison de commerce. Des esclaves, accourus d’un signe, en surveillaient les alentours.

Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu. Il saisit d’une main Hannibal, arracha de l’autre la ganse d’un vêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l’extrémité dans sa bouche pour lui faire un bâillon, et il le cacha sous le lit de peaux de bœuf, en laissant retomber jusqu’à terre une large draperie.

Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il levait les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait les lèvres. Puis il resta les prunelles fixes et haletant comme s’il allait mourir.

Mais il frappa trois fois dans ses mains. Giddenem parut.

— Écoute ! dit-il, tu vas prendre parmi les esclaves un enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé ! Amène-le ! hâte-toi !

Bientôt Giddenem rentra, en présentant un jeune garçon.

C’était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sa peau semblait grisâtre comme l’infect haillon suspendu à ses flancs ; il baissait la tête dans ses épaules, et du revers de sa main frottait ses yeux, tout remplis de mouches.

Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hannibal ! et le temps manquait pour en choisir un autre ! Hamilcar regardait Giddenem ; il avait envie de l’étrangler.

— Va-t’en ! cria-t-il.

Le maître des esclaves s’enfuit.

Donc le malheur qu’il redoutait depuis si longtemps était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés s’il n’y avait pas une manière, un moyen d’y échapper.

Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait le Suffète. Les serviteurs de Moloch s’impatientaient.

Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d’un fer rouge ; et il recommença de nouveau à parcourir la chambre tel qu’un insensé. Puis il s’affaissa au bord de la balustrade, et, les coudes sur ses genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.

La vasque de porphyre contenait encore un peu d’eau claire pour les ablutions de Salammbô. Malgré sa répugnance et son orgueil, le Suffète y plongea l’enfant, et, comme un marchand d’esclaves, il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l’autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête ; il passa autour de son cou un collier d’électrum, et il le chaussa de sandales à talons de perles, les propres sandales de sa fille ! Mais il trépignait de honte et d’irritation ; Salammbô, qui s’empressait à le servir, était aussi pâle que lui. L’enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même, s’enhardissant, il commençait à battre des mains et à sauter quand Hamilcar l’entraîna.

Il le tenait par le bras, fortement, comme s’il avait eu peur de le perdre ; l’enfant, auquel il faisait mal, pleurait un peu, tout en courant près de lui.

À la hauteur de l’ergastule, sous un palmier, une voix s’éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait :

— Maître ! oh ! Maître !

Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme d’apparence abjecte, un de ces misérables vivant au hasard dans la maison.

— Que veux-tu ? dit le Suffète.

L’esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :

— Je suis son père !

Hamilcar marchait toujours ; l’autre le suivait, les reins courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage était convulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu’il retenait l’étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier : « Grâce ! »

Enfin il osa le toucher d’un doigt, sur le coude, légèrement.

— Est-ce que tu vas le ?…

Il n’eut pas la force d’achever, et Hamilcar s’arrêta, tout ébahi de cette douleur.

Il n’avait jamais pensé, tant l’abîme les séparant l’un de l’autre se trouvait immense, qu’il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela lui parut une sorte d’outrage et comme un empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d’un bourreau ; l’esclave, s’évanouissant, tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar enjamba par-dessus.

Les trois hommes en robes noires l’attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des cris aigus :

— Ah ! pauvre petit Hannibal ! oh ! mon fils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur ! malheur !

Il se labourait la face avec ses ongles, s’arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles.

— Emmenez-le donc ! je souffre trop ! allez-vous-en ! tuez-moi comme lui.

Les serviteurs de Moloch s’étonnaient que le grand Hamilcar eût le cœur si faible. Ils en étaient presque attendris.

On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil à la respiration d’une bête féroce qui accourt ; et sur le seuil de la troisième galerie, entre les montants d’ivoire, un homme apparut, blême, terrible, les bras écartés ; il s’écria :

— Mon enfant !

Hamilcar, d’un bond, s’était jeté sur l’esclave ; et, en lui couvrant la bouche de ses mains, il criait encore plus haut :

— C’est le vieillard qui l’a élevé ! il l’appelle mon enfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez !

Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et d’un grand coup de pied referma la porte derrière lui.

Hamilcar tendit l’oreille pendant quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire de l’esclave pour être bien sûr qu’il ne parlerait pas ; mais le péril n’était point complètement disparu, et cette mort, si les dieux s’en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d’idée, il lui envoya par Taanach les meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, des fèves et des conserves de grenades. L’esclave, qui n’avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats.

Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua les cordes d’Hannibal. L’enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu’au sang. Il le repoussa d’une caresse.

Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulut l’effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.

— Où donc est-elle ? demanda-t-il.

On lui conta que des brigands allaient venir pour le mettre en prison. Il reprit :

— Qu’ils viennent, et je les tue !

Hamilcar lui dit l’épouvantable vérité. Mais il s’emporta contre son père, prétendant qu’il pouvait bien anéantir tout le peuple, puisqu’il était le maître de Carthage.

Enfin, épuisé d’efforts et de colère, il s’endormit, d’un sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos appuyé contre un coussin d’écarlate ; sa tête retombait un peu en arrière, et son petit bras, écarté de son corps, restait tout droit, dans une attitude impérative.

Quand la nuit fut noire, Hamilcar l’enleva doucement et descendit sans flambeau l’escalier des galères. En passant par la maison de commerce, il prit une couffe de raisins avec une buire d’eau pure ; l’enfant se réveilla devant la statue d’Alètes, dans le caveau des pierreries ; et il souriait, comme l’autre, sur le bras de son père, à la lueur des clartés qui l’environnaient.

Hamilcar était bien sûr qu’on ne pouvait lui prendre son fils. C’était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux à l’entour, il aspira une large bouffée d’air. Puis il le déposa sur un escabeau, près des boucliers d’or.

Personne, à présent, ne le voyait ; il n’avait plus rien à observer ; alors il se soulagea. Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; il l’étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois, l’appelait des noms les plus doux, le couvrait de baisers ; le petit Hannibal, effrayé par cette tendresse terrible, se taisait maintenant.

Hamilcar s’en revint à pas muets, en tâtant les murs autour de lui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme ; au milieu, l’esclave, repu, dormait, couché de tout son long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une sorte de pitié l’émut. Du bout de son cothurne, il lui avança un tapis sous la tête. Puis il releva les yeux et considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans le ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de mépris pour eux.

Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.

On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le Dieu d’airain, sans toucher aux cendres de l’autel. Puis, dès que le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.

Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loin qu’ils l’apercevaient, les Carthaginois s’enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l’exercice de sa colère.

Une senteur d’aromates se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s’ouvrir ; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que des pontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles, et des rayons s’échappaient de leurs faîtes aigus, terminés par des boules de cristal, d’or, d’argent ou de cuivre.

C’étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s’humilier devant sa force et s’anéantir dans sa splendeur.

Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole ; sur celui de Khamon, couleur d’hyacinthe, se dressait un phallus d’ivoire, bordé d’un cercle de pierreries ; entre les rideaux d’Eschmoûn, bleus comme l’éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ; et les Dieux Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.

Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité : Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor, dieu des monts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins et des races congénères ; l’Iarbal de la Libye, l’Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d’un catafalque, entre des flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées ; tous s’y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure, jusqu’au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d’argent ; de petits pains, reproduisant le sexe d’une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès ; d’autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliées reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.

Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l’encens. Des nuages çà et là planaient, et l’on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L’essieu des chars quelquefois s’accrochait dans les rues ; alors les dévots profitaient de l’occasion pour toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu’ils gardaient ensuite comme des choses saintes.

La statue d’airain continuait à s’avancer vers la place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d’émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes, s’étaient assemblés dans Kinisdo ; et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui descendaient de l’Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s’étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs ; mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, et rien n’était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d’oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d’or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s’alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceux d’Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s’établirent sur les marches de l’Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l’occident ; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes d’étoffes phrygiennes, se placèrent à l’orient ; et l’on rangea sur le côté du midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui, pour connaître l’avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s’étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.

De temps en temps, il arrivait des files d’hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l’ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre, la face posée contre les treillages d’airain.

Ce fut alors que, du fond de la place, un homme en robe blanche s’avança. Il perça lentement la foule, et l’on reconnut un prêtre de Tanit, le grand prêtre Schahabarim. Des huées s’élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l’on n’avait pas remarqué l’absence de ses pontifes. Mais l’ébahissement redoubla quand on l’aperçut ouvrant dans les treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C’était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu’il venait faire à leur Dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant des bonnets à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée en soleil.

Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et, traversant pas à pas toute l’enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les bras, ce qui était une formule solennelle d’adoration. Depuis trop longtemps la Rabbet le torturait ; par désespoir, ou peut-être à défaut d’un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.

La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.

Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges l’exclurent de l’enceinte ; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s’écartait à son approche.

Cependant un feu d’aloès, de cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses membres d’airain. Autour de la dalle ronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras, démesurément longs, abaissaient leurs paumes jusqu’à eux, comme pour saisir cette couronne et l’emporter dans le ciel.

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus ; les tabernacles étaient posés par terre ; et les fumées des encensoirs montaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de l’azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s’évanouirent ; d’autres devenaient inertes et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient, et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.

Enfin le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu’il jeta sur les flammes. Alors les hommes en manteaux rouges entonnèrent l’hymne sacré :

— Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, créateur qui s’engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu !

Et leur voix se perdit dans l’explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes. Les scheminiths à huit cordes, les kinnors, qui en avaient dix, et les nebals, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras, retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré la fureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.

Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le second, deux tourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ; et, comme on n’avait pas de bœuf pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.

Avant de rien entreprendre, il était bon d’essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu’à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.

Il fallait un sacrifice individuel, une oblation volontaire et qui était considérée comme entraînant les autres. Personne, jusqu’à présent, ne se montrait ; et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides. Pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l’enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d’horribles ferrailles, et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d’épines sur la tête ; puis ils s’enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractait et s’élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement, tout plein de sang et de cris.

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l’éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d’être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l’autre côté de la statue, le grand pontife restait immobile comme lui ; baissant sa tête chargée d’une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées ; il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.

Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait : « Des bœufs ! des bœufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse la pluie, enfante ! »

Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie ; et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.

Cependant l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots, au commencement, avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on en mit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés ; alors on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et les pères dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns, qui avaient des couteaux, se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle des cendres tombées, et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville et jusqu’à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regardaient, béants d’horreur.