Traduction par Charles Longuet.
V. Giard et E. Brière (p. 91-101).
XIV
La lutte entre le capital et le travail et ses résultats

1. — Après avoir montré que la résistance périodique des ouvriers à toute réduction des salaires et leurs efforts périodiques pour les faire augmenter sont inséparables du salariat et dictés par le fait même que le travail est assimilé aux marchandises, partant soumis aux lois qui règlent le mouvement général des prix ; après avoir, en outre, montré qu’une hausse générale des salaires aurait pour conséquence une baisse générale du taux du profit, mais qu’elle n’influerait en rien sur la moyenne du prix des marchandises, en rien sur leurs valeurs, maintenant il s’agit finalement de savoir jusqu’à quel point, dans cette lutte incessante entre le capital et le travail, celui-ci a chance de l’emporter.

Je pourrais répondre en généralisant, et dire que pour le travail, de même que pour toutes les autres marchandises, c’est son prix-courant qui, à la longue, s’ajustera à sa valeur ; que, par conséquent, en dépit des hauts et des bas, et bon gré mal gré, l’ouvrier ne recevra, en moyenne, que la valeur de son travail, qui se résout dans la valeur de sa force de travail, qui est déterminée par la valeur des subsistances nécessaires à sa conservation et à sa reproduction, laquelle valeur des subsistances se règle finalement d’après la quantité de travail exigée pour les produire.

Mais il y a quelques traits particuliers qui distinguent la valeur de la force de travail, la valeur du travail, des valeurs de toutes les autres marchandises. La valeur de la force de travail est formée de deux éléments, l’un purement physique, l’autre historique et social. Sa limite dernière est déterminée par l’élément physique, c’est-à-dire que pour se conserver et se reproduire, pour perpétuer son existence matérielle, la classe ouvrière doit recevoir les moyens de subsistance absolument indispensables pour vivre et se multiplier. La valeur de ces indispensables moyens de subsistance forme donc l’extrême et dernière limite de la valeur du travail. De l’autre côté, la longueur de la journée de travail a aussi des bornes extrêmes, encore que très élastiques. La limite dernière en est donnée par la vigueur physique du travailleur. Si l’épuisement quotidien de sa force vitale dépasse un certain degré, il ne pourra plus l’exercer de nouveau, jour par jour. Toutefois, comme je l’ai dit, cette limite-là est très élastique.

Des générations débiles, d’une médiocre durée d’existence, si elles se succèdent rapidement, maintiendront le marché du travail aussi bien approvisionné que le ferait une série de générations vigoureuses et de grande longévité.

À côté de cet élément purement physiologique, il en est un autre qui, dans chaque pays, détermine aussi la valeur du travail, le mode de vie traditionnel. Ce n’est point la vie purement physique et matérielle ; c’est la satisfaction de certains besoins naissant des conditions sociales où les gens sont placés et ont été élevés. On peut réduire le genre de vie de l’Anglais au genre de vie de l’Irlandais, le genre de vie d’un paysan allemand à celui d’un paysan de Livonie. Le rôle important que jouent à cet égard la tradition historique et l’habitude sociale, l’ouvrage de M. Thornton sur l’Excès de population pourra vous l’apprendre. L’auteur y montre que la moyenne des salaires, dans différents districts agricoles de l’Angleterre, encore de nos jours, diffère plus ou moins selon que les circonstances étaient plus ou moins favorables à l’époque où ces populations sortirent du servage.

Cet élément historique ou social, entrant dans la valeur du travail, peut s’élargir ou se resserrer, ou entièrement s’évanouir, de telle sorte qu’il ne reste plus que la limite physiologique. Pendant l’époque de « la guerre contre la France jacobine » (Antijacobin War), entreprise, comme le vieux George Rose, incorrigible budgétivore et sinécuriste, avait coutume de dire, « pour mettre les consolations de notre sainte religion à l’abri des attaques de ces mécréants de Français », les honnêtes fermiers anglais, si tendrement traités dans une de nos précédentes séances, amenèrent une dépression des salaires agricoles qui les fit tomber au-dessous même de ce minimum purement physique, mais, par voie de compensation, ils trouvèrent dans la taxe des pauvres le reste de la somme nécessaire à la conservation de la race. Magnifique manière de transformer le salarié en esclave et le fier yeoman de Shakespeare, le libre-tenancier, en un pauvre assisté !

En comparant les taux du salaire nécessaire, c’est-à-dire de la valeur du travail dans les différents pays, et en les comparant aussi à différentes époques historiques dans un même pays, vous trouverez que la valeur du travail elle-même est une grandeur non pas fixe, mais bien variable, même si l’on suppose que les valeurs de toutes les autres marchandises soient restées constantes.

Une comparaison analogue prouverait que non seulement les taux courants du profit changent, mais que la moyenne des taux du profit change aussi.

Mais pour les profits, il n’y a pas de loi qui en détermine le minimum. On ne peut dire quelle est la limite dernière de leur décroissement. Et pourquoi ne peut-on fixer cette limite ? Parce que, bien que l’on puisse fixer le minimum du salaire, on n’en peut fixer le maximum. On peut seulement dire que les limites de la journée de travail étant données, le maximum de profit correspond au minimum physiologique de salaire, et que, le salaire étant donné, le maximum de profit correspond à cette prolongation de la journée de travail qui est encore compatible avec les forces physiques du travailleur. Le maximum du profit est donc limité par le minimum physiologique du salaire et le maximum physiologique de la journée de travail. Il est évident qu’entre les deux limites de ce taux maximum du profit, il y a place pour une échelle immense de variations possibles. Le degré réel ne se trouve établi que par la lutte continuelle entre le capital et le travail, le capitaliste tendant constamment à réduire le salaire au minimum physiologique, et à porter la journée de travail à son maximum physiologique, tandis que l’ouvrier presse constamment dans le sens opposé.

La question se résout donc en une question de puissance respective chez l’un et l’autre combattant.

2. — Quant à la limitation de la journée de travail en Angleterre, comme dans tous les autres pays, elle n’a jamais été établie que par l’intervention du législateur. Et sans la continuelle pression des ouvriers, agissant du dehors sur le dedans, de la rue sur le Parlement, cette intervention n’aurait jamais eu lieu. Mais en tous cas on ne pouvait atteindre le but par un accord entre les ouvriers et les capitalistes. Cette nécessité même d’une action politique générale prouve bien que, dans l’action purement économique, le capital était le plus fort.

Quant à l’établissement des limites de la Valeur du travail, il dépend toujours de l’offre et de la demande, j’entends de la demande de travail de la part du capital et de l’offre de travail faite par les ouvriers. Dans les contrées coloniales, la loi de l’offre et de la demande favorise l’ouvrier. De là l’élévation relative des salaires aux États-Unis. Dans les colonies, le capital a beau s’évertuer, il ne peut empêcher le marché du travail de se trouver continuellement dégarni par la continuelle transformation des salariés en paysans indépendants et se suffisant à eux-mêmes. La condition de salarié n’est, pour une grande partie de la population américaine, qu’un stage, une situation provisoire qu’elle est sûre de quitter dans un laps de temps plus ou moins rapproché. Pour corriger cet état de choses trop colonial, le gouvernement anglais, paternellement, adopta et appliqua pendant un certain temps ce que l’on appelle la théorie moderne de la colonisation, qui consiste à mettre artificiellement à un prix élevé le sol colonial, dans le but d’empêcher que le salarié ne se transforme trop vite en cultivateur indépendant.

Mais arrivons aux pays de vieille civilisation, où le capital dirige en maître toute la marche de la production. Prenez, par exemple, la hausse des salaires agricoles qui se produisit en Angleterre de 1849 à 1859. Quelle en fut la conséquence ? Les fermiers ne purent, comme notre ami Weston le leur aurait conseillé, hausser la valeur ni même les prix courants des grains ; ils durent, au contraire, en accepter la baisse. Seulement, pendant cet espace de onze années, ils introduisirent dans la pratique agricole des machines de toute espèce, adoptèrent des méthodes plus scientifiques, convertirent en prairies une partie des terres arables, augmentèrent l’étendue des fermes et, du même coup, l’échelle de la production ; à l’aide de ces procédés et d’autres encore, ayant diminué la demande du travail en augmentant sa productivité, ils occasionnèrent de nouveau une surabondance relative de la population agricole. Telle est la méthode générale qui sert à produire une réaction, lente ou rapide, du capital contre une hausse des salaires dans les pays anciens et stables. Ricardo a observé très justement que la machine est en concurrence perpétuelle avec le travail, et que souvent on ne peut l’introduire dans une industrie avant que le prix du travail y ait atteint un certain niveau ; mais l’emploi des machines n’est qu’une des nombreuses méthodes d’accroître la puissance de production du travail. Ce même développement qui cause la surabondance relative du travail ordinaire, d’un autre côté ramène au travail simple le travail qualifier et ainsi il le déprécie.

La même loi se manifeste encore sous une autre forme. À mesure que se développent les puissances productives du travail, l’accumulation du capital s’accélère, même malgré un taux de salaire relativement élevé. De là on pourrait conclure, comme le faisait Adam Smith, à une époque où l’industrie moderne était encore dans l’enfance, que, étant plus rapide, l’accumulation du capital doit faire pencher la balance en faveur de l’ouvrier, assuré d’une demande de travail toujours croissante. En se plaçant au même point de vue, beaucoup d’écrivains de nos jours se sont étonnés que, le capital s’étant développé en Angleterre, dans ces vingt dernières années, infiniment plus vite que la population, les salaires ne se soient pas élevés plus qu’ils ne l’ont fait. Mais en même temps que progresse l’accumulation, il s’opère un changement progressif dans la composition du capital. Cette portion de l’ensemble du capital, qui consiste en capital fixe ou constant, — machines, matières premières, moyens de production sous toutes les formes possibles, — augmente d’après une progression croissante en comparaison de l’autre portion du capital, qui est employée aux salaires, à l’achat du travail. Cette loi a été formulée, d’une manière plus ou moins exacte, par Barton, Ricardo, Sismondi, le professeur Richard Jones, le professeur Ramsey, Cherbuliez et plusieurs autres.

Si la proportion de ces deux éléments du capital était, à l’origine, de un contre un, elle deviendra, à mesure que progressera l’industrie, de cinq contre un, et ainsi de suite. Si un capital total de 600, il y en a 300 d’employés en instruments, matières premières, etc., et seulement 300 en salaires, il n’y aura qu’à doubler le même capital pour créer une demande de 600 ouvriers au lieu de 300. Mais si, sur un capital de 600, il y a 500 d’employés en machines, matières premières, etc., et seulement 100 en salaires, il faudra que le même capital soit porté de 600 à 3.600 pour créer une demande de 600 ouvriers au lieu de 300. Dans le progrès de l’industrie, la demande de travail ne marche donc point du même pas que l’accumulation du capital. Elle augmente encore, mais elle augmente dans une proportion constamment décroissante comparativement à l’augmentation du capital.

Ces quelques indications suffiront à montrer que le développement même de l’industrie moderne doit progressivement faire pencher la balance en faveur du capitaliste contre l’ouvrier, et que, par conséquent, la tendance générale de la production capitaliste est non d’élever mais bien d’abaisser l’étalon moyen des salaires, c’est-à-dire de pousser la valeur du travail plus ou moins à sa limite minima. Telle étant la tendance des choses sous ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive renoncer à sa résistance contre les empiètements du capital, abandonner les tentatives par lesquelles elle s’efforce de tirer parti des chances d’amélioration passagère qui se présentent.

S’ils agissaient ainsi, les travailleurs se dégraderaient, tomberaient au plus bas niveau pour ne plus former qu’une masse uniforme, écrasée, de malheureux, que rien ne pourrait arracher à sa misère. Je crois avoir montré que leurs luttes pour obtenir un salaire normal sont les incidents inséparables du régime du salariat dans son ensemble, que, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, leurs efforts pour relever les salaires ne sont que des efforts pour maintenir la valeur donnée du travail, et que la nécessité de discuter leur prix avec le capitaliste est inhérente à leur condition qui les oblige à se vendre comme marchandises. En cédant pied lâchement dans leur conflit de tous les jours avec le capital, ils perdraient certainement le droit d’entreprendre aucun mouvement plus étendu et plus général.

D’autre part, et tout à fait en dehors de la servitude générale qu’implique le salariat, la classe ouvrière ne doit pas s’exagérer le résultat final de ces luttes de tous les jours. Les travailleurs ne doivent pas oublier qu’ils combattent les effets, mais non les causes ; qu’ils retardent le mouvement descendant, mais qu’ils n’en changent pas la direction ; qu’ils appliquent des palliatifs et ne guérissent pas la maladie. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par ces inévitables escarmouches qui font naître sans cesse les continuels empiètements du capital ou les variations du marché. Ils doivent comprendre que le régime actuel, avec toutes les misères qu’il leur impose, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour reconstruire la société sur d’autres bases économiques. Au lieu de la devise conservatrice : « Un salaire normal pour une journée normale de travail ! » ils doivent inscrire sur leur bannière le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat ! »

Après cette très longue et, je le crains bien, très ennuyeuse exposition, où il me fallait entrer pour ne pas rester trop au-dessous de mon sujet, je vous proposerai pour conclure d’adopter les résolutions suivantes :

Premièrement : une hausse générale du taux des salaires aurait pour résultat une baisse dans le taux général du profit, mais elle n’influerait pas sur les prix des marchandises.

Deuxièmement : la tendance générale de la production capitaliste n’est point d’élever, mais bien d’abaisser la moyenne du salaire normal.

Troisièmement : les syndicats ouvriers (Trade-Unions) agissent utilement comme centre de résistance aux empiètements du capital. Leur défaut partiel c’est de faire un usage peu judicieux de la force qu’ils possèdent. Leur défaut général est de se borner à une guerre d’escarmouches contre les effets du régime existant, au lieu d’essayer en même temps de le changer, au lieu de se servir de leurs forces organisées comme d’un levier pour affranchir définitivement la classe ouvrière, c’est-à-dire pour abolir le salariat.