Sainte Lydwine de Schiedam/Chapitre V

Plon-Nourrit (p. 116-124).

V


Après qu’elle fut entrée dans cette voie de la substitution mystique et qu’elle se fut, de son plein gré, offerte pour être la brebis émissaire des péchés du monde, Jésus jeta son emprise sur elle et elle vécut cette existence extraordinaire où les douleurs servent de tremplin aux joies ; plus elle souffrit et plus elle fut satisfaite et plus elle voulut souffrir ; elle savait qu’elle n’était plus seule maintenant, que ses tortures avaient un but, qu’elles aidaient au bien de l’Église et qu’elles palliaient les exactions des vivants et des morts ; elle savait que c’était pour la gloire de Dieu que le parterre odorant de ses plaies poussait d’humbles et de magnifiques fleurs ; elle pouvait vérifier, par elle-même, la justesse d’une réponse de sainte Félicité, injuriée par les railleries d’un bourreau qui se gaussait de ses cris, lorsqu’elle accoucha dans sa prison, avant que d’être livrée aux animaux féroces lâchés en un cirque.

— Que ferez-vous donc quand vous serez dévorée par les bêtes ? disait cet homme.

Et la sainte répliqua :

— C’est moi qui souffre maintenant, mais alors que je serai martyrisée, ce sera un autre qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour Lui. »

Il est très difficile d’analyser cette vie si différente des nôtres qu’entremêlent, la plupart du temps, de modiques tortures et de minimes liesses. Nos exultations sont, en effet, ainsi que nos peines, médiocres ; nous vivons dans un climat tempéré, dans une zone de piété tiède où la flore est rabougrie et la nature débile. Lydwine, elle, avait été arrachée d’une terre inerte pour être transplantée dans le sol ardent de la mystique ; et la sève jusqu’alors engourdie bouillonnait sous le souffle torride de l’Amour, et elle s’épanouissait en d’incessantes éclosions d’impétueuses délices et de furieux tourments.

Elle pantelait, se tordait, crissait des dents ou gisait à moitié morte et elle était ravie, au même instant ; elle ne vivait plus, dans un sens comme dans l’autre, que d’excès ; l’exubérance de sa jubilation compensait l’abus de ses peines ; elle le disait très simplement : « les consolations que je ressens sont proportionnées aux épreuves que j’endure et je les trouve si exquises que je ne les changerais pas pour tous les plaisirs des hommes. »

Et cependant la meute de ses maladies continuait à la dilacérer ; elle fondait sur elle avec une recrudescence de rage ; son ventre avait fini par éclater, ainsi qu’un fruit mûr et il fallait lui appliquer un coussin de laine pour refouler les entrailles et les empêcher de sortir ; bientôt, quand on voulut la bouger, afin de changer les draps de son lit, on dut lui lier solidement les membres avec des serviettes et des nappes car autrement son corps se serait disloqué et scindé en morceaux, entre les mains des assistants.

Par un miracle évidemment destiné à certifier l’origine extra-humaine de ces maux, Lydwine ne mangeait plus ou si peu ! — En trente ans, elle ne goûta pas à plus d’aliments qu’une personne valide n’en ingère d’habitude pendant trois jours.

Durant les premières années de sa réclusion, elle consommait pour tout repas, du matin au soir, une rondelle de pomme de l’épaisseur d’une petite hostie que l’on grillait, au bout d’une pincette, devant l’âtre ; et si elle tentait d’avaler parfois une bouchée de pain, trempée dans de la bière ou du lait, elle n’y parvenait qu’à grand’peine ; puis ce fut trop encore de cet émincé de pomme et elle dut se contenter d’une larme d’eau rougie sucrée, stimulée par un soupçon de cannelle ou de muscade, et d’une miette de datte ; elle en vint ensuite à ne plus se sustenter qu’avec ce vin trempé d’eau ; elle le humait plus qu’elle ne le buvait et en absorbait à peu près une demi-pinte, par semaine.

Très souvent, comme l’eau de source était à Schiedam assez chère, on lui donnait, faute d’argent pour en acheter, de l’eau de la Meuse ; elle était, suivant le flux ou le reflux de la mer dans laquelle elle se jette, près de la ville, salée ou douce ; mais elle préférait qu’on la puisât, au moment du flux, alors qu’elle était amère et saumâtre, parce qu’elle se changeait alors pour elle en la plus savoureuse des boissons.

Seulement, lorsqu’elle fut réduite à ne plus se soutenir qu’avec ce liquide, le sommeil qui était déjà rare disparut complètement ; et ce furent des nuits qui n’en finissaient plus, des nuits implacables, où elle demeurait, immobile, sur un dos dont le derme était à vif. On a compté qu’elle n’avait pas dormi la valeur de trois bonnes nuits en l’espace de trente-huit ans !

Enfin, elle ne s’ingurgita plus rien du tout ; et une velléité de sommeil qui la tracassa et qui n’était, selon ses historiens, qu’une tentation diabolique, s’enfuit à son tour. Une sorte d’assoupissement l’accablait, en effet, chaque fois qu’elle s’apprêtait à méditer la Passion du Christ ; elle luttait en vain contre cette somnolence.

— Laissez là ces exercices et dormez, lui dit Jan Pot, vous les reprendrez après.

Elle obéit et cet état d’irrésistible torpeur cessa.

Cette disette de nourriture et cette constance d’insomnies lui suscitèrent les plus cruelles humiliations et les plus basses injures. Toute la ville était au courant de ce cas singulier d’une jeune fille qui, sans s’alimenter et dormir, ne mourait point ; le bruit de cette merveille s’était répandu au loin ; elle semblait invraisemblable à beaucoup de gens ; ils ignoraient que de nombreux faits de ce genre avaient été relevés dans les biographies de saints qui furent les prédécesseurs ou les contemporains de Lydwine ; aussi, arrivèrent-ils, attirés par la curiosité, chez elle et elle fut explorée sans relâche et soumise à une inquisition de tous les instants ; et ses détracteurs ne furent point quatre, tels que les amis de Job, ils furent légion ! La plupart ne regardaient que cette tête fendue, du front au nez, que ce visage craqué comme une grenade, que ce corps dont les chairs en fuite avaient dû être comprimées, ainsi que celles des momies, par des lacis de bandelettes et le dégoût leur venait de tant d’infirmités !

Leur curiosité était déçue. Ils n’avaient découvert que le masque en pièce d’une gorgone, là où ils s’étaient attendus à rencontrer une face plus ou moins avenante qui aurait pu les émouvoir ou une physionomie plus ou moins bizarre dont ils auraient pu se moquer ; ils ne virent que les apparences, ne distinguèrent aucun foyer de lumière sous les vitres en corne de cette lanterne cassée, rangée dans l’ombre, en un coin ; et cependant l’âme rayonnait, embrasée d’amour, car Jésus l’inondait de ses effusions, la dorait de ses lueurs !

Ils se vengèrent de leur désappointement en l’accusant de supercherie. Elle ne gardait nullement la diète ; elle bâfrait lorsqu’elle était seule et buvait, la nuit. Ils la harcelèrent de questions, préparèrent des amorces, tâchèrent de l’amener à se contredire. À tous ces interrogatoires, elle répondait simplement :

— Je ne vous comprends pas ; vous croyez qu’il est impossible de subsister sans le secours d’aucun mets, mais Dieu est bien maître, je présume, d’agir tel qu’il l’entend ; vous m’affirmez que mes maladies auraient dû me tuer, mais elles ne me tueront que lorsque le Seigneur le voudra. Et elle ajoutait pour ceux qui s’apitoyaient hypocritement sur son sort : « je ne suis pas à plaindre, je suis heureuse ainsi, et s’il me suffisait de réciter un ave Maria pour être guérie, je ne le réciterais pas. »

D’autres allaient plus loin encore et brutalement l’injuriaient, criant : ne vous y trompez pas, ma belle, nous ne sommes point votre dupe ! Vous faites semblant de vivre sans nutriment et vous vous nourrissez en cachette ; vous êtes une chattemite et une fourbe.

Et Lydwine un peu surprise de cet acharnement, leur demandait quel intérêt elle pouvait bien avoir à mentir de la sorte, car enfin, disait-elle, manger n’est pas un péché et ne pas manger n’est point un acte glorieux, que je sache.

Embarrassés par le bon sens de ces répliques, ils changeaient alors le mode de leurs attaques et ils lui reprochaient d’être une possédée ; le Démon était seul capable d’opérer de tels prestiges ; et ces simagrées n’étaient que la conséquence d’un pacte ; rares furent ceux qui ne la crurent ni charlatane, ni sorcière, mais qui comprirent ce qu’elle était en réalité, un être victimal, broyé dans le mortier de Dieu, une lamentable effigie de l’Église souffrante.

Peu à peu, pourtant, la vérité s’imposa. Agacés par ces nouvelles contradictoires, les échevins de Schiedam résolurent d’en avoir le cœur net ; ils assujettirent Lydwine, pendant des mois, à une surveillance incessante et ils durent bien reconnaître qu’elle était une sainte dont l’existence absolument anormale ne pouvait s’expliquer que par un dessein particulier du ciel ; et ils le promulguèrent dans un procès-verbal qu’ils scellèrent du sceau de la cité. Ils se réunirent, en effet, le 12 septembre 1421, pour rédiger ces lettres testimoniales qui relatent les épisodes de cette vie : la privation de toute nourriture et le manque de sommeil, l’état du corps mué en un amas répugnant de bribes et amputé d’une partie de ses entrailles alors que l’autre fourmillait de parasites et répandait cependant une bonne odeur, bref tous les détails que nous avons énumérés ; le procès-verbal est inséré tout au long dans le volume des Bollandistes, en tête de la seconde vie de Brugman.

Il aurait pu constater aussi ce trait, avéré par tous les biographes, que les parents de Lydwine conservaient dans un vase les fragments d’os et les languettes de chairs qui se détachaient des membres de leur fille et que ces débris exhalaient de doux parfums.

Des badauds, qui avaient ouï parler de ce prodige, accoururent pour s’assurer de sa véracité, mais Lydwine, que ces visites incommodaient, supplia sa mère d’enterrer ces pauvres dépouilles et pour ne pas la contrister, Pétronille les inhuma.

Il semblait qu’après cette proclamation du bourgmestre et du municipe de Schiedam, Lydwine put demeurer tranquille ; sa bonne foi était de notoriété publique ; pourtant, quatre années après, lorsque Philippe de Bourgogne, après avoir envahi les Flandres, laissa un corps d’occupation à Schiedam, le commandant de place, qui était un Français, voulut s’assurer par lui-même si les phénomènes attestés par le manifeste de la ville, étaient exacts. Il prétexta le désir qu’il avait de préserver la sainte d’outrages possibles, pour poster chez elle une troupe de six soldats qu’il choisit parmi les plus honnêtes et les plus religieux ; puis, il écarta la famille qui dut aller camper autre part et il prescrivit à ses subordonnés de se relayer, afin de ne pas perdre de vue la prisonnière, jour et nuit, et d’empêcher qu’il ne lui parvînt aucun breuvage et aucun aliment. Ils exécutèrent cette consigne à la lettre, inspectant même les pots d’onguents pour être certains qu’ils ne contenaient point de substances propres à la réconforter ; une veuve, du nom de Catherine fut, seule, admise à la soigner et elle était fouillée alors qu’elle entrait dans la chambre. Ils montèrent ainsi la garde, autour de son lit, pendant neuf jours.

Ils virent, durant ce temps, Lydwine en proie à d’extravagantes tortures, ruisselant de larmes, mais souriant, perdue dans l’extase, noyée dans la béatitude suressentielle, roulée, comme hors du monde, dans des ondes de joie.

Quant à elle, c’est tout au plus si elle s’aperçut de leur présence ; Dieu la ravissait, loin de son logis, lui épargnait le spectacle gênant de ces hommes dont le regard ne la quittait point. Quand leur faction cessa, ils certifièrent hautement que la captive avait vécu, ainsi que l’on dit, de l’air du temps, sans rien prendre.

Cette surveillance ne servit donc qu’à constater, une fois de plus, l’honnêteté de Lydwine et l’authenticité de l’insolite existence qu’elle souffrait.

Vraiment ce luxe d’investigations était bien inutile ; la défiance d’une petite ville aux aguets, la rage d’espionnage de la province suffisaient pour tirer l’affaire au clair. Lydwine n’eût pu avaler une bouchée de pain sans que tout Schiedam ne le sût ; mais si Dieu consentit à ce que ces faits fussent examinés de près et prouvés, ce fut pour qu’aucun doute ne subsistât et que ses grâces ne fussent point reléguées à l’état d’incertaine légende.

Il est à remarquer, d’ailleurs, qu’il agit presque constamment de la sorte. N’en fut-il pas de même, au XIXe siècle, pour Catherine Emmerich et pour Louise Lateau, deux stigmatisées dont les vies présentent plus d’une analogie avec celle de Lydwine ?