Sainte Catherine de Sienne

Sainte Catherine de Sienne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 133-164).
SAINTE CATHERINE DE SIENNE

Les vieux tableaux de sainteté montrent parfois, au fond d’une plaine bleuâtre où serpentent de claires rivières, perchée sur la crête d’une montagne d’azur, une ville tout aérienne, bien serrée dans sa ceinture de murailles crénelées, couronnée d’une forêt de tours, de campaniles et de flèches. La montagne est si fort escarpée que l’accès de la ville paraît impossible : il faudrait, pour y pénétrer, descendre droit du ciel, à la façon des anges. Mais la sainte famille assise, dans la lumière blonde du premier plan, parmi les fleurs d’or et de pourpre, les bergers prosternés autour du jeune dieu, les bons pèlerins qui cheminent à travers la prairie, les nobles évêques qui se promènent pontificalement en chapes de velours vermeil et la crosse à la main, dans ce riant désert, sont très tranquilles à l’égard de la cité perdue sur les hauteurs ; ils semblent dire : « C’est notre petite Jérusalem céleste, le vestibule visible du paradis, la maison mystique où les simples de cœur trouvent l’hospitalité ; nous connaissons bien le chemin qui y mène ; nous le reprenons chaque soir, à l’heure où la cloche se réveille en chaque clocher, où la chanson s’endort au fond de chaque nid. »

Sienne, aperçue de loin, debout sur le rocher d’où elle surveille un large horizon de collines boisées, coupées par des ravins profonds, rappelle toujours au souvenir du passant les paysages de Botticelli ou du Pérugin. Au dedans, l’impression n’est pas moins intéressante. La ville du XIVe siècle est demeurée intacte, et l’œuvre néfaste qui, en quinze ans, a détruit Rome, ne touchera pas Sienne de si tôt. Il n’est pas possible, à moins de tout abattre, d’édifier entre ses murs les triomphantes masures qui s’étalent aujourd’hui sur l’Esquilin, aux jardins de Salluste, à la villa Albani, et coudoient insolemment Saint-Jean de Latran. Sienne est toujours la commune du moyen âge, moins austère que Florence, plus familière, moins pénétrée par la vie moderne. Les habitans y parlent, avec une bonne humeur constante, l’italien le plus pur de toute la péninsule. Certaines parties de Sienne, la place communale, qui forme un demi-amphithéâtre disposé pour les courses de chevaux, la cathédrale et ses alentours ont gardé leur physionomie archaïque ; on découvre çà et là de petits carrefours ou des recoins tout à fait solitaires, comme dans les villes d’Orient ; l’église de Saint-Dominique, qui conserve les fresques fameuses du Sodoma, s’élève à l’extrémité d’une terrasse verdoyante où picorent les poules du voisinage, où les ânes s’ébattent au chaud soleil et d’où l’on contemple, comme d’une acropole, pareilles à des vagues pressées les unes contre les autres, les cimes bleues des collines qui ondulent sur la région étrusque, jusqu’à Pérouse et Orvieto, Volterra et Florence.

Il y a une âme dans le corps charmant de la vieille ville, une mémoire partout présente qui ramène sans cesse les vivans vers des temps très lointains, une vision angélique qui flotte partout dans l’air si doux de Sienne. Sainte Catherine y est toujours reine. Toutes les églises ont quelque rayon de son auréole ; la Libreria du dôme est toute parée des peintures du Pinturicchio, fraîches et fleuries comme au premier jour, et qui représentent, parmi les œuvres de la vie du pape siennois Pie II, la béatification de la nonne dominicaine. Les petits enfans savent tous à merveille en quelle étroite et montante ruelle se cachent la maison et l’oratoire de « la sainte dame » et, pour trois sous, y conduisent allégrement l’étranger. Ses petits miracles sont populaires, surtout ceux où le diable se montre ridicule, selon la tradition italienne, et s’enfuit tout déconfit, avec la poêle à frire, pleine de vrai feu infernal, dont il avait voulu la tourmenter. Si Jacques de Voragine avait écrit cent ans plus tard, il eût consacré à Catherine, dans sa Légende dorée, une jolie chapelle, près des sept dormans d’Éphèse ou de l’aimable sainte Claire. Mais l’évêque de Gênes, tout occupé de vie surnaturelle et de prodiges, ne démêlait point très clairement la part que les saints avaient eue dans les affaires temporelles de notre pauvre monde. Or c’est par la politique et la diplomatie que sainte Catherine a été grande dans l’histoire de l’Italie et dans celle de l’Église.

La vie de cette femme a été l’une des pages les plus saisissantes de l’histoire de la papauté. C’est par son génie, en effet, par sa douceur obstinée qu’a été résolue, au XIVe siècle, au temps le plus douloureux du moyen, âge italien, l’éternelle question romaine. Et ceci est encore un miracle, le plus surprenant qu’ait accompli sainte Catherine. Dans la tentative où avaient échoué lamentablement les deux grands idéalistes de la péninsule, Dante et Pétrarque, elle seule, la petite nonne toscane, a su réussir.


I

Elle naquit en 1347, le jour de Pâques fleuries. Son père, Jacopo Benincasa, était un modeste bourgeois, de la corporation des teinturiers. Sa mère, Lapa, était fille d’un poète bien oublié, Muzio Piagenti. Catherine eut vingt-quatre frères et sœurs. Autour de son berceau passa la grande calamité du siècle, la peste de 1348, qui emporta à Sienne et dans la campagne voisine quatre-vingt mille personnes. L’enfant grandit au sein d’une famille très pieuse et dans une ville en deuil. À six ans, elle eut sa première vision : elle vit le Christ, revêtu de lumière, accompagné de saint Paul, de saint Pierre et de saint Jean l’évangéliste ; le Sauveur éleva sa main droite et la bénit. Ces apparitions se renouvelèrent et l’appel de Dieu sembla si pressant à la jeune fille qu’elle résolut de fuir au désert et d’y vivre, à la manière des ermites légendaires, au fond d’une grotte. Elle prit un pain pour le voyage, car il était certain que, chaque jour, les oiseaux de la montagne lui apporteraient désormais sa nourriture ; elle sortit de Sienne, alla aussi loin qu’elle put, et finit par s’arrêter au pied d’un rocher, se croyant au bout du monde, tant elle était lasse de la route. Le soir, Benincasa ramenait l’enfant de sa thébaïde. Catherine renonça dès lors à la solitude perpétuelle de saint Antoine et de saint Macaire, mais se promit de ne vivre que pour Jésus et de se vouer à la conversion des hérétiques et des pécheurs. Quand elle atteignit sa douzième année, ses parens songèrent à la marier, et l’obligèrent à se parer, afin de séduire les yeux de quelque fiancé. Elle courut à son confesseur, le bienheureux Fra Raimondo, et s’accusa d’une vanité coupable. Le moine indulgent lui répondit qu’une fleur dans les cheveux, ou une ceinture de soie n’étaient point un péché bien grave ; mais elle, prenant déjà, en face de son père spirituel, le ton sévère avec lequel elle parlera plus tard aux chefs de l’église, s’écria : « Seigneur mon Dieu ! quel confesseur j’ai choisi ! le voilà qui ne voit plus mes péchés. » Un autre prêcheur, plus fin que Raimondo, tout en lui parlant des pièges que le diable tend aux âmes candides par l’attrait même de la vie religieuse, lui conseilla, pour l’éprouver, de couper ses cheveux. « Ainsi, disait-il, aucun époux ne demandera plus votre main. » Catherine fit tomber sa chevelure. Elle vit alors en songe les fondateurs des grands ordres monastiques ; elle laissa s’éloigner ceux qui imposèrent aux nonnes soumises à leur règle la claustration absolue et l’oubli du monde, saint Jean du Carmel, saint Benoît, saint François d’Assise ; quand parut saint Dominique dans sa robe blanche, tenant son blanc bouquet de lis, elle tendit vers lui les bras, et le terrible moine vint à elle tout souriant et jeta sur les épaules de l’enfant le manteau noir des mantellate, les sœurs hospitalières de la Pénitence affiliées aux prêcheurs. Mais la famille de Catherine, qui ne rêvait que de noces célébrées sous le toit des Benincasa, résistait toujours à son vœu. La petite vérole lui fit une visite heureuse et mit fin à cette lutte domestique. « Je mourrai sûrement, dit-elle à sa mère, si je ne deviens l’épouse du Seigneur dans la maison où vous savez qu’il m’attend. » Mais les dominicaines refusèrent d’accueillir la jeune enthousiaste. Elles formaient une sorte de tiers-ordre ou de béguinage, d’obédience très large, et n’acceptaient que des veuves ou des dames mûres, éprouvées par les orages de la vie, qui aspiraient à la paix du port et ne se risqueraient plus aux aventures de la haute mer. Prendre une fille de quinze ans, d’imagination ardente, semblait aux bonnes mantellate une nouveauté périlleuse. Par bonheur, Catherine avait perdu sa beauté. Il ne lui restait plus qu’une grâce mélancolique, cette morbidezza chère à la peinture italienne, que l’on retrouve bien dans les fresques où le Sodoma l’a représentée. Son confesseur Raimondo dit, en mauvais latin, avec une ombre d’inconscient regret : « La nature ne lui avait pas donné une figure trop séduisante, Speciositas naturaliter in ea non inerat excessive. » La confrérie se laissa enfin toucher par tant de larmes et de piété. Un dimanche de l’an 1362, dans le couvent illustré par le séjour de saint Thomas d’Aquin, Catherine reçut l’habit des filles de Saint-Dominique. Dès le premier jour, elle se fixa une discipline personnelle très rigide, ne sortant que pour aller à la messe, n’ouvrant la bouche qu’au tribunal de la pénitence. Mais déjà la conscience d’une haute mission à remplir s’éveillait en elle ; les cris de détresse de l’Italie et de l’église arrivaient jusqu’à sa cellule ; elle écrivait, ou plutôt dictait, — elle ne sut écrire qu’à l’âge de trente ans, — ces paroles destinées à sa mère : « Dieu m’a élue et mise sur la terre pour porter remède à un grand scandale. »

Elle commença par un scandale de médiocre importance. Sous ses yeux, dans les conseils de la commune comme dans la rue, les citoyens de Sienne se dévoraient. C’était, sur un théâtre plus petit, la même anarchie qu’à Florence. « Ta prévoyance est bien subtile, disait jadis Dante à sa ville, et pourtant ce que tu as filé en octobre ne dure pas jusqu’à la mi-novembre. » A Sienne, les constitutions passaient plus vite que les saisons, elles naissaient et mouraient selon les vicissitudes de la guerre civile entre gibelins et guelfes d’une part, nobles, bourgeois et petit peuple de l’autre. En 1368, il se trouva que la seigneurie fut attribuée à quinze personnes, dont huit, tirées de la plèbe, n’avaient jamais touché aux affaires publiques, dont quatre sortaient de l’ancienne seigneurie des dodici, formée de petits bourgeois ; les trois autres venaient de la seigneurie plus vieille encore des nove, bourgeois d’une nuance plus aristocratique. Ces quindici, sanctionnés par l’empereur Charles IV, prirent le surnom pompeux de réformateurs. Mais ils se gardèrent bien de commencer la réforme par eux-mêmes et de pacifier la ville en mettant d’abord la paix parmi les maîtres de l’état. C’étaient toujours, au gouvernement, les mêmes querelles dont la clameur, au dehors, réveillait l’émeute communale. Catherine entreprit alors de prêcher par lettres les régens (reggitori) de Sienne. Elle leur écrivait sur le ton un peu larmoyant de la prédication italienne qu’elle a toujours gardé : « Je vous aime plus que vous ne vous aimez vous-mêmes, j’aime la paix et votre salut autant que je vous aime. L’amour que je vous porte, ainsi qu’à tous les autres citoyens, et la douleur que j’ai de vos façons d’agir et de vos mœurs si peu conformes à la volonté de Dieu, sont mon excuse devant lui et devant vous ; j’ai le désir de pleurer sur votre aveuglement. » Quelques années plus tard, les seigneurs de Sienne s’appelèrent défenseurs de la cité ou défenseurs du peuple et de la commune. Ces patrons de la ville ne songeaient qu’à la protection de leurs personnes et de leur fortune. Nouveau sermon de Catherine, assez âpre cette fois, où l’égoïsme et même la cruauté de ces tyranneaux sont flagellés d’une main ferme. En ce temps-là, un citoyen, Agnolo di Andrea, ayant offert à quelques amis un repas champêtre, se vit condamner à mort pour n’y avoir invité aucun des réformateurs.

Peu à peu la frêle voix virginale, répétant toujours les mêmes paroles de charité et de justice, alla jusqu’au cœur de quelques-uns de ces magistrats, tels que le podestat Pietro del Monte ou Andréa di Vanni, capitaine du peuple, qui devint le fervent disciple de Catherine, et peignit de sa main une extase de la sainte dans la chapelle des voûtes à Saint-Dominique. La méthode de gouvernement qu’elle recommandait aux cités et aux seigneurs était d’une simplicité tout évangélique : « Fondez-vous, disait-elle, sur la pierre vivante, sur le doux Jésus-Christ et mêlez les prières à tous vos actes publics. » Elle répétait de tous côtés le même avis, aux féroces Belforti de Volterra, aux consuls et gonfaloniers de Bologne comme à la seigneurie de Sienne. Seule, dans cette Italie sanglante du XIVe siècle, l’hôtellerie de douleur que Dante avait maudite cinquante années auparavant, elle poussait, sans se lasser jamais, le même cri d’amour et de miséricorde. Au moment même où la primauté intellectuelle de Pétrarque, la plus grande que le moyen âge ait connue, finissait, saint Catherine prit, dans la religion d’une chrétienté désorientée, depuis qu’elle avait perdu la présence réelle des papes, un ascendant extraordinaire. Mais, comme alors toute œuvre humaine ou politique relevait de Dieu et que tout pouvoir semblait une délégation donnée par Dieu, la nonne de saint Dominique, grâce à son prestige mystique, apparut à son siècle comme le témoin vivant du Père céleste, l’arbitre des peuples, le guide inspiré de l’Italie dans la crise révolutionnaire où se préparait, du haut en bas de la péninsule, un ordre social tout nouveau. Les grands l’écoutaient respectueusement et les petits tendaient vers elle leurs mains suppliantes. Les bourgs du contado de Sienne, troublés par les haines séculaires des familles, appelaient Catherine et, sur-le-champ, elle leur apportait la branche d’olivier. Il y avait si longtemps que l’Italie n’avait plus entendu l’écho du sermon de la montagne et que personne n’y parlait plus de béatitude à ceux qui pleuraient et souffraient pour la justice ou la liberté ! L’apostolat de saint François d’Assise était épuisé. Ceux de ses frères qui s’étaient laissé séduire par l’appel de l’église temporelle, satisfaits de leurs richesses et de leurs grands couvens, s’étaient assoupis dans l’égoïsme monacal que le fondateur avait cru détruire. Les autres, les indépendans, âmes ardentes, toujours en révolte contre la puissance séculière de Rome, impatientes de tout ordre dogmatique, avaient glissé jusqu’au bord de l’hérésie, et le XIVe siècle vit flamboyer les bûchers de ces doux rêveurs d’une religion idéale, qui osaient encore prêcher le Jésus pauvre et nu de Bethléem, le Dieu des misérables et des opprimés, qui n’avait point possédé même une pierre pour y reposer sa tête.


II

Cependant Catherine se tournait vers la grande martyre de ce siècle : l’église chrétienne. Elle s’était réjouie du retour d’Urbain V à Rome. Mais ce pape français, grave bénédictin et docte jurisconsulte, s’était vite lassé de sa nouvelle résidence. C’est pour lui que furent écrites ces paroles saisissantes, imitées des faux Actes de saint Pierre : le roi de France dit au pape : « Domine, quo vadis ? — Romam, répond le pape. Iterum crucifigi, » réplique le roi. Jadis, à Milan, Innocent VI l’ayant envoyé à Bernabo Visconti, l’ennemi des papes, le tyran lui avait rendu la lettre pontificale avec ces mots : « Abbé, avale cette lettre, ou tu es mort. » La lettre avait été avalée, mais Urbain V n’avait jamais dès lors regardé les Italiens comme ses bons amis. Effrayé par la violence des factions, harcelé par les prières de ses cardinaux français qui regrettaient leurs palais d’Avignon, il était retourné, au bout de trois ans, à son exil de Provence, malgré les prophéties de sainte Brigitte et les remontrances des députés de Rome qui le rejoignirent à Montefiascone ; et qu’il renvoya spirituellement en disant : « Soyez les bienvenus, mes enfans ; le Saint-Esprit m’avait conduit à Rome, le-Saint-Esprit m’en fait sortir pour l’honneur de l’église. »

Cette fuite du pontife aggravait la question ecclésiastique. Au commencement du siècle, le transfert du saint-siège, par la volonté puissante de Philippe le Bel, après les violences du règne de Boniface VIII, avait pu paraître une retraite prudente sous le manteau du roi de France. Mais on avait espéré que cette absence serait courte. Maintenant, en revenant à la France désolée par la guerre anglaise, pillée et brûlée par les grandes compagnies, Urbain semblait renoncer pour toujours à l’Italie et abdiquer, par un acte de désespoir, au nom de l’église, le siège séculaire de Rome. Certes, les Italiens avaient tout fait, depuis-longtemps, pour rendre la maison de saint Pierre inhabitable aux papes. De Charlemagne à Boniface VIII, on ne trouverait pas dix pontifes qui n’aient été persécutés, outragés par le peuple romain ou les nobles, chassés, rappelés, chassés de nouveau, parfois à coups de pierres, sans cesse humiliés parle Capitole, toujours effarés et tremblans en face de ces barons dont les tours se dressaient comme une forêt sur la ville et allaient, à travers le désert de la campagne, des murs de Rome aux monts de la Sabine et à la mer ; La papauté fit son exode, et l’Italie, Dante le premier, cria à l’apostasie. Dans le puits où il plonge les simoniaques, la tête en bas, Dante a marqué la place de Clément V, par-dessus Boniface VIII et Nicolas III. On n’imagine point avec quelle impatience les Italiens soumirent l’église d’Avignon. Ils rendirent odieux ou ridicules des pontifes qui comptent parmi les meilleurs ; les plus savans et les plus humains du moyen âge. Ils apprirent avec joie d’un nécromant que Clément V brûlait au fin fond de l’enfer. Ils ne voulurent point reconnaître en Jean XXII le restaurateur des études dans les grandes écoles de l’Occident et jusque dans les collèges latins de l’Arménie. Ils prêtèrent au modeste Benoit XII cette parole, le jour de son élection : Avete eletto un asino ; puis, ils inventèrent pour lui le proverbe : Bibere papaliter, boire en vrai pape. Eux qui avaient donné à l’église Boniface VIII et tant de papes étrangers à l’esprit de l’Évangile, ils accusèrent Clément VI d’être poco religioso, oubliant la charité du pontife français, au cours de la peste noire d’Avignon, et le courage qu’il avait eu d’arracher les juifs aux cruautés de l’inquisition, « les povres juifs, dit Froissart, ars et escacés (chassés) par tout le monde, excepté en la terre de l’église, dessous les clés du pape. » Pétrarque se moqua fort agréablement d’Innocent VI, de qui il recevait, sans se plaindre, des bénéfices et des canonicats ; à l’entendre, ce pape prenait Virgile pour un magicien et son ami Pétrarque lui-même pour un sorcier. Ces accès de dépit, ces malices d’enfans gâtés étaient, au fond, inoffensives. L’Italie qui avait laissé s’implanter chez elle, sans les prendre fort au sérieux, toutes les grandes hérésies du moyen âge, Rome, qui avait fait bon visage à tant d’anti-papes impériaux, sans déserter un seul jour la tradition apostolique, ne songeaient guère, antérieurement à Urbain V, à rompre par un schisme l’unité de l’église. Mais le gran rifiuto d’Urbain créait une situation toute nouvelle et menaçante. Si Grégoire XI n’était revenu mourir au Vatican, on peut croire que le schisme se serait produit du vivant même de ce pape. Or, à ce moment, une rupture, du fait de l’Italie, était autrement désastreuse pour la chrétienté qu’elle ne le fut plus tard, à partir d’Urbain VI, par le long divorce des nations latines séparées de Rome, par le schisme d’Occident.

L’église d’Avignon, bien qu’elle eût été toujours en possession du pape légitime, perdait peu à peu le caractère œcuménique et catholique. Elle n’était plus que l’église nationale de France. « Le roi, écrit un franciscain du temps d’Urbain V, résista tant qu’il put au retour du pape à Rome, car il avait toujours conduit à son gré les derniers pontifes, les cardinaux étant alors de sa famille ou ses amis. » Cette église française, vassale du roi, suzeraine des autres églises, inquiétante pour celles-ci aux jours de fortune ascendante du roi, était, à cette heure même du siècle, dans la misère de la guerre de cent ans, débile et dépourvue d’autorité doctrinale. Le pape romain, lui du moins, en tous ses exils, toutes ses détresses, l’évêque universel qu’une bande de brigands arrachait, ainsi qu’il advint à Grégoire VII et à Gélase II, le calice à la main, de l’autel de sa basilique, portait toujours avec soi le prestige de son siège antique, la ville que Dieu avait sacrée du sang des martyrs reine éternelle du genre humain. L’église française eût très vite déconcerté la chrétienté tout entière par ses hautes qualités religieuses comme par ses infirmités intellectuelles ; elle avait une droiture d’âme véritable, la vénération du dogme écrit, le goût de la pureté morale ; mais elle était bien scolastique, pédante, enchaînée aux textes, un peu sèche de cœur, affidée de trop près à l’Université de Paris, gâtant l’analyse des choses délicates de la conscience par la médiocrité de vues de nos anciens juristes, généralement mal disposée à l’égard de l’imagination mystique, et préférant, pour la discipline de la foi, le syllogisme à l’extase. Il avait fallu autrefois toute la souplesse politique de l’église romaine pour maintenir tant bien que mal les différentes familles de la chrétienté sous une seule houlette, sans parler de l’art merveilleux que Rome déployait, depuis un siècle et demi, dans l’éducation des fidèles chiens de berger, prêcheurs ou mineurs, dont le caractère et la vigilance variaient selon la région où paissaient leurs brebis. Le pasteur d’Avignon eût vu le troupeau du Seigneur fuir vers tous les côtés de l’horizon. L’église allemande avait trop souvent suivi les antipapes pour ne point s’empresser d’obéir à un pape impérial. L’église espagnole, ignorante, fanatique, toujours dans la fièvre de la croisade arabe, eût jugé bien insipide le christianisme tempéré de Gerson et du cloître Saint-Victor ; elle a montré d’ailleurs, par son antipape Pierre de Luna, Benoît XIII, au cours du grand schisme, de quelle âpreté d’obstination elle était capable, une fois lancée dans la révolte religieuse. Benoît, excommunié tour à tour par Grégoire XII, Boniface IX, Alexandre V, Jean XXIII, Martin V, renié par la France et l’empire, ne possédant plus qu’un rocher et une tour en mer, sur les côtes de Valence, excommunia pendant quinze ans toutes les églises et tous les rois, et, à son lit de mort, fit jurer à ses trois cardinaux espagnols qu’ils se réuniraient en conclave pour lui élire un successeur. Quant à l’église italienne, c’est en elle qu’eût été, pour l’unité même de la foi, le plus grave péril. Une secousse si violente, l’Italie jetée hors de la voie traditionnelle, entraînée par des antipapes à tous les excès de la passion religieuse, c’était le retour à la crise révolutionnaire du XIIIe siècle, que les papes réguliers avaient eu tant de peine à maîtriser. Le grand jour prévu par Joachim, abbé de Flore, vers l’an 1200, attendu par Jean de Parme et les franciscains ardens sous Innocent IV, chanté par Fra Jacopone sous Boniface VIII, célébré dans les cachots de l’inquisition et jusqu’au pied du bûcher par la multitude des fraticelles et des spirituels, cette ère de rénovation profonde dans les rapports de Dieu avec l’humanité était donc commencée.

L’un des signes de ce grand événement, la venue de la religion définitive, devait être, selon les prophètes, le bouleversement de l’église séculière et la chute du pontificat romain. Une fois déjà, tous ces exaltés avaient cru voir l’aurore des temps nouveaux ; le prédécesseur de Boniface VIII, un pauvre ermite illuminé, vivant comme un hibou dans un trou de rocher, Célestin V, avait été élu par l’inexplicable fantaisie d’un conclave tenu à Pérouse ; on l’avait descendu de sa montagne, assis sur un âne, entouré d’évêques et de chevaliers, sa figure desséchée d’ascète bouleversée par la peur, la chape pontificale cachant sous ses plis de pourpre et d’or la soutanelle en haillons du vieux fraticelle. Et le roi Charles II et son fils, formant l’escorte avec la noblesse angevine, le sacré-collège, une fourmilière de moines et de peuple, avaient conduit d’Aquila, où on l’avait sacré, à Naples, où il s’empressa de se cacher dans l’ombre d’une cellule, l’étrange successeur des Grégoire VII et des Innocent III. Au bout de quelques semaines, saisi par le vertige de sa propre grandeur, Célestin V déposa tranquillement la tiare. La douleur et la colère de la populace napolitaine surexcitée par les ermites et les apôtres de carrefour permettent de soupçonner quelles nouveautés on attendait d’un pape anachorète, étranger aux choses de la vie, sorti des rangs des spirituels. Ce n’était plus, sans doute, l’Évangile éternel des purs joachimites, la loi du Saint-Esprit remplaçant la loi du verbe, l’Amour succédant à la Grâce. L’idéalisme transcendant, la théologie délicate de Jean de Parme avaient fait leur temps, ou n’étaient plus représentés que par quelques consciences solitaires incapables de grouper autour d’elles une société religieuse. Il s’agissait moins, sous les derniers papes d’Avignon, d’un symbole dogmatique de foi que d’une liberté absolue des âmes dans la forme et la mesure de leur foi, dans la pratique sacramentelle, dans l’obédience à la hiérarchie ecclésiastique. Les actes des martyrs des fraticelles récemment publiés par le P. Denifle, les lettres et l’histoire des Sept Tribulations d’Angelo Clareno, qui endura une persécution de cinquante ans, nous édifient assez sur les espérances de ces chrétiens indépendans disséminés en toute l’Italie. Ils étaient las, en vérité, du gouvernement hautain de Rome, de la tyrannie des évêques, de la rigidité des conciles, des duretés de l’inquisition : ce qu’ils demandaient avant tout, c’était de pouvoir prier à leur guise, même dans les steppes du Latium, sur les hauts plateaux de Calabre, même sans église, ni prêtre, ni liturgie. Ils rêvaient d’un christianisme très simple de père du désert, délivré des entraves de la communauté politique, d’une conversation familière avec Dieu, où le prêtre ne se mêlerait point comme interprète, d’un éternel Pater noster balbutié loin des cités, dans la paix des collines, à la lueur tremblante des étoiles.

Mais c’était là une religion de poètes, trop dépourvue de discipline, qui n’avait plus rien de commun avec le christianisme romain, lentement élaboré selon les nécessités des temps, dont les papes et les conciles avaient enveloppé, comme d’une armure, tous les membres du corps social. Si l’aventure de Célestin V s’était renouvelée, cette fois par l’élection d’un antipape, le Credo des fraticelles eût rallié et raffermi tous les chrétiens irréguliers, les mécontens, les mystiques extrêmes, les abstracteurs d’apocalypses, les lettrés maladifs tels qu’avait été Rienzi, qui, après sa chute, devenu ermite, déchiffrait dans Merlin le secret de l’avenir. En peu d’années, l’église italienne, envahie par la religion individuelle, pouvait se décomposer. Imaginez, au contraire, l’antipape italien sérieusement attaché à la tradition sévère du pontificat romain ; comme il ne possédait plus l’intégrité de l’autorité apostolique et l’unanime adhésion de la chrétienté, il se trouvait aux prises avec une opposition religieuse très tenace, étourdi par les éclats de voix des prophètes, par les plaintes des fidèles dévoués au saint-siège légitime, par l’agitation des petites sectes, si bruyantes jadis, à l’époque du grand mouvement de foi franciscaine. Les fermens d’hérésie qui pullulaient alors au nord des Alpes eussent été apportés en Italie et semés le long des chemins par les bandes de flagellans et les fanatiques de toutes sortes ; la prédication de Wiclef, le demi-islamisme des Begards de Hongrie, le théisme des Patarins dalmates, le mysticisme impudique des Adamites de Paris, eussent été d’un exemple bien séduisant pour une contrée qui n’avait oublié ni les révoltes de Segarelli de Parme et de Dolcino de Novare, ni la théorie récente en vertu de laquelle Marsile de Padoue dépossédait l’église de son royaume terrestre. Quant aux puissances séculières de la péninsule, elles étaient encore, dans cette situation si difficile, un élément fort dangereux. En effet, les tyrans du XIVe siècle, qui s’efforçaient, sur presque tous les points, d’asseoir le régime personnel, avaient tout à gagner à la chute de l’église dont la tradition avait longtemps favorisé le parti communal et national. La déchéance politique de l’antipape, Rome dépossédée de tout crédit sur les choses temporelles, étaient pour la tyrannie naissante une fortune incomparable. Un tyran athée et cruel, tel que Bernabo Visconti, eût conduit par la main, à Saint-Jean de Latran, l’antéchrist en personne, afin de demeurer tout à son aise le maître de Milan et la terreur de l’Italie.

Dans la lettre d’adieu qu’il écrivit, de Montefiascone, aux Romains, le 26 juin 1370, Urbain V eut le sentiment des crises religieuses qui suivraient peut-être le retour de la papauté à Avignon. « Mon départ, leur disait-il, est pour vous la cause d’un grand deuil, et vous pouvez craindre que jamais mes successeurs ne rentrent dans Rome. Je serai toujours avec vous en esprit, tant que vous persisterez dans la dévotion un saint-siège ; de loin je penserai à vous avec une sollicitude paternelle ; c’est aux chrétiens fermes et sages à supporter pacifiquement mon exil. « Il mourut six mois plus tard. L’Italie crut que Dieu l’avait frappé, et Pétrarque écrivit : « Le pape Urbain eût compté éternellement parmi les hommes les plus illustres, s’il avait fait déposer son lit de mort sur les marches de l’autel de Saint-Pierre, et s’il s’était alors endormi avec la conscience en paix, prenant à témoin Dieu et le monde que si jamais un pape désertait encore Rome, la faute d’une fuite si honteuse ne serait, pas à lui, mais à Dieu lui-même. » Or ce que Pétrarque disait, en ces dernières années de sa vie, était pour l’Italie parole d’évangile. Il avait toujours proclamé, en une langue magnifique, la pensée de l’heure présente, dont ses compatriotes n’avaient qu’une notion vague et, en quelque sorte, douloureuse. A l’Italie dévorée, par la guerre civile, il avait longtemps crié : Io vu gridando pace ! pace ! pace ! Il avait toujours chanté la gloire de Rome, à laquelle il devait l’orgueil de sa destinée, le laurier poétique, et qu’il adorait en lettré, en artiste, en archéologue. Il avait aidé Rienzi dans l’entreprise chimérique du Buono Stato, de la république populaire inspirée de Tite-Live. Il cherchait aussi, sans se décourager, un empereur ou un pape qui voulût bien relever l’Italie de son abaissement et rendre à Rome le sceptre de l’Occident. Personne n’avait critiqué avec plus de verve le séjour des papes à Avignon, une ville barbare, balayée par un vent furieux, baignée par un fleuve bien misérable en comparaison du Tibre sacré. Une dernière fois, il reprit ce thème facile : les Français, eux aussi, étaient pour lui des barbares, les plus doux de tous, à la vérité, babarorum omnium mitiores. Mais la France n’était que l’esclave de Rome, délivrée du joug par une révolte heureuse et que les Italiens sauraient remettre à la chaîne antique, s’ils avaient la sagesse de s’unir contre elle. La lettre sur la mort d’Urbain V est de décembre 1370 ; cette vue originale sur les rapports de la France et de Rome date des premiers temps de Grégoire XI. Par ce dernier manifeste, Pétrarque exaltait d’une façon dangereuse pour l’église le sentiment de la primauté historique de Rome. Évidemment, l’Italie perdait patience ; elle pouvait, d’un jour à l’autre, déchirer la tunique sans couture. De combien de mois ou d’années ferait-elle crédit au successeur d’Urbain ? À ce moment, la question romaine prenait, pour le christianisme lui-même, une importance capitale. Pétrarque mourut tranquillement, en une claire matinée d’été (1374), la tête penchée sur un livre grec, laissant à de plus heureux le soin de résoudre les problèmes épineux qui avaient tourmenté sa vieillesse, mais qu’il avait aggravés par son éloquence. La mission réparatrice de sainte Catherine de Sienne allait commencer.


III

Le successeur d’Urbain V, Pierre de Rogier, Limousin, septième pape français, avait été élu en quelques jours, le 30 décembre 1370, par le conclave d’Avignon. Neveu de Clément VI, cardinal à seize ans, il n’était encore que diacre quand il fut élevé au pontificat, à l’âge de trente-huit ans. Il commençait alors à se distinguer dans le droit canonique, sous la direction du célèbre Baldo degli Ubaldi. C’était un clerc timide, d’une grande pureté de vie, très délicat de santé, pâle de figure, souvent malade. « Le pape, dit Froissart, était de petite complexion. » Quelques jours après son sacre, il demandait à un évêque de la cour d’Avignon pourquoi il ne résidait pas. « Nous résiderons tous, répondit l’évêque, quand le pape résidera en son grand évêché de Rome. » Cette parole, hardie pour un courtisan, avait fait réfléchir Grégoire XI ; mais il lisait, en même temps, le pamphlet d’un moine français contre Pétrarque et contre Rome, écrit en vers latins, sur ce texte édifiant : « Un homme est descendu de Jérusalem à Jéricho, et il est tombé dans une bande de voleurs. » Jéricho, c’était Rome et le patrimoine apostolique. Les parens de Grégoire répétaient à leur fils que ce coin de France était le plus beau royaume du monde pour le chef de l’église, et les bonnes gens d’Avignon lui faisaient sonner aux oreilles le proverbe inventé par des Provençaux : « Rome est là où se trouve le pape. » De son côté, l’Italie entrait dans une période révolutionnaire qui atteignit très vite sa crise aiguë. Le parti gibelin, mené par les Visconti, le parti guelfe, communal et républicain, que les progrès du régime tyrannique irritaient ; la démagogie des grandes cités, exaspérée par la misère du temps, toutes les forces ordonnées et toutes les passions brutales de la péninsule se rapprochaient et s’entendaient contre l’église. Puisque l’église ne voulait plus de Rome, de quel droit prétendait-elle opprimer Rome et les villes vassales de l’ancienne métropole pontificale ? L’œuvre sanglante et fragile du cardinal espagnol Albornoz qui, sous Innocent VI et Urbain V, avait imposé, par la terreur, aux états de l’église des vicaires ou des légats en grande partie Français, fut détruite en quelques mois. Ces légats du saint-siège versaient, à la vérité, de l’huile sur le feu et perdaient par leurs violences les cités que le pape leur avait confiées. A Pérouse, une dame noble se jetait par une fenêtre de son palais pour échapper au neveu de Gérard du Puy, abbé de Montmayeur. Ce neveu enlevait une autre femme que son oncle le condamnait à rendre, sous peine de mort, dans le délai raisonnable de cinquante jours. A Bologne, le cardinal Guillaume Noellet louait du condottiere anglais Hawkwood, l’Aguto des Italiens, l’une de ces compagnies épouvantables qui passaient tour à tour par le service de tous les tyrans et ne laissaient sur leur chemin que des ruines ; le légat baptisa cette troupe de brigands du nom de sainte compagnie, et la lança contre la Toscane. Florence leva sa bannière rouge où était brodé en lettres d’argent le mot Libertas, fit alliance avec Bernabo et appela l’Italie entière à la guerre contre l’église. Quatre-vingts villes, Pise, Lucques, Sienne et Arezzo, presque toute la Toscane, la reine Jeanne de Naples, s’unirent autour de Florence. En cette dernière ville la révolution tourna, dès le premier jour, en véritable jacquerie. Non-seulement les biens ecclésiastiques furent confisqués et vendus, les cachots de l’inquisition démolis, les tribunaux d’église supprimés, mais, aux cris de : « Mort aux prêtres ! Vive la liberté ! » la populace écartelait les clercs et les moines ou les enterrait vivans ; un prieur des chartreux, légat pontifical, était tenaillé et mis en lambeaux par la foule. Dès le mois de novembre 1375, l’incendie avait gagné les villes de l’état ecclésiastique. Pérouse forçait l’abbé légat à capituler ; les Romagnes, les Marches, Ravenne, la pieuse Ombrie, la mystique Assise, puis le Patrimoine, puis la Campanie, dressaient à la cime de leurs tours la bannière couleur de sang. Bologne, maintenue par son cardinal, frémissait. Rome seule, dans cette tempête, tandis que l’Italie se levait avec un élan tout national qu’on n’avait pas revu depuis la ligue lombarde, au XIIe siècle, Rome semblait indifférente, et le tocsin persistait à ne point sonner sur le Capitole.

Et cependant, les lettres de la seigneurie florentine au peuple romain étaient bien sonores. Elles dénonçaient les affamés français, Gallicos voratores, qui rongeaient l’Italie ville à ville. Elles montraient le Latium, sanctuaire de la civilisation antique, déshonoré par les barbares. Mais Rome prétendait régler à sa guise ses propres affaires. Le grand mouvement italien où Florence s’efforçait de l’entraîner lui paraissait dirigé contre elle-même, tout autant que contre le saint-siège. Elle se méfiait des pensées secrètes de Florence, si durement frappée de verges par le pape Boniface, et dont la mémoire était longue ; elle n’avait point oublié, de son côté, qu’au temps de Rienzi, quand l’Italie avait été conviée à se grouper autour du tribun, Florence, par son égoïsme, avait fait échouer la révolution romaine. Rome avait tout à perdre si épuisée par soixante-dix années d’anarchie, elle tombait sous la grille de Florence, de Milan ou de Naples. Elle était désenchantée alors du rêve de république universelle dont Rienzi, après Arnauld de Brescia l’avait bercée pendant quelques mois. Et si la tyrannie devait remplacer chez elle le régime communal, quelle déchéance de passer des mains du pape, roi du monde spirituel, a la domination sauvage d’un Colonna ou d’un Orsini ! L’église une fois perdue ou proscrite ; pour toujours, Rome n’était plus qu’une cité italienne, plus misérable que Florence, Venise, Milan, Bologne ou Naples, parce qu’elle n’avait ni bourgeoisie riche, ni industrie, ni campagne fertile, ni commerce maritime, et que sa population, grâce à la guerre des rues, à la peste, à la famine, n’était plus à ce moment que de 17,000 habitans épars sur les sept collines éternelles. Rome attendait donc la rentrée de la papauté. Elle voulait le pape légitime, le pâle et doux pontife d’Avignon. Certes, le schisme désastreux dont on indiquait tout à l’heure les conditions théoriques était imminent au début de 1376. Si Grégoire XI reculait encore pendant quelque temps au pied du calvaire qu’Urbain V n’avait pas eu la force de gravir jusqu’au bout, qu’adviendrait-il à l’heure où le peuple et le clergé de Rome se souviendraient tout à coup de leur antique privilège, l’élection du saint-père par acclamation populaire ?

Sainte Catherine, après avoir soigné les pestiférés de Sienne, venait de passer à Pise la plus grande partie de l’année 1375. Elle s’était rendue dans cette ville avec son confesseur Raimondo, plusieurs prêcheurs et les dames de sa confrérie. Le tyran Gambacorti, l’archevêque Moricotti di Vico, l’avaient reçue avec de grands honneurs. Elle avait eu des extases dans l’église de Sainte-Christine, et s’était relevée d’une vision portant aux pieds et aux mains les stigmates du crucifié. On l’avait entendue prêcher chez les cisterciens de l’île Gorgona sur la façon de vaincre les tentations. Elle s’était beaucoup occupée d’un projet de croisade contre les Turcs qui menaçaient Rhodes ; elle y revint souvent ; elle invitait au passage la reine Jeanne, Bernabo Visconti, le roi de France Charles V, qui avait bien d’autres soucis alors, la reine de Hongrie, tous les princes italiens ; le pape était naturellement le chef de l’entreprise. Catherine oubliait que la croisade, abandonnée depuis un siècle, n’avait jamais été en faveur près des Italiens, sinon dans les villes maritimes qui avaient jugé l’occasion excellente pour établir leurs comptoirs du Levant sous le bouclier de la chrétienté. Mais la guerre sainte, c’était la paix entre les confédérés, la réconciliation des peuples autour du premier évêque, l’essai d’une république chrétienne gouvernée par le pape, un retour à la royauté religieuse d’Innocent III. En attendant ce beau jour, elle s’était donné beaucoup de mal pour convertir les Pisans et les Lucquois à la cause du saint-siège ; il semble qu’elle ait obtenu d’eux une sorte d’armistice ou de vagues promesses de pacification. « Mais ils sont fort embarrassés, écrit-elle dans sa première lettre à Grégoire VI, car ils ne tiennent de vous aucune consolation, et le parti qui vous est contraire les menace et les excite à la ligue contre l’église. » C’est à Pise, comme l’indiquent ces paroles, que Catherine trouva le point aigu du mal qui dévorait l’Italie et entrevit le remède à tant de souffrances, le retour du pape à Rome. Elle promit à Dieu de l’obtenir.

Cette lettre date de sa rentrée à Sienne, de janvier ou de février 1376. Le ton en est très libre, parfois même audacieux ; en toute sa correspondance, la sainte écrit au nom de Dieu, sans contrainte aucune. Mais les lettres à Grégoire XI, pleines d’accens de tendresse, sont charmantes ; elle exhorte le jeune pontife, le supplie, le réprimande, le caresse, l’appelle mon père, mon grand-père, babbo mio, et, après l’avoir grondé, lui demande humblement sa bénédiction. Plus tard, écrivant à Urbain VI, elle développe, pour exprimer l’état de l’âme qui se pénètre de vertu et d’amour divin, une figure familière sans doute à une religieuse dont la règle ne condamnait point d’innocentes friandises. Elle compare l’âme chrétienne à une orange confite, dont un feu doux a enlevé l’amertume ; au dedans, on met toutes sortes de bonnes choses, et, autour de l’écorce durcie et saturée de sucre, une légère feuille d’or, qui rend le fruit très plaisant au regard. Telle notre conscience, dépouillée de toute aigreur, purifiée de son égoïsme, par le feu de la foi, remplie de mansuétude et de patience, confite en charité, attrayante par l’éclat de la grâce aux yeux de Dieu et du monde. En chacune de ses lettres elle verse une fois ou deux dans le symbolisme subtil si cher au XIVe siècle et qui avait gâté plus d’un sonnet de Pétrarque. Les vertus, les qualités intellectuelles ou les vices du cœur sur lesquels elle écrit rappellent souvent les allégories du Roman de la Rose. La lettre tourne parfois à la litanie. Voici trois cardinaux qui hésitent entre Urbain VI et le faux pape Clément VII, et qu’elle reprend de leur tiédeur ; ils étaient placés, dit-elle, sur le sein de l’église comme des fleurs dont on attendait une bonne odeur, contre le vaisseau de l’église comme des colonnes destinées à soutenir le siège du vrai pontife, sur le candélabre de l’église comme des lanternes pour éclairer les fidèles. Mais, par la lâcheté des trois prélats, les fleurs se sont flétries, les colonnes sont tombées, les lanternes se sont éteintes. Tout ceci découle de la rhétorique religieuse du temps. Ce qui est bien propre à sainte Catherine, c’est le tour féminin de la pensée. L’esprit scolastique ne s’est point, Dieu merci, glissé en elle. Elle dédaigne la grave démonstration des docteurs du moyen âge qui ne s’avancent jamais qu’appuyés d’un côté sur un syllogisme, de l’autre, sur un texte de l’Écriture. Catherine ne raisonne point : elle affirme, prie, menace ou pleure ; elle n’a que faire du témoignage des livres saints ; elle est, elle aussi, un prophète, et toutes les colères d’Isaïe, toutes les visions d’Ézéchiel ne vaudraient point un seul des cris de son cœur. Elle revient sans cesse à quelques jolies images, le troupeau des brebis de Dieu, le beau jardin de la sainte église, tout rayonnant de fleurs qui embaument, quand le jardinier consent à en arracher les herbes vénéneuses. Mais il y a quelques épines dans le bouquet poétique qu’elle offre aux papes, aux princes et aux évêques : elle le sait, et c’est même pour la piqûre qu’elle présente le bouquet. « Hélas ! hélas ! mon grand-père très doux, écrit-elle à Grégoire, pardonnez à ma présomption pour ce que je vous ai dit déjà et ce que je vous dis aujourd’hui : mais la vérité première (Dieu) m’oblige à parler ainsi ; c’est sa volonté, père, qui vous commande. » Tous ces détours mènent tantôt à un avis sévère qui a sans doute fait tressaillir le correspondant de la sainte, tel que le conseil discret d’abdiquer la tiare, tantôt à quelque faiblesse de l’âme pontificale, qu’elle avait devinée et qu’elle lui dénonce, par exemple la tendresse trop enfantine de Grégoire pour son père et sa mère. Dans le procès de canonisation présidé par Pie II, l’église italienne a mis amoureusement en lumière la finesse diplomatique de Catherine. « Elle lisait dans les consciences, avait dit son disciple Stefano Magoni ; elle connaissait la disposition des esprits comme font les autres personnes pour les airs du visage ; elle découvrait les pensées secrètes de ceux qui la visitaient. » « Il y a plus grand péril à se tenir près de vous en voulant cacher ses sentimens, écrivait le même Stefano, qu’à naviguer en pleine mer, car vous voyez tous nos secrets. »

Le style de sainte Catherine désorienta peut-être un pape juriste, qui ne retrouvait point en ses lettres la dialectique serrée et l’exégèse continue de l’Université de Paris et de l’église de France ; mais les entreprises que la jeune femme proposait à Grégoire, en ces premières semaines de 1376, l’auront déconcerté bien davantage. Je laisse de côté la croisade contre les Turcs ; on y pouvait penser, et l’on en parlera longtemps encore d’une façon toute platonique. Rentrer à Rome à la faveur d’un débarquement heureux sur le littoral des Maremmes n’était peut-être qu’une aventure chanceuse à courir. Mais reprendre en vrai maître le gouvernement du domaine pontifical, si restreint qu’il fût alors, et, à la même heure, commencer, en vrai pasteur, la réforme de l’église, des cardinaux et des prélats italiens en première ligne, le problème était réellement presque insoluble. Certes, l’idée de réformation religieuse était ancienne ; au XIe siècle, Grégoire VII et Pierre Damien en avaient fait leur plus belle espérance ; tous les dissidens de l’église italienne, les patares de Milan, les arnaldistes, les joachimites, les fraticelles, les ermites, l’avaient embrassée avec passion. Mais ce que les conditions historiques d’un temps de violences avaient empêché Grégoire VII d’accomplir, Grégoire XI aurait-il pu seulement le tenter ? Le pape, tout en purifiant l’église, c’est-à-dire en ramenant à l’évangile le corps ecclésiastique, se voyait contraint, par la restauration nécessaire de sa puissance terrestre, de contredire une fois de plus à la parole évangélique : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » La domination temporelle avait corrompu l’église ; mais l’église avait été obligée, pour durer à travers les désordres du moyen âge, d’asseoir sur la domination très précaire des papes au centre de l’Italie sa primauté religieuse. Elle avait dû entrer dans le concert politique de l’Occident, afin de demeurer maîtresse de la chrétienté ; prendre sa place dans l’ordre féodal, afin de n’être point annihilée par la féodalité romaine ; faire de Rome sa commune, à l’époque communale ; opposer la triple couronne du pontife à la couronne fermée de l’empereur. Une lutte âpre, fatale, pour garder ou ressaisir un lambeau de territoire dont elle ne pouvait se passer, l’avait livrée aux convoitises terribles qui firent la grandeur et la misère des hommes du moyen âge. Elle avait succombé aux séductions de la richesse, à l’orgueil de la force séculière ; la justice, la pudeur et la miséricorde s’étaient retirées peu à peu de ses sanctuaires. Rien des choses avaient changé en Italie depuis l’exode de la papauté en France ; le régime communal s’en allait, ruiné par ses propres excès ; les communes et le vieux régime féodal se fondaient lentement en un régime nouveau, la tyrannie. Déjà les Visconti de Milan montraient comment les grandes tyrannies absorberaient les petites. Quant à l’empereur, depuis les descentes, tantôt lamentables, tantôt ridicules, de Henri VII, Louis de Bavière et Charles IV, « le marchand de foire, » il ne semblait plus à la péninsule qu’une forme vide, un souvenir archéologique. La politique réaliste de la renaissance italienne édifiait son œuvre, le pouvoir tout personnel du principe nuovo de Machiavel, du maître sans scrupules dont la volonté est toute la loi, et qui ne connaît plus ni chartes communales, ni droits féodaux, ni traditions républicaines. Or le saint-siège romain, à peine rétabli dans sa cité historique, se trouva contraint de suivre l’évolution générale de la péninsule ; l’effort prématuré de Boniface VIII pour constituer la royauté pontificale devenait désormais opportun ; l’indépendance de l’église, en face d’une Italie princière, ne pouvait plus être garantie que par le principat ecclésiastique. Il fallait donc recommencer le combat pour la vie et dresser une tente nouvelle à l’évêque de Rome. Mais le saint-siège, tout occupé, jusqu’aux derniers papes du XVe siècle, de ce grand intérêt terrestre, ébranlé d’ailleurs par le schisme, diminué dans sa primauté religieuse par les conciles de Constance et de Bâle, devenait plus impuissant que jamais pour l’œuvre de la réformation. Cent vingt années après sainte Catherine, les cris désespérés de Savonarole se perdaient encore dans le désert. Le vœu de ces deux grandes âmes n’émut sérieusement l’église romaine que vers le milieu du XVIe siècle, quand la société Chrétienne se fut divisée en deux familles irréconciliables.

Catherine eut une conscience assez claire de l’empêchement que la restauration temporelle du saint-siège apportait à la renaissance morale de l’église et du christianisme. Dans la seconde lettre à Grégoire XI, elle cherche une sorte de moyen terme entre la souveraineté séculière et la royauté purement spirituelle du pape. Elle n’abandonne rien du côté de Rome et de la présence à Rome du successeur de saint Pierre, a Comme vicaire du Christ, écrira-t-elle dans sa quatrième lettre, vous devez vous reposer dans la ville qui vous appartient en propre. » — « Sans doute, écrivait-elle dans la seconde, vous pourriez dire, saint-père : En bonne conscience, je suis tenu de conserver et de récupérer le bien de la sainte église. Hélas ! je le confesse, cela est vrai ; mais il me semble qu’il faut garder encore mieux la chose la plus chère. Le trésor de l’église est le sang du Christ versé pour les âmes, et qui n’est point pour acheter la richesse temporelle, mais le salut de l’humanité. Soit, vous êtes tenu de conquérir et de garder le trésor et la seigneurie des villes que l’église a perdues. Mais vous êtes tenu bien plus de retrouver tant de brebis, qui sont aussi le trésor de l’église ; et, quand elle les perd, elle s’appauvrit trop. Il vaut donc mieux perdre l’or des choses temporelles que l’or des spirituelles : faites donc ce qu’il est possible de faire, et alors vous serez excusé devant Dieu et le monde ; vous frapperez les hommes du bâton de la bonté, de l’amour et de la paix bien mieux que du bâton de la guerre et vous reprendrez votre bien au spirituel et au temporel. Mon âme s’est enfermée toute seule entre elle et Dieu, avec une grande soif de votre salut, de la reformation de la sainte église et du bien du monde entier, et je ne crois pas que Dieu m’ait laissé voir d’autre remède que celui de la paix. Paix ! paix donc pour l’amour de Jésus-Christ crucifié ! » Et, dans la quatrième lettre, elle disait encore : « mon très saint et doux grand-père, pour retrouver vos brebis qui ont quitté en rebelles le bercail de la sainte église, je ne vois d’autre moyen que la paix. »

L’Italie pacifiée ; Rome, capitale apostolique de l’Occident, mais capitale sans royaume, gouvernée par son évêque ; le pape, maître incontesté de ses basiliques, du Capitole, des ruines les plus nobles du monde et d’un désert mélancolique allant jusqu’à la Sabine et jusqu’à la mer, telle était, dans les premiers mois de 1376, la pensée de sainte Catherine. Florence se chargea de dissiper cette chimère généreuse. Elle répondit aux ouvertures pacifiques de Grégoire par le soulèvement de Bologne, qui, avec l’aide d’une troupe florentine, chassa, le 19 mars, son cardinal-légat en criant à son tour : « Mort à l’église ! » Grégoire, entraîné par les cardinaux français, riposta par un coup de foudre contre Florence, le plus terrible qu’un pape ait jamais lancé. Il excommunia la ville, fit fermer les églises, mit hors la loi chrétienne la personne et les biens de tous les Florentins ; il permit à quiconque rencontrerait un Florentin de le piller et de le prendre comme esclave, ut capientium fiant servi. Florence, dont les comptoirs, les marchandises et les florins étaient répandus des rivages de la Mer-Noire et de la Syrie jusqu’au fond de l’Angleterre, chancela sous les verges pontificales. Le pontife d’Avignon, ne pouvant l’atteindre au centre de la péninsule, la ruinait dans le reste du monde. Déjà il chassait les Florentins du Comtat Venaissin. Le parti de la guerre, représenté par les Huit, laissa la seigneurie des prieurs dépêcher à Sienne une ambassade priant Catherine de s’interposer entre Florence et Grégoire XI.


IV

C’était bien l’amie de Dieu, la nonne thaumaturge que la vieille cité guelfe appelait à elle afin qu’elle négociât la paix. « On savait, écrit le chroniqueur Scipion Ammirato, que, nourrie seulement par l’hostie de la communion, elle avait vécu miraculeusement un grand nombre de jours. Après la longue retraite de sa jeunesse, loin des affaires du monde, elle avait passé de la contemplation à l’action, par l’effet de la volonté divine. Étrangère aux lettres latines et n’ayant même point appris à lire par les moyens naturels, elle interprétait profondément les passages obscurs de la sainte écriture, grâce à une révélation surnaturelle. Aussi rappelait-on souvent pour réconcilier les adversaires, délivrer les démoniaques, consoler les affligés. » Catherine entrait à Florence en mai 1376. Niccolo Soderini l’accueillit dans sa maison et lui présenta la seigneurie. Elle commença sur-le-champ son entreprise diplomatique. Elle expédia à Avignon Fra Raimondo, muni d’un message dans lequel elle n’épargnait point au pape d’assez vives vérités. Si Dieu, disait-elle, a enlevé à son épouse ses provinces et sa joie, c’est qu’il a voulu témoigner de sa volonté « de voir l’église revenir à son état premier, pauvre, humble et doux, l’état des siècles saints, alors qu’elle pensait seulement à l’honneur de Dieu et au salut des âmes, aux choses spirituelles et non aux temporelles, qui l’ont fait aller de mal en pis. » Elle ajoutait, d’un ton d’autorité singulière : « Répondez au Saint-Esprit qui vous appelle. Je vous le dis : Venez, venez, venez et n’attendez pas le temps, car le temps ne vous attend point… Ne faites plus attendre les serviteurs de Dieu, qui s’affligent et vous désirent, et moi, misérable, qui n’ai plus la force d’attendre davantage. » Quelques jours plus tard, elle annonce à Grégoire sa venue prochaine : elle veut elle-même porter Florence aux pieds du pontife. « Je crois que la bonté divine a touché ces grands loups et les change en agneaux. Vous, leur père, vous les recevrez, j’en suis certaine, malgré leurs injures, car vous vous souviendrez de la parole de Dieu et du bon Pasteur, qui, trouvant sa brebis égarée, la prend sur son épaule et la ramène au bercail. » Mais le pape, toujours inflexible, envoyait en Italie une armée nouvelle de Bretons commandée par le cardinal Robert de Genève. Les bandes de l’Aguto mettaient Faenza à feu et à sang. Imola, Camerino, Macerata, rejetaient à leur tour le joug pontifical et se donnaient des tyrans. Florence, qui ne désarmait point, enlevait Rodolfo da Varano au service du pape pour en faire le capitaine-général de la ligue. Les dernières horreurs menaçaient l’Italie, Catherine ne pouvait plus tarder : elle appela de Sienne et de Pise ses plus chers disciples et se mit en route pour la France. Le 18 juin, elle arrivait à Avignon, avec une escorte de moines et de chevaliers. Grégoire lui avait fait préparer « une belle maison, avec une chapelle très ornée. » Au bout de doux jours, il la reçut en consistoire solennel, assis sur le trône, en présence du sacré-collège. Le saint-père et Catherine s’entretinrent par interprète. Elle parlait en toscan vulgaire, et Fra Raimondo traduisait en latin. Lors de la première audience, le pape fut ému profondément et lui dit : « Afin que tu voies clairement que je veux la paix, je remets toutes choses en tes mains, je te recommande seulement l’honneur et le bien de la sainte église. »

Dès ce moment elle multiplie ses démarches et ses lettres. Elle sollicite, à Avignon, les cardinaux et les seigneurs attachés à la cour de Grégoire ; elle gourmande, à Florence, les Huit de la guerre, qui viennent d’établir un impôt maladroit sur les biens des clercs ; elle presse l’envoi de l’ambassade florentine. « Vous me gâtez, par vos imprudences, tout ce que je sème ici, » écrit-elle. Le pape, à son tour, s’impatientait du retard des Florentins et disait : « Croyez-moi, ils m’ont bien trompé, ils vous tromperont aussi. » Enfin apparaissent trois députés des Huit ; mais c’étaient des fourbes chargés par leurs maîtres, qui ne souhaitaient que la prolongation de la brouille, de faire tout échouer. Catherine les supplie de se confier à elle, « au nom de son grand amour de Florence, pour laquelle elle voudrait mourir ; » ils lui répondent qu’ils ne reconnaissent point ses pouvoirs et n’ont affaire qu’au pape tout seul. Mais, avec celui-ci, ils le prennent sur un ton si arrogant, que les négociations sont rompues. Toutes sortes d’intrigues, la jalousie des courtisans, l’hostilité des cardinaux, qui redoutent le départ pour Rome, la curiosité malveillante des dames d’Avignon, qui tournent en dérision la vertu de Catherine, embarrassent de la façon la plus grave l’action de la jeune femme. Si Grégoire VI s’entretient volontiers avec elle, la consulte en présence du sacre-collège et lui demande ses prières, les prélats français la poursuivent jusqu’au fond de sa cellule par leurs interrogatoires perfides sur les subtilités de la théologie ; ils cherchent à déconcerter la mystique italienne par leur morgue scolastique, à la tenter dans sa foi, comme feront plus tard les inquisiteurs de Jeanne d’Arc. Une nièce du pape la surprend en extase à la table de la communion et lui enfonce dans le pied une aiguille d’acier ; Catherine, réveillée par la douleur, sort chancelante et ensanglantée de l’église.

Elle luttait cependant, sans se décourager, demandait à grands cris, en face des cardinaux et des clercs, le rétablissement des mœurs austères dans l’Eglise, l’abolition de la simonie, le retour à la papauté évangélique ; elle croyait mettre la main sur le chef de la croisade, Louis d’Anjou, second fils de Charles V ; elle reprochait à Grégoire sa timidité et l’excès de sa douceur, par-dessus tout, elle voulait que le siège apostolique revint à Rome sans plus tarder. Jamais peut-être, depuis les prophètes juifs, on n’avait parlé au sacerdoce avec une plus audacieuse fermeté. Le pape, dont elle troublait la conscience, sentait comme un charme étrange quand elle se tenait débout à ses pieds ; elle séduisait l’âme noble de Grégoire et la violentait en même temps. Durant les jours de cet extraordinaire apostolat, la fille du teinturier de Sienne fut réellement la maîtresse de l’Eglise et de la chrétienté. Peu à peu, elle chassait la terreur que le pape gardait des souvenirs tragiques de Rome, des tortures morales endurées par Urbain V, du retour de son prédécesseur à Avignon. Elle pliait la volonté de Grégoire, répondait à ses objections, lui persuadait qu’elle seule avait raison contre les sollicitations du roi de France et du duc d’Anjou, les inquiétudes intéressées du sacré-collège qui faisait au pontife un épouvantail des empoisonnemens historiques du siècle, l’émotion croissante de la ville qui prétendait retenir, au prix même d’une émeute, le chef de l’Eglise. Le duc d’Anjou disait au pape, selon Froissart : « Si vous mourez de par-delà, ce qui est bien apparent, si comme vos maistres de physique me dient, les Romains, qui sont merveilleux et traîtres, seront maîtres et seigneurs de tous les cardinaux et feront pape de force, à leur volonté. » Certes, Grégoire XI ne craignait pas le climat énervant de Rome, les vapeurs pestilentielles du Tibre, les figues empoisonnées dont était mort, disait-on, Benoît XI ; il était convaincu que Dieu lui parlait par sa servante Catherine ; ce n’était pas non plus la révolution que ce départ allait ajouter à l’histoire si tourmentée de l’Église qu’il redoutait ; mais il souffrait d’avance de la mélancolie des derniers adieux, de l’heure amère, disait Dante, « où l’on a pris congé de ses doux amis. » Catherine devinait aussi en lui l’effroi des cœurs timides qu’attriste la pensée d’une résolution très grave, irrévocable ; il se résignait à quitter la France, à se jeter dans la fournaise italienne, mais il n’osait dire : « A demain ! » Alors elle écrivit cette lettre si curieuse où elle lui conseille le stratagème « d’une sainte fourberie, un santo inganno. » — « Faites semblant de prolonger votre séjour pour quelque temps, et puis partez à l’improviste et bien vite. » Mais elle disait encore : « Dépêchons-nous, mon cher père, sans aucune crainte : si Dieu est avec vous, personne ne sera contre vous. »

Grégoire XI consentit à demi au mensonge joyeux que lui recommandait Catherino : il fit armer en secret une galère sur le Rhône. Le 13 septembre, les portes du palais pontifical s’ouvrirent tout à coup ; le pape, accompagné de quinze cardinaux, s’apprêtait à descendre vers le fleuve. La mule qu’on lui présenta d’abord se cabra et refusa son cavalier, accident qui sembla de mauvais augure. Le père du pape accourut tout en larmes et poussant de grands cris, afin d’empêcher la sortie de son fils : « Tu passeras d’abord sur mon corps, » lui dit-il. Grégoire répondit : « Dieu a dit : Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. » La foule muette s’ouvrit pour laisser la voie libre à l’Église romaine retournant vers la ville éternelle. À Marseille, où le cortège s’arrêta onze jours, vingt galères italiennes et françaises attendaient à l’ancre, commandées par le grand-maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. La flotte, assaillie en dehors du port par une grosse tempête qui emporta d’un coup de vague l’évêque de Luni, mit seize jours pour atteindre Gênes. Sainte-Catherine arrivait, de son côté, par la voie de terre, dans cette ville et fort à propos pour relever le courage de Grégoire. Celui-ci, brisé par la lassitude du voyage, s’abandonnait aux prières de ses courtisans ; déjà Rome, excitée par les émissaires de Florence, s’agitait d’une façon menaçante à l’approche de son évêque ; le saint-père, oublieux de ses promesses, s’engageait en consistoire public à rebrousser chemin vers la Provence. Catherine eut alors recours aux entrevues secrètes, la nuit, dans la cellule du couvent où elle s’était retirée. Grégoire sortait réconforté de ce mystique tête-à-tête ; il recevait de la jeune femme l’illusion de l’héroïsme, et celle-ci, dans les longues heures d’insomnie qui suivaient ces furtifs entretiens, disait à Dieu : « Ô amour éternel, si la lenteur de ton vicaire te déplaît, punis mon corps que je t’offre et te rends ; frappe-le de verges et détruis-le à ton bon plaisir. »

Le 20 octobre, le pape reprenait la mer, qui lui fut encore plus inclémente qu’au départ de Marseille. Sa vie fut plus d’une fois en péril ; ses cardinaux tombaient malades ; celui de Narbonne fut renvoyé A terre et s’en alla mourir à Pise. Cette traversée, coupée par de fréquentes stations aux ports de Ligurie et de Toscane, fut d’une durée étonnante. La tempête força les voyageurs A séjourner neuf jours à Livourne. Ils touchèrent à l’île d’Elbe, à Piombino, à Orbitello, au cap Argentaro et débarquèrent A Corneto, le 5 décembre. Les négociations s’ouvrirent aussitôt entre les cardinaux de Porto, d’Ostie et de Sabine, et le, parlement populaire du Capitole, et le traité conclu autrefois avec Urbain V fut renouvelé. Rome rendait au pape le droit de souveraineté féodale sur le Patrimoine, les ponts, portes, tours et forteresses de la ville, le Transtevere et la cité léonine ; le pape promettait de laisser en fonctions les exécuteurs de justice et les milices communales, dont les chefs étaient tenu de lui prêter serment. Après avoir célébré tristement à Corneto la solennité de Noël, Grégoire dut s’embarquer encore sur sa galère provençale le 13 janvier 1377 : car Viterbe et Civita-Vecchia révoltées lui fermaient la route de terre. Le lendemain, il abordait à Ostie, la région désolée de l’embouchure du Tibre. Vers le soir, parurent les députations de Rome qui portaient le traité ; à la nuit, il y eut des danses à la lueur des flambeaux. Le jour suivant, le pape remonta le Tibre sur sa galère : le peuple accourut avec des lumières pour voir glisser dans les ténèbres, sous la basilique de Saint-Paul, ce fantôme des anciens jours, la barque apostolique. On jeta l’ancre au milieu du fleuve, et, au lever du soleil, Grégoire débarqua en présence de la foule. Le cortège se mit en marche ; en tête, allaient des bateleurs vêtus de blanc, qui sautaient et frappaient des mains puis 2,000 hommes d’armes sous les ordres de Raymond de Turenne. Sainte Catherine avait cependant recommandé d’éviter tout appareil militaire : « Tenez seulement la croix à la main, » écrivait-elle quelques jours auparavant. Les magistrats à cheval, les milices de la commune et les arbalétriers entouraient le pontife porté par un palefroi richement harnaché, sous un baldaquin de pourpre, dont le sénateur et les nobles tenaient les bâtons. On suivit, entre le Tibre et l’Aventin, le solennel désert de Rome ; devant la porte et les tours crénelées de Saint-Paul étaient rangés le clergé et les moines : c’est là qu’on remit au pape les clés de la ville. La foule couvrait jusqu’aux toits des maisons, les femmes pleuraient de joie, une pluie de fleurs tombait sur le passage du saint-père vers le soir seulement, le cortège parvint à Saint-Pierre, où brûlaient 18,000 lampes, et Grégoire XI se jeta épuisé et les bras ouverts sur le tombeau des grands apôtres, pères du christianisme et de l’Église.

Catherine ne vit pas ce triomphe préparé par elle à la papauté. Elle était rentrée modestement dans sa pauvre maison de Sienne, croyant sa mission terminée. Un événement atroce vint la tirer de sa quiétude ; le malentendu entre le saint-siège et l’Italie se compliquait d’une tragédie imprévue. La ville de Cesena s’était révoltée, le 1er février, contre sa garnison de Bretons et en avait massacré 300 ; le légat fit venir la garnison mercenaire de Faenza et lui ordonna de châtier les rebelles ; 8,000 habitans purent s’enfuir à travers champs, environ A, 000 furent égorgés dans les rues ou dans leurs maisons. La péninsule poussa un cri d’effroi et Florence invoqua la pitié des princes de la chrétienté. Rome, dont l’enthousiasme s’était bientôt refroidi, se redressait déjà avec un geste de menace. Le traité conclu avec le pape demeurait lettre morte les nobles et le Capitole démagogique conspiraient à la fois. Grégoire se retira en mai à Anagni, la ville où Boniface VIII avait bu un calice si amer. Il séjourna dans la forteresse des Gaetani jusqu’aux premiers jours de novembre. La boucherie de Cesena, qui pouvait donner le signal d’une guerre d’extermination, fit réfléchir la ligue italienne ; malgré la défection d’Hawkwood, qui se vendit à Florence, la défaite d’un neveu du pape en Toscane, et les dispositions toujours hostiles de Bernabo Visconti, le saint-siège sut ramener Bologne à l’obédience de l’Eglise ; il enlevait en même temps à la ligue son capitaine-général Rodolfo da Varano ; il se réconciliait avec les Romains. Il signa donc un nouvel instrument de paix, qui fut sanctionné, le 10 novembre, par l’assemblée du peuple, après que Grégoire eut réintégré Rome. Si d’ailleurs, d’après les titres des magistrats de la commune qui signèrent de leur côté sur le parchemin, on reconnaît quelle part étroite de principat la constitution toute républicaine de Rome laissait alors au chef de l’Eglise, le pape n’avait pas moins repris les clés de saint Pierre, et la foi du monde chrétien retrouvait son point fixe d’orientation.

Florence, cependant, résistait toujours à la paix ; elle offrait à Grégoire des conditions inacceptables, refusait de rendre les biens de l’Église, de rétablir les tribunaux ecclésiastiques, de rompre le lien qui unissait entre elles les villes de la ligue. Tant que Florence maintenait autour de son gonfalon les cités rebelles, le pontifical romain demeurait à la merci de toutes les surprises. Cette attitude de l’alliée traditionnelle de l’Eglise est bien digne d’attention. Il est curieux de retrouver, soixante ans après la Divine Comédie, dans le sentiment populaire comme au gouvernement de cette ville, la haine mortelle de Dante contre le saint-siège. Florence se sentait vraiment la capitale intellectuelle de l’Italie, qui lui devait l’achèvement de sa langue littéraire, son plus grand poète, sa première grande école de peinture. Pourquoi n’hériterait-elle pas, dans la péninsule et la chrétienté, par la civilisation, la science et l’art, de la place éminente que Rome avait longtemps occupée par sa fonction mystique ? Et ne descendrait-elle pas au second rang le jour où Rome, renouant la tradition apostolique, retrouverait la maîtrise religieuse du monde ? Elle apportait à ce rêve de grandeur la passion d’une cité toute démocratique qui croyait à la perpétuité de nos libertés, tandis que sa démagogie, de plus en plus impérieuse, repoussait dédaigneusement, à la veille de l’insurrection socialiste les Ciompi, cette autorité pontificale, la plus haute des autorités qu’elle se proposait d’abattre. Déjà le gouvernement florentin s’essayait à une sorte de schisme religieux. Les huit de la guerre, meneurs du parti de la lutte à outrance, lancèrent un édit en vertu duquel l’interdit pontifical, qui, depuis dix-sept mois, fermait les églises de la ville et du contado, était considéré comme nul et le culte rouvert en dépit du saint-siège.

Grégoire XI se souvint alors de Catherine de Sienne. Celle-ci écrivit sans retard une lettre au peuple de Florence, prenant pour texte les paroles du Sauveur : « J’ai désiré d’un grand désir faire la Pâque avec vous avant de mourir. » Puis elle se mit en route. Niccolo Soderini et les citoyens dévoués à l’Église la reçurent avec respect. Le spectacle singulier que présentait en ce moment la chrétienté florentine lui remua le cœur. Les fidèles, ne pouvant plus prier dans les églises, formaient des confréries laïques, qui, unies aux compagnies de flagellans, se répandaient par les rues en chantant des laudes en langue vulgaire. Cette façon de satisfaire sans clergé ni liturgie aux besoins de la conscience fait déjà pressentir la loi libre des réformés. Mais ces symptômes d’anarchie religieuse inquiétèrent d’autant plus la sainte que, les fraticelles étalaient avec moins de contrainte leur christianisme très personnel, et que les hérétiques, ou plutôt les incrédules, favorisés par la seigneurie gibeline, se croyaient revenus déjà au bon temps des Farinata et des Cavalcanti. Catherine jugea nécessaire la paix la plus prompte entre le saint-siège et Florence, la paix à la fois religieuse et politique. Il appartenait au saint-siège de pacifier les âmes en levant l’interdit, et les deux dernières lettres de la jeune femme à Grégoire sont un appel à la miséricorde. Mais, pour la réconciliation politique, c’était à Florence de faire le premier pas. Le monde des petits dévots, la vieille bourgeoisie des arts que rassurait la présence de la nonne, aidèrent, par un mouvement plus apparent que réel d’opinion, les capitaines de la parte guelfe à se rendre prépondérans aux affaires publiques. Ils furent, pendant quelques semaines, les maîtres au gouvernement, mais, selon la bonne tradition révolutionnaire, loin de chercher la paix, ils frappèrent durement leurs adversaires gibelins, les créatures des huit ; par la mesure de l’ammonizione, ils chassèrent une centaine de citoyens de leurs magistratures. Excitée par des huit, encouragée par le gonfalonier de justice Silvestre de Médicis, qui fondait alors, sur le parti démagogique, la fortune naissante de sa maison, la populace fit, par une émeute brutale, l’essai de la révolution très prochaine des Ciompi. On massacra tous les Guelfes que l’on put, on pilla leurs maisons, et, une fois vides, on les brûla. Le bruit courut que Catherine avait été la cause des violences des capitaines : la foule marcha sur la maison où elle demeurait. Ses amis l’entraînèrent dans un jardin du voisinage ; mais l’émeute alla au jardin avec des cris de mort ; elle s’était agenouillée et priait : « C’est moi, dit-elle au premier qui s’approcha d’elle, prends-moi et tue-moi ! mais je t’ordonne, au nom de Dieu, d’épargner ici tous les miens ! » — « Ces paroles, écrit-elle, furent comme un couteau qui lui perça le cœur. » Quand ces furieux se furent éloignés, elle dit à ses compagnes- : « Misérable femme que je suis, qui n’ai point été digne du martyre ! » Mais il était dès lors évident que l’influence de Catherine, toute-puissante sur l’âme du pape, était perdue pour Florence. L’intervention du roi de France et de Bernabo lui-même acheva l’œuvre où ses forces s’épuisaient en vain. Les deux adversaires convinrent de fixer en un congrès, à Sarzane, les conditions de la paix. Les délégués de Florence et ceux de Rome avaient à peine entamé les négociations que Grégoire XI mourait, le 27 mars 1378, après quatorze mois de séjour en Italie.


V

Peut-être mourait-il à temps pour le saint-siège et la chrétienté, pour l’honneur de son nom et le repos de la conscience de Catherine. Il avait la nostalgie de la France, se croyait un exilé à Rome, vivait solitaire et triste au fond du Vatican. Déjà on murmurait à son oreille des conseils de fuite ; il souhaitait de revoir le ciel de Provence. Le bruit de son départ probable inquiétait la ville. La vie lui manqua tout à coup à l’heure où, par un acte de faiblesse, il pouvait jeter l’église dans une catastrophe. L’incertitude du lendemain pour le christianisme, l’approche du schisme qu’il prévoyait comme on sent venir un orage, remplissaient son âme d’une angoisse immense. Se jugeant tout près de la mort, il dicta une bulle pour faciliter les conditions du conclave. Il prescrivait aux cardinaux, présens à sa cour de se réunir sur-le-champ, sans convoquer ou attendre leurs collègues éloignés ; le conclave pouvait se tenir à Rome ou en dehors de Rome, en n’importe quel lieu ; l’élection aussi rapide que possible, était valable au-dessous de la majorité traditionnelle des deux tiers des voix ; le pape, quel qu’il fût, que les pères du conclave auraient élu, serait vénéré par le monde chrétien comme pontife légitime ; Grégoire suppliait ses cardinaux de choisir le plus pur et le plus digne.

Je ne crois pas qu’il y ait eu un conclave plus étrange que celui qui s’ouvrit au lendemain des funérailles de Grégoire XI. La commune romaine, craignant les bandes anglaises qui rôdaient dans le voisinage, était en armes ; les garnisons du Latium campaient dans Rome ; les chefs des familles seigneuriales étaient éloignés de la ville, les trésors de l’église transportés au château Saint-Ange. Les magistrats sollicitaient des cardinaux un pape italien. Le 7 avril, le sacré-collège se réunit au Vatican au moment d’un orage ; tandis que le tonnerre tombait sur le palais apostolique, une foule furieuse, que, contenaient à peine les milices communales, criait au dehors : Romano n italiano lo volemo ! Les cardinaux français formaient la majorité d’électeurs ; ils renonçaient sincèrement à l’élection d’un nouveau pape français. On n’avait que deux cardinaux romains, Tibaldeschi, tout à fait sénile, et Orsini, trop jeune, et d’une famille trop dangereuse. Les cardinaux de Florence et de Milan tenaient à des cités suspectes à l’église. L’embarras était grand, la situation terrible. Les capitaines de quartiers entraient de force dans la chapelle du conclave et disaient, selon Froissart : « Baillez-nous un pape romain qui nous demeure, ou autrement nous vous ferons les têtes plus rouges que vos chapeaux ne sont. » Les français désignèrent alors, en dehors du sacré-collège, le vice-chancelier de l’église, Bartolomeo Prignano, archevêque de Hari, un prêtre austère et savant, client de la maison d’Anjou et qui pouvait rapprocher l’Italie et la France. Un premier scrutin fut favorable à Prignano. Il était environ minuit, le peuple criait toujours, se battait contre les gardes du conclave, entassait des matières incendiaires autour du Vatican, sonnait le tocsin dans tous les campaniles. Le second tour de scrutin donna à Prignano l’unanimité des suffrages, moins la voix d’Orsini. Celui-ci, par vengeance, fit courir sur la place de Saint-Pierre, pendant le souper des cardinaux, le bruit de l’élection de Tibaldeschi, et la populace joyeuse enfonça les portes du palais et monta à l’assaut du conclave pour adorer son pape romain. Les cardinaux, pâles d’épouvante, coiffèrent à la hâte d’une mitre pontificale le vieux Tibaldeschi, lui jetèrent une chape sur l’épaule, l’assirent tout tremblant sur le trône, et abandonnant ce pape de paille et le vrai pape caché, à demi mort de peur, dans une chambre de l’appartement pontifical, se dérobèrent, à la faveur du désordre, têtes nues, sine capis et capellis. Quand Tibaldeschi revint à lui, il avoua ingénument la tragi-comédie et nomma l’élu. Le peuple, irrité de cette trahison, put rejoindre quelques-uns des pères, et les traîna de force au conclave où ils confessèrent la supercherie et dénoncèrent le vrai pontife. Le tumulte fut tel alors qu’ils purent encore s’échapper du Vatican, les uns se sauvèrent au Saint-Ange, d’autres coururent éperdus hors des murs, dans la campagne. Le sang-froid des chefs de la commune fut le salut de l’église et de la ville. Le cardinal de Florence les convainquit de la validité de l’élection ; le peuple se remit de son émotion ; le nouveau pape était, après tout, un. Italien. Prignano demanda une troisième épreuve électorale ; les cardinaux réfugiés au Saint-Ange envoyèrent leur vote par écrit, ceux qui couraient dans l’agro romano revinrent l’un après l’autre à Saint-Pierre et donnèrent leur adhésion. Le 18 avril, jour de Pâques, Urbain VI était couronné selon les rites séculaires, et prenait possession du Latran.

Le schisme ne se fit point attendre longtemps. Urbain VI était le pontife le plus propre à mettre l’église en feu. Une élévation si imprévue exaspérèrent l’orgueil et la violence de ce Napolitain. Il traita dès le premier jour, avec une extrême dureté, les cardinaux qui venaient de l’appeler de son petit évêché au gouvernement de la chrétienté. Au premier consistoire, il leur enjoignit de revenir au plus vite à la simplicité des apôtres, à résider dans leurs diocèses, à refuser les présens des princes. Cette façon brusque d’imposer la réforme déplut aux cardinaux français qui formèrent aussitôt, autour de Robert de Genève, un parti d’opposition encouragé par Jeanne de Naples. A la fin de mai, les ultramontains se retirèrent à Anagni, afin de respirer, disaient-ils, un air plus salubre, laissant Urbain à Rome, seul avec ses quatre cardinaux italiens. Le pape, à son tour, changea d’air et s’établit à Tivoli. Cependant les bandes bretonnes, répondant à l’appel du sacré-collège, poussaient jusqu’aux murs de Rome, battaient, le 16 juillet, les Romains au pont Salaro, puis se repliaient sur Anagni. Quand les cardinaux rebelles se virent appuyés par une armée, ils lancèrent, le 20 juillet, leur manifeste. Ils déclaraient nulle l’élection d’Urbain VI, faite sous la pression de l’émeute. Urbain, avec une sagesse politique que son règne ne devait plus montrer, se déclara tout prêt à s’incliner devant la décision d’un concile. Les intransigeans rejetèrent cette proposition, et, le 9 août, publièrent une encyclique par laquelle ils enjoignaient à Urbain de se démettre, à la chrétienté de lui refuser l’obéissance. Malgré les consultations des premiers canonistes du temps, toutes favorables à l’élection, et les dernières paroles du pauvre Tibaldeschi, le pape postiche de la nuit du 7 avril, qui témoigna en mourant de la sincérité du scrutin, les dissidens ouvrirent à Fundi un nouveau conclave où les trois derniers cardinaux italiens se laisseront attirer, par l’espoir qu’on inspira à chacun d’eux qu’il serait élu. Le 21 septembre, le cardinal de Genève, dont les mains étaient encore teintes du sang de Cesena, Clément VII, était choisi. Les trois Italiens protestèrent et allèrent cacher leur honte dans un château des Orsini, près de Tagliacozzo.

Urbain revint à Rome. Il ne pouvait rentrer au Vatican, car le Saint-Ange était aux mains d’un gouverneur dévoué au parti français, il descendit à Santa-Maria Nuova, au Forum, puis à Santa-Maria du Transtevere. Il n’avait plus près de lui un seul de ses cardinaux ; les prélats de sa cour l’abandonnaient l’un après l’autre pour rejoindre le pape de Fundi. Jamais le saint-siège romain n’était tombé dans une désolation plus profonde. Mais Catherine veillait toujours sur l’église. Dès le début du nouveau pontificat, elle avait su fléchir l’âme altière d’Urbain en faveur de Florence : la paix avait été conclue à des conditions modérées, l’interdit levé, et la cité de Dante était redevenue, écrit Matteo Villani, « le bras droit de l’église. » Aux premiers symptômes du schisme, elle avertit les cardinaux du parricide qu’ils allaient commettre ; elle engagea le pape à nommer au plus vite un sacré-collège italien. En un même jour, il donna la pourpre à vingt prélats, à deux Orsini, à deux Colonna. Il était bien tard : la France, l’Université de Paris, Jeanne de Naples, un grand nombre d’évêques se déclaraient pour Clément VII ; puis, ce fut le tour de la Savoie, de l’Espagne, de l’Ecosse ; déjà l’Occident ne distinguait plus le pape régulier de l’antipape. Désespéré, Urbain appela sainte Catherine, qui vint tranquillement s’asseoir au chevet de l’église romaine. Il la pria de convoquer dans la ville apostolique les plus grands chrétiens de l’Italie : sur un signe de sa main, les saints accoururent du fond de ; leurs solitudes, des forêts de Vallombreuse, des montagnes de Nice ou de Spolète. Elle écrivit aux monastères afin qu’on priât nuit et jour pour l’évêque universel. Elle relevait, dans les consistoires, le courage du pape et celui du sacré-collège. Urbain VI, raffermi par les paroles de cette femme singulière, prit résolument l’offensive. Il acheta à prix d’or un condottiere, Alberigo Barbiano, qui, en avril 1389, battit a Marino les Bretons de Clément VII ; il lui donna, pour orner son triomphe, une bannière où était écrit, en lettres d’or, le cri que poussera plus tard Jules II : « L’Italie délivrée des Barbares. » Il assiégea, dans ce même mois, la forteresse du Saint-Ange, dont les bombardes avaient incendié le Borgo. Son château-fort une fois reconquis, il se rendit au Vatican, pieds nus, à la suite d’une procession, au milieu de tout le peuple. L’antipape se réfugia à Naples, puis à Avignon. Urbain VI était désormais le pape de Rome et de l’Italie. Mais, pareil à presque tous ses prédécesseurs, il n’était le maître à Rome que selon le bon plaisir du peuple. Un jour de sédition, la foule armée envahit le Vatican : Urbain VI se souvint du dernier acte de grandeur de Boniface VIII : il revêtit les habits pontificaux, et la tiare au front, assis sur le trône, il attendit les rebelles et leur dit, comme autrefois le Seigneur aux Juifs : « Qui cherchez-vous ? » Ils s’arrêtèrent, interdits, et se retirèrent silencieusement. Catherine s’employa encore à pacifier les esprits, prêchant au pape l’indulgence et la charité, aux séditieux le repentir, au peuple de Rome l’obéissance. Elle sollicitait les princes du parti de Clément VII, le roi de France, la reine Jeanne, elle encourageait Venise dans la confession d’Urbain VI, elle aidait à l’alliance de Louis de Hongrie et de Charles de Duras, arrière-petit-fils de Charles II d’Anjou, avec le saint-siège. Elle se hâtait ainsi, d’une façon un peu fébrile, se sentant aux prises avec une nécessité historique plus forte que son génie, voyant déjà l’ombre de la mort s’allonger sur le sentier où elle cheminait pour la gloire de Dieu, si douloureusement, depuis le jour de sa première mission florentine. Elle avait trente-trois ans ; un apostolat si passionné avait détruit sa santé : elle touchait au terme de son pèlerinage. Le 30 janvier 1380, elle écrivit une dernière fois à Urbain VI. Elle recommandait la prudence à l’impétueux pontife. Le 15 février, avec une peine extrême, elle dicta ses adieux au fidèle Raimondo, son père spirituel. Dans cette lettre, où elle imagine que Dieu lui parle, elle esquissait, avec sa finesse habituelle d’observation, le caractère du pape. « Regarde en moi, Catherine, et vois l’époux de cette épouse, le souverain pontife : vois sa sainte et bonne intention, qui lui fait perdre toute mesure. Je permets que par sa conduite sans mesure, et la terreur qu’il inspire à ses sujets, il nettoie la sainte église ; mais d’autres viendront, qui l’occuperont par l’amour. Dis à mon vicaire qu’il rende sa puissance juste et accorde la paix à quiconque voudra la recevoir. » Aux disciples qui entouraient sa couche, elle adressa les paroles du Sauveur à son dernier souper, les paroles de François d’Assise mourant à ses frères : « Aimez-vous, mes fils, aimez-vous tendrement, et vous montrerez ainsi que vous me voulez toujours pour votre mère… Croyez fermement, mes très doux enfans, que, me séparant de mon corps, j’ai en vérité consumé ma vie pour la sainte église, et cela est mon don particulier. Je m’en vais du monde où j’ai souffert sans mesure, je vais me reposer dans la mer pacifique, le Dieu éternel ; mais je vous promets que, loin des ténèbres de la vie, unie à la vraie lumière, je vous serai plus utile que je ne le fus ici-bas. » Au moment de rendre l’âme, elle se tourna vers ses amis et vers sa mère, et dit : « Mon vœu suprême est que vous confessiez toujours bien haut qu’Urbain est vrai pontife et que vous n’hésitiez pas à mourir pour lui et pour l’église. » Puis elle leva la main et traça le signe de la croix sur les têtes inclinées de tous ceux qu’elle avait le plus aimés, murmura la parole sainte : « Père, je remets mon esprit entre tes mains, » et expira avec une figure angélique, le 29 avril 1380.

Des événemens inouïs suivirent de près la mort de sainte Catherine. Urbain VI sembla saisi de frénésie. Il jeta sur le royaume de Naples Charles de Duras ; celui-ci battit l’armée de Jeanne Ire, s’empara de la vieille reine et la fit étrangler à l’aide d’un cordon de soie. L’antipape d’Avignon lança de son côté son prétendant, un autre Angevin, Louis, à la tête d’une armée française. Urbain ramassa tout ce qu’il put des bandes d’Hawkwood et marcha sur Naples au secours de son pupille. Au bout de quelques jours, il se brouillait mortellement avec Charles ; au lieu de retourner à Rome, il s’enfermait avec ses cardinaux dans la citadelle de Nocera. Le sacré-collège, qui le haïssait, conspira ; en plein hiver, il fit jeter six cardinaux au fond d’une citerne fangeuse, pleine de reptiles ; tandis que les pauvres gens, transis et allâmes, criaient miséricorde, le pape, son bréviaire à la main, allait et venait, priant à haute voix, le long d’une galerie d’où il voyait la citerne, « sa figure, écrit un témoin, ardente comme un flambeau, par l’excès de la colère, » — « pareil à un fou furieux, » écrivent les cardinaux qui avaient eu la bonne fortune de rester à Naples. Urbain mit le royaume en interdit et déposa Charles, qui vint assiéger Nocera ; au son des trompettes, tout autour des remparts, le roi promit 10,000 florins d’or à qui lui livrerait le saint-père, mort ou vif. Deux fois par jour, le pape paraissait à une fenêtre de son château, une clochette d’une main, une torche de l’autre et excommuniait l’armée angevine. Un Orsini réussit à ouvrir aux assiégés un passage à travers les assiégeans. Urbain VI s’enfuit, escorté par quelques centaines de soldats d’aventure de toutes nations, qui ne pensaient qu’à le vendre pour quelques écus ; il emportait ses cardinaux, presque mourans, après sept mois de citerne, attachés sur leurs chevaux. Alors commença une chasse extraordinaire, le pape et l’église courant, sous le ciel enflammé du mois d’août, par les montagnes et les vallées, d’abord vers Salerne, puis vers l’Adriatique. En route, le pape fit tuer l’évêque d’Aquila, et reprit sa course démoniaque, laissant le cadavre dans la poussière blanche du grand chemin. Enfin, toujours poursuivi, le cortège atteignit la mer près de Trani ; au loin parurent les galères de Gênes, qui recueillirent le pontife. Urbain VI ne remit le pied que trois années plus tard dans la ville éternelle.

Tel fut le pape étrange que Catherine de Sienne appelait « mon père très doux. » Le spectacle de ce pontificat eût-il pu obscurcir la foi que « la sainte dame » avait en sa mission, et lui inspirer quelque regret d’avoir ramené la papauté de France en Italie, au siège du premier apôtre, à la pierre angulaire de l’église ? Les mystiques et les prophètes ont des grâces d’état : si indignes que soient les instrumens terrestres dont Dieu se sert pour réaliser ses desseins, ils savent que ceux-ci sont excellens et que les misères humaines n’en altèrent point la beauté. A l’origine du schisme, elle avait prédit que l’église passerait par de cruelles épreuves, mais qu’après les jours de deuil, viendrait le temps de la paix et de la joie. L’histoire a mis bien des années à donner raison à sainte Catherine et peut-être n’a-t-elle pas encore aujourd’hui répondu à toutes ses espérances. Mais, pour les prophètes et les mystiques, le temps ne compte guère, car ils lisent au livre de l’éternité des secrets qui sont leur consolation et la vertu de leur apostolat.


EMILE GEBHART.