Saint Paul (Renan)/XI. Troubles dans les Églises de Galatie

Michel Lévy (p. 311-328).


CHAPITRE XI.


TROUBLE DANS LES ÉGLISES DE GALATIE.


Les émissaires de Jacques, sortis d’Antioche, se dirigèrent vers les Églises de Galatie[1]. Il y avait longtemps que les Hiérosolymites connaissaient l’existence de ces Églises ; ce fut même à propos d’elles que s’éleva la première affaire de la circoncision et qu’eut lieu ce qu’on appelle le concile de Jérusalem. Jacques avait probablement recommandé à ses affidés d’attaquer ce point important, l’un des centres de la puissance de Paul.

Il leur fut facile de réussir. Ces Galates étaient gens faciles à séduire ; le dernier qui venait leur parler au nom de Jésus était presque sûr d’avoir raison. Les Hiérosolymites eurent bientôt persuadé à un grand nombre d’entre eux qu’ils n’étaient pas bons chrétiens. Ils leur répétaient sans cesse qu’ils devaient se faire circoncire et observer toute la Loi. Avec la puérile vanité des juifs fanatiques, les députés présentaient la circoncision comme un avantage corporel ; ils en étaient fiers et n’admettaient pas qu’on pût être un homme comme il faut sans ce privilège. L’habitude de ridiculiser les païens, de les présenter comme des gens inférieurs et mal élevés, amenait ces idées bizarres[2]. Les Hiérosolymites répandaient en même temps contre Paul un flot d’invectives et de dénigrement. Ils l’accusaient de se poser en apôtre indépendant, tandis qu’il avait reçu sa mission de Jérusalem, où on l’avait vu à diverses reprises se mettre à l’école des Douze, comme un disciple. Venir à Jérusalem, n’était-ce pas reconnaître la supériorité du collège apostolique ? Ce qu’il savait, il l’avait appris des apôtres ; il avait accepté les règles que ceux-ci avaient posées. Ce missionnaire qui prétendait les dispenser de la circoncision savait fort bien au besoin la prêcher et la pratiquer. Tournant contre lui ses concessions, ils alléguaient des cas où on l’avait vu reconnaître la nécessité des pratiques juives[3] ; peut-être rappelaient-ils en particulier les faits relatifs à la circoncision de Tite et de Timothée. Comment, lui qui n’avait pas vu Jésus, osait-il parler au nom de Jésus ? C’était Pierre, c’était Jacques qui devaient être tenus pour les vrais apôtres, pour les dépositaires de la révélation.

La conscience des bons Galates fut toute troublée. Les uns abandonnèrent la doctrine de Paul, passèrent aux nouveaux docteurs et se firent circoncire ; les autres restèrent fidèles à leur premier maître. Le trouble, en tout cas, était profond ; on se disait de part et d’autre les choses les plus dures[4].

Ces nouvelles, en arrivant à Paul, le remplirent de colère. La jalousie qui faisait le fond de son caractère, sa susceptibilité, déjà souvent mise à l’épreuve, furent excitées au plus haut degré. C’était la troisième fois que le parti pharisien de Jérusalem s’efforçait de démolir son œuvre à mesure qu’il l’achevait. L’espèce de lâcheté qu’il y avait à s’attaquer à des gens faibles, dociles, sans défense, et qui ne vivaient que de confiance en leur maître, le révolta. Il n’y tint plus. À l’heure même, l’audacieux et véhément apôtre dicta cette épître admirable, qu’on peut comparer, sauf l’art d’écrire, aux plus belles œuvres classiques, et où son impétueuse nature s’est peinte en lettres de feu. Le titre d’« apôtre » qu’il n’avait pris jusque-là que timidement, il le prend maintenant comme une sorte de défi, pour répondre aux négations de ses adversaires et maintenir ce qu’il croit la vérité.

« paul apôtre (non par la grâce des hommes ni par institution humaine, mais par la grâce de jésus-christ, et de dieu le père, qui a ressuscité jésus d’entre les morts), ainsi que tous les frères qui sont avec moi, aux églises de galatie.

« Grâce et paix descendent sur vous tous des mains de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui s’est livré lui-même pour nos péchés, afin de nous sauver du monde pervers où nous vivons, conformément à la volonté de Dieu notre père, auquel soit la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen.

« J’admire que si vite vous vous laissiez détourner de celui qui vous a appelés en la grâce du Christ, pour passer à un autre Évangile ; non qu’il y ait deux Évangiles, mais il y a certaines gens qui veulent vous troubler et changer la doctrine du Christ. Écoutez-moi bien : Si jamais quelqu’un, fût-ce moi-même, fût-ce un ange du ciel, venait vous évangéliser autrement que je ne l’ai fait, qu’il soit anathème ! Ce que je vous ai dit, je vous le dis encore : Si quelqu’un vous prêche autre chose que ce que vous avez appris, qu’il soit anathème ! Sont-ce les bonnes grâces des hommes ou celles de Dieu que je cherche à gagner ? Est-ce aux hommes que je cherche à plaire ? Ah ! si je plaisais aux hommes, je ne serais plus serviteur de Christ.

« Je vous le déclare, en effet, mes frères : l’Évangile que je vous ai prêché n’est pas d’origine humaine. Je ne l’ai point reçu, je ne l’ai point appris des hommes ; je l’ai appris par une révélation de Jésus-Christ. Vous avez entendu parler de ma conduite quand j’étais dans le judaïsme ; vous savez avec quel excès je persécutais et ravageais l’Église de Dieu, et aussi comment je surpassais ceux de mon âge et de ma race par mon zèle à garder nos traditions nationales. Mais, quand celui qui m’a choisi dès le sein de ma mère et qui m’a appelé par sa grâce daigna faire pour moi une apparition de son fils, afin que je fusse son évangéliste auprès des gentils, sur-le-champ, sans prendre conseil de personne[5], sans aller à Jérusalem vers ceux qui étaient apôtres avant moi, je me rendis en Arabie, puis je retournai à Damas. Trois ans après, il est vrai, j’allai à Jérusalem, pour faire connaissance avec Céphas, et je restai quinze jours auprès de lui ; mais je ne vis aucun autre membre du corps apostolique, si ce n’est Jacques, le frère du Seigneur. Ce que je vous écris, je jure devant Dieu que c’est vrai.

« J’allai ensuite dans les parages de la Syrie et de la Cilicie ; mais mon visage était inconnu aux Églises de Christ qui sont en Judée. Seulement, elles avaient entendu dire que celui qui les persécutait autrefois prêchait maintenant la foi qu’il avait d’abord voulu détruire, et elles glorifiaient Dieu à mon propos.

« Puis, au bout de quatorze ans, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé ; je pris aussi Titus avec moi. J’y montai sur une révélation, et je leur communiquai l’Évangile que je prêche parmi les gentils. J’eus en particulier des entrevues avec ceux qui paraissaient des personnages importants, de peur que mes courses présentes et passées ne fussent peine perdue. On ne nous fit pas une seule critique. On n’exigea pas même de Titus, qui m’accompagnait et qui était hellène, qu’il se fît circoncire. S’il y consentit, ce fut par égard pour ces faux frères intrus, qui se sont glissés parmi nous pour espionner la liberté que nous avons grâce au Christ Jésus, et pour nous réduire de nouveau en servitude. Je leur cédai sur le moment ; mais je ne me soumis pas à eux, afin que la vérité de l’Évangile vous demeurât acquise. Quant à ceux qui paraissaient des personnages (ce qu’ils furent autrefois ne m’importe ; Dieu ne fait pas acception de personnes), ceux, dis-je, qui paraissaient être quelque chose ne m’apprirent rien de nouveau. Au contraire, voyant que l’Évangile du prépuce m’était commis, comme l’était à Pierre celui de la circoncision (car celui qui a conféré à Pierre la force pour l’apostolat de la circoncision m’a conféré la force pour l’apostolat des gentils), connaissant, dis-je, la grâce qui m’avait été accordée, Jacques, Céphas et Jean, qui semblaient les colonnes de l’Église, me donnèrent la main, à moi et à Barnabé, en signe de communion, et reconnurent que nous serions pour les gentils ce qu’ils étaient pour la circoncision, nous priant seulement de nous souvenir des pauvres ; ce à quoi je n’ai pas manqué.

« Ensuite, quand Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu’il était digne de blâme. Avant que vinssent, en effet, les émissaires de Jacques, il mangeait avec les gentils ; mais, quand ceux-ci furent venus, il commença à se soustraire et à s’isoler, par la crainte de ceux de la circoncision. Les autres juifs partagèrent son hypocrisie, si bien que Barnabé lui-même s’y laissa entraîner. Pour moi, voyant qu’ils ne marchaient pas dans la droite voie de la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : " Si, toi qui es juif, tu fais des actes de païen, comment peux-tu forcer les gentils à judaïser ? Nous autres, nous sommes juifs par nature ; nous ne sommes pas du nombre de ces pécheurs de païens ; et cependant, sachant que l’homme est justifié non par les œuvres de la Loi, mais par la foi en Jésus-Christ, nous avons cru en Jésus pour être justifiés par cette foi. Que si après cela nous faisons revivre les obligations légales, à quoi aura servi le Christ ? Il aura été (ce qu’à Dieu ne plaise !) un ministre de péché. Se dégager d’une obligation, puis se l’imposer de nouveau pour y manquer, n’est-ce pas de gaieté de cœur se constituer prévaricateur ? " Pour moi, c’est par égard pour la Loi elle-même que je suis mort à la Loi, afin de vivre à Dieu. Je suis crucifié avec Christ ; je ne vis plus, c’est Christ qui vit en moi, et ce reste de vie que je traîne en la chair, je le vis en la foi de Dieu et de Christ, qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je ne veux pas réduire à néant la grâce de Dieu ; or, si la justice est le résultat de l’observation des œuvres de la Loi, le Christ est mort pour rien.

« O Galates insensés, qui vous a fascinés de la sorte, vous aux yeux de qui on a tracé l’image de Jésus-Christ crucifié ! Permettez-moi une seule question : Est-ce l’observation des œuvres de la Loi ou le fait d’avoir entendu prêcher la foi qui vous a valu de recevoir l’Esprit ? Comment êtes-vous si fous qu’après avoir commencé par l’Esprit, vous finissiez par la chair ? Voulez-vous donc rendre inutile (que dis-je ? funeste !) tout ce qui a été fait pour vous ? Celui qui vous a conféré l’Esprit, celui qui a fait des miracles parmi vous, est-ce par les œuvres de la Loi ou par la foi qu’il les a faits ? Rappelez-vous qu’il est dit d’Abraham : " Il crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice[6]. " Sachez donc que ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham… Avant le règne de la foi, nous étions enfermés dans la Loi comme dans une prison, qui nous gardait pour la révélation future. La Loi a été le pédagogue qui nous a menés à Christ, pour que nous fussions justifiés par la foi ; mais, la foi étant venue, nous ne sommes plus sous le pouvoir du pédagogue. Tous, en effet, vous êtes fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ[7]. Il n’y a plus de juif ni d’hellène ; il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a plus d’homme ni de femme ; car vous êtes tous une même chose en Christ Jésus. Mais, si vous êtes du Christ, vous êtes donc de la race d’Abraham et ses héritiers, selon la promesse. Tandis que l’héritier est enfant, il ne diffère en rien de l’esclave ; quoiqu’il soit possesseur de tout l’héritage, il est sous des tuteurs et des administrateurs jusqu’au temps marqué par le père. Nous, de même, quand nous étions enfants, nous étions esclaves des principes du monde ; mais, quand est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, né sous la Loi, pour que nous jouissions des privilèges de fils. Et le premier de ces privilèges a été que Dieu envoie en vos cœurs l’esprit de son fils criant Abba, c’est-à-dire « Père ». Vous n’êtes donc plus esclaves, vous êtes fils ; si vous êtes fils, vous êtes aussi héritiers, grâce à Dieu.

« Autrefois, ignorant Dieu, vous serviez des êtres qui n’étaient pas des dieux. Mais, maintenant que vous connaissez Dieu, bien mieux ! que vous êtes connus de Dieu, comment retournez-vous à des principes faibles et chétifs, dont vous voulez de nouveau vous faire les esclaves ! Vous observez les jours, les mois, les temps, les années. Vraiment, parfois j’ai peur que je n’aie travaillé chez vous en pure perte.

« Faites comme moi, frères, je vous en prie. Je suis un d’entre vous ; jusqu’ici, vous ne m’avez fait encore aucun mal. Vous vous rappelez l’état de faiblesse où j’étais quand je vous évangélisai la première fois, et à quelle épreuve je vous mis par l’infirmité de ma chair. Vous eûtes la bonté de ne pas me mépriser, de ne pas me repousser ; vous me reçûtes comme un ange de Dieu, comme Christ Jésus. Que sont devenus ces sentiments ? Je vous rends témoignage que, s’il eût été possible, vous vous fussiez arraché les yeux pour me les donner. Je suis donc devenu votre ennemi, parce que je vous dis la vérité ? Il y a des gens jaloux de votre affection, mais non en vue du bien ; ils veulent vous détacher de moi, pour que vous les aimiez. L’affection qui a pour objet le bien est une belle chose ; mais il faut qu’elle soit constante, et je voudrais que la vôtre pour moi ne se bornât pas au temps où je suis près de vous. O mes chers fils, vous que j’enfante de nouveau avec douleur, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous, que je voudrais être près de vous à cette heure et vous parler sur un autre ton ; car je suis tombé dans de grandes perplexités à votre sujet…

« Christ nous a donné la liberté ; tenez-vous donc fermes, et ne reprenez pas le joug de la servitude. C’est moi, Paul, qui vous le dis : Si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira de rien. Je déclare, d’un autre côté, à tout homme qui se fait circoncire que, par ce seul acte, il s’engage à observer toute la Loi. Vous n’avez plus rien de commun avec Christ, vous tous qui cherchez la justification dans la Loi ; par cela seul, vous êtes déchus de la grâce. Nous, qui sommes initiés à l’Esprit, c’est de la foi que nous attendons l’espérance de la justification ; car en Christ Jésus circoncision ou prépuce n’importe ; ce qui importe, c’est la foi devenant active par l’amour.

« Vous couriez bien ; qui vous a arrêtés ? Qui vous a détournés d’obéir à la vérité ? Ah ! ce conseil-là n’est pas venu de celui qui vous avait appelés. Un peu de levain fait lever toute la pâte[8]. J’ai bon espoir en vous dans le Seigneur ; je suis convaincu que vous reviendrez à sentir comme nous ; mais celui qui vous trouble portera la responsabilité de tout ceci, quel qu’il soit. Je vous le demande, mes frères, si je prêche la circoncision[9], pourquoi suis-je persécuté ? Le scandale de la croix serait donc levé !… Ah ! tenez, je voudrais qu’ils fussent plus que circoncis[10] ceux qui vous troublent !

« Vous avez été appelés à la liberté, frères. Seulement, que la liberté n’aboutisse pas à la licence de la chair ; soyez serviteurs les uns des autres par amour. Toute la Loi, en effet, est contenue dans un mot : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même… " Marchez en esprit, et résistez aux désirs de la chair. La chair, en effet, conspire contre l’esprit, et l’esprit contre la chair ; mais, si vous êtes conduits par l’esprit, vous n’êtes plus sous la Loi. Les œuvres de la chair sont la fornication, l’impureté, la lasciveté, l’idolâtrie, les maléfices, les haines, les disputes, l’envie, les colères, les altercations, les factions, les hérésies, les jalousies, l’ivresse, les débauches et autres choses semblables… Le fruit de l’esprit, au contraire, est l’amour, la joie, la paix, la patience, l’honnêteté, la bonté, la foi, la douceur, la tempérance. Contre de telles choses, il n’y a pas de Loi. Ceux qui sont acquis à Christ Jésus ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs… »


Paul dicta cette épître tout entière d’un seul trait, comme rempli d’un feu intérieur. Selon son usage, il écrivit de sa main en post-scriptum :


Remarquez bien ces caractères[11], ils sont de ma main.


Il semblait naturel qu’il terminât par la salutation d’usage ; mais il était trop animé ; son idée fixe l’obsédait. Le sujet épuisé, il y rentre encore par quelques traits vifs :


Des gens qui veulent plaire par la chair[12] vous forcent à vous faire circoncire, à seule fin de n’être pas persécutés au nom de la croix du Christ. Ces circoncis, en effet, n’observent pas la Loi ; mais ils veulent que vous soyez circoncis, afin de se glorifier en votre chair[13]. Pour moi. Dieu me garde de me glorifier, si ce n’est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde ; car en Christ Jésus la circoncision n’est rien, le prépuce n’est rien ; ce qui est tout, c’est d’être créé à nouveau[14]. Paix et miséricorde sur tous ceux qui observeront cette règle, et sur l’Israël de Dieu[15]. Mais qu’à l’avenir personne ne me suscite plus de tracasseries ; car je porte les stigmates de Jésus[16] en mon corps. La grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec votre esprit, frères. Amen.


Paul expédia la lettre sur-le-champ. S’il eût pris une heure de réflexion, on peut douter qu’il l’eût laissée partir. On ignore à qui elle fut confiée ; Paul sans doute la fit porter par un de ses disciples, qu’il chargea d’une tournée en Galatie. L’épître, en effet, n’est pas adressée à une communauté particulière[17] ; aucune de ces petites Églises de Derbé, de Lystres, d’Iconium, d’Antioche de Pisidie, n’était assez considérable pour servir de métropole aux autres ; l’apôtre, d’un autre côté, ne donne aux destinataires aucune instruction sur la manière de faire circuler sa lettre[18]. — On ignore aussi l’effet que la lettre produisit sur les Galates. Sans doute elle confirma le parti de Paul[19] ; il est probable cependant qu’elle n’éteignit pas entièrement le parti contraire. Presque toutes les Églises désormais seront divisées en deux camps. Jusqu’à la ruine de Jérusalem (an 70), l’Église de Judée maintiendra ses prétentions. Ce n’est qu’à la fin du premier siècle qu’une réconciliation véritable s’opérera, un peu aux dépens de la gloire de Paul, qui sera durant près de cent ans rejetée dans l’ombre, mais pour le plein triomphe de ses idées fondamentales. Les judéo-chrétiens, à partir de ce moment-là, ne seront plus qu’une secte de vieux entêtés, expirant lentement et obscurément, et ne finissant que vers le ve siècle[20] dans des cantons perdus de la Syrie. Paul, en revanche, sera presque désavoué. Son titre d’apôtre, nié par ses ennemis[21], sera faiblement défendu par ses amis[22]. Les Églises qui lui doivent le plus notoirement leur fondation voudront avoir été fondées par lui et par Pierre. L’Église de Corinthe, par exemple, fera les violences les plus flagrantes à l’histoire pour montrer qu’elle dut son origine à Pierre en même temps qu’à Paul[23]. La conversion des gentils passera pour l’œuvre collective des Douze[24] ; Papias, Polycrate, Justin, Hégésippe sembleront à dessein supprimer le rôle de Paul et presque ignorer son existence. C’est seulement quand l’idée d’un canon de nouvelles écritures sacrées se sera établie, que Paul reprendra son importance. Ses lettres alors sortiront en quelque sorte des archives des Églises pour devenir la base de la théologie chrétienne, qu’elles renouvelleront de siècle en siècle.

À la distance où nous sommes, la victoire de Paul nous fait l’effet d’avoir été complète. Paul nous raconte et peut-être nous exagère les torts qu’on a eus envers lui ; qui nous dira les torts de Paul ? La basse pensée qu’il prête à ses adversaires de courir sur ses brisées pour lui enlever l’affection de ses disciples et se faire gloire ensuite de la circoncision de ces simples gens comme d’un triomphe[25], n’est-elle pas un travestissement ? Le récit de ses rapports avec l’Église de Jérusalem, si différent de celui des Actes, n’est-il pas un peu arrangé pour les besoins du moment[26] ? La prétention d’avoir été apôtre par droit divin dès le jour même de sa conversion[27] n’est-elle pas historiquement inexacte, en ce sens que la conviction de son propre apostolat se forma en lui lentement et n’arriva à être complète que depuis sa première grande mission ? Pierre fut-il réellement aussi répréhensible qu’il le dit ? La conduite de l’apôtre galiléen, au contraire, ne fut-elle pas celle d’un homme conciliant, préférant la fraternité aux principes, voulant contenter tout le monde, biaisant pour éviter les éclats, blâmé par tous, justement parce que seul il a raison ? Nous n’avons aucun moyen de répondre à ces questions. Paul était très-personnel ; il est permis de croire que plus d’une fois il attribua à une révélation privée ce qu’il avait appris de ses anciens[28]. L’Épître aux Galates est un morceau si extraordinaire, l’apôtre s’y peint avec tant de naïveté et de sincérité, qu’il serait souverainement injuste de tourner contre lui un document qui fait tant d’honneur à son talent et à son éloquence. Les soucis d’une étroite orthodoxie ne sont pas les nôtres ; à d’autres il appartient d’expliquer comment on peut être un saint, tout en malmenant le vieux Céphas. On ne rabaisse pas Paul au-dessous du commun des grands hommes, quand on montre que parfois il fut emporté, passionné, préoccupé de se défendre et de combattre ses ennemis. En toute chose ancêtre véritable du protestantisme, Paul a les défauts d’un protestant. Il faut du temps et bien des expériences pour arriver à voir qu’aucun dogme ne vaut la peine de résister en face et de blesser la charité. Paul n’est pas Jésus. Que nous sommes loin de toi, cher maître ! Où est ta douceur, ta poésie ? Toi qu’une fleur enchantait, et mettait dans l’extase, reconnais-tu bien pour tes disciples ces disputeurs, ces hommes acharnés sur leur prérogative, qui veulent que tout relève d’eux seuls ? Ils sont des hommes, tu fus un dieu. Où serions-nous, si tu ne nous étais connu que par les rudes lettres de celui qui s’appelle ton apôtre ? Heureusement, les parfums de Galilée vivent encore dans quelques mémoires fidèles. Peut-être déjà le discours sur la montagne est-il écrit sur quelque feuille secrète. Le disciple inconnu qui porte ce trésor porte vraiment l’avenir.

  1. Gal., i, 7, 8 ; v, 10. Ces trois versets rapprochés prouvent bien que, derrière les émissaires, Paul voit l’action du chef de l’Église de Jérusalem. Comparez les τινές de Gal., i, 7, aux τινὲς ἀπὸ Ἰακώϐου (Gal., ii, 12), aux τινές de II Cor., iii, 1 ; x, 12 ; aux τινὲς κατελθόντες ἀπὸ Ἰουδαῖας de Act., xv, 1.
  2. Gal., vi, 12 et suiv.
  3. Gal., v, 11. Comparez I Cor., ix, 20 ; II Cor., v, 16. Voir ci-dessus, p. 36, note.
  4. Gal., v, 15, 26. Quand saint Paul écrivit cette épître, il avait été deux fois en Galatie (iv, 13). Cela détourne de songer, pour la date de cette épître, à la troisième mission. D’un autre côté, l’incident Gal., ii, 11 et suiv., n’avait pas eu lieu, ce semble, à la date de la deuxième mission, et, si l’épître eût été écrite pendant cette mission, nous y trouverions, comme dans les épîtres aux Thessaloniciens, le nom de Silas, lequel était connu des Galates depuis le commencement du second voyage. La vague formule Gal., i, 2, convient bien à Antioche. La promptitude avec laquelle Paul apprit l’incident et y répondit suppose une certaine facilité de communications ; or les communications avec le centre oriental de l’Asie Mineure étaient plus faciles d’Antioche (par Tarse) que d’Éphèse.
  5. Pour la nuance de σαρκὶ καὶ αἵματι, comp. Matth., xvi, 17.
  6. Gen., xv, 6.
  7. Allusion à la tunique qu’on revêtait en sortant de l’immersion.
  8. Proverbe familier à saint Paul : I Cor., v, 6.
  9. Il paraît que quelques adversaires de Paul, plus soucieux de l’attaquer que d’être conséquents, s’exprimaient à peu près ainsi : « Après tout, ce prétendu apôtre des gentils prêche aussi parfois la circoncision. »
  10. Plaisanterie. Voir Phil., iii, 2 et suiv.
  11. Gal., VI, 11. Πηλίκοις γράμμασιν n’implique pas nécessairement l’idée de « grosses lettres ».
  12. C’est-à-dire : se relever aux yeux de la société juive par un avantage charnel très-estimé d’elle.
  13. C’est-à-dire : se faire valoir auprès des juifs en présentant les nouveaux circoncis comme autant de conquêtes.
  14. Il se répète sans s’en apercevoir. Comp. v, 6 ; comp. aussi I Cor., vii, 19.
  15. Les chrétiens circoncis sincères, en opposition avec « l’Israël selon la chair », les juifs qui tirent vanité de la circoncision.
  16. Les traces des coups de fouet et des coups de bâton qu’il a reçus, et qui le font ressembler à Jésus crucifié.
  17. Gal., i, 2.
  18. Comp. Col., iv, 16.
  19. I Cor., xvi, 1.
  20. Saint Jérôme, lettre à saint Augustin (col. 623, Martianay).
  21. Apoc., xxi, 14.
  22. C’est ce qui résulte du ton du livre des Actes. Voir les Apôtres, introd., p. iv-v.
  23. Denys de Corinthe, dans Eusèbe, Hist. eccl., II, 25.
  24. Justin, Apol. I, 39, 45 ; Dial. cum Tryph., 42, 53 ; Homél. pseudo-clém., iii, 59 ; Lettre de Clément à Jacques, en tête de ces Hom., §. 1. Comp. Act., x.
  25. Gal., iv, 17 ; vi, 13.
  26. Justin ne savait sûrement rien de la convention Gal., ii, 7-10, puisqu’il regarde la conversion des gentils comme l’œuvre des Douze (Apol. I, 39).
  27. Gal., i, 15 et suiv.
  28. On en a un exemple frappant dans I Cor., xi, 23.