L’œuvre des tracts (p. 1-6).

Le saint Patron


Quand les Juifs envoyèrent demander à Jean-Baptiste s’il était le Messie, il répondit qu’il n’était ni le Christ, ni Élie, ni le prophète, mais « la voix qui crie dans le désert : Aplanissez le chemin du Seigneur.

— Mais pourquoi donc baptisez-vous ?…

— Moi, je baptise dans l’eau ; mais au milieu de vous, il y a quelqu’un que vous ne connaissez pas, et qui vient après moi ; je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure. »

Cette réponse, admirable d’humilité, doit être rapprochée de l’éloge extrême que Jésus fait de son précurseur devant ses disciples : « Qu’êtes-vous allés voir au désert ? un prophète ? Oui, vous-dis-je, et plus qu’un prophète. Car c’est celui dont il est écrit : « Voici que j’envoie mon ange devant vous, pour vous précéder et vous préparer la voie. En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes il n’en a point paru de plus grand que Jean-Baptiste »…

Telle est la grandeur de celui dont la mission avait été annoncée par les prophètes, des siècles à l’avance. Il devait être le trait d’union entre l’Ancienne Loi et la Nouvelle, aplanir la route du Messie et rendre témoignage à la Lumière. L’Évangile parle de lui plus longuement que de saint Joseph et de la sainte Vierge elle-même. Les quatre évangélistes racontent sa naissance, sa prédication et sa mort.

Saint Zacharie et sainte Élisabeth, déjà avancés en âge, n’avaient pas d’enfants. Un jour que Zacharie offrait de l’encens dans le Temple, un ange lui apparut et lui dit : « Ne crains point, ta prière a été exaucée ; ta femme te donnera un fils que tu appelleras Jean. Il sera pour toi un sujet d’allégresse, il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira rien qui enivre et il sera rempli de l’Esprit-Saint dès le sein de sa mère. Il convertira beaucoup d’enfants d’Israël au Seigneur, et lui-même marchera devant Lui dans l’esprit et la puissance d’Élie, pour ramener les cœurs des pères vers les enfants et les incrédules à la sagesse des justes, afin de préparer au Seigneur un peuple parfait. »

Zacharie douta et fut puni : il resta muet. Quelque temps après, la sainte Vierge, à qui l’ange Gabriel venait d’annoncer qu’elle serait la Mère de Dieu, visita sa cousine Élisabeth, dont l’enfant fut sanctifié dès avant sa naissance, et qui salua Marie par ces mots que nous redisons : « Vous êtes bénie entre les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. » Marie lui répondit par son chant d’action de grâces, le Magnificat.

Six mois avant la naissance de Jésus, Élisabeth met au monde un fils, que l’on appelle Jean. Zacharie recouvre l’usage de sa langue et chante son cantique Benedictus aux gens étonnés, qui se demandent : « Que sera donc cet enfant, car la main du Seigneur est avec lui ?… »

L’enfant grandit en son pays de montagnes, et quand il peut se suffire, il va vivre au désert dans une solitude favorable aux grandes pensées. La nature grandiose mais sévère et la méditation des prophéties au peuple hébreu infidèle à sa mission contribuent à inspirer au jeune ascète une doctrine et une vie de rude pénitence, qui impressionneront la foule. Il porte un vêtement de poil de chameau et se nourrit de sauterelles et de miel sauvage. Le renom de sa vertu prépare sa prédication ; aussi, quand il viendra au Jourdain prêcher et baptiser, la foule sera-t-elle émue de ses enseignements.

Que prêche-t-il ? Un sujet fort peu enlevant : la nécessité de faire pénitence parce que le royaume de Dieu est proche ; le baptême de pénitence pour échapper à la colère à venir, « car la cognée est déjà à la racine de l’arbre, et tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. Il faut jeûner et prier, donner une tunique, si l’on en a deux, à celui qui n’en a pas, et partager sa nourriture. » Et Jean baptise ceux qui vivent bien et qui attendent le Messie. Il leur annonce pourtant un baptême plus parfait : « Je vous baptise dans l’eau en signe de pénitence, mais un plus puissant que moi vous baptisera dans l’Esprit-Saint et dans le feu. »

Son autorité grandit ; ne serait-il pas le Christ ? Mais voici que Jésus vient demander le baptême. Jean se jette aux pieds du Maître : « C’est moi qui dois être baptisé par vous, et vous venez à moi ! » Jésus répond : « Laisse faire, il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. » Au moment où Jésus baptisé sort du Jourdain, des cieux ouverts l’Esprit de Dieu descend sous forme de colombe, et une voix proclame : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis mes complaisances. » La foule n’a pas conscience de cette manifestation céleste. Quelques jours plus tard Jean présente officiellement le Messie à ses disciples, en leur demandant de se rallier à Lui : « Voici l’Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde. »

L’Agneau de Dieu ! Et les Juifs qui attendaient un guerrier, un conquérant, un roi éclipsant David et Salomon, qui ferait d’eux les maîtres du monde… L’Agneau, mais c’est le symbole de la douceur, c’est l’être fort peu conquérant qui reste muet quand on le mène à la tuerie. Ce n’est pas le Messie rêvé ! Il s’opère une division chez les admirateurs de Jean-Baptiste : les uns, comme André, Pierre et Jean, les futurs Apôtres, suivent son conseil et se mettent à la suite de Jésus dans la conquête du monde par la pauvreté, la douceur et la charité ; les autres, les hommes d’affaires, trameront la perte de ce décourageant Précurseur, comme ils se déferont du Messie lui-même.

Cette scène de l’Agneau de Dieu a été souvent idéalisée par la peinture. Le tableau vivant qui charme les enfants et le bon peuple, dans les processions du 24 juin, ce petit Saint-Jean-Baptiste de sept ans, couvert d’une élégante peau de mouton, brandissant une fine houlette en forme de croix longue, et tenant à ses pieds un agneau tout blanc, est une copie assez heureuse des grands maîtres. Le symbolisme et l’art y occupent une assez belle place pour qu’on respecte et garde cette naïve représentation populaire.

Jésus est manifesté au monde ; la mission de Jean est terminée : il a frayé la voie, le Christ s’est avancé ; il l’a présenté aux fidèles, et maintenant il n’a plus qu’à s’effacer, comme l’aurore devant le soleil. Aux disciples jaloux qui s’alarment de voir tout le monde aller à Jésus, Jean rétorque avec un renoncement admirable qu’on n’y va pas encore assez : « Il faut qu’il croisse et que moi, je diminue. » Il prêche toujours la pénitence pour qu’on soit plus prêt aux enseignements du Messie. Il tonne contre les vices des grands, qui veulent le faire taire ; il ne recule même pas devant le roi Hérode, qui a épousé la femme de son frère encore vivant. Il va lui reprocher son crime et lui crier son impitoyable Non licet, (C’est défendu !), que répéteront souvent dans le cours des âges les chefs religieux chargés de rappeler à l’ordre les chefs civils qui abusent. Hérode a recours aux grands moyens : il emprisonne Jean-Baptiste. Le Précurseur ne peut plus amener les âmes à Jésus, il veut du moins rendre plus claire encore sa manifestation du Messie. Il envoie deux disciples lui demander : « Es-tu le Messie ? ou doit-il y en avoir un autre ? » Au moment où les délégués arrivent, le Seigneur est à guérir des malades. Pour toute réponse, il montre ses miraculés : « Allez dire à Jean ce que vous avez vu et entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. » Autant de notes annoncées par les prophètes pour aider à reconnaître le Christ. La députation retourne convaincue, tandis que le Sauveur proclame Jean son messager, son précurseur, le plus grand des enfants des femmes.

Jean-Baptiste peut maintenant mourir, la loi de Moïse s’épanouit dans le christianisme et les Juifs de bonne foi ont reçu assez de lumière. Hérode, noyé dans la fange, ne se convertit pas. Un soir de fête où Salomé, fille d’Hérodiade, avait dansé avec éclat, il lui promit le cadeau qu’elle voudrait, fût-ce la moitié du royaume. Hérodiade, fatiguée des reproches de Jean, conseille à sa danseuse de demander non des perles ou une couronne, mais la tête du Précurseur. Un garde alla frapper le saint prisonnier, dont la tête apportée sur un plat fut remise à Salomé, qui en fit hommage à sa triste mère. Le crime était consommé, Jean était martyr de sa haine du vice.[1] Ses disciples ensevelirent son corps, et ils allèrent en informer Jésus, qui se retira. Notons ces mots brefs de l’Évangile : Jésus se retira. Hérode ne fut pas puni autrement. C’est la plus terrible des malédictions.

La vie toute divinisée de saint Jean-Baptiste est féconde en leçons tant pour les chrétiens en général que pour notre race en particulier. Ses austères vertus auraient besoin de redevenir à la mode, un robuste voyageur de commerce le proclamait énergiquement : « Aujourd’hui que Pilate, Hérode, Caïphe et Judas courent les rues, il faut que saint Jean-Baptiste vienne nous apprendre à tenir bon ! » Ses années de préparation dans la solitude, la mortification et la prière gagneraient à être imitées en nos jours d’irréflexion, de légèreté et de paresse ; sa résistance aux sollicitations d’Hérode et des Juifs qui rêvent d’un Messie riche, son zèle pour la pénitence et sa vigoureuse répression des erreurs des grands trouveraient richement à s’employer en Amérique ; son peu de cas de l’estime des méchants, son ardeur à s’effacer, à se déprécier devant Jésus sont de sérieux reproches à l’usurpation de titres et de gloire qui est la règle de l’arrivisme au XXe siècle. Un vieil auteur portugais fait une malicieuse remarque sur la question posée à Jean : « Qui es-tu ?… Que dis-tu de toi-même ?… Il déclara, et ne le nia point, il déclara : Je ne suis point le Christ. » C’est donc bien rare et bien méritoire de ne pas se faire passer pour plus qu’on n’est réellement, que l’évangéliste répète jusqu’à trois fois la même affirmation, à savoir que Jean ne se donna pas pour le Messie. Ah ! continue-t-il, si l’on eût posé cette question sur les rives de notre fleuve plutôt qu’au Jourdain, la réponse eût été différente : « Évidemment que je suis votre homme ! Et pourquoi pas ? Y a-t-il quelqu’un de plus Messie que moi ? »…

Quant à notre peuple, les orateurs de fête nationale ont souvent comparé sa mission à celle du Précurseur. Nos ancêtres sont venus de France préparer ici le règne de Dieu, planter des croix, convertir les indigènes, fonder une Église et, grâce au choix qu’on faisait des premiers colons, préparer au Seigneur un peuple parfait. Bien des obstacles ont nui à la réalisation de ce sublime idéal de Champlain et de Mgr de Laval ; jamais pourtant notre race n’a cessé d’être missionnaire, de préparer la voie au Christ, de baptiser, de défendre la morale et de fonder des paroisses.

Le 25 février 1908, Sa Sainteté le Pape Pie X, accédant au vœu de S. Em. le cardinal Bégin, nous donnait en saint Jean-Baptiste un protecteur et un modèle à imiter. Dans un bref pour perpétuelle mémoire, le Saint-Père écrit : « …Jugeant que cela pouvait être grandement profitable aux intérêts de la vie catholique dans ce pays, Nous avons décidé de faire droit à ces prières, d’autant plus volontiers que Nous avons une grande confiance dans le secours et l’intercession de ce saint que, depuis son origine, le peuple canadien n’a cessé d’honorer d’une piété toute particulière… Nous établissons, constituons et proclamons saint Jean-Baptiste patron spécial auprès de Dieu des fidèles franco-canadiens, tant de ceux qui sont au Canada que de ceux qui vivent sur une terre étrangère »…

  1. L’Église honore la Décollation de Saint Jean-Baptiste le 29 août.