Saint Irénée et les Gnostiques de son temps
La personne d’Irénée, évêque de Lyon à La fin du iie siècle de notre ère, sans avoir l’originalité ni l’attrait d’autres grandes figures de la chrétienté primitive, n’en est pas moins des plus intéressantes pour l’historien de l’église ou de ses dogmes. L’influence qu’il a exercée, son origine orientale, son ministère en Occident, sur le sol même de la France, la part qu’il prit aux divers mouvemens de ce mystérieux second siècle, naguère encore si rebelle aux efforts tentés par la critique pour lui arracher ses secrets, tout cela contribue à lui assigner dans l’histoire religieuse ce haut rang que probablement sa valeur personnelle ne lui eût pas donné d’atteindre. La rareté des documens contemporains de son grand ouvrage contre les gnostiques fait que, pour la postérité, Irénée occupe le centre de la situation théologique de son époque, du moins en Occident, et de même qu’il était l’un des pères les plus cités de l’ancienne théologie, de même il est un de ceux que la critique moderne a le plus étudiés. On peut s’en convaincre en voyant l’importance attribuée à ses écrits dans les savantes recherches de la théologie allemande de notre temps. L’école de Tubingue surtout, son fondateur F.-C. Baur en tête, les a soumis à une analyse persévérante. C’est principalement comme adversaire des gnostiques, ces étranges rêveurs du iie siècle, qu’Irénée intéresse la critique moderne, et qu’il nous renseigne sur l’état réel de l’église dans ces temps primitifs dont l’éternelle illusion des sociétés vieillies a fait trop facilement un âge d’or. Le gnosticisme lui-même est un phénomène trop curieux, trop unique, pour ne pas fixer à son tour l’attention du public, toujours plus nombreux, qui a pris goût à l’histoire religieuse et spécialement à celle des origines chrétiennes. Nous ne séparerons pas ce que l’histoire a réuni, et nous parlerons également d’Irénée et des gnostiques. Le sujet ainsi compris permet d’ailleurs d’entrer dans quelques détails sur les commencemens du christianisme dans les Gaules.
La ville de Lyon ou plutôt de Lug-Dunum (mont ou château de Lucius) était déjà une cité importante au iie siècle de notre ère, bien qu’elle n’eût été fondée que quarante et un ans avant Jésus-Christ par le lieutenant de César, Lucius Munatius Plancus. La position magnifique de la nouvelle ville, assise sur deux fleuves, au pied d’une côte escarpée, non loin des Alpes et pourtant déjà en pleine Gaule, cette position, qui l’avait désignée aux conquérans de nos pauvres et héroïques ancêtres comme le point stratégique par excellence d’où l’on pouvait tenir en respect la contrée tout entière, lui avait valu, sous Auguste, l’honneur d’être érigée en capitale de l’immense province qui coupait en diagonale tout le pays gaulois. Le neveu de César lui accorda de grands priviléges, institua des foires qui ne tardèrent pas à devenir très fréquentées, et la reconnaissance des Lyonnais lui fit en retour hommage d’un temple qui devint en quelque sorte le centre religieux des Gaules romanisées, car soixante peuplades gauloises voulurent concourir à la construction de cet édifice. Caligula et Claude naquirent à Lyon, et favorisèrent aussi beaucoup leur ville natale ; le dernier lui accorda même les priviléges d’une colonie romaine. Détruite ou à peu près sous Néron par un tremblement de terre, la ville fut rebâtie presque immédiatement, et sous Trajan elle s’enrichit d’un monument dont il ne reste que le nom transformé, mais qui paraît avoir été magnifique, le Forum de Trajan, appelé plus tard le Forum Vetus, aujourd’hui Fourvières. Depuis lors, et jusqu’au rude châtiment que Septime-Sévère lui infligea l’an 197, pour la punir d’avoir embrassé le parti de son compétiteur Albinus, la cité lyonnaise jouit d’une prospérité continue et ne cessa de grandir. Ce fut d’ailleurs, comme tout l’atteste, une période de grande prospérité matérielle pour la Gaule entière.
Cependant en l’an 177 Lyon fut le théâtre de scènes affreuses. Le christianisme avait fait dans les Gaules une entrée tardive et qui a lieu de surprendre quand on pense aux rapports étroits de la nation conquise avec la ville impériale, où de si bonne heure une florissante communauté chrétienne s’était spontanément formée avant la venue d’aucun apôtre et par la simple rencontre de chrétiens venus des provinces orientales. Tout donne lieu de croire que ce furent aussi des Orientaux plutôt que des missionnaires italiens qui implantèrent la foi nouvelle dans les Gaules vers le milieu du iie siècle, d’abord à Vienne, l’ancienne capitale allobroge, devenue aussi chef-lieu de province et centre politique important, puis ou presque simultanément à Lyon. Pothin, l’aimable, le premier évangélisateur des Gaules dont la tradition se souvienne, et qui dut commencer ses travaux vers le milieu du iie siècle, porte un nom grec. Sur douze noms propres de chrétiens lyonnais que nous a conservés l’intéressante lettre écrite par l’église de Lyon à ses sœurs d’Asie après les événemens de l’année 177, nous trouvons un Attale de Pergame, un Alexandre de Phrygie, un Irénée de Smyrne ou du voisinage, des noms qui ne sont ni gaulois, ni latins, mais purement grecs, tels que Bibliade et Alcibiade. Irénée se félicite quelque part dans ses écrits de ce que le régime impérial permet de voyager en toute sécurité d’un bout à l’autre de ce qu’on appelait alors le monde : si le commerce et l’administration en eussent seuls profité, il est douteux que l’évêque de Lyon eût si complaisamment relevé cet avantage. Enfin, sans appartenir au montanisme exagéré[1], les chrétiens de Lyon du iie siècle ne laissent pas de partager le point de vue essentiel et d’employer les expressions favorites de cette tendance extatique dont l’Asie -Mineure était le foyer proprement dit. En Asie toutefois, les choses étaient beaucoup plus avancées, et l’épiscopat se voyait forcé de recourir aux mesures les plus énergiques pour éliminer entièrement ce levain rétrograde et compromettant.
Cette action de l’Asie chrétienne mérite qu’on s’y arrête. On ne se rend pas assez compte d’ordinaire du rôle prépondérant de l’Orient grec dans la propagation du christianisme en Occident. Quand on pense que le grec fut à Rome, aussi bien qu’ailleurs, pendant près de trois siècles, la langue de l’église, qu’en Gaule même le christianisme fut apporté par des Grecs et prêché en grec, on serait tenté de croire que le miracle de la Pentecôte consista bien moins à faire annoncer l’Évangile dans toutes les langues de la terre qu’à soumettre toutes ces langues à la suprématie religieuse de la langue évangélique par excellence. On peut voir dans Tertullien par exemple que, même en parlant latin, les chrétiens d’Occident mettaient une sorte d’amour-propre à introduire des mots grecs dans leur langage religieux. C’était un petit pédantisme assez semblable à celui qui pousse parfois des philosophes français à semer de mots germaniques notre clair et doux idiome. On ne reculait pas même devant les difficultés de la prononciation, et Tertullien, qui aime à ridiculiser ses adversaires, se moque des efforts malheureux que faisaient les unitaires de langue latine, fort nombreux au iie siècle, pour prononcer le ch grec dans le mot monarchia (monarchie divine) qui leur servait d’étendard[2]. Pour lui, qui ne croit pas nier l’unité divine en affirmant qu’à côté de Dieu le Père il existe deux autres Dieux personnels émanés de son essence, il cherche aussi un mot grec qui ne soit pas trop difficile à prononcer, et le trouve dans l’expression d’œconomia (disposition ou plutôt distribution de l’être divin), pour lequel des équivalons latins ne lui eussent pas fait défaut, si, pour l’amour du grec, il n’avait pas mieux valu s’en passer.
Pour revenir à Lyon, la communauté chrétienne, ayant pris quelque consistance, ne tarda pas à souffrir de la malveillance populaire. On commença par chasser les chrétiens des bains et des places publiques ; puis on les hua dans les rues, on les poursuivit à coups de pierre ; enfin les autorités locales, partageant ou voulant flatter le préjugé des classes inférieures, en firent jeter un certain nombre en prison. Des rumeurs sinistres, provenant sans doute de quelqu’une de ces absurdes interprétations que le vulgaire aime toujours à donner aux rites les plus innocens d’une religion inconnue, des accusations de crimes monstrueux, atroces, commis dans les réunions chrétiennes, de soupers de Thyeste et d’unions œdipéennes, étaient répandues et accueillies avec empressement. Ce qui avait donné lieu à ces accusations étranges, c’est évidemment la Gène, où, disait-on, les chrétiens, buvant à la même coupe, mangeaient « le fils immolé. » En l’absence du gouverneur, les prisonniers furent conduits sur le forum de Trajan devant le tribun militaire. Un certain nombre faiblit devant la menace de la torture et apostasia. D’autres tinrent ferme, et même un jeune homme de la ville, de famille distinguée, du nom de Vettius Epagatus, qu’on n’avait pas arrêté, prit publiquement avec une noble imprudence la défense des accusés, ce qui lui valut peu après les honneurs du martyre. Malheureusement des esclaves et des parens des accusés, encore païens, vaincus par la torture, chargèrent les chrétiens des crimes inouïs que leur imputait le fanatisme populaire. Ceux-là même des habitans qui eussent incliné pour la tolérance devinrent fanatiques à l’égal des autres, et l’inquisition païenne redoubla de rigueur. Le gouverneur, de retour, approuva ce qu’on avait fait, mais voulut attendre, avant d’aller plus loin, les instructions de l’empereur régnant, Marc-Aurèle. Ce prince, stoïcien et vieux Romain dans l’âme, n’aimait pas les chrétiens, et au surplus il faut observer qu’à part deux ou trois exceptions ce ne furent pas précisément les mauvais empereurs qui persécutèrent les disciples du Christ. Il est clair que plus les empereurs romains prenaient au sérieux leur pouvoir et leur mission, plus ils se défiaient de cette église grandissante, qui était alors une école de liberté, posait, seule alors, à leur autorité certaines bornes infranchissables, menaçait de ruiner par la base la vieille société romaine, et semblait en vérité la revanche spirituelle que les vaincus, les Juifs et les Grecs, prenaient sur la conquête qui les avait annihilés temporellement. Les instructions arrivèrent de Rome sévères, inexorables, et des scènes épouvantables de cruauté raffinée vinrent donner satisfaction aux rancunes de la populace. Il se commit des choses hideuses qu’on ne peut pas décrire. Le vieux Pothin, accablé par l’âge et la souffrance, eut le bonheur d’échapper aux bourreaux : il mourut, à peu près asphyxié, dans la prison où l’on avait entassé les chrétiens arrêtés. Attale de Pergame, attaché sur une chaise d’airain rougie au feu, pendant que l’odeur de sa chair brûlée montait vers les spectateurs qui remplissaient l’amphithéâtre [3], rassembla ses forces expirantes pour leur crier dans un dernier rugissement : « C’est vous qui êtes les anthropophages ! » Parmi les martyrs qui déployèrent le plus d’héroïsme, on distingue l’idéale figure d’une jeune Gauloise, Blandina. Elle était au service d’une matrone chrétienne. Débile et frêle de corps, elle lassa les tortionnaires. C’est elle qui par son exemple et ses douces paroles aidait à mourir fidèle à sa conscience un pauvre enfant que la barbarie des persécuteurs avait compris dans les poursuites. Chose étrange, lorsqu’on l’exposa dans le cirque avec d’autres chrétiens aux morsures des bêtes féroces, celles-ci ne la touchèrent pas. Elle dut aussi s’asseoir sur la chaise ardente. À la fin, on la roula dans un filet et on lança contre elle un taureau furieux qui l’acheva en la jetant en l’air à plusieurs reprises.
On a de tout cela, comme je l’ai dit, un rapport authentique dressé par des témoins oculaires et envoyé par eux aux chrétiens d’Asie. Eusèbe reproduit une grande partie de cette lettre des chrétiens de Lyon, qui compte parmi les plus anciens monumens de l’histoire de l’église. On en fit aussi parvenir une copie à Rome à l’adresse de l’évêque Éleuthère, et ce fut un presbytre de Lyon, du nom d’Irénée, qui fut chargé de ce dernier message. Telle est en effet la porte sanglante par laquelle Irénée entre dans l’histoire. Pour la première fois il est question de lui à la fin de cette lettre, et les termes flatteurs pour son caractère par lesquels on le recommande à la bienveillance de l’évêque romain prouvent qu’il était déjà tenu en haute estime par les chrétiens du chef-lieu de la Lyonnaise première, quoiqu’il fût encore inconnu de ceux de la capitale de l’empire.
D’où venait-il ? quels étaient ses antécédens ? Nous voici de nouveau en présence d’un de ces personnages célèbres de la chrétienté primitive dont les idées, les tendances, le caractère, semblent bien connus, mais dont la vie est à peu près toute cachée. Ce n’est que par induction, en s’appuyant sur quelques passages de ses œuvres, qu’on peut jusqu’à un certain point tracer les lignes générales de sa biographie.
Ainsi l’on sait par son propre témoignage que, dans son enfance (παῖς ὢν ἔτι (pais ôn eti)), il a vu et entendu Polycarpe, l’évêque-martyr de Smyrne, qui alors, dit-il, avait atteint les dernières limites de l’âge (πάνυ γηραλέον (panu gêraleon)) . La manière dont il parle ensuite de ses impressions et de ses souvenirs relativement au vénérable vieillard nous montre bien qu’il était enfant au sens rigoureux de ce mot quand il reçut ses leçons. Or Polycarpe mourut l’an 166 ou 167. Comme pourtant il ne faudrait pas reculer trop loin dans la première enfance de son jeune disciple, il en résulte qu’on peut, avec beaucoup de vraisemblance, penser qu’Irénée naquit vers l’an 150, au milieu du règne d’Antonin le Pieux, et qu’il avait de seize à dix-sept ans quand il perdit son maître vénéré. Une partie de son enfance se passa donc à Smyrne, et s’il n’est pas originaire de cette ville même, il n’est pas probable que, si jeune encore, il y fût venu de bien loin. Il doit avoir aussi fréquenté l’école de Papias, ce vetus homo d’Asie-Mineure, conservateur passablement borné de traditions remontant au temps des apôtres, et dont, pour cette raison-là même, il est bien regrettable que l’ouvrage explicatif des Discours du Seigneur se soit perdu. En un mot il est certain qu’Irénée est originaire de l’Asie-Mineure chrétienne, et c’est ce qui rend ses ouvrages si précieux pour la critique moderne, car bien qu’il ait dû quitter ce pays jeune encore, on reconnaît en lui l’écho occidental de cette mystérieuse école de théologie qu’on pourrait nommer johannique, de laquelle sont sorties, avec le quatrième Évangile, les prémisses du dogme de la divinité de Jésus-Christ, ainsi que la transformation systématique de l’histoire évangélique.
La première en effet, cette école introduisit dans la doctrine chrétienne les spéculations fondées sur l’idée platonicienne du Verbe, et son mysticisme idéaliste se glissa au travers des tendances variées qui se partageaient l’église de manière à leur faire à toutes des emprunts et à les supplanter finalement dans les sympathies de la majorité. Semblable à ces formations sous-marines dont les phénomènes de la surface attestent l’existence, mais dont il est impossible de décrire les invisibles contours, elle se révèle, dans la haute antiquité chrétienne, par certaines productions littéraires d’auteurs différens, mais trahissant visiblement un esprit commun, et toutes provenant de l’Orient grec. C’est par exemple, outre le quatrième Évangile, les trois épîtres de Jean, un onctueux traité mystique intitulé l’Épître à Diognète, le traité sur la Pâque d’Apollinaris, évêque d’Hiérapolis, l’Apologétique d’Athénagore, etc. Cette école poursuivit patiemment son travail dans un demi-dédain des moyens de propagande vulgaire, se résignant aisément à n’être goûtée que par une minorité choisie, et n’imposant à ses adeptes qu’une seule condition, c’est qu’ils adoptassent l’idée du Verbe divin devenu chair en Jésus-Christ. Or cette idée était en quelque sorte dans les vœux du temps et devait triompher. C’est ainsi que l’on peut voir les semences répandues par cette école germer dans des milieux où les autres traits qui la caractérisent sont loin de prédominer. Par exemple, le montanisme lui empruntera l’idée mystique du Paraclet, de l’esprit consolateur qui révèle directement à l’homme les mystères de la Divinité. En revanche, le gnosticisme, à l’extrême opposé, s’appropriera avec empressement sa terminologie, ses expressions de lumière, de vie, de verbe, et plus d’une de ses notions spéculatives. Ce qui la caractérise encore, c’est une tendance, plus commune il est vrai dans l’antiquité que de nos jours, mais qui, chez ces mystiques idéalistes, s’accuse d’une façon toute particulière, je veux dire l’indifférence pour la réalité historique. C’est sans le moindre scrupule, avec une sécurité qui désarme, qu’elle applique le principe qui était destiné à devenir hégélien : « cela devait être ainsi, donc il en fut ainsi. » Voyez par exemple le quatrième Évangile. Pour une critique rigoureuse, il est visible qu’il subordonne systématiquement l’ordre chronologique, la tendance de ses récits, au dogme du Verbe incarné. Voilà pourquoi la critique moderne s’accorde de plus en plus à reconnaître que, si l’on veut faire de l’histoire, c’est le Jésus des trois premiers Évangiles, et non celui du quatrième, qu’il faut prendre pour type.
Irénée doit avoir puisé en Asie-Mineure les principes généraux de cette école johannique dont la doctrine du Verbe devenu chair formait le lien essentiel. Quand vint-il en Occident? On n’en sait rien. Accompagna-t-il son maître Polycarpe dans le voyage que celui-ci fit à Rome au temps de l’évêque Anicet, vers l’an 157? Fut-il envoyé dès lors dans les Gaules en qualité de missionnaire? Il était bien trop jeune pour cela, et quand on se rappelle qu’en 177 il avait encore besoin d’être recommandé à Éleuthère par les chrétiens de Lyon, il est bien plus naturel de penser qu’il n’habitait cette ville que depuis quelques années. Il est probable toutefois qu’il y vint avec l’intention de propager le christianisme dans cet immense Occident qui tardait si longtemps à s’ouvrir à la foi chrétienne. Peut-être l’ardent Polycarpe fut-il étonné de voir les choses marcher si lentement dans notre partie du monde, et ses récits furent- ils pour beaucoup dans la détermination que prit son disciple de s’y rendre. On peut affirmer toutefois qu’il n’arriva pas à Lyon sans avoir fait auparavant une station assez longue à Rome, car ses souvenirs d’Asie sont ceux d’un adolescent, tandis qu’il connaît la tradition romaine comme quelqu’un qui a cherché à l’étudier avec maturité et réflexion.
Quoi qu’il en soit, c’est à partir de la sanglante persécution lyonnaise qu’Irénée marque dans l’histoire de l’église. A son retour de Rome, il fut appelé à succéder à Pothin comme évêque, dans le sens du moins que le mot évêque avait en ce temps-là. C’était encore le presbytérat ou le conseil des anciens qui gouvernait l’église de chaque localité, et l’évêque n’était qu’un primus inter pares à qui le dépôt de la saine doctrine était confié plus spécialement, comme par une sorte de fidéicommis, et en qui le corps entier de la communauté aimait à se voir représenter dans son unité. De bonne heure en effet le goût de l’unité passionna l’église chrétienne. Irénée lui-même, tout enclin qu’il était à rehausser le pouvoir épiscopal, nous fournit à chaque instant la preuve que, de son temps, il n’y avait pas encore de différence spécifique entre l’évêque et les presbytres. Ce qui seulement était accompli déjà, c’est qu’auparavant les deux noms d’évôques et de presbytres désignaient une seule et même fonction, tandis que désormais il y a dans chaque église un presbytre-évêque. Il est permis de supposer qu’à côté de ses qualités personnelles son renom de science grecque, son éducation soignée (il citait avec à-propos les classiques), ses anciennes relations avec Polycarpe et les vieux presbytres d’Asie-Mineure, à l’autorité desquels il aimait à en appeler, firent de lui un oracle dans l’estime des chrétiens de Lyon.
En réalité, Irénée avait plus de savoir que de portée d’esprit, plus d’habileté que de génie. C’était un esprit observateur, curieux, prolixe, même bavard, mais doué du talent de la discussion. Tertullien, qui l’a beaucoup lu, le nomme quelque part omnium doctrinarum curiosissimus explorator. Ce fut un écrivain fécond. Outre son grand ouvrage Contre les hérésies, il composa un traité spécial contre la doctrine de Marcion, un autre sur l’Ogdoade valentinienne, un Discours aux Grecs sur la science, une Démonstration de la prédication apostolique, un livre de Disputations variées, enfin de nombreuses lettres, car il correspondit beaucoup sur les matières litigieuses de l’église de son temps. Ce sont là les écrits parvenus, plus d’un siècle après lui, à la connaissance d’Eusèbe de Césarée, qui nous en donne le catalogue en laissant supposer qu’il en existe d’autres encore. Il est fâcheux qu’à l’exception du premier tous ces ouvrages, écrits en grec, se soient perdus, sauf quelques fragmens, pour la plupart insignifians, reproduits par d’anciens auteurs. Le premier lui-même, les Cinq livres contre les hérésies, n’a pas été conservé dans l’original. On n’en a qu’une vieille version latine, pleine de solécismes, excessivement lourde, heureusement calquée à peu près mot à mot sur l’original grec, ainsi qu’on a pu s’en assurer en la comparant avec les onze premiers chapitres du premier livre qu’un autre grand pourfendeur d’hérétiques, Épiphane, jugea à propos de transcrire dans un ouvrage analogue. Irénée lui-même n’était pas très habile dans le maniement du grec ; il l’avoue ingénument et s’en excuse. « Habitant au milieu des Keltes (ἐν Κελτοῖς διατρίϐων (en Keltois diatribôn)), dit-il, et devant se servir le plus souvent d’un idiome barbare, » il n’a pu donner à sa composition une forme aussi châtiée qu’on l’eût peut-être désiré. Il est plus que probable que « cet idiome barbare » n’est autre ici que le latin, qui, plus de deux siècles après la conquête de César, prédominait certainement dans la capitale de la province. Ce qui ne doit pas être non plus à la charge du traducteur, c’est la redondance, c’est l’abus des répétitions. Il faut de la patience pour lire l’ouvrage jusqu’au bout. Ajoutons toutefois qu’Irénée possède une certaine originalité. Il a parfois l’expression heureuse et vive. Ayant à discuter des doctrines très abstruses, il en parle çà et là sur un ton de facétie qui n’est pas sans agrément. Par exemple, il s’élève contre l’idée de la préexistence des âmes en se fondant sur le manque absolu de tout souvenir d’une vie antérieure.
« Platon, dit-il, ce vieil Athénien, qui le premier introduisit cette hypothèse, ne sachant comment échapper à cette objection, proposa son breuvage d’oubli, s’imaginant par là éviter le reproche d’absurdité. Il est vrai qu’il n’en donna pas de démonstration, mais il répondit dogmatiquement aux objectans que les âmes, en arrivant dans cette vie et avant d’entrer dans les corps, buvaient la coupe d’oubli que leur présentait le génie présidant à cette entrée. Et il n’a pas vu qu’il tombait dans une autre absurdité plus grande encore, car si la coupe d’oubli, une fois bue, peut effacer de la mémoire tout ce qu’on a fait avant de la boire, comment donc, ô Platon, aujourd’hui que ton âme est dans ton corps, comment peux-tu savoir qu’avant d’y entrer elle a reçu du génie cette potion qui fait oublier ? Si tu te rappelles le génie, la coupe et l’entrée dans la vie, tu dois aussi te rappeler les autres choses ; si au contraire tu ignores celles-ci, avoue qu’il n’y a rien de vrai ni dans ton génie, ni dans ton breuvage d’oubli si habilement composé. »
Cela ne manque pas de sel. Seulement on peut déjà remarquer une certaine impuissance dans l’art de pénétrer jusqu’à l’idée cachée sous une forme figurée. Il est évident en effet que Platon ne tenait pas autrement à son breuvage d’oubli et voulait dire par là, dans sa poétique philosophie, que l’âme, par le fait même qu’elle s’incorporait, perdait le souvenir de son existence antérieure ; mais Irénée n’approfondissait guère les enseignemens qui lui déplaisaient. Il pouvait même, emporté par son zèle de controversiste, tomber dans des erreurs et, tranchons le mot, dans des niaiseries qui contrastent singulièrement avec le ton hautain qu’il prend d’habitude en face de ses adversaires. Ainsi il lui arrive souvent d’avoir à discuter la valeur des noms hébreux que les gnostiques donnaient à ces êtres divins qu’ils appelaient des éons. Eh bien ! croirait-on que, sans savoir un mot d’hébreu, Irénée se lance dans des dissertations sans fin sur le sens des noms donnés à Dieu par l’Ancien Testament, et que son moindre malheur est de passer régulièrement à côté du sens réel des mots cités ! C’est au point que M. Stieren, son grand admirateur pourtant, ne peut s’empêcher d’observer que probablement Irénée aura été la dupe de quelque cuistre (sciolus quidam) prétendant savoir l’hébreu. Cela se peut, mais aussi pourquoi s’aviser de discuter les mots d’une langue qu’on ignore, et n’y aurait-il pas de quoi répéter après Irénée une exclamation qu’il emprunte lui-même aux tragiques grecs et dont il fait suivre parfois l’expansion des doctrines malsonnantes : Iou, iou kaï pheu, pheu ! On ne se fait pas d’idée non plus des tours de force qu’il se permet pour démontrer que l’Ancien Testament annonçait déjà la naissance miraculeuse du Christ. Voici, comme échantillon, l’un de ses argumens : — la terre d’où Adam fut tiré était encore vierge ; donc il fallait que le second Adam naquît aussi d’une vierge. — Non-seulement il reproduit la vieille légende fabriquée pour diviniser la version des Septante et d’après laquelle les soixante-dix interprètes, travaillant chacun à part dans sa cellule, auraient apporté au roi Ptolémée Lagide[4] soixante-dix traductions mot à mot semblables d’un bout à l’autre ; cette légende était généralement répandue de son temps et dispensait d’étudier les livres saints sur le texte original ; il sait encore quelque chose de bien plus curieux et qui doit prévenir les doutes que pourrait susciter la première histoire. Il affirme en effet que, les livres sacrés des Juifs ayant péri pendant la captivité de Babylone, l’esprit divin communiqua au lévite Esdras le pouvoir de rétablir de mémoire toute la Loi et tous les Prophètes !
C’est lui encore qui nous a conservé ce fameux passage du millénaire Papias, d’après lequel les élus du règne de mille ans passeraient leur temps de paradis dans d’inexprimables bombances, récoltant des épis mille fois gros comme les nôtres, et se désaltérant avec des grappes dont chaque grain donnerait vingt-cinq mesures de vin. Irénée reproduit fort sérieusement cette description d’un paradis qui eût attendri le bon Pantagruel, et s’attend fermement à voir bientôt les lions devenir herbivores ! Nous disons bientôt, car il partage avec la majorité des chrétiens de son temps l’idée que la fin du monde actuel est proche ; mais il y a deux manières de donner dans les erreurs de son temps. On peut y participer involontairement, on peut y adhérer chaleureusement. Irénée est dans ce dernier cas. Sans doute il ne faut pas lui reprocher sa manie d’interpréter allégoriquement et avec une extrême liberté les textes de l’Écriture. C’est une faiblesse alors générale, et qui n’a pas entièrement disparu, même de nos jours. Les allégories peuvent cependant être naturelles ou forcées, spirituelles ou niaises. Or Irénée nous en donne de ce dernier genre qui passent toute permission. — Si Jacob, dit-il, doit avoir des enfans de ses deux femmes, Lia et Rachel, c’est que le Christ devait en avoir aussi sous les deux législations mosaïque et chrétienne : Rachel, aux beaux yeux, la préférée du patriarche, figurait l’église. Loth et ses deux filles engendrant deux peuples après la ruine de Sodome, c’est l’image des Juifs et des païens que Dieu devait rassembler par l’Évangile. La femme de Loth à son tour, changée en une statue de sel visible encore (ceci faisait également partie des croyances vulgaires), c’est l’image de l’église qui doit demeurer jusqu’à la fin des temps. — Il est vrai que les passans arrachent parfois des membres tout entiers à la statue de sel, mais Irénée croit que les membres arrachés repoussent d’eux-mêmes. On conçoit l’application qu’il en fait.
On aurait bien tort d’attribuer à un désir quelconque de dénigrement ces révélations sur un genre de littérature plus admiré de commande que connu et étudié de près. L’essentiel pour nous est de ramener à leurs vraies proportions ces figures historiques vis-à-vis desquelles nous avons désormais l’inappréciable avantage de pouvoir nous exprimer sans antipathie comme sans idolâtrie. Irénée n’est pas seulement l’étrange allégoriste qu’on vient de voir. Il y a des momens où sa pensée s’élève et s’épure ; c’est quand il exprime une idée juste avec son accent de piété sincère, souvent émue, et ces passages contrastent heureusement avec les subtilités arides ou prolixes où s’égare trop souvent la plume du controversiste. On en a la preuve dans ce beau fragment du second livre, où il oppose aux folles spéculations du gnosticisme les règles de modestie que l’homme doit toujours se prescrire quand, avec son intelligence limitée, il veut sonder les profondeurs de l’infini :
« Si quelqu’un ne trouve pas la cause de tout ce qu’il cherche, qu’il réfléchisse à ceci que l’homme est infiniment moindre que Dieu, qu’il n’a reçu la grâce qu’en partie, qu’il n’est ni égal ni semblable à celui qui l’a fait, et qu’il ne peut avoir, comme Dieu, l’expérience et la pensée de toute chose. Autant il est inférieur, lui qui est fait d’aujourd’hui et qui a commencé d’être, à celui qui n’a pas été fait et qui demeure toujours le même, autant îl lui est inférieur en savoir et dans la connaissance des causes, car tu n’es pas incréé, ô homme, et tu n’as pas toujours coexisté avec Dieu comme son Verbe. C’est grâce à sa bonté immense que, créature commençant à vivre, tu apprends peu à peu de son Verbe les dispositions du Dieu qui t’a fait. Garde donc le rang assigné à ton savoir et ne t’avise pas de vouloir dépasser Dieu comme si tu ignorais le bien qu’il t’a fait. On ne dépasse pas Dieu. Et ne te demande pas ce qu’il y a au-dessus du Créateur : tu ne trouveras rien. L’auteur de ton être ne se laisse pas déterminer. Et ne va pas concevoir un père qui lui soit supérieur comme si tu l’avais mesuré, comme si tu avais pénétré toute son œuvre, comme si tu avais contemplé jusqu’au bout ses profondeurs, ses hauteurs et ses largeurs, car ce ne serait pas là la conception d’un penseur, ce serait la folie d’un homme qui contredit la nature des choses. Et si tu persévères dans cette voie erronée, tu tomberas dans la démence, te croyant plus sublime et meilleur que ton Créateur, et l’imaginant avoir dépassé ses royaumes. » Il y a là du bon sens, de la fermeté et une religiosité profonde. Nous ne savons rien de la vie privée d’Irénée ; mais il doit avoir eu des qualités aimables de cœur et d’esprit. Son caractère doit avoir été conciliant, optimiste, sa conversation enjouée, son conseil sage dans les circonstances difficiles, sa conduite grave et respectable. En un mot il a été l’un de ces personnages qui se font estimer et beaucoup aimer dans le monde religieux, et si l’on a pu définir Tertullien un théologien-orateur, on ne saurait mieux caractériser Irénée qu’en disant qu’il fut un parfait homme d’église. Il eut de l’homme d’église les qualités, il en eut aussi les défauts. Irénée par exemple a probablement mérité son nom ou peut-être son surnom qui signifie pacifique ; mais entendons-nous bien : s’il fut aimable, conciliant, ami de la paix, ce fut à la condition qu’on ne sortît pas d’un cercle assez large, si l’on veut, mais rigoureusement décrit. Une fois ce cercle dépassé, il était intraitable. Qu’on se figure un gallican d’autrefois, tolérant chez les autres bien des variétés d’opinion, pourvu qu’on reste dans l’intérieur de l’église catholique, mais trouvant tout naturel qu’on pende les hérétiques dans ce monde et qu’on les brûle éternellement dans l’autre. Irénée n’a pu sans doute pendre personne ; mais la crémation sans miséricorde et sans trêve de ses adversaires religieux lui parut toujours l’acte le plus légitime de la justice divine. Il suffit d’écouter, pour s’en convaincre, comment, à la fin de son premier livre, il parle de l’hérésie qu’il va combattre dans les quatre suivans.
« Il en est comme d’une bête cachée dans une forêt d’où elle fait des irruptions et dévaste une foule de propriétés. Celui qui bat la forêt pour traquer la bête et la faire déguerpir à la vue des chasseurs n’a pas travaillé pour qu’on la prît. On sait en effet que cette bête est une bête féroce. C’est maintenant aux chasseurs qui la voient de se garer de ses assauts, de lancer leurs dards de tous côtés sur elle, de la blesser, de tuer enfin cette bête ravageuse. De même, lorsque nous aurons exposé au grand jour les mystères cachés des hérétiques et couverts parmi eux du voile du silence, il ne sera pas nécessaire de recourir à beaucoup d’argumens pour ruiner leurs opinions. C’est à toi (celui à qui le livre est dédié) et à tous ceux qui sont avec toi de vous attacher à ce qui vous aura été dit, de renverser leurs doctrines détestables et incohérentes et de déployer des dogmes conformes à la vérité. Les choses ainsi réglées, nous travaillerons selon notre pouvoir à la ruine de nos adversaires et nous vous fournirons aussi des provisions pour atteindre le même but, réfutant toutes leurs assertions à mesure qu’elles paraîtront, afin que nous ne nous bornions pas à faire déguerpir la bête, mais que de tous côtés nous la blessions. »
Ce ne sont pas seulement, on le voit, des erreurs qu’il reproche à ses adversaires, c’est à chaque instant leur impiété, leurs criminels blasphèmes. L’erreur damne tout aussi bien que le péché, plus sûrement même, en ce sens que le pécheur admettant la vraie doctrine peut recourir aux moyens de grâce, tandis que si l’on est imbu de la fausse, rien ne saurait détourner les coups de la justice divine. Voilà le principe d’Irénée, — principe funeste, à jamais déplorable, et bien peu évangélique à coup sûr, bien contraire à la pensée de celui qui mettait le Samaritain hérétique, mais aimant, au-dessus du sacrificateur et du lévite orthodoxes, mais égoïstes. Cette fatale déviation du véritable point de vue chrétien, mère de tant d’intolérances, qui a fait verser tant de sang innocent, Irénée est un des premiers pères qui l’énoncent hautement, et ne craignent pas d’en tirer les plus terribles conséquences. Il est vrai qu’il attribue volontiers à ses adversaires des mœurs abominables ; mais cette accusation, démentie par l’histoire, prouve simplement qu’il est animé contre eux des mêmes préventions aveugles dont les païens, sous ses yeux, faisaient à chaque instant porter aux chrétiens le poids cruel. C’est à Irénée en grande partie, c’est à son style hyperbolique, qu’il faut faire remonter cette phraséologie de l’intolérance ecclésiastique d’après laquelle il n’y aurait que des pervers, des monstres, dans les très détestables auteurs des maxim.es condamnées par l’autorité traditionnelle.
Cette tendance, ecclésiastique avant tout, doit remonter loin chez lui. Ses maîtres d’Asie-Mineure, Polycarpe surtout, la lui ont probablement déjà inculquée. Nous savons très peu de Polycarpe, mais il est étrange que tous les indices recueillis sur la personne de cet évêque de Smyrne concourent à faire de lui le promoteur en chef de la constitution de l’unité catholique. Irénée lui-même nous raconte que Polycarpe vint à Rome au temps d’Anicet (vers 157), et ramena dans le sein de l’église les dissidens de la capitale. Il semble qu’il n’y soit guère venu pour autre chose. C’est lui qui, dans son épître aux Philippiens, dit que le devoir des chrétiens est de se soumettre au presbytérat comme à Dieu. C’est lui encore qui, au rapport d’Irénée, se plaisait à raconter un trait quelque peu suspect de la vie de l’apôtre Jean à Éphèse. Jean était entré dans une maison de bains, quand il aperçut l’hérétique Cérinthe parmi les baigneurs. Aussitôt il sortit sans vouloir se baigner, craignant, disait-il, que l’édifice ne s’écroulât sur cet ennemi de la vérité. Espérons, pour l’honneur de l’apôtre, que ce récit du vieux Polycarpe n’est qu’un conte bleu : nous savons qu’il avait atteint les dernières limites de l’âge (πάνυ γηραλέον) quand Irénée reçut ses leçons. Il n’avait jamais eu la moindre compassion pour les hétérodoxes. Quand il vint à Rome, Marcion, l’ultra-paulinien, vint à lui et lui demanda poliment : « Sommes-nous connu de toi ? » Mais il reçut du rude vieillard cette réponse médiocrement encourageante : « Oui, je te connais, tu es le premier-né de Satan ! » Si l’on rassemble tous ces traits de la physionomie de Polycarpe, on ne pourra plus douter qu’Irénée n’ait fait, dans sa chasse à outrance de « la bête » hérétique, que suivre l’impulsion reçue du maître de sa jeunesse.
Il faut le reconnaître, l’idée-mère du premier catholicisme était grande et devait séduire beaucoup d’esprits. Elle se rattachait par une filiation non pas nécessaire, mais directe, à l’idée chrétienne de l’universalité. Chose inconnue de l’antiquité, le christianisme se présentait à l’ancien monde comme la religion non du Juif ou du Grec, mais de l’homme. Le sublime sentiment de la fraternité de tous les enfans de Dieu, qu’ils fussent Juifs, Grecs ou barbares, était éclos dans l’humanité. À l’unité matérielle, politique, brutalement imposée par la conquête romaine, à l’unité de la servitude, s’opposait l’unité de la liberté, l’unité de l’esprit, de l’amour et de l’espoir en Dieu. Plus éclairés, moins fascinés aussi par cette unité administrative qui constituait sous l’empire le beau idéal de la société humaine, les chrétiens auraient dû se contenter de cette unité invisible du sentiment intérieur, qui se serait manifestée en tout lieu, en tout temps, par l’union des cœurs, la direction des efforts communs pour le bien, la conformité des espérances. La foi au Père céleste et la direction de la vie conformément à l’esprit du Christ n’auraient-elles pas assuré au corps disséminé des chrétiens une suffisante unité qui les eût nettement distingués des Juifs et des païens, et qui, morale bien plus que dogmatique, se fût parfaitement conciliée avec de nombreuses différences rituelles, locales et théologiques ? Mais peut-être est-ce ici en raisonner à notre aise, après tant d’expériences accumulées par les siècles. L’homme possédé par une grande idée ne connaît pas de tentation plus forte que celle de lui donner une forme correspondante qui s’exprime avec éclat, au risque de mutiler, pour les y faire rentrer, les réalités qu’il faudrait le plus respecter, au risque de pétrifier dans une lettre qui le tue l’esprit qu’il s’agissait surtout de conserver. Les hommes considérables de l’église au iie siècle n’échappèrent pas à cet entraînement. Ils fondèrent en principe une orthodoxie chrétienne, laissant aux âges suivans le soin de la développer et de la fixer sur une foule de points, mais implantant pour bien des siècles l’idée que le christianisme, cette religion du cœur pur, est essentiellement une doctrine, une théologie. Peu d’erreurs ont eu sur les destinées de l’église une influence plus fâcheuse et plus prolongée.
À son origine, cette école d’Asie-Mineure, que nous appelons johannique, ne paraît pas avoir eu des vues ecclésiastiques bien arrêtées. L’évangile de Jean est muet sur la question d’église. Dans les épîtres de Jean, surtout dans les deux dernières, le soin de maintenir la doctrine est déjà plus marqué. C’est dans la seconde (v. 10) qu’il est recommandé aux fidèles de ne pas recevoir chez eux et de ne pas saluer quiconque ne confesse pas la vérité dogmatique chère à l’auteur. Cette modification de l’école ne doit pas nous étonner. Au moment de son apparition, la doctrine du Verbe descendu du ciel pour illuminer les hommes suppose que le christianisme a déjà fait des progrès notables. Tel était le cas dès le iie siècle, surtout en Asie-Mineure, comme on le voit par la lettre de Pline le Jeune à Trajan. Il y aurait eu en effet quelque chose d’inadéquat, comme on dit en logique, ou même de ridicule, à prétendre que le Verbe de Dieu venu sur la terre n’aurait réussi à éclairer qu’une poignée d’hommes. Non, le Verbe devait éclairer toute conscience humaine. Par conséquent l’idée d’une grande église catholique professant partout les mêmes croyances et manifestant son unité par celle de son organisation, de sa hiérarchie, de ses rites, devait marcher de pair avec la doctrine du Verbe incarné. Les deux idées s’appelaient en quelque sorte l’une l’autre. Aussi est-il conforme à cette logique interne qui préside aux évolutions de la pensée religieuse que la doctrine du Verbe soit devenue la doctrine catholique, et réciproquement que les hommes animés du vif désir de constituer le catholicisme aient embrassé avec ardeur la doctrine du Verbe.
Cependant, pour que la chrétienté se transformât de la sorte, il fallait qu’elle oubliât son passé ; il fallait qu’elle perdît la mémoire des luttes qui avaient divisé les apôtres eux-mêmes. Il fallait qu’elle pût s’imaginer que l’unité de doctrine n’était pas seulement un fait d’aujourd’hui, le résultat d’efforts récens et laborieux, mais qu’elle n’avait pas cessé depuis les premiers jours, et que, par une tradition ininterrompue, elle avait été directement transmise des apôtres aux fidèles. Eh bien ! tant il est vrai que l’on croit facilement ce que l’on désire, l’église se laissa tromper sur ce point avec une facilité d’autant moins explicable, que très évidemment ceux qui la trompèrent furent eux-mêmes dupes tout les premiers de cette illusion. Nous avons dit combien peu l’école johannique avait le sens de la réalité historique. Irénée, son élève et son écho, ne l’a pas plus qu’elle, et à chaque instant on peut le surprendre déformant l’histoire sans mauvaise intention à coup sûr, mais avec ce genre terrible de bonne foi qui réussit cent fois mieux que la ruse, parce qu’il a l’aisance de l’ingénuité.
Par exemple, comment est-il possible que, pour favoriser une théorie dogmatique d’après laquelle il fallait que Jésus eût sanctifié tous les âges de la vie humaine, Irénée ait sérieusement prétendu que le Christ était mort âgé de cinquante ans ? Voilà pourtant ce qu’il nous raconte gravement sur la foi des presbytres d’Asie, qui affirmaient tenir le fait de l’apôtre Jean. Qu’est-ce que cette secte des nicolaïtes à laquelle il attribue pour fondateur le diacre Nicolas de Jérusalem, sans s’apercevoir que l’auteur de l’Apocalypse, qui le premier a employé cette expression, n’a voulu désigner par là que des partisans exagérés de Paul ? Comment peut-il affirmer que l’Apocalypse a été écrite sous Domitien à la fin du ier siècle, quand des traces si visibles indiquent qu’elle a été composée dans les premiers mois qui suivirent la mort de Néron ? Sur quoi s’appuie-t-il pour prétendre que Jean, dans son évangile, a voulu réfuter Cérinthe ? Et qui ne voit que le système qu’il attribue à Simon le Magicien, dont il fait le père du gnosticisme, n’est autre au fond que celui du gnostique Valentin, qui enseigna plus d’un siècle après lui ? Toutes ces bévues historiques sont commandées par une impulsion secrète, par le désir latent de rapprocher le plus possible le temps des apôtres de celui où vit l’auteur et même d’assimiler les deux époques. Sur cette pente, Irénée se laisse aller à de curieuses contradictions. Ainsi quelque part il fait intervenir un vieux presbytre d’Asie-Mineure qu’il ne nomme pas, mais aux traditions duquel il accorde et veut qu’on accorde une très grande confiance. Ce vieux presbytre, dit-il, avait connu des gens qui avaient entendu les apôtres. Cela est déjà fort respectable ; mais ne voilà-t-il pas que, quelques pages plus loin, il en fait un disciple immédiat des apôtres eux-mêmes[5] ! Il est donc impossible d’ajouter une foi implicite aux assertions d’Irénée sur les points où les renseignemens nous manquent. Le malheur est qu’il a fait loi pendant des siècles pour les historiens de l’église, et qu’encore aujourd’hui on risque fort d’être mal mené dans certains cercles théologiques lorsqu’on révoque en doute la parfaite véracité de ses témoignages.
Ce qui contribua beaucoup à affermir sa bonne renommée comme historien, c’est l’indépendance dont il fit preuve vis-à-vis du siége romain, et qui lui a valu plus tard les sympathies chaleureuses des gallicans comme des protestans. Déjà tout porte à croire que cette lettre des chrétiens persécutés de Lyon qu’Irénée dut porter à l’évêque Eleuthère, tandis que d’autres messagers la portaient aux églises d’Asie et de Phrygie, n’était pas sans rapport avec les questions soulevées par l’hérésie montaniste. Les chrétiens de Lyon, Irénée lui-même, étaient montanisans, cela ressort de bien des détails, c’est-à-dire que leur piété avait des formes, des allures montanistes, et nous savons que le montanisme consistait surtout en un redoublement d’exaltation, dans l’exagération de sentimens répandus dans l’église entière. Les Lyonnais cependant n’étaient pas, ne voulaient pas être schismatiques, et tout ce que nous pouvons deviner du but spécial de leur lettre, c’est qu’elle devait pousser l’évêque Éleuthère à ne pas mépriser une tendance que le martyre venait de consacrer, et engager les chrétiens de Phrygie et d’Asie à ne pas déchirer l’église sous prétexte de la purifier. Les martyrs de Lyon n’avaient-ils pas égalé les autres ? Pourtant ils étaient morts au sein de la grande église. C’était là un fait important à opposer aux intolérances des deux partis en lutte. Irénée, qui ne note pas les montanistes parmi les hérétiques qu’il combat, les regardait donc comme catholiques, bien qu’ailleurs ils fussent déjà mis à l’index. Dans une autre occasion mémorable, il se montra plus clairement encore le défenseur d’une certaine liberté qui ne dépassait point les limites de l’enceinte sacrée.
Dans le cours du iie siècle, une étrange différence, étrange du moins pour ceux qui partent de l’idée que l’imité doctrinale et rituelle date des premiers jours, se manifesta entre l’Orient et l’Occident sur la manière de célébrer la fête de Pâques. En Asie-Mineure, on la célébrait le même jour que les Juifs, conformément à l’ordonnance de la loi mosaïque, tandis qu’à Rome et dans tout l’Occident on n’avait aucun égard à la loi juive, et que l’on reportait la fête sur le dimanche suivant, jour de la résurrection. C’est le point sur lequel Anicet et Polycarpe ne purent s’entendre, et ce point était grave, car sous cette question rituelle se cachait celle bien plus importante des rapports du christianisme avec le judaïsme. La discussion fut apaisée pour quelque temps, du moins entre Rome et l’Asie ; mais en 196 l’évêque romain Victor la renouvela pour des motifs que l’on ignore, et menaça de rompre avec les évêques asiates qui persévéraient dans le maintien d’une coutume remontant, disaient-ils, jusqu’à l’apôtre Jean et conforme à ce que le Seigneur avait fait lui-même la veille de sa mort. Irénée, comme l’école johannique (témoin le quatrième Évangile, qui, contrairement aux trois premiers, n’admet pas que le dernier repas de Jésus ait été un repas pascal), inclinait vers l’opinion exprimée par l’évêque romain sur le fond de la question. Il ne craignit pas cependant de reprocher publiquement à Victor son intolérance, et réclama pour ses frères d’Asie la liberté de suivre paisiblement leur coutume traditionnelle. La lettre qu’il écrivit de ce chef à Victor est fort curieuse ; elle est d’une fermeté qui ne laisse rien à désirer, et l’on voit qu’on est encore loin du temps où, de ce côté des Alpes, on se bornera à répondre aux décrets de l’épiscopat romain : Roma locuta est, causa finita est. Victor fut contraint de céder devant ces réclamations énergiques, et la situation resta la même jusqu’au concile de Nicée.
Il est donc bien établi qu’Irénée, tout passionné qu’il était pour l’unité catholique, et précisément parce qu’il voulait que cette unité devînt un fait accompli, alliait à une fougueuse intolérance contre ceux qui en franchissaient les limites dogmatiques une certaine largeur, conforme à la saine politique, vis-à-vis des nuances qui ne les dépassaient pas. Il n’est pas sans intérêt de voir le premier des théologiens de renom qui ait écrit sur notre sol national fonder ainsi ce qu’on peut appeler la tradition gallicane.
Quant aux travaux d’Irénée comme apôtre des Gaules, il y a lieu de penser qu’ils ne furent pas, du moins de son vivant, couronnés de succès très brillans. Grégoire de Tours prétend, il est vrai, qu’il fit de Lyon une ville toute chrétienne ; mais il doit y avoir de l’exagération dans cette assertion de l’historien du vie siècle comme dans celle de l’Oriental Théodoret, qui l’appelle la « lumière des Gaules. » Si une ville telle que Lyon, dès la fin du iie siècle, eût été toute chrétienne, comment serait-il possible que le premier apostolat dont il puisse être sérieusement question après le sien dans l’histoire de notre pays soit celui de Saturninus, qui alla prêcher à Toulouse dans la seconde moitié du iiie siècle ? Grégoire de Tours lui-même reconnaît qu’à cette époque les églises étaient fort peu nombreuses encore sur le sol gaulois. Cela n’empêche pas toutefois qu’Irénée et le cercle dont il était le centre n’aient réussi à jeter en plusieurs lieux les semences de l’avenir. On aurait même le droit de conclure d’un passage de ses écrits que le christianisme avait déjà commencé à faire quelques conquêtes parmi les tribus germaines.
Du reste sa carrière épiscopale ne doit pas avoir été longue. La tradition veut qu’il soit mort martyr pendant la persécution de Septime-Sévère qui sévit l’an 202. Cela est plus que douteux. Grégoire de Tours au vie siècle, Jérôme au ve, sont les premiers qui parlent de ce martyre, et il est bien surprenant qu’avant eux l’histoire ecclésiastique soit complètement muette sur ce point. Comment se fait-il par exemple qu’Eusèbe, si attentif à enregistrer les martyres célèbres, et qui s’est beaucoup occupé d’Irénée, que Tertullien, Épiphane, Théodoret, ses grands admirateurs, n’en aient pas soufflé mot ? Ce fut le théologien anglais Dodwell qui le premier s’aperçut que rien ne prouvait avec certitude le martyre d’Irénée. Ce Dodwell était un singulier personnage. Partisan de la haute église, destitué pour refus de serment après la révolution de 1688, professant des idées qui touchaient de fort près au catholicisme, il était avant, tout un infatigable chercheur, et l’on est tout étonné de voir combien, dans la chaleur de son érudition, il découvrit de choses qui passent encore aujourd’hui pour des témérités de la critique moderne. Par exemple il ne craignit pas d’avancer que nos Évangiles avaient dû être écrits sous le règne de Trajan. À ses yeux, les démoniaques du Nouveau-Testament n’étaient que des épileptiques. Il fit un traité sur le petit nombre des martyrs, de Paucitate martyrum, qui mit en émoi tous les écrivains ecclésiastiques de son temps, et que Ruinart crut devoir vivement réfuter. Dodwell s’attacha particulièrement à Irénée et lui consacra plusieurs dissertations, dans l’une desquelles il nia positivement qu’il fût mort martyr. Le savant bénédictin français Massuet s’efforça de ruiner les argumens que Dodwell avait allégués pour enlever « cette auréole à l’astre de la Gaule ; » mais, comparaison faite, il faut bien avouer que l’avantage reste sur ce point au théologien anglais. Dodwell a démontré que la persécution dont Grégoire de Tours veut qu’Irénée ait été la victime n’est autre que celle qui décima l’église de Lyon sous Marc-Aurèle, et dont Irénée fut chargé de porter le récit à Éleuthère. Ce qui a pu égarer la tradition, trop disposée à croire que tous les grands hommes de la première église sont morts martyrs, c’est que très probablement Irénée succomba l’an 197 avec beaucoup d’autres habitans de Lyon, lors du sac de cette ville par les soldats de Septime-Sévère victorieux d’Albinus. Depuis lors en effet on ne découvre plus trace de l’existence d’Irénée. Au contraire, sa lettre gallicane à Victor touche de fort près à cette date lugubre. La cause de sa mort aurait donc été politique, non pas religieuse ; mais comme l’empereur Septime-Sévère s’acquit un grand renom de persécuteur par les mesures qu’il ordonna ou laissa prendre en Orient contre les chrétiens, la tradition put aisément confondre les deux genres de mort et compter Irénée parmi les martyrs de la persécution de Sévère.
Si quelque chose est de nature à expliquer l’ardeur avec laquelle les conducteurs de l’église au iie siècle se lancèrent dans la voie d’un dogmatisme passablement étroit et destiné à se rétrécir de plus en plus, c’est la peine qu’ils eurent à maintenir leur caractère monothéiste et chrétien contre les attaques d’un dissolvant aussi séduisant alors que radical, et qu’on appelait la gnose, c’est-à-dire la science religieuse supérieure.
C’était une idée fort répandue, et au iie siècle de notre ère datant déjà de loin, que les mythes, les légendes, les croyances populaires avaient, dès l’origine, servi d’enveloppe à des vérités philosophiques de l’ordre le plus élevé, qu’il appartenait à quelques initiés de discerner, tandis que le vulgaire devait rester emprisonné dans la lettre des traditions religieuses. Déjà Platon avait dirigé les esprits dans ce sens. Les stoïciens et les néo-pythagoriciens usèrent largement de ce moyen de concilier leurs idées particulières avec la vieille mythologie. Les Juifs alexandrins en firent autant pour retrouver le platonisme dans l’Ancien Testament. L’interprétation allégorique fut la grande conciliatrice. De la sorte on parvenait sans trop de peine à tirer une même doctrine des poèmes homériques et des livres de la Genèse, et naturellement cette doctrine répondait aux questions que le platonisme et le pythagorisme du temps aimaient à se poser sur les rapports de Dieu et du monde, de l’esprit et de la matière, du bien et du mal. Une forte tendance au dualisme, cette abstraction suprême du polythéisme, par conséquent à l’idée de l’impureté de la matière ou d’un antagonisme absolu entre Dieu et le monde, prédominait dans ce mouvement confus, auquel participaient, nous le répétons, des Juifs et des païens, des Grecs et des Latins, et qui s’élevait ainsi, comme le christianisme, vers l’universalité, car il aspirait à tirer une vérité unique de l’amas des traditions divergentes.
Ce mouvement ne tarda pas à se rencontrer avec une religion nouvelle, universaliste, qui, grandissant tous les jours, tenait déjà une place considérable dans le monde. Chose de suprême importance pour les gnostiques, cette religion s’annonçait comme une délivrance, comme une rédemption, car à la question métaphysique de la gnose : « comment faut-il concevoir les rapports de Dieu et du monde, de l’esprit et de la matière ? » correspondait la question d’application immédiate : « comment l’âme, qui est esprit, parvient-elle à se délivrer des liens de la chair, qui est matière ? » Ce fut le côté par lequel le mouvement gnostique se souda au mouvement chrétien et faillit confisquer à son profit le prestige de l’Évangile. En réalité, l’ambition du gnosticisme était tout autre que celle de l’Évangile. L’Évangile n’a point de prétentions métaphysiques. Ramené à sa plus irréductible expression, sur la base du théisme spiritualiste, qu’il suppose évident pour la conscience religieuse, il prétend avant tout inspirer ce double amour de Dieu et des hommes qui doit élever le chrétien vers sa félicité suprême en l’élevant vers la perfection de Dieu lui-même. C’est donc à un intérêt avant tout religieux et moral, ce n’est pas à un intérêt philosophique qu’il satisfait. Le gnosticisme, au contraire, n’était qu’une métaphysique dualiste cherchant à se donner la forme d’une révélation. Les deux mouvemens pouvaient se côtoyer, se toucher. s’emprunter même l’un à l’autre des élémens importans, mais ils ne pouvaient pas s’unir.
Cela est si certain que la gnose, tout en tâchant de se faire chrétienne, ne put pas abjurer son dualisme et resta sur ce point beaucoup plus près du polythéisme que de l’Evangile. Un autre trait, accusant son caractère polythéiste, fut l’idée du démiurge, proprement l’ouvrier, l’architecte platonicien qui crée ou plutôt façonne le monde en se réglant sur les idées éternelles, mais que la gnose abaisse plus encore, afin d’expliquer la présence du mal dans la création. Comme de plus il lui fallait rendre compte des différences qui distinguent l’Ancien Testament du Nouveau, elle trouva fort ingénieux de lui assimiler Jéhovah, le Dieu créateur des Juifs, dont les imperfections se trouvaient par cela même parfaitement intelligibles. C’est encore en vertu de la même affinité avec le polythéisme que le gnosticisme se flatta de combler le vide existant entre l’Être absolu et le monde matériel par une série d’éons ou d’êtres divins émanés de l’essence incréée et descendant insensiblement vers les régions inférieures de l’être. C’est ici pourtant que les gnostiques commençaient à se faire chrétiens. L’un de ces éons était le Christ libérateur, venant émanciper les parcelles d’esprit emprisonnées dans la matière impure. Naturellement ce Christ n’avait pas eu lui-même de vrai corps : ou bien il n’avait été qu’en contact avec Jésus, avec l’homme qui lui avait servi d’organe, ou bien il n’avait eu qu’un corps apparent. C’est ce qu’on appela le docétisme ou le système de l’apparence. Il n’est pas besoin d’ajouter que les récits des Évangiles étaient soumis à la même méthode d’allégorie complaisante qui avait permis de découvrir tant de platonisme chez les poètes grecs et les prophètes hébreux.
On n’a pu ici que résumer les grands traits des écoles gnostiques en les dégageant d’une effrayante fermentation de systèmes. Ajoutons qu’en général les gnostiques chrétiens, à l’imitation des esséniens, des pythagoriciens, des mystagogues orphiques, etc., aimaient beaucoup les mots, les rites, les nombres mystérieux. Beaucoup d’entre eux avaient des amulettes, des philtres, des talismans, en un mot la défroque de la superstition païenne. Ceci est un trait général du temps[6]. On se ferait en définitive l’idée la plus inexacte du gnosticisme, si l’on n’y voyait que les trois ou quatre thèses que nous avons énoncées. Les systèmes gnostiques rappellent ces amas épineux de cactus de toute grosseur et de toute forme qui s’amoncellent dans certaines régions de l’Amérique équatoriale. C’est bien une seule et même famille, qu’unissent visiblement des caractères communs ; mais quelle variété dans les apparences ! et comment se représenter ces singulières végétations, si l’on ne connaît que les points de ressemblance ?
Sans prétendre passer en revue les cent systèmes nés du gnosticisme, on s’en tiendra ici à deux des plus célèbres, qui méritent d’être décrits avec quelque détail, — celui de Marcion, l’un de ceux qui s’écartent le moins du christianisme évangélique, et celui de Valentin, l’un de ceux qui s’en écartent le plus. C’est contre ces systèmes, plus répandus que les autres, qu’Irénée dut surtout entrer en campagne. Marcion et Valentin doivent s’être rencontrés à Rome vers 140.
Marcion, jeune encore, quitta l’Asie-Mineure, laissant derrière lui une mauvaise réputation : on l’accusait d’avoir violé une vierge. Cette accusation est répétée par la plupart des pères, mais on ne peut guère, à l’origine, y voir autre chose qu’une manière mystique de dire qu’il avait, par son hérésie, déchiré le sein de l’église. Quoi qu’il en soit, on peut voir que l’idée dont il partit fut que l’Evangile était, non pas le perfectionnement ou le fruit, mais la négation pure de la religion de l’Ancien Testament. Ce fut la thèse de Paul sur l’antagonisme de la loi et de la foi élevée jusqu’à l’antagonisme du Dieu de la loi et du Dieu de la foi. On sait combien peu l’apôtre des gentils réussit à implanter dans les esprits sa théorie de l’impuissance de la loi pour sauver l’homme et son dogme corrélatif de la justification par la foi. L’église, sans retourner précisément au judaïsme, s’en détachant même toujours plus quant aux formes, ne comprit guère l’Évangile autrement que comme une législation nouvelle supérieure, mais analogue à celle qui l’avait précédée. Marcion au contraire fut du petit nombre de ceux qui maintinrent fermement l’idée paulinienne, la dépassèrent même, et ne voulurent voir dans la loi qu’une religion rigide et dure, dans l’Évangile qu’une religion de grâce. Là-dessus il bâtit tout un système gnostique. Il y avait, selon lui, trois principes des choses : le Dieu inconnu, dont l’essence est bonté pure ; l’architecte du monde ou démiurge, dont la justice inexorable était l’attribut essentiel ; enfin la matière, avec son méchant souverain, le diable. D’après ce système, tourmentés à la fois par Jéhovah et par le diable, en lutte constamment pour la prééminence, les hommes eussent été voués à une incurable misère, si le Père, jusqu’alors inconnu, n’eût envoyé brusquement l’être divin nommé Christ pour les enlever au pouvoir de l’un et de l’autre. Au lieu d’admettre un développement, une épuration successive de l’idée de Dieu, Marcion, frappé des notions grossières qui souvent viennent altérer cette idée chez les écrivains hébreux, ne pouvait voir que deux divinités différentes dans le Père prêché par Jésus et dans celui qui avait fait parler Moïse et les prophètes. Il avait composé un livre, malheureusement perdu, intitulé les Antithèses, dans lequel il cherchait à démontrer que les différences des deux Testamens équivalaient à des contradictions formelles. Il insistait aussi sur ce que le Christ de l’Évangile ne répondait pas du tout à celui que l’Ancien Testament avait annoncé aux Juifs. De plus, il accusait hautement les apôtres, à l’exception de Paul, d’avoir falsifié ou mal compris l’enseignement de leur maître, et en fait de documens scripturaires il n’admettait que les livres portant l’empreinte de la doctrine paulinienne, c’est-à-dire l’évangile de Luc, dont il avait sans façon retranché ou modifié ce qui le gênait, et les épîtres de Paul. Il ne faut pas trop se récrier sur cette manière d’agir. Il n’y avait pas encore d’évangiles officiels, tenus pour seuls valables et inspirés. Tous les partis à cette époque se croyaient en droit d’en faire autant, et Marcion était poussé à en agir de la sorte par une antipathie prononcée, bien rare de son temps, pour l’interprétation allégorique.
Le marcionisme fut un parti puissant, s’il faut en juger par les anathèmes dont les pères ne cessent de le poursuivre ; ce parti eut son organisation, ses martyrs, et prolongea son existence jusqu’au VIe siècle. La clarté du système, la facilité avec laquelle il écartait pour la pensée religieuse les pierres de scandale qu’elle rencontre dans le monde et dans la Bible, expliquent cette popularité ; mais il est trop clair que le marcionisme est dépourvu de toute valeur philosophique : tout y est décousu, brusque, inattendu, comme Tertullien l’a parfaitement remarqué, et les pères n’eurent pas de peine à battre en brèche l’idée de ce Dieu exclusivement bon, qui pourtant avait laissé les hommes si longtemps en proie aux persécutions de Satan et de Jéhovah.
Bien différente est l’impression que laisse le système valentinien. Qu’on se figure une épopée métaphysique dont les péripéties se déroulent dans l’immensité des cieux inconnus, dont la scène est le sein de Dieu lui-même, dont le dénouement se produit sur notre terre, une épopée où la spéculation métaphysique la plus abstraite, la plus déliée, se revêt des formes les plus bizarres, qui mêle à tout moment le grotesque au sublime, les images les plus triviales à des intuitions poétiques d’une véritable magnificence, le délire d’une imagination orientale qu’on dirait enivrée de haschich aux calculs minutieux du mathématicien, et l’on aura comme un avant-goût de cette incroyable théologie. Dès le premier trait, on reconnaît la présence d’un sentiment profond de l’infini. Cette épopée est tragique, c’est comme le drame intérieur d’une âme perdue dans sa recherche de l’introuvable. Ce drame se déroule, comme une fresque gigantesque, sur le firmament. Là, les hommes viennent le contempler, retrouver le reflet de leur âme à eux-mêmes, écouter l’écho de leur long soupir, et se disent que ce désir, ce soupir immense est en Dieu lui-même avant d’être en eux.
La cause première, le principe de toutes choses dans le système valentinien, c’est l’Abîme (Bythos), ou la Monade indescriptible, qui renferme et contient tout. L’Abîme n’a en face de lui que sa compagne, dont le nom, féminin en grec, signifie silence. C’est la première des syzygies valentiniennes : dans ce système en effet, les éons divins, c’est-à-dire les déterminations successives et personnelles de l’essence divine, se déroulent deux par deux, chaque éon masculin ayant à côté de lui un éon féminin. C’est leur totalité qui constitue le Plérôme, à savoir le Dieu réel, concret, vivant, tandis que l’Abîme et le Silence forment une première syzygie, qui en est à peine une, car qu’est-ce que l’Abîme silencieux pour l’esprit humain, si ce n’est pas le vide infini ? Cependant, sans plus se demander que Hegel comment de l’abstraction pure a pu sortir une réalité quelconque, Valentin va déduire ses éons de l’Abîme silencieux, à qui il attribue une fécondité mystérieuse, et les ranger conformément au mouvement interne de la pensée humaine.
Des germes déposés par l’Abîme dans le sein de Silence sort en premier lieu l’Intellect, principe de tous les êtres réels, et qui, à ce titre, peut s’appeler le Père. Lui seul comprend l’Abîme, et en lui seul les autres êtres peuvent le comprendre. Voilà pourquoi sa compagne, celle qui forme syzygie avec lui, s’appelle la Vérité. De ce couple divin, par le même procédé de génération, sortent le Verbe et la Vie, le Verbe exprimant ce dont l’Intellect a conscience et produisant avec sa compagne une nouvelle syzygie, qui est l’Homme, type idéal, et l’église, peut-être l’idée de la société humaine, sans laquelle l’homme reste infécond. Telle est la fameuse ogdoade ou huitaine valentinienne avec ses huit termes masculins et féminins. C’est elle qui tient la première place dans la vénération de l’école. Le Plérôme divin est pourtant bien loin d’être au complet. L’Intellect et la Vérité, voyant que le Verbe et la Vie étaient devenus productifs, font émaner de leur sein dix autres éons, sur quoi le Verbe et la Vie, voulant imiter leurs parens, en produisent encore douze, ce qui fait en tout trente. Les éons émanés de l’Intellect et de la Vérité sont en général les principes de la révélation et de l’activité divine extérieure, tandis que les douze qui proviennent du Verbe et de la Vie représentent ceux de la vie humaine spirituelle ; mais ce nombre trente, n’étant pas divisible par huit, n’est pas parfait, de là une certaine agitation parmi ces éons, qui tous sont possédés du désir de comprendre, d’embrasser l’Abîme. L’Intellect voulait leur en révéler tous les mystères, mais le Silence lui ordonna de se taire, et provoqua ainsi une souffrance, une passion, qui fut surtout ressentie parle dernier éon féminin, qu’Irénée appelle Sophia Achamoth, sans savoir que ce dernier mot n’est que la défiguration du mot hébreu qui correspond au grec sophia et signifie de même la sagesse dans le sens abstrait. La Sagesse donc, dans la violence des désirs qui la poussaient à se plonger dans l’Abîme, se fût perdue en lui, si Horus (la limite), qui fait dans le Plérôme l’office de gardien des rangs, ne l’avait repoussée. Alors la pauvre Sagesse laissa tomber sa Pensée, la fille de son désir, qui, détachée de sa mère, engendrée sans le concours d’un éon masculin, n’est qu’un avorton difforme. Il y a donc trouble, déchirement dans le Plérôme, c’est-à-dire, qu’on veuille bien ne pas l’oublier, en Dieu, dont la totalité des éons doit exprimer les déterminations successives. Pour que le désordre n’allât pas plus loin, l’Intellect projeta une nouvelle syzygie, Christus et l’Esprit. Christus remontra aux éons qu’ils devaient se contenter de connaître la nature des syzygies et de concevoir l’être non engendré, mais que l’Intellect, immédiatement émané de l’Abîme, pouvait seul le connaître tel qu’il est. L’Esprit, être féminin dans le système valentinien comme le mot hébreu qui l’exprime, les apaise en obtenant qu’ils se communiquent les uns aux autres leurs perfections et leurs sentimens. Les éons, de troublés et tristes qu’ils étaient, redeviennent heureux, et, pour exprimer leur reconnaissance, ils engendrent tous ensemble un être d’une beauté incomparable, l’étoile du Plérôme y et l’appellent Sauveur ou Tout, puisqu’il provient de tous.
Qu’on le remarque bien, tout ce qu’on vient de raconter s’est passé en Dieu, sans aucun rapport avec un monde qui n’existe pas encore. Comment le monde va-t-il se rattacher au Plérôme divin ? C’est une question à laquelle le système essaie encore de répondre. On n’a pas oublié ce pauvre avorton, cette pensée coupable, cette fille mal née de la Sagesse, que les lois imprescriptibles du Plérôme avaient exilée loin du concert divin. Elle erre tristement dans le vide, dans l’ombre, dans la privation. Christus, qui en a pitié, lui donne une forme substantielle, mais non la connaissance des réalités supérieures. Cette sagesse, qui s’appellera désormais Sagesse d’en bas, pour la distinguer de sa mère, la Sagesse d’en haut, a eu, par son contact avec Christus, un moment d’illumination céleste, et quand le bel éon, tout resplendissant, est remonté vers le Plérôme divin, il lui est resté de ses attouchemens un souvenir qui fait qu’elle aspire avec passion, comme jadis sa mère, vers la lumière inaccessible. Son ignorance, son impuissance la désolent. Elle espère parfois, le plus souvent elle désespère. Enfin ses supplications sont si ardentes que l’éon Sauveur, ce produit du concours simultané de tous les autres éons, descend vers elle comme consolateur ou Paraclet. Quand Sagesse d’en bas voit arriver le glorieux éon, elle se voile toute honteuse ; mais son approche la rassure, elle se sent fortifiée, purifiée par lui, elle s’ouvre à la lumière des anges qui accompagnent son céleste bienfaiteur, et laisse aller ses souffrances, qui se détachent d’elle.
Ici recommence un drame analogue au précédent, mais qui enfin touche à l’humanité. Les souffrances détachées de Sagesse d’en bas ne sont autre chose que la substance dont le monde est fait, et certes on n’accusera pas d’un optimisme frivole le système qui voyait dans le monde la douleur de la Divinité. Cette substance du monde se partage en quatre élémens : l’un psychique ou simplement sensible, provenant des terreurs de Sagesse d’en bas, l’autre matériel, provenant de ses tristesses (les fleuves et les mers ne sont autre chose que ses larmes) ; le troisième démonique, provenant de son désespoir ; le quatrième enfin spirituel, qui provient de ses prières et qui, s’unissant à l’élément psychique ou sensible, lui communique sa nature. C’est ainsi que Sagesse d’en bas est la mère de tout ce qui existe et reproduit une ogdoade inférieure d’après le type de r ogdoade suprême, qui lui a été révélé par l’éon Sauveur. L’arrangement actuel du monde est l’œuvre d’un démiurge psychique qui le façonne avec une certaine habileté, mais qui reste lui-même étranger aux lumières supérieures de l’esprit. Tout ce qu’il fait commence et doit finir. Il ne sait pas même qu’en réalité c’est Sagesse d’en bas qui lui inspire son œuvre organisatrice et la dirige. Il est parfois émerveillé de la beauté inattendue de ses œuvres. Il s’imagine avec orgueil qu’il est le Dieu suprême, et s’écrie dans l’Ancien Testament : « Je suis Dieu, et il n’en est point d’autre que moi ! » Il ignore que les hommes qu’il a formés en combinant l’élément psychique avec le matériel doivent au premier de ces élémens de renfermer parfois en eux-mêmes des parcelles d’esprit qui leur viennent de Sagesse d’en bas, et qui, convenablement émancipées, pourront spiritualiser l’élément psychique à son tour. Bien que les peuples païens soient presque uniquement de l’ordre matériel, ils comptent pourtant des âmes d’élite qui ont pu s’élever jusqu’à la sphère de l’esprit ; mais de telles âmes se sont rencontrées surtout au sein de ce peuple psychique adopté de préférence par le démiurge. Celui-ci, à qui Sagesse d’en bas avait révélé l’existence du Plérôme, s’était bien gardé de faire part de cette révélation à son peuple ; il lui avait promis cependant un Messie qui lui procurerait l’empire universel, et, quand l’heure fut venue, il le lui envoya en effet ; mais Sagesse d’en bas lui communiqua l’esprit dès sa naissance ou lors de son baptême (c’est là un point sur lequel les valentiniens, comme les premiers chrétiens, différaient entre eux). L’homme Jésus ne fut plus alors que l’instrument visible du Sauveur invisible, qui l’avait déjà délivré de ses douleurs, et c’est ainsi que, déployant sa nature supérieure, il attira et attire toujours les hommes de l’esprit en vertu de l’affinité de nature qui existe entre eux et lui. Les hommes psychiques, ayant pour croire besoin de miracles et de prédications, ne sont convertis que par le Christ du démiurge, celui qui a souffert et qui est mort. Le gnostique au contraire n’est attiré que par la lumière spirituelle du Sauveur céleste. La fin des choses sera que Sagesse d’en bas, unie pour l’éternité au bel éon Sauveur et suivie des âmes spirituelles qui deviendront les épouses de ses anges, entrera dans la gloire du Plérôme, qui célébrera les noces éternelles. Le démiurge et ceux qui n’ont connu que lui monteront également en grade, en bonheur, sans pouvoir toutefois pénétrer dans le Plérôme, et le feu qui constitue son essence (d’après la déclaration de son prophète : « notre Dieu est un feu consumant ») embrasera, anéantira toute matière et toute méchanceté, car la matière n’est qu’une négation, le contraire de l’être, et doit rentrer dans le néant quand l’être aura atteint sa parfaite plénitude.
Il fallait bien être un peu fou pour imaginer et pour adopter un pareil système. On le devient presque en l’étudiant et en essayant de le faire comprendre ; mais il ne faut pas nier que, toute absurdité à part, il n’y eût une singulière poésie, un charme étrange dans cette théologie romantique. N’était-elle pas la bienvenue auprès des âmes mélancoliques, dont elle expliquait si dramatiquement les tristesses ? Et l’âme religieuse, qui a soif de l’infini, de la perfection, de Dieu, n’y reconnaissait-elle pas ses aspirations et ses tourmens ? Il y a quelque justice à ne pas juger des systèmes aussi idéalistes uniquement d’après la lettre et à chercher ce que les auteurs de ces subtiles conceptions ont senti et voulu dire. On trouve alors qu’il se cache plus de grandes pensées et de sentimens profonds sous ces incroyables doctrines qu’on ne s’en serait douté d’abord. Tous les penseurs sérieux qui s’en sont occupés de nos jours, à moins d’être prévenus par des préjugés ecclésiastiques, sont arrivés à cette conclusion. Le bon Neander sentait l’émotion le gagner quand il en parlait, il devenait un peu valentinien lui-même, et il fallait l’entendre diviser l’espèce humaine en spirituels ou pneumatiques, en raisonnables ou psychiques, en matériels ou hyliques.
Il n’est pas étonnant qu’un esprit positif, réaliste, nullement poète, comme Irénée, n’éprouvât que répugnance et indignation en présence de semblables doctrines, dont il ne voyait que les absurdités, et dont le côté mystique, le sens idéaliste lui échappait entièrement. Nous savons par lui que le gnosticisme avait pénétré dans la vallée du Rhône, sous la forme valentinienne principalement, et que les femmes surtout avaient accueilli avec faveur cette religion quasi-païenne où le monde entier avait pour cause et pour ressort l’amour passionné, l’attrait de l’inconnu. Que quelques rumeurs scandaleuses aient jeté un jour suspect sur les relations des apôtres de la secte avec leurs néophytes exaltées, c’est ce qui n’aurait rien de très surprenant et ne justifierait point encore les accusations d’immoralité systématique dont Irénée ne cesse de poursuivre ses adversaires. Le gnosticisme n’est pas la seule tendance religieuse qui ait donné lieu à des écarts de ce genre, sans qu’on soit en droit d’en faire un argument positif contre les doctrines et les docteurs ; mais il n’en est pas moins vrai que la direction générale du gnosticisme n’était pas de nature à fortifier beaucoup le sens moral. Tout arrivait, dans le monde comme en Dieu, fatalement, mécaniquement, sans que la volonté individuelle y fût pour rien. On devait au bonheur ou au malheur de sa naissance d’être spirituel, ou psychique, ou matériel ; on ne pouvait rien pour passer du degré inférieur au supérieur, et, si l’on était spirituel, on n’avait qu’à attendre le moment inévitable où les parcelles d’esprit émanées du Plérôme seraient délivrées de leur prison charnelle. La conséquence prochaine était qu’en attendant on ne risquait rien à profiter de son esclavage. Ce qui révoltait aussi le sens chrétien, c’était ce Christ docète, dont le corps apparent n’était après tout qu’un mensonge, puisqu’il faisait semblant de manger, de dormir, de souffrir, quand il n’en était rien. Cela une fois admis, s’écriaient les pères, qui nous répond que tout le reste, sa parole elle-même, n’est pas aussi simple apparence, illusion pure ? Il leur était facile aussi de prouver que l’explication donnée par les gnostiques de l’origine du mal et du péché ne résolvait en rien la grande difficulté. En un mot, l’étonnant n’est pas que le gnosticisme ait été finalement éliminé, vaincu par l’église, c’est qu’il ait pu être si fort et durer si longtemps ; mais cet étonnement cesse quand on pense que, dans cette période de lutte acharnée entre le monothéisme envahissant et le polythéisme virtuellement vaincu, le gnosticisme répondait au besoin de se rapprocher du monothéisme chrétien, qui s’imposait toujours plus, sans rompre décidément avec le point de vue polythéiste, dont la puissance était encore si grande. Cela est si vrai qu’en définitive l’église des premiers siècles ne vainquit le gnosticisme qu’à la condition de lui opposer une gnose à elle, beaucoup moins compliquée, plus respectueuse pour le sens commun, mais enfin une gnose, une théologie spéculative, dont ne se doutaient guère les artisans et les pêcheurs qui les premiers reçurent l’Évangile, et qui, s’il s’agit de la discuter, n’est pas tout à fait à l’abri des critiques rationnelles que les écrivains orthodoxes adressèrent à la gnose hérétique. On a beau dire, cette théologie qui stipule l’existence d’un Verbe personnel, de même essence, si l’on veut, que le Père, mais enfin nettement distinct de celui qui seul ne tient son être que de lui-même, qui de plus ajoute aux deux premières une troisième personne divine sous le nom de Saint-Esprit, dont les attributs et les fonctions sont également choses distinctes, — une telle théologie, en réalité, enseigne l’existence de trois dieux, non pas d’un seul. Et il ne faut pas alléguer ici l’unité essentielle, l’unité de substance, en disant qu’elle suffit. Trois hommes, ayant en commun la substance humaine, sont trois hommes et non pas un seul ; mais nous n’insistons pas : notre intention n’est ici que de montrer, par un exemple frappant, combien il s’en faut que, dans le domaine de la pensée religieuse, la défaite visible d’une tendance soit l’équivalent de son assimilation. Le gnosticisme, vaincu comme hérésie, comme système indépendant, se retrouva, amoindri, mais puissant encore, dans l’église, comme le paganisme se retrouva dans la chrétienté après Constantin, comme le catholicisme romain continue d’agir au sein de plus d’une église protestante et de plus d’un parti philosophique.
Sans doute ce n’est pas encore dans Irénée que l’on peut voir l’épanouissement de cette gnose catholique dont la fixation était réservée aux grands conciles du ive et du ve siècle. On peut même, si l’on veut s’en donner la peine, le surprendre assez souvent en flagrant délit d’hérésie inconsciente. D’ailleurs sa lutte avec le gnosticisme avait développé en lui un trait qui sans doute avait toujours fait partie de son caractère, la timidité en fait de spéculation théologique. Il est difficile de tirer de ses écrits des définitions claires, encore plus d’organiser ses vues en un système logique. Il y a loin de ses ébauches de théologie transcendante au système hardi, tranchant, toujours fidèle à lui-même, de son éloquent contemporain Tertullien. M. Duncker n’a négligé aucun effort dans sa Christologie d’Irénée pour tirer un ensemble des idées peu cohérentes du presbytre-évêque de Lyon. Il a dû y mettre tellement du sien que les commentaires dans son livre, d’ailleurs fort estimable, l’emportent de beaucoup sur le fond. La haute forteresse d’Irénée, à l’abri de laquelle il se réfugiait quand le terrain métaphysique se dérobait sous ses pieds, c’est ce qu’on appelait alors la règle de foi, c’est-à-dire le résumé de certains faits saillans de l’histoire évangélique, joint à une déclaration péremptoire de monothéisme. Cette règle de foi modifiée, agrandie, devint plus tard le credo ou le symbole apostolique, mais elle avait été formulée d’abord en vue de tenir tête aux envahissemens du dualisme et du docétisme gnostiques. On peut s’en apercevoir encore aujourd’hui à la manière dont le credo insiste sur la création du monde par le Père et sur quelques faits de la vie du Christ, dont, en dehors de la lutte contre les gnostiques, on n’eût jamais éprouvé le besoin de proclamer la réalité. Telle était encore néanmoins, au temps d’Irénée, l’indécision de l’église, malgré les efforts auxquels on se livrait partout pour lui donner une croyance officielle, que la règle de foi se présentait autrement conçue à Lyon, à Carthage et à Alexandrie. Il n’en fallait pas moins démontrer que cette règle de foi était conforme à la prédication du Christ et de ses apôtres. Comment s’y prenait-on ? Tantôt les gnostiques accusaient certains apôtres d’avoir falsifié l’enseignement du Christ, tantôt ils prétendaient avoir reçu par une transmission mystérieuse la vérité supérieure que le maître avait confiée à quelques disciples d’élite, après avoir reconnu que les autres ne pouvaient supporter que « le lait des petits enfans. » À ces assertions, Irénée et les pères catholiques de son temps opposèrent leur théorie des sedes apostolicœ, des siéges apostoliques, ou fondés par les apôtres eux-mêmes. Leurs presbytres, leurs évêques, devaient bien mieux savoir que les autres ce qu’il en était de la vraie tradition, et en fait on pouvait affirmer hardiment que leur règle de foi reproduisait bien plus fidèlement cette tradition que les élucubrations tourmentées de la gnose. Voilà pourquoi Irénée s’applique de son mieux à rapprocher des temps apostoliques les autorités qu’il cite, et en tout cas à énumérer la série régulière des presbytres-évêques de ces églises-mères. Comme il écrit en Occident et pour des lecteurs occidentaux, c’est principalement à la tradition du presbytérat romain qu’il en appelle, car Rome est le seul siége apostolique en Occident, et d’ailleurs cette église (c’est chez lui qu’on rencontre pour la première fois cette assertion) a la gloire d’avoir été fondée par les deux plus grands apôtres, Pierre et Paul. Elle est de plus celle de la ville impériale, elle compte parmi ses membres des chrétiens venus de toutes les parties de l’empire, et la tradition apostolique se trouve par là comme centralisée et incessamment rectifiée dans son sein. Irénée incline donc à considérer la tradition romaine comme pouvant tenir lieu de toutes les autres, et c’est à tort que des controversistes protestans ont tâché d’atténuer la portée des déclarations d’Irénée sur ce point ; mais ce qui distingue sa théorie de celles qui prévalurent plus tard, c’est qu’en fait il ne se borne pas à alléguer la tradition romaine, et qu’il invoque aussi celle des siéges orientaux, celle particulièrement de Polycarpe et de ceux qui avec lui avaient encore pu entendre les apôtres. Seulement ses souvenirs sont des plus vagues, et quand on compare les dates, on a bien de la peine à ne pas soupçonner Irénée de les avoir un peu arrangées, comme on prétend qu’il arrive à certains ministres des finances de grouper les chiffres d’un budget[7].
Irénée toutefois ne s’est pas borné à faire appel contre les gnostiques à l’autorité traditionnelle. Il a aussi sa gnose catholique à opposer à l’hérésie, et là nous retrouvons le disciple de l’école johannique d’Asie-Mineure. Au Plérôme des éons il oppose sa théorie du Verbe et du Saint-Esprit, projections distinctes et personnelles du Père, et si ce qu’il dit des fonctions spéciales du Saint-Esprit est singulièrement obscur, on ne saurait contester qu’il déploie une véritable dextérité dialectique dans la manière dont il expose la théorie du Verbe divin. On peut sans doute encore relever dans ses explications quelques incohérences sur les rapports du Père et du Fils. C’est ainsi qu’il ne s’aperçoit pas que l’expression de mains de Dieu, employée par lui pour désigner le Fils et le Saint-Esprit, est incompatible avec l’idée de leur personnalité. Au fond, ce qui explique ces incohérences, c’est qu’il lui manquait à lui comme à ses adversaires le sens clair de la personnalité, de ce qu’elle suppose, de ce qu’elle exige. On en a une preuve nouvelle dans son enseignement sur la rédemption, une de ses doctrines les plus originales et en même temps les plus empreintes de gnosticisme.
Pour lui, il n’est pas douteux que tous les hommes ont péché en Adam, parce qu’Adam a péché. Par contre, le second Adam, le Christ, n’ayant pas péché, l’humanité dont il est la tête, qui s’unit à lui dans l’église, se présente à Dieu pure et sans reproche. Il ne s’est pas un moment arrêté devant l’idée qui, de nos jours, se présenterait immédiatement à notre esprit, que le mérite pas plus que la faute n’est transmissible. Il a une expression favorite pour indiquer ce rôle du Christ dans la rédemption : a il a récapitulé les choses, » dit-il, c’est-à-dire qu’il les a recommencées et concentrées de manière à leur donner un tour absolument autre que celui qu’elles avaient pris la première fois. C’est ainsi que, par sa conjonction avec le Verbe divin, la vieille substance adamite s’est trouvée régénérée, et par momens Irénée parle comme si nous étions destinés à devenir nous-mêmes des êtres divins, en vertu de notre incorporation spirituelle, si j’ose ainsi dire, dans la substance divine. — Tunc demum dii (alors enfin nous serons des dieux), — dit-il en parlant des hommes. Cela rappelle fortement, il faut l’avouer, l’éon Sauveur des gnostiques. Ce n’est pas là toutefois que se borne pour Irénée l’œuvre rédemptrice, et décidément le point de vue gnostique a sur son esprit une influence dont il ne se doute pas. Irénée a beau avoir un parallèle catholique à opposer aux rédemptions gnostiques, on n’en retrouve pas moins chez lui cette même propension à personnifier les abstractions, à dramatiser la psychologie, qui caractérise si visiblement ses adversaires. En fait, sa doctrine de la rédemption est mythologique. Partant toujours de l’idée qu’Adam a péché en qualité de représentant de l’humanité tout entière, il en conclut que, par sa faute, nous étions devenus les esclaves du diable, son bien, son mobilier, sa chose. Pour nous sauver, il fallait que le Christ nous arrachât à ce pouvoir. Qu’a-t-il fait ? Il a offert au diable sa vie et son âme en échange des nôtres, et l’a décidé à les accepter comme notre rançon en usant avec lui d’une douce persuasion, suadela, analogue à celle dont l’adversaire s’était servi pour nous perdre, mais avec des intentions et des conséquences tout opposées. C’est ainsi que nous avons échappé à la domination diabolique. Les choses devaient marcher de la sorte, car il n’eût pas été conforme à l’équité d’un Dieu qui doit être juste, même envers le diable, de lui ravir violemment ce qui était à lui.
Telle est l’idée d’Irénée, tel est aussi le premier germe d’un dogme ecclésiastique de la rédemption. Une rançon a été payée par Dieu au diable pour nous racheter ! Qu’on sourie, si l’on veut, de cette manière enfantine de représenter les choses. Si l’on cherche de l’esprit sous la lettre inacceptable, on en trouvera, et beaucoup ; mais avant que cette lettre blesse le sens chrétien, il se passera bien du temps. Ce dogme, naïf en apparence, ira se complétant, se raffinant, et ce n’est qu’à la longue qu’il se perdra dans une contradiction essentielle. Il viendra des docteurs par exemple qui remarqueront que Satan a fait un très mauvais marché, puisque l’âme de Jésus n’est pas restée entre ses mains, ce qui reviendra à dire que Satan a été trompé par une ruse divine, et l’on ne saurait croire les étranges comparaisons, bien voisines du blasphème, que suggérera ce nouveau point de vue à de très pieux docteurs. Des papes tels que Léon le Grand et Grégoire le Grand, des pères tels qu’Ambroise, Grégoire de Nysse, Jean Damascène, l’adopteront et l’amplifieront. Plusieurs d’entre eux n’ont pas craint de comparer la croix à l’hameçon caché sous l’appât que le poisson avale, sans se douter du piége qui lui est tendu, ou bien même à une souricière où Satan s’est laissé prendre. Quand Abailard, ce premier-né de l’esprit moderne, osera porter sa critique sur ce vieux dogme de la rançon payée au diable, ce sera l’un des plus violens griefs que Bernard de Clairvaux soutiendra contre lui, et qui lui feront dire qu’on devrait « fermer à coups de bâton la bouche proférant de pareilles impiétés. »
Ce qu’on reproche le plus aux études d’histoire religieuse, c’est qu’à première vue elles tendent à justifier le scepticisme superficiel ou irréligieux qui triomphe lorsqu’il assiste au lamentable défilé des illusions humaines. De quel droit supposerions-nous que les théories dont nous sommes aujourd’hui le plus fiers ou le plus certains n’iront pas rejoindre leurs devancières dans le vaste tombeau des doctrines éteintes ? Quelle quantité prodigieuse d’intelligence, par exemple, n’a-t-il pas fallu dépenser pour constituer ces énormes systèmes gnostiques et pour les réfuter ? Que reste-t-il pourtant de cette bataille acharnée qui a duré plusieurs siècles ? Que reste-t-il des furieuses controverses qui passionnèrent le moyen âge et même des temps bien rapprochés de nous ? Et ne viendra-t-il pas un jour où l’on prendra en pitié aussi nos erreurs et nos étroitesses, nos petitesses et nos ignorances ?
Cependant cette impression pénible se dissipe après un examen plus attentif des choses. Oui, l’homme se promène au milieu de beaucoup d’apparences, mais il ne cesse de marcher vers la vérité, et c’est un progrès, négatif, si l’on veut, réel pourtant, que de savoir qu’il y avait illusion là où l’on avait cru toucher la réalité. On n’y reviendra donc plus, du moins du même côté, et c’est autant de gagné sur le nombre des erreurs possibles de l’esprit humain. Il y a plus d’ailleurs : au travers des erreurs de l’intelligence, il y a quelque chose qui reste, qui s’affermit, qui grandit : c’est la conscience humaine et son idéal. On peut trouver puériles les dissensions et les doctrines des penseurs chrétiens des premiers siècles ; il n’en est pas moins vrai qu’ils ont vécu d’un idéal supérieur à tout ce qui les avait précédés, et qu’ils ont contribué à former le nôtre De toutes ces figures du iie siècle dont nous avons tâché de reproduire la physionomie, quelle est celle sur laquelle s’arrêterait l’unanimité de nos sympathies ? Serait-ce Polycarpe et sa rudesse orthodoxe ? Serait-ce Valentin et son système hérissé ? Serait-ce Irénée et sa médiocre théologie ? Non ; je prétends que ce serait l’humble Blandina, la vierge martyre, oubliant ses douleurs pour servir de mère au pauvre enfant qui meurt, lui aussi, dans les tourmens... Cette tendresse dans la vaillance, cet espoir dans la douleur, oh ! que voilà bien le christianisme éternel, la sublime nouveauté qui doit durer toujours ! Et qui songe, en voyant Blandina mourir ainsi, à se demander si elle est montaniste ou catholique, hétérodoxe ou orthodoxe ?
Il reste bien peu en somme du christianisme d’ Irénée, si l’on entend par là sa dogmatique ; mais ce qu’il eut en partage avec tous les chrétiens de son temps, hérétiques et autres, ce qui fait qu’il faut savoir pardonner à son intolérance comme à celle de ses successeurs, et même la préférer à la vieille insouciance païenne, c’est ce sentiment haut et vif de la vérité invisible, c’est ce respect, cet amour de la nature humaine, fruit authentique et impérissable de l’Évangile, c’est cette obéissance à la loi sacrée qui nous ordonne de vivre pour autre chose que le pain qui périt, c’est ce sérieux moral de l’âme qui se sent appelée à s’élever vers Dieu. Quand on pénètre au fond des choses, les misères de l’intelligence n’empêchent pas de voir la grandeur de l’esprit. En définitive le progrès se réalise. On se dit alors qu’on est engagé soi-même dans le mouvement ascensionnel de l’humanité, on tâche d’y contribuer selon ses forces, et, bien loin de n’éprouver que pitié ou dédain pour les illusions de la pensée religieuse, on reconnaît dans leur longue succession la marque même de notre destinée réelle, l’on se sent animé d’une franche et libre sympathie pour tout ce qui peut s’appeler une approximation de l’ineffable.
- ↑ Voyez sur cette tendance exaltée et rigide la Revue du 1er novembre 1864.
- ↑ Adv. Praxeam, 3.
- ↑ Il résulte pour nous d’une obligeante communication venue de Lyon même que l’on pense avoir retrouvé les traces de cet amphithéâtre sous le sol de l’ancien jardin des Plantes, entre les deux rivières, sur la pente du coteau qui relie la Croix-Rousse à Lyon.
- ↑ La désignation de ce Ptolémée est elle-même dictée par le désir de vieillir cette version. Ordinairement on fait honneur de cette entreprise à Ptolémée Philadelphe, successeur du Lagide, qui mourut l’an 284 avant Jésus-Christ.
- ↑ Comp. IV. 27,1, et 32, 1.
- ↑ On peut s’en faire une idée par l’histoire du sage Apollonius de Thyane, si agréablement traduite par M. Chassang. À ce document s’ajoute aujourd’hui l’étude consacrée dans la Revue du 15 janvier par M. Charles Lévêque à Proclus, que sous bien des rapports on pourrait appeler un gnostique païen.
- ↑ Ce qui peut excuser Irénée, c’est que les traditions étaient bien peu fixées de son temps. C’est ce que prouvent avec évidence les variantes que subit dans les premiers siècles la liste des évêques romains. Elle fut dressée à une époque où l’épiscopat passait pour remonter jusqu’aux apôtres ; il fallut donc rechercher quels avaient été les presbytres les plus en renom dès l’origine pour en faire des évêques au sens moderne, et, l’appréciation variant, les listes varièrent également. Aujourd’hui la série officiellement admise procède ainsi : Pierre, — Linus, — Clément, — Clet, — Anaclet, — Évariste, — Alexandre, — Xystus, — Télesphore, — Hygin, — Plus, — Anicet, — Sôter, — Éleuthère, — Victor. Irénée au contraire dresse ainsi sa liste : Linus, — Anaclet, — Clément, — Évariste, sans autre changement pour la suite. Les Clémentines et Tertullien font commencer la liste des évêques romains par Clément. Les Constitutions apostoliques, dans le vague souvenir d’une différence de doctrine entre Pierre et Paul, font instituer Linus par Paul, et Clément par Pierre. Bien d’autres variantes existent encore.