Saint François d’Assise et l’Art italien/01

Saint François d’Assise et l’Art italien
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 863-897).
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SAINT FRANÇOIS D’ASSISE
ET
L’ART ITALIEN

I
LA BASILIQUE D’ASSISE ET L’ARCHITECTURE GOTHIQUE[1]

Durant longtemps, depuis la Renaissance et la Réforme, la vieille cité d’Assise et sa Basilique ne furent guère un but de pèlerinage que pour les fervens catholiques et les ecclésiastiques lettrés. Aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les voyageurs, humanistes ou hétérodoxes, ne daignent plus s’arrêter dans cette bourgade, silencieuse et déserte, n’offrant à leur vue, sous des débris de tours et remparts ébréchés, qu’un amoncellement confus et désordonné de couvens et d’églises, tous d’un style démodé, gothique, barbare, irrégulièrement superposés en des lacis tortueux de ruelles glissantes et raboteuses, d’une escalade pénible. Si quelque esprit fort, au XVIIIe siècle, par hasard se rappelle le patron du lieu, saint François, c’est à travers le souvenir répugnant de quelques capucins dégénérés, objets de risée légendaire pour les conteurs égrillards et les bourgeois pratiques, qu’ils ont vus traînant leur oisiveté dans les quartiers populaires. Pour eux, les seuls grands hommes d’Assise sont tout au plus Properce, le chantre élégiaque, élégant et précieux, des courtisanes romaines, ou leur contemporain Métastasio, le librettiste sentimental des opéras langoureux. Aucun ne semble se douter qu’au Moyen âge, un autre chantre d’amour, mais d’un amour plus pur et plus profond, d’un brûlant amour pour la nature entière, pour toutes les créatures et pour leur Créateur, avait, sur ce même sol, dans l’enchantement du même ciel, répandu, par ses paroles et ses exemples, un trésor infini de pitié, de tendresse, d’espérances, d’une poésie naïvement humaine, autrement sincère, consolante, salubre et féconde que toutes les virtuosités, égoïstes et stériles, des littératures mondaines et savantes.

Avec quelle désinvolture, notre trop spirituel et sceptique Président de Brosses se déclare-t-il heureux que l’obscurité nocturne l’ait empêché de voir Spoleto « qui n’en vaut pas la peine ! » : Comme il s’empresse d’ajouter : « Près de là est la ville d’Assise, mais je me gardai bien d’y aller, craignant les stigmates comme tous les diables ! » Quelques années plus tard, en 1786, Goethe lui-même, dans son enthousiasme exclusif alors pour l’art antique, ne gravit seul, à pied, la rude montée du Subasio que pour admirer le temple de Minerve « bâti du temps d’Auguste et très bien conservé, » auquel il consacre une belle page. C’est avec horreur, lui aussi, qu’il se détourne des édifices franciscains : « Ce couvent, avec ses tours babyloniennes, ne m’a inspiré que de l’aversion… »

L’honneur d’avoir rappelé l’attention des artistes et des historiens sur la grande basilique, revient, ce semble, à notre compatriote, Seroux d’Agincourt. Ce savant amateur, si perspicace et si modeste, est, on l’oublie trop, le vrai créateur de l’Histoire de l’Art par l’étude analytique et comparative des monumens, à toutes les époques et dans les divers styles, telle que nous la comprenons aujourd’hui. Installé en Italie pour le reste de ses jours, dès 1779, il comprit, l’un des premiers, l’intérêt esthétique de cet édifice. Il en releva les plans et les détails, et crut pouvoir remarquer dès lors que « c’était, en Italie, le plus ancien édifice entièrement gothique où dominait, tout seul, l’arc aigu. » Dans une de ses visites, il y fit même exécuter des calques, d’après les vieilles peintures, par un jeune peintre anglais, dont on aimerait savoir le nom. C’était déjà, sans doute, un de ces artistes libres et curieux, venus du Nord, qui préparaient le retour prochain à l’intelligence des chefs-d’œuvre oubliés du Moyen âge et de la première Renaissance, précurseur ou compagnon des Nazaréens d’Allemagne, des Ingristes de France, des Préraphaélites de la Grande-Bretagne. Dès lors, de temps à autre, quelque étudiant ou touriste vient admirer les fresques de Giotto, de ses prédécesseurs et successeurs. Stendhal, malgré ses préjugés bolonais, les regarde attentivement. Il leur trouve bien « l’air barbare ; » néanmoins, il énumère, avec sagacité, leurs qualités durables, et définit nettement le génie du puissant novateur. L’édifice, d’ailleurs, qu’elles décorent, lui reste fort indifférent.

Il fallut, en réalité, l’heureuse explosion et le triomphe du romantisme, ses rappels chaleureux, par ses poètes, romanciers, historiens, archéologues, à l’amour et au respect du passé, pour que la vieille ville, ses vieux édifices, son vieux saint, parussent dignes enfin d’une visite aux touristes laïques, aux curieux et lettrés de tous pays et de toutes croyances.

En 1818, le pape Pie VII ordonna des fouilles dans l’église inférieure, afin d’y retrouver le tombeau du saint, dont l’emplacement, soigneusement caché aux curiosités avides des superstitions sacrilèges, était, depuis longtemps, incertain et contesté. La découverte des reliques, la publication, l’année suivante, par Carlo Fea, du procès-verbal des fouilles, sa description documentée de la Basilique, rappelèrent, décidément, sur le monument oublié, l’intérêt et la curiosité générales. Dès 1826, Valéry, bibliothécaire du Palais de Versailles, parle, dans son Voyage d’Italie, avec une admiration éclairée, des deux sanctuaires superposés au-dessus de leur soubassement de forteresses, « l’église inférieure sombre, austère, respirant la pénitence et la tendresse… l’église supérieure, brillante, lumineuse, formant un habile contraste avec l’église inférieure. » C’est déjà l’impression, juste et vive, que Taine, à son tour, éprouvera quarante ans plus tard et qu’il développera avec toute la richesse verbale de son éloquence colorée. Deux ans après, Goerres, dans son Der h. Franz ein troubadour, indiquait l’action profonde exercée sur l’imagination, la littérature et les arts d’Italie par le génie poétique du prédicateur populaire. Chez nous, bientôt, Chavin de Malan, en 1841 (Vie de saint François d’Assise), Delécluze, en 1844 (Grégoire VII, saint François d’Assise et Thomas d’Aquin) se succèdent pour rappeler aux croyans et aux philosophes la grandeur de son rôle au XIIIe siècle. Les éloquentes leçons d’Ozanam à la Sorbonne en 1850, sur les Poètes franciscains, la biographie pittoresque de Hase en 1851 (Franz von Assisi, ein Lebensbild), l’article ému et suggestif de Renan à propos de « ce petit chef-d’œuvre de critique religieuse, » accélèrent, plus encore, le mouvement. Partout, en Allemagne, en Italie, en France, c’est une succession, rapide et ininterrompue, de biographies édifiantes et critiques et de publications documentaires, par des ecclésiastiques ou des laïques, des catholiques ou des protestans, des croyans ou des libres penseurs, qui forment déjà une énorme bibliothèque.

Comment se fait-il que, parmi cette multitude, laborieuse et enthousiaste, d’érudits acharnés aux dépouillemens d’archives, quêteurs infatigables de faits nouveaux et de détails inédits, la plupart n’aient signalé qu’en passant cette influence extraordinaire exercée sur la Renaissance des lettres et des arts, sur toute la civilisation sociale, imaginative, intellectuelle de l’Italie par les exemples et les paroles, la vie et la légende du Saint ? M. Paul Sabatier lui-même, cet érudit critique à la fois si prudent et hardi, si respectueux et libre, dont la perspicacité et l’activité sont également admirables et dont le Saint François d’Assise (1894) a déterminé la dernière et magnifique floraison internationale de littérature franciscaine, a laissé, jusqu’à présent, de côté cette question capitale. Cependant, neuf ans avant lui, en 1885, un jeune professeur allemand, M. Thode, historien et critique d’art, d’une érudition patiente et solide, d’une sensibilité personnelle et sagace, avait déjà traité la question avec une ampleur remarquable en intitulant hardiment son travail : Saint François d’Assise et les Origines de la Renaissance en Italie. Ce copieux et beau livre, où les idées émises par Goerres, Ozanam, Renan étaient sur tous les points développées, avec un apport considérable de faits et d’observations nouveaux, n’a cessé, depuis son apparition, d’être utilisé par tous les franciscanisans. La traduction récente qui vient d’en être faite, sur la seconde édition, revue et mise à jour, par un de nos meilleurs polyglottes, ne saurait donc manquer d’être accueillie avec reconnaissance par les lecteurs français. Les chapitres sur la Basilique d’Assise, sa décoration et son influence sur l’architecture italienne n’ont rien perdu de leur valeur. Si l’on place, maintenant, à côté, sur sa table ou dans sa valise, un opuscule récent de M. Adolfo Venturi, la Basilica di Assise, et les délicieux volumes du poète danois Joergensen, récemment traduits aussi par M. de Wyzewa, Saint François d’Assise, sa vie et son œuvre, Pèlerinages franciscains, on se trouvera bien armé pour aller faire sur place ou refaire dans son fauteuil la visite du sanctuaire unique où s’est épanouie, dans une manifestation collective et rapide, sous l’inspiration locale de l’apôtre inspiré de la nature et de la vie, la première floraison du génie de la Renaissance jaillissant, comme un rejeton naturel, du sol tourmenté, mais chaleureux et fécond, du moyen âge.


I

Nous autres, les vieillards, nous n’étions pas, tant s’en faut, aussi bien préparés à faire l’ascension du Mont Subasio. Je me vois, je me sens encore, le samedi 21 avril 1866, avec Gabriel Monod, tout frais sorti de l’Ecole Normale, rencontré quelques jours auparavant à Florence dans le salon hospitalier de la comtesse Emilia Peruzzi, gravissant les pentes tortueuses au pied desquelles nous avait déposés notre vetturino. Nous n’avions d’autres guides que Du Pays et Baedeker, si brefs et secs tous les deux, d’autres images dans la mémoire que celles de quelques pauvres gravures (la photographie naissante ne s’exerçant point encore dans ces lieux écartés), d’autres idées sur saint François, d’après nos lectures, que celles d’un doux mystique épris de sacrifice, de tristesse, apôtre des vertus obscures et silencieuses, humilité, pauvreté, chasteté.

L’Umbria verde, l’enchanteresse printanière, après l’incertitude d’une matinée brumeuse, venait justement de reprendre, avec le tendre éclat de ses frondaisons et floraisons juvéniles, toutes les grâces consolatrices et rassérénantes de son éternelle séduction. Depuis quelques instans, la grande plaine, assoupie sous les plis bigarrés de sa robe d’herbages piqués d’anémones et de pâquerettes, entre les longues files d’ormeaux, d’oliviers et d’aunes balançant à leurs bras tordus et leurs têtes inclinées les guirlandes de ceps bourgeonnans et de pampres hâtifs, s’éveillait, sous la fuite des brouillards, et découvrait à nos yeux l’ampleur calme de son étendue jusqu’aux lointains déroulemens de sa ceinture montagneuse, azurée et légère. Au-dessus de nous, dans la coupole grande ouverte, transparente et frémissante, d’un ciel exquisement clair et limpide* tintait, jusqu’en d’invisibles hauteurs, l’hosanna cristallin des alouettes extasiées. C’était comme un immense et indicible sourire de fraîcheur et de paix, de grâce et d’allégresse, de tendresse et d’amour. Nous étions sous l’effet de ces impressions idylliques, lorsque, tout à coup, se dressa devant nous, dans l’atmosphère subtile, la masse énorme et la silhouette étrange des constructions d’Assise.

C’était bien, en effet, quelque chose de colossal, comme nous l’avait dit Gœthe. D’abord, un soubassement formidable, d’arcades hautaines, à double étage, nues et sèches comme de longues et noires meurtrières, étrangement pressées les unes contre les autres, sur une longue file, entre des piliers robustes, une vraie forteresse de géans. Puis, sur cet imposant piédestal, une autre masse aux profils nets et quadrangulaires, se découlant, avec rudesse, toute en lignes horizontales et verticales, sur le calme azur : la Basilique étendue, comme écrasée, derrière son haut clocher carré, lourd, solennel, démesuré. Notre surprise augmenta encore quand, par-dessus, sur la droite, nous aperçûmes, s’entassant, se pressant, se bousculant, s’échelon-riant, s’enchevêtra rit, à mi-côte, comme s’ils grimpaient l’un sur l’autre et se disputaient l’air et la lumière, une multitude de bâtimens entassés, églises et remparts, tours et coupoles, palais et taudis, puis enfin, par-dessus encore, sur la cime escarpée et rougeâtre, étalant, avec fierté, l’ampleur inoffensive de ses ruines séculaires, la silhouette fantastique, étrangement déchiquetée, d’un castel féodal, rougeoyant au soleil, tel qu’une couronne ébréchée de vieil or, abandonnée, dans la tourmente, par des maîtres enfuis, sur le trône désert de leur royauté abolie.

Cette superposition d’édifices séculaires, bastille des despotes étrangers démantelée par la justice populaire, asiles respectés de prière et de charité, palais nobiliaires et hôtels bourgeois côtoyant les humbles logis de travail et de misère, tous reposant sur la base inébranlable des remparts et contreforts accumulés par la puissance ecclésiastique, n’était-elle pas l’image visible, le témoignage encore intact, irrécusable, de l’évolution historique accomplie par l’idée franciscaine ? C’est là-haut que l’enfant prodigue du riche marchand, adolescent étourdi et généreux, déjà pitoyable aux misérables, épris de justice et de liberté, s’était mêlé aux patriotes insurgés pour livrer l’assaut au repaire des soudards germaniques. C’est, au-dessous, dans ces ruelles étranglées, sur ces plates-formes spacieuses, en comparant les taudis infects des prolétaires et les logis fastueux des prélats et des marchands, qu’il s’était senti ému et révolté par l’inégalité des destinées humaines, qu’il avait conçu le dégoût des vanités du monde et l’horreur des injustices sociales. C’est en priant dans l’ombre de ces vieilles églises, Saint-Rufin, Saint-Pierre, Saint-Damien, qu’il avait entendu les premiers appels d’en haut. C’est sur cette terrasse, près de cette vieille porte, qu’à la suite d’une longue maladie, se traînant sur ses béquilles de convalescent, il était venu s’asseoir, et qu’en contemplant l’horizon lumineux de l’immense vallée verdoyante où le Topino déroule avec lenteur les anneaux serpentins de ses eaux claires, l’enfant prodigue, le viveur frivole, avait senti son indicible admiration pour la nature troublée, agrandie, transformée par une immense pitié pour les créatures et par le besoin d’un idéal de vie, terrestre et supra-terrestre, supérieur à celui du monde violent, avide, orgueilleux, dont les vices le dégoûtaient.

Puis enfin, lorsque la douceur de sa parole, l’héroïsme de ses actes, la sincérité de sa foi eurent rallumé, dans les âmes inertes ou corrompues, une flamme d’amour et d’espérance, aussi pure, aussi active que celle dont avaient brûlé, douze siècles auparavant, les premiers apôtres de Jésus, ne fut-ce pas l’édification rapide de cette basilique majestueuse sur sa tombe encore fraîche qui prouva, aux yeux de tous, la vitalité de ses doctrines et l’étendue de son prestige ? Ne sont-ce pas aussi les masses imposantes de ces murailles cyclopéennes, dressées, pour la soutenir, par ses successeurs, qui témoignent de la fermeté résolue et de l’opiniâtreté vigoureuse avec laquelle l’Eglise orthodoxe voulut et sut adapter à ses traditions et à ses besoins les libres inspirations du candide réformateur ?

Ah ! certes, le pieux mendiant, le Poverello, si humble, si modeste, si constamment, si éloquemment ennemi de tous les superflus et de tous les luxes, n’avait point prévu, pour sa mémoire, de pareils honneurs. Il ne les eût même acceptés à aucun prix. Lorsque le Frère Léon, son dernier garde-malade, son secrétaire et confident, sa « petite brebis du bon Dieu, » brisa de ses mains la vasque de marbre placée par Frère Elie près de la vieille chapelle pour y recevoir les aumônes destinées à la construction du nouveau sanctuaire, ce jour-là, le bon disciple, par ce geste violent, se montrait fidèle aux instructions du maître. François, sur ce point, n’avait-il pas, de son vivant, mille et mille fois exprimé sa pensée par paroles et actes ? Des églises, des chapelles, des sanctuaires, oui, sans doute, il en fallait ! Il en fallait même beaucoup, beaucoup, afin que les pécheurs et les souffrans en pussent rencontrer souvent sur leur route, s’y repentir, s’y consoler, s’y fortifier, dans la prière et dans l’extase ! Sa première œuvre, après sa conversion, avait été d’y travailler de ses mains. On l’avait vu quêter des pierres à la ville, à la campagne, les porter sur ses épaules, monter sur les échafaudages, faire le maçon et le goujat pour remettre en état les églises abandonnées, Saint-Damien, Sainte-Marie de la Portiuncule, Saint-Pierre. Oui, toutes ces églises, il les voulait solides, il les voulait propres. A l’occasion même, comme il fit un matin, dans un pauvre oratoire des champs, il prenait le balai et donnait l’exemple aux sacristains négligens. Mais, en revanche, tout ornement de luxe lui semblait inutile et déplacé, et toute entreprise de construction magnifique ou grandiose, une ambition vaniteuse, la manifestation d’un instinct égoïste de richesse et de propriété absolument contraires aux principes évangéliques. Les chroniques et notes contemporaines, rédigées par ses disciples, témoins de sa vie, les deux légendes de Thomas de Celano, le Miroir de Perfection, la Légende des Trois Compagnons, par Frère Léon et ses amis, abondent, sur ce sujet, en anecdotes significatives.

Pour lui comme pour ses frères, l’Homme de Dieu ne voulait que des cabanes en bois, très pauvres, jamais en pierre. « Les renards ont leurs tanières, disait-il, et les oiseaux leurs nids. Mais le Fils de l’Homme n’eut point où reposer sa tête. » Défense aux moines, également, d’habiter sous un toit quelconque dont ils ne connaîtraient pas le propriétaire. Pèlerins de passage sur la terre, ils n’y devaient vivre qu’en étrangers toujours en marche vers l’éternelle patrie. Un jour, comme un frère demandait à l’autre : « D’où viens-tu ? » celui-ci lui répondit : « De la cellule de Frère François, » mais François l’ayant entendu, s’écria aussitôt : « Qui t’a permis de donner mon nom à cette cellule, comme si elle était mienne ? Cherche-lui d’autres habitans. Je n’y retournerai pas ! » Ainsi donc, pas plus de propriété collective pour ses disciples réunis que de propriété personnelle pour aucun d’eux. Il arriva, certaine année, qu’aux approches de la réunion du chapitre général à la Portiuncule, les Assisiates, en l’absence du Père et sans le prévenir, firent construire précipitamment une maison afin de l’héberger. Lorsque, à son arrivée, François aperçut la bâtisse, il en fut si fortement scandalisé qu’après s’être plaint hautement, il en ordonna la destruction immédiate et, montant lui-même le premier sur le toit, il se mit, d’un bras robuste, à jeter bas les tuiles et les lattes, enjoignant à ses frères de le suivre et d’en faire autant, afin d’anéantir les traces de ce crime de lèse-pauvreté. Le podestat dut envoyer ses sbires pour réclamer, au nom de la Commune, un bien municipal. Un autre jour, revenant de Vérone, il apprend qu’à Bologne, des frères avaient bâti un couvent. Il s’y rend aussitôt et leur intime l’ordre de quitter la maison, sans délai, sans exception, même pour les malades. « Celui qui le raconte, dit Thomas de Celano, fut un de ceux qui étaient infirmes lorsqu’on les chassa. »

Si les Franciscains, cependant, se trouvaient obligés de construire des églises pour leur service, ils ne devaient point les faire trop grandes, même en vue des prédications populaires, ou sous tout autre prétexte ; car « c’est plus grande humilité et meilleur exemple d’aller dans d’autres églises pour prêcher. » En tout cas, église ou couvent, ils ne devaient rien posséder en propre. Lorsqu’on eut quitté de force le misérable hangar de Rivo Torto, premier abri du petit troupeau, parce qu’on s’y trouvait à l’étroit, la maisonnette (dépendant de la vieille église de la Portiuncule) où l’on campa ensuite devint elle-même promptement insuffisante au nombre croissant des adeptes. Il fallut bien, bon gré, mal gré, chercher une meilleure installation « avec une église où les frères pussent dire leurs heures. »

François s’adresse d’abord à l’évêque d’Assise ; mais celui-ci n’a rien à prêter. Même demande aux chanoines de la cathédrale, même insuccès. On dut pousser jusqu’à Subiaco, implorer l’abbé des Bénédictins. Touché de la détresse de François, ce dernier lui accorde enfin la vieille église Sainte-Marie de la Portiuncule, comme « la plus petite et la plus pauvre qu’ils possédassent. » Mais François s’en réjouit d’autant plus que cette petitesse et cette pauvreté la destinaient bien à être le berceau, l’église-mère des pauvres petits frères et que, depuis les temps antiques, elle était appelée par le bon peuple Sainte-Marie des Anges, à cause que l’on y entendait souvent les Anges chanter leurs cantiques. L’abbé de Subiaco concédait cette église en toute propriété ; néanmoins François, « maître expert et sage, voulant fonder sa religion sur la pierre solide de la pauvreté, » envoyait, chaque année, à l’abbé et à ses moines, comme redevance, un vase plein de petits poissons (des gardons), « en esprit d’humilité et pauvreté, et afin que les frères ne possédassent rien en propre. » Quelques jours avant sa fin, dictant à ses frères ses dernières volontés, il revint avec insistance sur ce sujet, rappelant les débuts modestes de l’ordre : « Nous demeurions bien volontiers en des églises très pauvres et délaissées, car nous étions ignorans et soumis à tous. Et je travaillais de mes mains, et je veux travailler, et je veux fermement que tous les autres frères travaillent à des travaux d’utilité honnête. Quant à ceux qui ne savent point, qu’ils apprennent, non par désir de toucher le prix de leur labeur, mais pour le bon exemple et pour chasser l’oisiveté… J’ordonne expressément, par obéissance, à tous, à tous les frères, où qu’ils soient, de ne s’enhardir jamais à demander à la Curie romaine, ni personnellement, ni par intermédiaire, aucune bulle en faveur d’une église ou de tout autre édifice, ni sous prétexte de prédication ou de pénitence. S’ils ne sont pas reçus, n’importe où, qu’ils s’enfuient vers quelque autre pays pour y faire pénitence avec la bénédiction de Dieu ! »

Lorsque l’agonisant, nu sur la cendre, renouvelait in extremis ces pieuses recommandations à ses compagnons en pleurs, gardait-il, en lui-même, l’espoir qu’elles fussent longtemps respectées par tous ceux qui portaient, comme eux, la tunique franciscaine ? Hélas ! sur ce point, comme sur tant d’autres, l’homme de Dieu avait éprouvé déjà combien son idéal de perfection morale semblait irréalisable même à beaucoup de ses admirateurs. Dans ce lieu même où il prononçait ces paroles, quelques jours avant, ne lui avait-on point parlé de reconstruire cette cabane de la Portiuncule, premier abri de la confrérie ? Il entendait, lui, qu’on la refît telle quelle, en bois et torchis, suivant la règle générale, « en signe de saintes Pauvreté et Humilité et mémoire éternelle de leur glorieuse et modeste origine. Mais quelques frères avaient protesté avec vivacité, alléguant qu’en certains pays le bois était plus cher que la pierre. » C’étaient sans doute quelques-uns de ces « prélats et savans » qui devaient bientôt obtenir du pape Grégoire IX, le 28 septembre 1230, une bulle déclarant que les frères n’étaient point tenus d’observer le testament. « Mais nous qui étions avec lui, disent les auteurs du Speculum Perfectionis, nous sommes témoins… Le bienheureux François ne voulut pas discuter avec eux parce qu’il était près de sa fin et très gravement malade, et que, craignant surtout le scandale, il condescendait, contre sa volonté, aux volontés d’autres frères. Mais il fit alors écrire encore dans son testament : « Que les Frères se gardent bien surtout d’accepter des églises, couvens et autres édifices construits pour eux, sinon comme il sied à la sainte Pauvreté, c’est-à-dire qu’ils n’y soient qu’hospitalisés, ainsi que des pèlerins et étrangers. »


II

L’homme de Dieu, le fondateur de l’ordre, mourut le 4 octobre 1226. Déjà, depuis plus de quatre ans, à son retour d’Orient, malade et désillusionné, il en avait abandonné la direction. Son premier successeur, Pietro Cattani, était mort, lui-même, le 10 mars 1221. La charge de vicaire général avait alors été confiée à Frère Elie, un de ses autres compagnons en Palestine. Etrange et curieux personnage que ce Frère Elie, actif, pratique, ambitieux, souple et rusé, autoritaire et vaniteux, l’antithèse flagrante, par ses qualités et ses vices, de son patron candide, le rêveur extatique, l’idéaliste irréductible. D’après les savantes recherches du docteur Lemp, Elie était, comme François, un enfant d’Assise, à peu près du même âge que lui. Son père, un Bolonais, au nom ou surnom ronflant, Bombarone, était assez pauvre. On le voit, dans sa jeunesse, gagner péniblement sa vie, à la fois matelassier et maître d’école. Mais il est intelligent, laborieux, ambitieux ; le voici à Bologne, étudiant, notaire, juriste. De bonne heure, sans doute, il pressentit le glorieux avenir de son compatriote et se hâta d’associer, avec une énergie opiniâtre, sa propre destinée à la sienne. Si son nom ne figure point sur la liste (d’ailleurs variable) des douze premiers disciples, il se trouve, dès 1217, si fort avant dans la confiance du maître, qu’il est chargé d’une mission en Terre Sainte ; il y demeure deux ans. Il n’en revient précipitamment qu’avec François, en 1219, sur l’annonce des querelles suscitées entre les Frères par les modifications apportées au fonctionnement de l’ordre, contrairement à l’esprit de la règle. Cette règle, très austère dans sa simplicité évangélique, avait, dès l’origine, semblé, aux prélats expérimentés, d’une pratique difficile, sinon impossible. On avait profité de l’absence de François pour se dispenser d’une application rigoureuse. Dès qu’il reparut, on profita de sa présence pour lui en demander une nouvelle rédaction.

François avait déjà formulé deux règles. La première, très brève, très simple, était celle qu’Innocent III n’avait cru pouvoir approuver que verbalement, avec réserve, par compassion, sans donner ni promettre un écrit. La seconde, déjà moins idéale, officiellement approuvée par Honorius III, avait encore été, au dire de Frère Léon, sur plusieurs points, assez vite oblitérée par la prélature. On persuada même François à son retour des Lieux Saints que, durant son absence, le texte en avait été perdu et qu’il en fallait un nouveau. L’homme de Dieu, comme toujours, se résigna.

« Il monta donc sur une montagne (Monte Colombo près de Rieti) avec Frère Léon d’Assise et Frère Bonyzo de Bologne, afin de leur dicter une autre règle sous l’inspiration du Christ. Ce qu’apprenant, bon nombre de prêtres s’en émurent et s’en allèrent trouver Frère Elie : « Nous avons appris, lui dirent-ils, que ce Frère François fait une nouvelle règle. Nous craignons qu’il ne la fasse trop dure, et que nous ne puissions l’observer. Nous voulons donc que tu l’ailles trouver et lui dire que nous refusons d’être astreints à cette règle. Qu’il la fasse pour lui, mais non pour nous ! » Frère Elie répondit qu’il ne voulait pas y aller sans eux : ils se mirent donc tous en marche. Quand Frère Elie fut proche de l’endroit où se tenait François, il l’appela. François se retourna et, voyant tous ces prêtres, répondit : « Que me veulent tous ces prêtres ? » Frère Elie lui dit : « Ce sont des prêtres qui, apprenant que tu fais une nouvelle règle et craignant que tu ne la fasses trop dure, protestent et déclarent qu’ils ne veulent point y être obligés, que tu peux la faire pour toi, mais non pour eux. »

« Alors François tourna sa face vers le ciel et s’adressa au Christ : « Seigneur, ne t’ai-je pas bien dit qu’ils ne me croiraient pas ? » Alors tous entendirent, en l’air, une voix qui répondait : « François, dans ta règle, il n’y a rien de toi, tout est de moi, tout ce qui s’y trouve, et je veux que cette règle s’observe ad litteram, sans glose, sans glose, sans glose. Je sais pourtant quelles sont les faiblesses humaines et j’y veux compatir, mais que ceux qui ne veulent point observer la règle sortent de l’Ordre ! » Alors François, se retourna vers ses frères et leur dit : « Vous avez entendu, vous avez entendu ; voulez-vous que je vous le fasse redire ? » Et les prêtres, se regardant, confus et terrifiés, se retirèrent. »

Quelle que soit la part de l’exaltation imaginative alors commune à tous les compagnons de l’apôtre, dans ce récit de Frère Léon, le rôle d’Elie vis-à-vis de François s’y dessine avec relief. C’est bien celui d’un homme d’action réfléchie et d’observation positive, très attentif et soumis aux réalités, qui s’efforcera de réduire et d’accommoder l’idéal supérieur du visionnaire céleste aux nécessités vulgaires de son application terrestre. Instrument puissant et souple aux mains du cardinal Hugolin et de la Curie romaine, c’est Elie, en effet, qui contribuera, le plus efficacement, à faire rentrer la religion nouvelle dans les formes et les cadres des vieux ordres monastiques, et à la mettre au service de la Papauté militante, comme une levée en masse de volontaires enthousiastes, une armée plus nombreuse, mieux disciplinée, plus populaire, que l’ancienne féodalité épiscopale et bénédictine.

Nombre d’autres anecdotes rapportées par des témoins indiquent bien la différence des deux esprits et des deux cœurs, et combien la vive et tendre sensibilité de François et l’heureuse liberté de sa foi pure et profonde, étaient peu comprises par son successeur. A l’évêché d’Assise, dans les derniers jours, lorsque, en proie à d’atroces douleurs, le malade se faisait chanter, par ses frères, son hymne de la Nature et de la Vie, récemment composé, son sublime « Cantique du Soleil, » Frère Elie, se montrant scandalisé, lui vint dire : « Très cher Père, certes, je suis fort consolé, fort édifié par ta joie, en de telles souffrances, et celle de tes compagnons. Mais ne crains-tu pas que les gens d’Assise, malgré leur vénération pour toi, parce qu’ils croient ta maladie sans remède et ta fin prochaine, ne s’étonnent d’entendre ainsi chanter nuit et jour et ne disent : « Comment celui-là se montre-t-il si gai aux approches de sa fin ? Ne devrait-il pas méditer sur la mort ?… » Mais le bienheureux François répondit : « Laisse-moi, laisse-moi me réjouir en Dieu et par ses louanges, au milieu de mes maux, puisque, grâce au Saint-Esprit, je suis déjà si bien uni et joint à mon Dieu, que je puis exulter en lui, le Très-Haut ! »

Comment s’étonner qu’au lendemain même de la mort du fondateur, Frère Elie, provisoirement préposé, par son titre, à la direction de l’ordre, n’ait guère tenu compte de ses constantes volontés ? Le corps nu du Saint n’était pas refroidi sous le cilice et la cendre dont il s’était fait couvrir, dans cette humble cabane de la Portiuncule où il eût voulu être enterré, que toute la population d’Assise, avec armes, bannières, trompettes, descendait, en hâte, s’en saisir et l’emporter triomphalement à l’abri de ses remparts. Qu’il fallût soustraire la précieuse relique à la jalousie et aux violences des Pérugins, cela n’est pas douteux, si l’on songe aux mœurs du temps. Déjà, récemment, lorsqu’on avait ramené le Saint presque mourant de Cortone à Assise, on avait dû le transporter en secret, par des voies détournées, avec une forte escorte, afin d’éviter un coup demain, l’enlèvement en route du futur producteur de miracles. Frère Elie s’empressa d’assurer tout de suite à ses concitoyens tous les bénéfices, moraux et matériels, de cette prise de possession. Il annonça que le tombeau du Saint resterait dans la ville, et que, sur ce tombeau, s’élèverait un magnifique sanctuaire. Sur-le-champ, avec sa promptitude habituelle de décision, il se mit à l’œuvre.

Les circonstances, d’abord, ne lui furent pas encourageantes. Le chapitre, réuni pour l’élection du ministre général, lui marqua sa défiance en nommant, à sa place, Jean Parenti, Florentin. Cette première déconvenue ne ralentit pas son entreprise. Il continua d’agir comme s’il n’avait point de supérieur. Parneti, homme doux et paisible, consciencieusement fidèle à l’idéal franciscain, ne tarda pas à reconnaître son impuissance. Désabusé, désespéré, comme l’avait été le Saint, il abandonna bientôt le pouvoir pour se réfugier dans la solitude et la prière. Au contraire, durant ce temps, l’ardent organisateur, de connivence avec la Commune d’Assise, d’accord avec l’ex-cardinal Hugolin, devenu le pape Grégoire IX, ne perdait point une minute. La canonisation, précipitamment instruite, de saint François fut proclamée le 16 juillet 1228.

Elie ne l’avait pas attendue pour commencer les travaux. L’acte par lequel Simon Puzarelli cède à Frère Elie, mandataire du Pape, des terrains sur la Colline d’Enfer (lieu de supplices) pour y construire « un oratoire ou une église sur le tombeau du bienheureux corps de saint François, » avait dû exiger d’assez longues négociations et la préparation d’un plan général ; or, les signatures sont données en avril. Cette année même et les années suivantes, d’autres actes, donations, contrats divers, achats de matériaux, bulles pontificales, témoignent d’une activité fiévreuse dans les travaux. L’affaire fut si bien menée que la translation solennelle des restes du Saint dans la nouvelle basilique put être célébrée le 25 mai 1230. Cette fête, bruyamment annoncée, ne s’acheva point sans troubles. Des hommes d’armes se jetèrent, tout à coup, au milieu de la procession, s’emparèrent du cercueil, et le transportèrent en hâte dans l’église dont les portes furent aussitôt fermées devant la foule tumultueuse et furieuse. Une tranchée ouverte dans le sol reçut le cercueil ; dès qu’il y fut descendu, on combla la fosse, dont les traces furent si soigneusement cachées qu’on ignora durant six siècles l’endroit exact où reposait le Saint. C’est en 1818 seulement, nous l’avons dit, que de nouvelles fouilles firent découvrir la châsse encastrée dans la roche, sous le maître-autel. C’est en 1824 que fut construite la crypte actuelle, qui la renferme. Cette scène scandaleuse avait été organisée par le podestat et la commune d’Assise. Fut-ce avec l’assentiment de Frère Elie ? Il semble, d’après quelques autres témoignages, que celui-ci, par plus de prudence encore, avait déjà fait transporter le corps secrètement, de nuit, deux ou trois jours avant la cérémonie officielle.

Pourquoi cet acte de violence, pourquoi cet enlèvement clandestin ? Suivant quelques-uns, l’astucieux et défiant Elie aurait voulu éviter un examen public des stigmates miraculeux. Suivant d’autres, c’était, de sa part, une vengeance vis-à-vis de Frère Parenti, ministre général élu à sa place et contre lui. Les deux suppositions ne sont guère vraisemblables. D’une part, les plaies de François, quelle qu’en fût l’origine, avaient été constatées par plusieurs témoins, et le cadavre, enseveli depuis plus de deux ans, ne pouvait être exposé aux yeux de la foule. D’autre part, pour un homme qui recherchait la popularité, ce désordre scandaleux jeté dans la solennité d’une fête, locale et patriotique, depuis longtemps attendue, pour la tourner en une scène de brigandage et d’émeute sanglante, n’était guère un moyen d’avancer ses affaires. Le Frère Léon, doux et véridique, adversaire irréconciliable de Frère Elie, semble avoir, honnêtement, reconnu le motif de cette étrange conduite. Elie, homme d’expérience, n’aurait fait, d’après lui, qu’agir par une nécessité de situation, necessitate humana. La crainte d’un rapt pieux n’était que trop justifiée par de nombreux précédens. La passion superstitieuse, depuis la quatrième croisade, pour les reliques et les nombreux et précieux ossemens rapportés d’Orient, était alors poussée à son paroxysme. Les pouvoirs publics, non plus que les particuliers, ne reculaient pas toujours devant les violences criminelles pour s’en procurer. « On voulut, dit le docteur Lemp, éviter un coup de main de la foule… de gens accourus de toutes parts qui tous voulaient voir le corps du saint et, si possible, en emporter des morceaux… Déjà, le trafic en avait commencé ; ne lui avait-on pas, avant l’ensevelissement, coupé ou arraché des cheveux pour les conserver ou les donner ? » Une chronique contemporaine énumère les reliques du Saint déjà apportées en Allemagne par le Frère Giordano de Giano.

A la suite de cet incident, la réunion du chapitre général fut très orageuse. Violemment attaqué, Frère Elie se défendit violemment. La lutte, qui devait continuer si longtemps, entre les adeptes fidèles du pur idéal, la plupart simples moines ou laïques du tiers-ordre, et les partisans de l’organisation traditionnelle, presque tous prêtres et prélats, l’aristocratie intellectuelle de la confrérie, était décidément ouverte. Dans l’impossibilité de s’entendre, on en référa au Pape. Après un blâme apparent adressé aux magistrats d’Assise, Grégoire IX, confiant encore, finit par donner raison à Elie et à son parti (28 septembre 1230). Dès lors, Elie plus libre d’agir à sa guise, sans tenir aucun compte de son chef, le trop longanime et pacifique Parenti, poussa les travaux de construction, basilique et couvent, avec une opiniâtreté surprenante. Il put faire mieux encore, après le chapitre général de 1232. Le jour de l’élection, il fit envahir la salle des séances par ses partisans, qui le placèrent de force sur le siège du général en l’acclamant bruyamment. Le pauvre Parenti, tremblant de tous ses membres, fondant en larmes, ne put que se dépouiller de ses insignes et donner sa démission. L’affaire, portée encore à Rome, en revint avec la décision ordinaire. Elie fut, officiellement, déclaré chef de l’ordre.

Dans cette fonction supérieure, il rendit à l’ordre nouveau d’immenses services comme savant organisateur des missions internationales, comme infatigable propagateur des fondations conventuelles et des constructions ecclésiastiques dans toute l’Europe. Mais, en même temps, rompant avec tous les exemples et les préceptes du maître, il reprit, avec orgueil et violence, toutes les façons d’agir autoritaires, toutes les habitudes de train luxueux et de relations mondaines, dont les excès, chez les prélats féodaux, avaient naguère suscité partout, avec le besoin de réformes, tant d’hérésies et de discordes, préparé et justifié les libres prédications de saint François. Les zélateurs, les anciens compagnons du Saint, furent violentés et incarcérés. L’un d’eux, l’Allemand Césaire de Spire, mourut sous les coups de son geôlier. Despote aussi absolu qu’intolérant, Elie ne réunit plus jamais le chapitre général, qui aurait dû être consulté tous les ans. Bientôt, sa vie privée excita les mêmes scandales et les mêmes perturbations que sa vie publique. A Assise et à Cortone, il s’était fait bâtir ou décorer de superbes appartemens et des écuries où il entretenait plusieurs chevaux de selle ; il ne mangeait plus au réfectoire commun ; il s’était attaché un cuisinier fameux et se faisait servir par des pages, passait même pour s’occuper d’alchimie. En arriviste prévoyant, le protégé du Saint-Siège s’était, de bonne heure, assuré l’amitié de l’empereur Frédéric II en même temps que celle de Grégoire IX. Les plaintes qui ne cessaient de s’élever contre ce singulier disciple du nouveau Christ devinrent à la fin si bruyantes et multipliées que le Pape y dut prêter l’oreille. Le général fut mandé à Rome. « Elie, pour se justifier, allégua une raison extraordinaire. Le supérieur de l’ordre soutint qu’il n’était pas tenu d’en observer la règle ! Il n’avait jamais promis, disait-il, d’obéir à la règle de 1223. » Nous avons vu, en effet, comment, sur le Monte Colombo, il avait présenté au Saint en extase les prélats protestant d’avance contre l’austérité de cette règle ; il avait donc fait cause commune avec eux, mais par quelle restriction mentale ! Cette fois, devant le soulèvement général, Grégoire IX dut abandonner son allié. Élie fut relevé de sa charge au chapitre général de Home, durant les fêtes de la Pentecôte, en 1239.

Le ministre général conservait, néanmoins, dans sa disgrâce, ses fonctions comme directeur et conservateur de la Basilique d’Assise ; il restait le dominus et custos ecclesiæ Sancti Francisci Assisiatis. Il semble même qu’à son retour de Rome, il ait voulu, par un surcroît de pieuse activité et l’apparence d’une soumission résignée, se préparer un retour de faveur. En même temps qu’il poussait les travaux de l’église, il faisait montre, par des actes extérieurs, d’un repentir sincère et d’une pénitence effective. Humblement vêtu, laissant croître sa barbe et ses cheveux, il passait de longues heures en prière. Le peuple en était touché ; nobles et bourgeois s’apitoyaient. Le Pape, heureux de cette conversion, se disposait à lui pardonner, lorsqu’on apprit tout à coup qu’il était allé offrir ses services à l’Empereur, récemment excommunié, en lutte armée avec Rome. Le bon Frère Egide, malgré ses ressentimens, ne put cacher sa désillusion et retenir sa douleur ; à cette stupéfiante nouvelle, il se prosterna, la face contre terre, fondant en larmes. Le Pape dut excommunier Elie. Frédéric y répondit par un manifeste, daté de son camp, en l’honneur du transfuge ; il se l’attacha comme conseiller et, dit-on, comme ingénieur dans la campagne qu’il menait en Romagne. Quelque temps après, il l’envoya comme ambassadeur auprès du Pape lui-même, puis en Orient, auprès de l’Empereur grec et du roi de Chypre. Quand Elie, comblé d’honneurs, revint en Italie, à Cortone, où il avait séjourné souvent et fixé sa résidence, il y apportait, comme gage de sa piété et présent de bienvenue, une quantité de reliques. La plus précieuse était un morceau de la vraie Croix, qu’il donna, dans un magnifique reliquaire d’ivoire byzantin, à l’une des églises ; on peut l’y voir encore. La ville, en reconnaissance, lui offrit, quelques années après, en 1245 et 1246, des terrains où l’infatigable lutteur, suivi par une douzaine de fidèles, édifia une nouvelle église et un nouveau couvent.


III

Frère Elie, on le voit, fut assurément l’initiateur, l’inspirateur, le surveillant, actif et passionné, des constructions franciscaines à Assise, basilique et couvent. Fut-il plus encore ? Son rôle personnel dans l’évolution de l’architecture chrétienne en Italie a-t-il une importance supérieure à celle d’un promoteur intelligent et d’un collaborateur administratif ? A toutes ses qualités intellectuelles et organisatrices joignit-il la science technique ? Bref, fut-il l’architecte de la Basilique ? MM. Sabatier et Lemp seraient disposés à le croire. La supposition, si hardie qu’elle semble, n’aurait, en soi, rien d’invraisemblable. Aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, cette multiplicité d’aptitudes et de connaissances n’est point rare dans le monde ecclésiastique. Frère Élie, après sa déchéance, semble bien, en effet, d’après les chroniqueurs, avoir rempli près du César excommunié, Frédéric II, les fonctions d’ingénieur militaire, aux sièges de Crémone et de Faenza. Néanmoins, pour affirmer son rôle d’architecte à Assise, il faudrait quelques preuves. Or, ces preuves font défaut. Les documens, conformes aux traditions, semblent, au contraire, bien établir qu’à côté de lui, avant et durant son généralat (1228-1239), il y eut toujours quelque professionnel, un ou plusieurs maîtres d’œuvre. Quel fut donc, ou quels furent ces premiers artistes ? Lequel surtout, constructeur habile autant que novateur hardi, après avoir dressé le plan général des sanctuaires superposés, sut mener si vivement les travaux que l’église inférieure put être inaugurée au bout de deux ans et l’église supérieure sans doute amorcée suivant les règles du style ogival ? Est-ce un Italien ? Est-ce un Allemand ? Est-ce un Français ? La question, souvent débattue, parfois obscurcie par l’intervention inopportune des préjugés ou vanités patriotiques, n’a point, vraiment, grande importance » si l’on veut bien se rappeler que l’internationalisme, au Moyen âge, dirige, dans le domaine religieux, toutes les évolutions de l’art autant que celles de la pensée.

En fait, depuis que les investigations précises et les recherches érudites et techniques de M. Enlart ont confirmé les pressentimens et les indications de Schnaase et de M. Thode, la Basilique d’Assise ne saurait plus prétendre à la primauté comme église de style gothique en Italie. Sur divers points de la péninsule, des moines de Citeaux étaient déjà venus élever des constructions d’un style bourguignon si franc et si pur qu’ils s’y pouvaient croire dans leur pays natal. Plusieurs de ces églises le leur rappelaient même par ce nom vénéré de Clairvaux ; c’étaient Chiaravalle près de Milan, Chiaravalle della Colomba, près de Plaisance, Chiaravalle da Cotignola, entre Ancone et Sinigaglia, quelques-unes fondées au XIIe siècle. La plus importante, celle de Fossanava, reconstruite de 1187 à 1208, entretenait un studium artium, une école des Sciences et Arts, qui fournissait à la contrée des artistes et des ouvriers travaillant dans le goût français. La grande abbaye de Casamari, « dont l’architecture paraît plus avancée, » était achevée en 1217, et son constructeur, Magister Johannes, se transportait aussitôt à San Galgano, près de Sienne, où il érigeait, dans les mêmes données, l’admirable église dont les ruines imposantes nous émeuvent les yeux et le cœur, comme celles de notre pays. C’est de San Galgano qu’allaient sortir les moines constructeurs de la cathédrale de Sienne. Dans les Marches, en Lombardie, en Piémont, même activité des Cisterciens et de leurs disciples ou imitateurs. Dans la Pouille et en Sicile, Frédéric II et ses ingénieurs français ramenés de Chypre accélèrent la transformation architecturale en introduisant des élémens gothiques dans toutes leurs bâtisses, forteresses, palais, églises. Presque partout, de côté et d’autre, le mouvement se décidait en faveur de l’architecture septentrionale, lorsque Frère Elie commanda, inspira, choisit les plans pour l’édifice grandiose que méditaient ses ambitions, et qui allait remplacer au flanc du Subasio la modeste chapelle, dédiée à la Vierge, et commencée, dit-on, par lui du vivant de François. On achevait en ce moment même, parmi d’autres édifices voisins, la cathédrale de Lanciano qui offre de nombreux rapports avec la Basilique.

En donnant au nouveau temple ses magnifiques proportions, Élie trahissait, ouvertement et scandaleusement, la pensée bien connue et les suprêmes instructions de son maître. Peut-être crut-il s’assurer son pardon d’outre-tombe en imitant, du moins, les nobles sanctuaires qu’ils avaient ensemble admirés en Provence et en Palestine et dont l’élan hardi vers les hauteurs répondait si bien, pour l’un, l’idéaliste, à celui de ses extases mystiques, pour l’autre, l’homme d’action et l’ambitieux avisé, à celui de ses aspirations dominatrices et de cette intelligence pratique avec laquelle il prévoyait l’action qu’allait exercer, sur l’imagination et dans le cœur des populations dévotes, l’édifiante et sublime beauté de ces nouvelles formes esthétiques.

D’après Vasari, c’est à la suite de longues réflexions qu’on aurait appelé un homme du Nord, Jacopo Tedesco, Jacques l’Allemand, « comme le meilleur architecte de tous ceux qu’on pouvait trouver à cette époque. » Le plan général, dressé par lui, aurait comporté les trois étages de sanctuaires, crypte sépulcrale, nef inférieure, nef supérieure. Mais Vasari est sujet à caution ! Il est possible que, cette fois encore, il se soit contenté de nous transmettre une tradition locale sans plus ample informé. De son temps même, un pieux historien de la religion séraphique, Rodolphus, recueillant des renseignemens identiques, nous assure n’avoir pu trouver de preuves écrites. Les a-t-il bien cherchées ? Ces pièces lui auraient-elles échappé ? Voici que, bien plus tard, en 1704, un auteur scrupuleux, le Père Angeli, de Rivo Torto, dans son Collis Paridisi ayant dépouillé les archives d’Assise, confirme, au contraire, les assertions du Florentin en termes explicites. D’après lui, Jacques l’Allemand n’aurait pas été appelé seul à Assise. On y aurait, suivant la procédure en usage dans les républiques italiennes, convoqué avec lui d’autres architectes et experts. Or, parmi ceux-ci, se rencontre, « jeune encore, attiré par sa dévotion, Philippus de Campello (sic) qui, plus tard, entra dans l’ordre et fut établi directeur de l’œuvre après le dit Jacobus. » L’affirmation est précise, elle établit nettement l’importance et la durée du rôle joué par ce Campello, sinon dans les premiers travaux, au moins dans leur poursuite et, peut-être, leur achèvement. Adjoint, dès la première séance, au jury des experts, il devient, quelques années après, collaborateur, puis successeur de son âme, son chef ou maître. Or, nous le retrouvons encore, en 1253, Magister Operæ, toujours directeur de ce grand travail auquel il se consacre depuis vingt-cinq ans. Dans ce cas, nulle difficulté pour comprendre l’unité harmonique de la conception générale, unité si frappante encore, si fortement impressionnante, malgré tant d’additions, modifications, altérations apportées, dans la suite des temps, à l’austère et simple gravité du plan primitif.

L’histoire chronologique de ces transformations matérielles, étudiée sur place par MM. Thode et Venturi, s’oppose-t-elle à la vraisemblance de la tradition ? Nullement, semble-t-il. En 1230, lors de la translation clandestine et nocturne des reliques et de la cérémonie publique et tumultueuse qui suivit, l’église inférieure était achevée, au moins dans son gros œuvre. C’était une véritable crypte, aussi large et aussi longue que la nef supérieure dont elle devait être le support, comme celle de notre Saint-Gilles en Provence, mais réduite à trois travées. Ces trois travées, voûtées d’arêtes rectangulaires, étaient séparées l’une de l’autre par des arcs en plein cintre retombant droit sur d’énormes piliers, trapus et massifs, formés par trois segmens de colonnes, sans base et sans décor. Peu d’éclairage encore par quelques étroites lucarnes, ménagées dans la masse continue des murs latéraux, suivant l’usage roman, et la lueur lointaine répandue, au fond, par les fenêtres d’un court transept et d’une abside circulaire. De quelle impression grave et lugubre cette nef obscure, surbaissée, lourde, écrasante, devait-elle étreindre, plus encore qu’aujourd’hui, les pèlerins terrifiés ! « Luogo veramente cimiteriale, dit M. Venturi, tant qu’il ne reçut point de lumière plus directe par l’ouverture des chapelles latérales. » Combien d’années s’écoulèrent avant que le plan primitif fût ainsi modifié ? Après la disparition d’Elie, ses successeurs au généralat Fra Alberto, pisan, Fra Hay, anglais, Fra Crescenzio, de Jesi, Fra Giovanni, parmesan, de 1240 à 1257, furent tous des zelanti convaincus. Comment eussent-ils pensé à des embellissemens et agrandissemens si contraires à leurs principes ? Il n’est guère plus probable que saint Bonaventure, après eux (1257-1274) ; l’inspirateur du décret rigoureux de Narbonne, malgré la liberté de son imagination poétique et de sa sensibilité pittoresque, ait voulu donner lui-même un démenti à des principes de simplicité publiquement affirmés par lui dans une forme si impérative et comminatoire.

Sauf la juxtaposition d’un clocher, accoté, il est vrai, à l’église, mais sans y être incorporé, en 1257, on peut donc croire que l’aspect général des deux basiliques, basse et haute, terminées dans leur structure en 1253, lors de la consécration par Innocent IV, ne se modifia guère avant le généralat de Fra Girolamo d’Ascoli (1274-1279) plus tard devenu le pape Nicolas IV (1288). Celui-ci était à la fois franciscain enthousiaste et pontife tolérant. C’est sous son pontificat, par son ordre, que les images de saint François d’Assise et de saint Antoine de Padoue s’enhardissent, dans les basiliques romaines, à se dresser auprès des images divines de la Vierge et du Christ. La Basilique-mère ne pouvait donc lui être indifférente. Aussi ne cessa-t-il d’en presser l’agrandissement et l’embellissement exigés d’ailleurs par l’incroyable multiplication des fidèles et l’évolution du goût public, au moyen de dons personnels, concessions d’indulgences et privilèges, autorisations de quêtes, etc.

Sur les flancs de la crypte obscure, crevant les épaisses murailles, dans chaque travée, s’ouvrirent six chapelles mieux éclairées. La lourde nef elle-même s’allongea, sur le devant, d’une quatrième travée et d’un transept d’entrée formant atrium, avec porte latérale sur la terrasse du cloître. Le transept absidal, en même temps agrandi, étendait de chaque côté ses deux longs bras sous des lueurs plus abondantes. L’église supérieure, la merveille originale de l’édifice, heureusement, ne fut point touchée ; avec l’harmonie fière et vive de sa franche et lumineuse poussée, elle conserva, sous ses verrières peintes, la pureté de ses formes. Le contraste reste toujours frappant, toujours émouvant. On peut même douter, à première vue, de l’unité d’un plan d’ensemble établi par un même artiste. Cependant, l’accord parfait entre les deux étages, la rapidité avec laquelle ils furent superposés, autorisent à le croire. N’est-ce point, chez nous, le cas, pour quelques-unes de nos plus belles églises de transition à la fin du XIIe siècle ? L’ogive et le cintre s’y superposent et s’y associent parfois dans la même nef. Ici, au contraire, les deux styles se développent séparément, individuellement, sans se confondre. Donc, probablement, un plan unique, et, probablement aussi, deux constructeurs, l’un, l’aîné, restant plus attaché aux pratiques anciennes, l’autre, le jeune, mieux informé des doctrines récentes.

Est-il bien nécessaire, à ce sujet, de prolonger une discussion sur la personnalité des artistes auxquels peut revenir l’honneur d’avoir inauguré le travail, de l’avoir continué ou de l’avoir achevé ? A ceux de l’incertain Jacopo Tedesco, de Frère Elie, de Fra Filippo de Campello, M. Venturi, dont la curiosité savante et l’ingéniosité critique ne reculent devant aucune hardiesse d’investigations, d’analyses et déductions, vient d’ajouter un nouveau nom, celui de Fra Giovanni délia Penna. D’après lui, ce moine serait venu des Abruzzes, où s’était répandu le style cistercien, ce qui expliquerait « le caractère français de la basilique supérieure. » Cette candidature inattendue a soulevé, dans la presse et dans l’érudition italiennes, une tempête qui dure encore et ne semble point vouloir s’apaiser. L’adversaire le plus opiniâtre de M. Venturi, le mieux armé, semble-t-il, est un franciscain, le Père Giusti. Tous les deux poursuivent, depuis un an, leur campagne acharnée avec la même ardeur de conviction. Nous n’avons nulle compétence pour nous mêler à cette lutte d’érudits. Ce qui nous semble, à nous profane, résulter de la bataille, d’après les documens projectiles échangés par les combattans, ce sont deux faits. D’une part, en 1238, près de Foligno, dans le couvent de Sassovivo, travaille, sous les ordres de Frère Elie, un moine-ingénieur, Fra Giovanni della Penna, nommé, en même temps que Fra Filippo di Campello, dans un bref de Grégoire IX, qui prie son supérieur de lui laisser achever un aqueduc commencé. D’autre part, à la même époque, il y a deux frères du même nom dans l’ordre mineur. Le plus connu, disciple de saint François dès 1215, adjoint, dès 1216, à la mission en Provence, paraît, sauf quelque apparition aux chapitres annuels d’Assise, avoir séjourné en France vingt-cinq ans. Il n’en revient qu’en 1241, pour gouverner différens monastères dans les Marches, et s’éteint, dans sa bourgade natale, chargé d’années, en odeur de sainteté, en 1271. C’est un continuateur vénéré de saint François, abondant, comme lui, en visions mystiques. Le second, sorti du même pays, non moins estimé par l’Homme de Dieu, fut, à la même époque, en 1216, chargé d’évangéliser l’Allemagne, mais n’y eut aucun succès. Chassé par les persécuteurs, il dut rentrer bientôt en Italie, qu’il ne paraît plus avoir quittée. Ce serait, d’après le Père Giusli, l’architecte désigné par le Pape. En tout cas, que ce soit l’un ou l’autre, son apparition n’est signalée qu’assez tardivement, au moment où l’édifice devait être déjà fort avancé. Que ce soit l’un ou l’autre, son séjour, plus ou moins long, en France ou en Allemagne l’avait mis au courant de l’évolution architecturale, déjà accomplie d’un côté du Rhin et déjà commencée de l’autre. Sauf présentation de nouveaux documens, concluans et irrésistibles, réservons donc, en bonne partie, notre reconnaissance à ce Fra Filippo di Campello, que nous retrouvons, dès lors et pendant longtemps, possédant toujours la confiance de ses compatriotes et de ses confrères. C’est lui qu’ils chargeront encore, en 1257, d’édifier une église en l’honneur de la compagne spirituelle et collaboratrice ardente de saint François, sainte Claire. La construction était presque terminée et consacrée huit ans plus tard. « C’est une imitation fidèle, dit M. Thode, de son église supérieure d’Assise. »

Quelles que soient les origines et la nationalité des inspirateurs et des exécutans qui ont conduit la besogne, l’œuvre est là, toujours superbe, solide, vivante, éloquente, parlant pour eux. Si souvent, si longtemps qu’on la revoie, on y éprouve toujours les mêmes impressions, on s’y sent affermi dans les mêmes réflexions. Les trois élémens, dont le mélange, en des proportions et par des combinaisons diverses, vont se retrouver dans tous les édifices de la première Renaissance, dite gothique, durant les XIIIe et XIVe siècles, se trouvent déjà juxtaposés ici. Dans l’église inférieure, c’est encore la vieille tradition latine et romane, la tradition indigène qui, malgré tout, persistera en Italie, sous l’enveloppe adventice et passagère du décor gothique, pour reprendre au XVe siècle son autorité par le triomphe de l’humanisme. Dans l’église supérieure, c’est hardiment et franchement, à l’intérieur, pour la première fois peut-être, et presque pour une seule fois, l’adoption quasi complète de l’innovation française et son adaptation, par l’étendue des murailles offertes aux images de plate-peinture, au goût local pour les représentations colorées. Çà et là, dans quelques détails de moulures et sculptures, on pressent bien déjà quelque imitation d’antiquités gréco-romaines, mais timide encore, libre, maladroite, ne ressemblant en rien à cette contrefaçon passionnée et soumise, scolaire, servile, qui deviendra plus tard l’orgueil et la perte de la Renaissance classique.

En somme, dans chacun des deux sanctuaires, des émotions très diverses, mais aussi vives, intenses, inoubliables. En bas, d’abord, un saisissement de terreur sacrée, sous une menace d’écrasement, dans une demi-obscurité, froide et muette, comme si, de nouveau, l’ancienne montagne des supplices, la Collis Inferni, allait se rouvrir sous nos pas pour nous plonger aux géhennes souterraines ; puis, après ces quelques instans d’angoisses, un réveil de conscience vitale et de multiples espérances, sous les jaillissemens latéraux des lueurs éparses, et la retombée lointaine, au-dessus du maître-autel, d’une plus large lumière, où frémissent toutes sortes d’apparitions multicolores, angéliques ou humaines, graves ou souriantes, saints et saintes, se pressant le long des parois peintes, s’élevant sous les courbures des voûtes. En haut, au contraire, après l’ascension par les escaliers extérieurs des terrasses ou la vis intérieure des tourelles, dans la belle nef inondée de clarté, comme nos Saintes-Chapelles, c’est, tout à coup, sous l’élan joyeux des frôles colonnettes et des voûtes légères, une délicieuse, une indicible exaltation de paix rafraîchissante, de tranquille extase, d’aspirations sereines. Et là, ce double sentiment de ferme retour à la vie présente et de confiance infinie dans la vie future se trouve singulièrement fortifié par la virilité active des acteurs réels de l’épopée franciscaine, tels que les a évoqués Giotto, à hauteur de l’œil, et par la majesté encore imposante des acteurs surnaturels des tragédies évangéliques et bibliques tels que les vieux maîtres de Byzance, Rome, Sienne, Florence les fixèrent pieusement sous les voûtes. Là, vraiment, nous nous sentons bien sur la Collis Paradisi, d’où les croyans peuvent apercevoir, déjà proche, presque ouvert, prêt à les accueillir, le séjour céleste.


IV

Telle qu’elle était, lorsqu’elle jaillit de terre, la Basilique apparut comme un modèle inspirateur pour les innombrables églises et chapelles dont la propagation rapide de l’ordre des Mineurs allait peupler les grandes et les petites villes d’Italie. Le style du Nord, le style français, jusqu’alors importé, çà et là, dans quelques retraites isolées, par des moines bourguignons, désormais sanctifié par la mémoire du Saint, devenait tout à coup le style obligatoire du nouvel idéal religieux. N’était-ce pas, d’ailleurs, celui que le Poverello avait, lui-même, choisi de son vivant, comme l’expression la plus naturelle de ses hautes et pures aspirations ? Rien de plus intéressant que les pages dans lesquelles M. Thode semble l’avoir nettement prouvé.

Sur ce point encore, le fils du négociant cosmopolite, du gros Bernard (Bernardone) et de la noble provençale, l’aimable Pica, avait justifié l’atavisme maternel et l’éducation paternelle. Ce nom de Francesco (le Français) jusqu’alors inconnu en Italie comme prénom, ne lui avait-il pas été donné par Bernardone au retour d’un de ses voyages d’affaires au-delà des monts, en souvenir du doux pays où il avait trouvé grosse fortune, bons amis, tendre épouse ? Enfant, n’avait-il pas été bercé par des cantilènes provençales, puis adolescent, exalté et charmé par les belles légendes chevaleresques que lui contait son père ou que récitaient, sur les places d’Assise, les trouvères pèlerins et les jongleurs nomades, en route vers la ville éternelle ? Langue d’oc ou langue d’oïl, il semble qu’il en fut nourri, car on l’entendra, toute sa vie, dans ses grandes crises de joie ou de douleur, s’exprimer en cette langue. Lorsqu’il s’exerce à la mendicité, la première fois, sur le parvis de Saint-Pierre à Rome, c’est en français qu’il s’adresse aux pèlerins cosmopolites. Vient-il de rompre, dans une scène violente, avec sa famille et avec le monde, pour se consacrer tout entier à Jésus et à l’humanité, lorsqu’il s’enfuit dans les bois et qu’il y entonne l’hymne de délivrance, c’est en français qu’il chante, francigena lingua, qu’il attire vers lui des brigands qui le dépouillent et le jettent, nu, dans un fossé plein de neige. Quelque temps après, lorsqu’il hésite, d’abord, à monter dans une salle où boivent et jouent d’anciens amis, pour y quêter de quoi alimenter les lampes d’un sanctuaire, lorsque, vainqueur enfin de tout respect humain, il se décide à se présenter, c’est en français qu’il les implore. « Chaque fois, nous dit Celano, qu’il était rempli du Saint-Esprit, c’était un jaillissement de paroles ardentes en langue française, ardentia verba foris eructans gallice loquebatur. » Et Frère Léon ajoute : « Souvent, lorsqu’il sentait en lui bouillonner une très douce mélodie, il lançait un chant français, et par la grâce du murmure divin que percevaient ses oreilles, éclatait en gaîté française, gallicum irrumpebat in jubilum. Quelquefois même, il ramassait à terre quelque morceau de bois et, le tenant haut du bras gauche, à la façon d’une corde d’arc, tirait dessus une autre branche, comme sur une viole et, faisant tours ou gestes de circonstance, chantait en français le Seigneur Jésus, gallice cantabat. »

Peut-on s’étonner alors que, dès les premiers jours de sa conversion, lorsque pour s’endurcir aux travaux manuels, à la souffrance du pauvre, il réparait, de ses mains, les vieux sanctuaires en ruines, il y ait marqué déjà son goût pour ce décor ogival dont il avait pu rencontrer tant d’exemples aux environs avant d’en voir de plus nombreux en Provence et en Palestine ! « D’où vient, dit M. Thode, que ces trois églises (Saint-Damien, Saint-Pierre, Sainte-Marie de la Portiuncule) nous fassent voir précisément des particularités architectoniques qui n’ont aucun rapport avec l’art italien précédent, et se rattachent au style français ? » Or, à mesure qu’il avance en âge, l’homme de Dieu se confirme dans son admiration pour la simplicité, claire et grave, de l’art cistercien. L’ancienne chapelle que François s’est bâtie de ses mains sur le mont Alvernia (le mont des stigmates) nous offre encore cette forme toute française, qui reparaît également dans une des petites cellules de son lieu préféré, le Carceri ! Que conclure de tous ces faits ? M. Thode n’hésite pas : « François, en même temps qu’il devait à la France son nom et l’un des élémens de sa nature, lui a dû aussi la connaissance d’un type particulier de constructions et la capacité de le reproduire. » Par l’analyse technique, très détaillée et très attentive, que fait, ensuite, le savant archéologue, des parties anciennes de ces édifices, il y retrouve, en effet, nombre de motifs courans dans les églises provençales du XIIIe siècle.

Du vivant même de François, cette influence septentrionale dite plus tard, par dérision et mépris, « gothique, » put donc se révéler déjà, au moins pour quelques détails, dans les premiers établissemens, très humbles, des Frères Mineurs, disséminés çà et là. Presque rien, aujourd’hui, ne subsiste de ces abris, modestes et provisoires, tôt ou tard remplacés, aux XIIIe et XIVe siècles, par des constructions plus vastes et mieux ornées. Mais, après la canonisation du Saint et l’édification de sa Basilique, c’est, de tous côtés, avec une rapidité merveilleuse, que s’élèvent, soit en son honneur, soit en celui de saint Dominique, par une émulation passionnée des congrégations, des populations, des pouvoirs publics, démocratiques ou seigneuriaux, les églises nouvelles, grandes ou petites. Or, presque toutes sont conçues ou décorées dans le goût nouveau qui gagne à la fois clercs et laïques et se manifeste par contagion, dans les monumens civils et profanes, autant que dans les constructions ecclésiastiques.

Les Dominicains, dans cette concurrence, mieux organisés, recrutés d’ordinaire en des milieux plus cultivés, ne se laissent point devancer par les Franciscains. Depuis l’accolade fraternelle que leurs deux fondateurs s’étaient donnée à Rome, sur le parvis de Saint-Pierre, au sortir de l’audience pontificale où l’aîné, Dominique, le docteur militant, s’était senti touché, dépassé, vaincu par la foi simple et chaleureuse du jeune et naïf rêveur, le petit pauvre François, c’est dans un sincère accord qu’ils avaient tous deux travaillé, sous l’œil vigilant de Rome, à la reconstruction de la vieille Eglise chancelante. L’émulation entre leurs disciples, les prêcheurs et les mendians, continuera, visiblement et officiellement, durant plusieurs siècles, non sans quelques troubles passagers de jalousies et de taquineries qu’expliquent de reste les diversités d’occupations, habitudes et tendances. Néanmoins, au fond, l’accord moral et intellectuel répond trop à des nécessités sociales et religieuses pour qu’il soit jamais sérieusement compromis. On verra donc, non sans surprise, que si l’inspiration de nature et de vérité qui va ranimer, transformer, développer tous les arts, reste essentiellement franciscaine, c’est, le plus souvent, par l’intervention technique des Dominicains que cette inspiration trouve ses expressions les plus décisives et les plus complètes. Les artistes supérieurs, dans tous les genres, abondent chez les prêcheurs, tandis qu’ils sont plus rares chez les mineurs. Ce sera surtout par deux dominicains, au XIIIe siècle Fra Guglielmo, l’auteur des bas-reliefs de l’Arca, à Bologne, et au XVe siècle Fra Angelico, à Florence que l’âme de François d’Assise se révélera d’abord dans la sculpture et se fixera, ensuite, dans la peinture.

Pour le moment, les uns et les autres déploient, côte à côte, la même activité architecturale. Dans toutes les villes où ils s’installent, suivant les circonstances, par leurs soins ou par leurs mains, les vieux édifices se rhabillent ou les nouveaux se construisent à la mode nouvelle. Il va sans dire qu’en s’implantant sur ce sol étranger, la plante septentrionale n’y peut grandir et fructifier qu’à la condition de s’y soumettre aux habitudes et aux exigences locales de climats, de traditions, de mœurs. C’est la loi nécessaire et fatale, heureuse et féconde, de toutes les évolutions imaginatives et techniques par l’importation d’un art extérieur. Pourquoi donc s’étonner et se scandaliser que les Italiens, en s’inspirant des architectures française et germanique, ne se soient pas contenues d’en reproduire exactement et servilement les chefs-d’œuvre ? Il faudrait donc aussi s’étonner et se scandaliser, comme on l’a fait, hélas ! trop longtemps, que les artistes de France et des Flandres, un peu plus tard, ne se soient pas bornés et condamnés jusqu’à nos jours à copier, pasticher, contrefaire, inutilement et platement, leurs maîtres d’Italie.

La Basilique d’Assise elle-même témoignait déjà, en partie, d’une adaptation forcée aux habitudes indigènes. L’église d’en haut, claire et légère, pouvait bien sembler, à des pèlerins du Nord, une réapparition subite et ravissante, des nefs les plus simplement nobles de leurs Saintes-Chapelles. Mais le charme était d’autant plus grand qu’il était imprévu, car, à l’extérieur, leurs yeux avaient été, d’abord, plutôt déconcertés. Que dire de ces grandes masses de murailles, nues et sèches, soutenues, non par des contreforts ajourés, sveltes, ornés, mais par de hautes et lourdes tourelles en maçonneries ? Que penser de cette toiture, plate et basse, écrasée, en terrasse, remplaçant l’élan hardi des combles triangulaires accusant franchement l’ossature intérieure ? Comment ne pas reconnaître dans cette façade, unie et calme, avec la seule baie, ample et cintrée, de sa porte centrale, sans voussures, sans sculptures, sous le haut rayonnement d’une immense rose, l’imposante, la rude et austère majesté de l’architecture romane ? Comment, d’autre part, n’être point inquiet devant l’apparente fragilité du fronton découpé à vif et tranchant sur le ciel clair comme la pointe d’une aigrette en carton sec et mince ? Ne dirait-on pas déjà un de ces décors plaqués, sans lien avec l’édifice, qui pourront, en Italie, longtemps manquer aux églises inachevées sans qu’elles en semblent trop souffrir ? Et cet énorme clocher, non plus sans doute absolument isolé, ni aussi disproportionné et disgracieux par sa lourdeur et sa hauteur qu’on en voit ailleurs, avec quelle peine il s’est accolé au flanc de la bâtisse, sans se décider à s’y incorporer ! Toutes ces différences, en vérité, sont bien faites pour nous déclarer que nous ne sommes point en l’Ile-de-France et ne sommes même plus en Bourgogne.

Cependant, l’introduction, à l’intérieur, d’une ornementation sculptée et peinte plus abondante et plus variée soulevait d’incessantes protestations chez les zelanti, fidèles observateurs des doctrines de leur maître. Dès qu’ils sont représentés, au généralat, par l’un des leurs, des mesures sont vite prises pour rappeler les constructeurs et décorateurs à plus de simplicité. En 1260, saint Bonaventure, lui-même, doit faire édicter par le concile de Narbonne des statuts conformes aux principes cisterciens, en termes fort rigoureux : « Les églises ne doivent être voûtées qu’au-dessus du maître-autel et par autorisation spéciale. Elles ne doivent pas être transformées en objets de curiosité par l’ampleur des dimensions, l’abondance des sculptures, l’éclat des peintures. Il ne devra y avoir d’autres verrières peintes qu’à la fenêtre principale, derrière l’abside, avec les seules images du Christ en croix, de la Vierge, de saint François et de saint Antoine. Aucun tableau de prix sur les autels, ni ailleurs, et s’il y en a déjà, que les visiteurs provinciaux les fassent enlever. Aucune pièce d’orfèvrerie en or ou argent, si ce n’est le crucifix contenant les reliques, l’ostensoir et le calice, d’un travail simple, d’un poids ne dépassant pas 2 marcs et demi. » Tous les contrevenans à cette ordonnance rigoureuse devaient être sévèrement punis, au moins par le changement de résidence.

C’était une réédition, presque aggravée, des instructions iconoclastiques prêchées inutilement autrefois par saint Bernard. C’était, si l’on s’y soumettait, la dévastation et la dégradation, par un pieux vandalisme, de tous les sanctuaires d’Italie, remplis, depuis des siècles, d’orfèvreries, d’autels, de tabernacles, de chaires sculptées, de mosaïques et de fresques. C’était entrer en lutte violente avec l’essor général du goût populaire, réveillé et surexcité par l’enthousiasme des Franciscains, la curiosité des Humanistes, l’activité, des sculpteurs pisans, des mosaïstes romains et florentins, qui, tous, affirmaient un amour irrésistible et croissant, pour les créations de la nature et les manifestations de la vie, pour la vérité et la beauté et pour leur expression par la poésie et par les arts. Les mœurs, comme toujours, furent, cette fois encore, plus fortes que les lois. Ces règlemens draconiens furent, peut-être, appliqués, çà et là, dans quelques pays du Nord ; ils restèrent lettre morte en Italie. Saint François lui-même, par son tempérament de poète, de peintre, de musicien, par ses visions pittoresques, par ses prédications en paraboles vivantes et colorées, par son respect et sa tendresse pour les images du Christ et de la Vierge, avait trop bien, d’avance, encouragé l’exaltation imaginative de ses compatriotes pour que la grande masse des fidèles lui crût désobéir en se montrant moins sensible que lui aux interprétations humaines de la bonté et de la beauté divine.

Dès cette année même, à Bologne, près de l’église San Francesco, imitation de la Basilique d’Assise, qui allait devenir, à son tour, un modèle pour la Haute Italie, on élève, en violation de l’édit, un clocher isolé. Dans les nefs d’Assise même, les travaux des peintres de Pise, de Rome, de Florence, qui en faisaient les premiers foyers de l’art nouveau, ne semblent pas interrompus. Le courant d’émancipation morale et intellectuelle, d’ambitions constructives et décoratives, est trop fort pour qu’on y puisse résister. L’émulation, avec la prospérité et les passions, grandit même à ce sujet, chaque jour, entre les communes rivales et jalouses, leurs démocraties turbulentes ou leurs seigneuries aristocratiques. Les nécessités politiques de popularité se joignent à la prodigieuse multiplication des fondations franciscaines et dominicaines pour accélérer, le mouvement. Guelfes et Gibelins, nobles et bourgeois, juristes et commerçans, peuple gras et peuple maigre, noirs et blancs, papistes et impérialistes, tous les partis, toutes les classes déploient la même ardeur à remplir et à embellir leurs villes, aussi bien par des monumens civiques que par des monumens religieux. C’est une véritable fièvre d’art nouveau, mélange d’idées médiévales et de traditions antiques, où domine souvent, dans l’esprit et dans l’aspect, l’influence septentrionale qui restera visible, avec les mêmes caractères, jusqu’à la fin du XIVe siècle, durant toute la période dite plus tard, par un injuste et ingrat mépris, période gothique.

Grâce aux descriptions attentives et aux analyses techniques des principaux édifices religieux données par MM. Thode et Enlart, il est désormais facile de suivre, chronologiquement, l’évolution de cette architecture transitoire, entre l’art du Moyen âge roman et l’art de la Renaissance classique. Suivant la région, suivant les villes, la mixture des habitudes nationales et celle des inspirations étrangères se présente sous les aspects les plus variés, à des doses fort inégales. En Toscane, en Ombrie, dans le voisinage du tombeau sacré, règne d’abord le type cistercien, le plus simple et le plus pur, conservant souvent encore la modeste toiture en charpente, avec une seule nef, plus ou moins vaste. Pour les églises voûtées, l’abbaye de San Galgano reste le grand modèle ; ce sont trois de ses moines qui se succèdent à Sienne, de 1259 à 1284, pour y diriger les travaux de la Cathédrale, comme maîtres d’œuvre. La maçonnerie extérieure, massive et rugueuse, de ces bâtisses hâtives restera souvent pauvre, sèche et nue, faute de l’enveloppe, luisante et luxueuse, en marbreries et en mosaïques polychromes, qui leur est destinée, suivant la mode toscane, mais qui n’a pu toujours être achevée ou même commencée, alors que l’intérieur a déjà reçu toute sa décoration picturale.

Dans l’Italie du Nord, dès la première heure, c’est avec plus de liberté et d’éclat que se fait l’alliance entre l’art gothique et l’art romano-byzantin. Les républiques universitaires et internationales, Bologne et Padoue, les républiques commerçantes et industrielles, Venise et Milan, se signalent par leurs efforts pour donner à l’architecture nouvelle une ampleur et des développemens en rapport avec la richesse du pays et les goûts de ses habitans. Depuis longtemps, l’usage des voûtes était connu en Lombardie et l’emploi de la coupole fréquent en Vénétie. L’association de l’ogive septentrionale et du dôme oriental s’y produisit donc sans effort pour créer le type des églises de la Renaissance, en ajoutant à la vieille abside basilicale, autour du chœur, la couronne de chapelles rayonnantes empruntée aux types du Nord. « Système absolument propre au style français, » dit M. Thode, qu’on voit se former à Bologne, d’où il se répand en Emilie et Lombardie. A Venise, à Padoue, Trévise, Vicence, Vérone, dans presque toute la Vénétie, certains détails marquent le caractère spécial de cet art : par exemple, le nombre égal des voûtes dans la nef et dans les bas-côtés, les colonnes rondes au lieu de piliers polygonaux ou de faisceaux de colonnettes, et, dans les façades extérieures, l’emploi de la brique agrémentée par des ornemens en marbre blanc. Partout, en somme, c’est l’instinct décoratif, le génie des colorations brillantes qui modifie, dans la mesure de ses besoins, les innovations introduites par l’architecture étrangère. Nulle part on ne pense à substituer, en son entier, l’organisme, si savant et si compliqué, de l’art gothique à l’organisme roman, traditionnel et éprouvé, plus simple et plus solide, plus résistant, dans les vastes plaines ou les hautes montagnes, aux assauts de l’orage, meilleur protecteur, au pays du soleil, contre les excès de lumière ou de chaleur.

C’est à la fin du XIIIe siècle et durant tout le XIVe que cette passion constructive et décorative atteint son paroxysme à tous les bouts de la Péninsule. L’enthousiasme des Républiques du Nord et du Centre se montre d’autant plus surexcité en ce moment, que Charles d’Anjou, le frère de saint Louis, appelé à Naples par la Papauté, y apporte tout le luxe et toute la libéralité de la Cour de France. Lui et ses successeurs, entourés de compatriotes, chevaliers, prélats, artistes, lettrés, y appellent, auprès d’eux, les plus grands artistes de l’Italie renaissante. Arnolfo di Cambio, Tino di Camaïno, Giotto, bien d’autres, vont se mettre à leur service et résideront à Naples plus ou moins longtemps, dans un milieu tout français. Il y a là, dans l’Italie méridionale, sous une impulsion monarchique, une production d’art international à laquelle ces promoteurs de l’art italien ne peuvent et ne veulent pas rester indifférens. Quoi d’étonnant à ce que, dans les sculptures, élégantes et presque attiques, du Florentin Arnolfo et dans celles du Siennois Tino di Camaïno qu’on a pu comparer, pour la grâce naïve et tendre de ses figurines légendaires, aux poétiques récits des Fioretti, et dans les dernières peintures ou sculptures de Giotto, on puisse ressaisir de singulières similitudes avec nos imagiers antérieurs ou contemporains ? Quoi d’étonnant encore à ce que, de leur côté, les républiques nationales, guelfes ou gibelines, aient voulu lutter avec l’envahisseur étranger et lutter entre elles pour la magnificence des édifices nécessaires à leur organisation politique comme à leur ferveur religieuse ? Le fait est qu’en quelques années, presque toutes les villes, grandes ou petites, de l’Italie centrale et septentrionale, dressent, à côté de leurs cathédrales, des palais publics, palais de la Commune ou de la Seigneurie, de la Police (du Podestat), de la Justice (della Ragione) où s’amalgament les mêmes élémens, romans et gothiques, avec une grandeur, une ampleur, une majesté souvent formidables. Et une variété infinie de combinaisons élégantes dans les formes, les décors, les couleurs qui étonne et réjouit les yeux sans jamais les lasser.

Assurément, si l’on remarque, çà et là, dans les monumens publics ou dans leurs dérivés, les palais de nobles familles ou de riches bourgeois, plus d’une parenté, pour les détails, avec nos édifices de France ou d’Allemagne, on n’en doit plus chercher l’origine dans les travaux des moines cisterciens, mais dans ceux des architectes de Lombardie, en rapports constans avec ceux de Bourgogne et de la région lyonnaise, et aussi avec ceux des ingénieurs du Nord, ramenés par Frédéric II de Chypre ou d’outre-monts, dont le plus célèbre est le champenois Chinard. Avant même que s’élevât la Basilique d’Assise, l’empereur cosmopolite avait donné droit de cité, dans ses États, à l’art gothique, sous sa forme religieuse. La cathédrale de Messine, renversée par les derniers tremblemens de terre, datait de son règne. Un peu plus tard, il avait, plus ardemment encore, avec la liberté croissante de sa curiosité universelle, encouragé l’importation, sous sa forme civile, militaire et princière. La Pouille, où se dressait son château favori, Castel del Monte, imitation, pour l’ensemble, d’un castel français, les Abruzzes, la terre de Bari, la Campanie, où la Porte fortifiée de Capoue était une restitution, dans sa structure et dans ses sculptures, de l’art des Césars romains, n’étaient pas seules à montrer des exemples de sa protection intelligente et de son goût éclectique. La Toscane, où il avait fait construire, avec d’autres châteaux forts, celui de Prato dont la tradition attribue le plan à Nicolas de Pise, le Romagne, où les remparts de Faenza auraient été édifiés sur les plans du fameux Frère Elie, attestaient encore sa volonté et pouvaient inspirer ses partisans ou ses ennemis. C’est donc, de tous côtés, l’influence du Nord encouragée à la fois par l’humble visionnaire et l’orgueilleux despote.

Sur le terrain des Arts, en effet, malgré l’hostilité radicale que semble établir entre François et Frédéric la diversité des tempéramens et des intelligences, il se trouve que ces deux adversaires, l’idéaliste le plus candide et le réaliste le plus sceptique que le moyen âge ait connus, vont devenir, en commun, les promoteurs les plus actifs et les plus décisifs du grand mouvement de civilisation morale et savante, religieuse et philosophique, imaginative et intellectuelle d’où vont sortir le monde de la Renaissance et de la Réforme et celui des temps modernes. Chez les deux, mêmes origines internationales, franco-italienne et franco-tudesque, même éducation par la poésie chevaleresque et la poésie provençale, même sensibilité passionnée, tournant chez l’un à l’extase mystique et chez l’autre au dilettantisme voluptueux, et surtout, même admiration et même amour, très divers dans les conséquences et dans les expressions, mais aussi forts et sincères chez les deux, pour toute la nature vivante et tous les êtres, animés ou non, qui la peuplent et l’embellissent. Que cet amour pour la Vérité, pour la Beauté, pour l’Humanité se traduise chez l’un par une foi absolue dans la parole du Christ, chez l’autre par un doute incessant de curiosité scientifique ; chez l’un par une indicible reconnaissance pour le créateur de ces merveilles, chez l’autre par l’appétit de jouir et de posséder, chez l’un par un pieux débordement de tendresse et de charité, chez l’autre par une pratique réfléchie de tolérance et de générosité, il n’en suivra pas moins qu’ils se trouvent associés par cet amour pour donner, par leurs actes, leurs paroles, leurs légendes, à l’imagination et à l’intelligence italienne, la double impulsion dont les effets se prolongeront sans interruption jusqu’à nos jours. Quelle est l’âme italienne où ne survivent encore, se combattant parfois, s’associant souvent, se comprenant toujours, quelques restes, à la fois, de l’idéalisme franciscain et du positivisme impérial ?


GEORGES LAFENESTRE.

  1. Henry Thode, Saint François d’Assise et les Origines de l’Art de la Renaissance en Italie (1885), traduit de l’allemand sur la dernière édition par Gaston Lefèvre. Paris, Laurens, 2 vol. in-8. — Docteur Ed. Lemp, Frère Elie de Cortone. Paris, Fischbacher, in-8, 1901, — C. Enlart, Origines françaises de l’architecture gothique en Italie. Paris, Thorin, in-8, 1894. — Adolfo Venturi, la Basilica di Assisi. Roma, 1908. — Walter Goetz, Assisi. Leipzig, 1909, etc.