Saint Denis dit Ali
Louis-Etienne Saint-Denis est né à Versailles le 22 septembre 1788. Son père, Etienne, de Saint-Germain-en-Laye, avait été piqueur aux écuries royales sous Louis XVI. Les connaisseurs dans le noble art de l’équitation ont parlé de lui avec une vive admiration : il était, paraît-il, un « modèle de belle position à cheval » et surtout il luttait avec énergie pour les traditions françaises contre l’école « anti-nationale » des écuyers anglomanes. Il avait épousé Marie-Louise Notte, fille d’un officier des cuisines royales. Une de ses arrière-petites-filles se souvient encore d’avoir entendu la tante Notte, — une sœur non mariée de Marie-Louise Notte, — raconter avec fierté que son « petit-papa » avait fabriqué une cage en nougat qui fut mise sur la table à l’une des fêtes de la Cour : un oiseau y était enfermé qui s’envola quand on la rompit, et, dans son désarroi, vint se percher sur la tête de Marie-Antoinette. La Révolution enleva sa place à Etienne Saint-Denis. Il s’établit à Paris où, pendant plus de cinquante ans (il est mort en 1843, à 89 ans) il fut professeur d’équitation [1] : à 76 ans, il dressait encore des chevaux, de préférence ceux que ses ennemis, les « écuyers soi-disant novateurs, » avaient manqués et rendus rétifs.
Après de bonnes études primaires, dont témoignent l’écriture et l’orthographe de tous ses papiers, Louis-Etienne Saint-Denis entra en 1802, comme petit clerc, à l’étude du notaire Colin, place Vendôme. Il y resta quatre années. Au bout de ce temps, profitant d’anciennes relations avec le duc de Vicence, le père Saint-Denis obtint que son fils entrât dans la Maison de l’Empereur. Il fit d’abord, — comme surnuméraire ou stagiaire sans doute, — un mois de service aux bureaux des écuries ; puis, le 1er mai 1806, il fut inscrit définitivement sur les contrôles, avec le titre d’élève-piqueur. Il passa sous-piqueur le 13 octobre 1808, puis, étant devenu mameluck et ayant été affublé du surnom d’Ali, aide porte-arquebuse, le 1er janvier 1812 [2].
Du reste il a dressé lui-même le tableau de ses services.
de Louis-Etienne Saint-Denis,
En mai 1806, il entra à la Maison de Sa Majesté comme élève-piqueur aux équipages d’attelage.
En mars 1808, il partit pour Bayonne et l’Espagne...
En août, il partit pour Erfurth... Rentré à Paris, il fut nommé sous-piqueur, et, peu après, dirigé sur Bayonne et l’Espagne... Il revint en France avec les détachements qui étaient restés à Valladolid.
En avril ou mai 1809, il partit pour l’Allemagne avec un détachement de chevaux... Il rentra en France avec son détachement. A son arrivée à Paris, il conduisit immédiatement à Bayonne et ensuite en Espagne un fort détachement de chevaux de trait...
En septembre 1811, il fit le voyage de Hollande et commanda le troisième service de la suite de l’Empereur.
En décembre, il entra au service intérieur et personnel de l’Empereur comme second mameluck et suivit Sa Majesté pendant la campagne de Russie.
En 1813, pendant la première partie de la campagne de cette année, il resta en détachement à Mayence et ensuite alla rejoindre l’Empereur à Neumarck. Dans la seconde partie de la campagne, il suivit Sa Majesté. Après le passage du Rhin, il resta à Mayence en détachement et ne sortit de cette ville qu’après l’entrée à Paris des armées étrangères.
De retour à Paris, il alla à l’Ile d’Elbe rejoindre l’Empereur.
En 1815, il était à bord de l’Inconstant. Il était de service auprès de l’Empereur le jour de l’entrée à Grenoble. Il était également de service auprès de Sa Majesté à l’arrivée à Fontainebleau, le matin du 20 mars, et pendant tout le voyage de Fontainebleau à Paris.
En juin, il fut constamment avec l’Empereur, pendant la courte campagne de Belgique, à la bataille de Ligny, et à celle de Waterloo. Il était parti de l’Elysée avec Sa Majesté, et avec Elle il revint à ce palais.
Il accompagna l’Empereur de la Malmaison à Rochefort.
A l’île d’Aix, Sa Majesté le choisit pour aller en Amérique lorsqu’Elle devait s’embarquer sur un chasse-marée.
Le 5 mai 1821, il était à Longwood.
C’était lui qui mettait au net toutes les dictées de l’Empereur. Tous les Mémoires sortis de Sainte-Hélène, moins quelques faibles parties, sont de sa main.
Son protecteur fut le duc de Vicence.
Encore, dans ce curriculum vitæ, Saint-Denis oublie-t-il, je ne sais pourquoi, le titre dont il a tiré tant de fierté, celui de bibliothécaire de l’Empereur.
A Sainte-Hélène, Saint-Denis s’était marié. Il avait épousé le 16 octobre 1819 Mary Hall [3], jeune Anglaise catholique, née à Birmingham le 5 décembre 1796, alors institutrice des enfants du Grand-Maréchal Bertrand. Il lui était né, le 31 juillet 1820, une fille, Clémence, qui eut pour parrain et marraine le général de Montholon et la comtesse Bertrand.
Après la mort de l’Empereur, la famille Saint-Denis quitta l’île. Elle s’embarqua sur le Camel, le 27 mai 1821, débarqua le 21 juillet à Portsmouth et parvint à Paris le 24 août.
Saint-Denis n’avait pas grande fortune et le legs que lui avait fait l’Empereur ne lui fut pas délivré tout de suite. Il installa provisoirement sa femme et sa fille à Versailles, chez la grand-mère Notte, et lui-même résida chez ses parents, 34, rue du Dragon. Il avait trouvé un emploi. « Je sors de la maison à cinq heures du matin, écrivait-il à sa femme le 28 mai 1822, et je n’y rentre guère qu’à huit heures du soir. C’est assez que j’aie une occupation pour que je sente plus vivement le désir de te voir auprès de moi. Cependant il faut un peu de raison de ta part et de la mienne... Cet état ne peut durer longtemps. Ce que je gagne est peu de chose, il est vrai ; mais c’est pour Commencer. A mesure que le nombre des écoliers augmentera, mes appointements seront plus considérables. Cette petite somme (trente sous par jour) sera pour le logement, ce qui est déjà quelque chose, et par la suite, je puis être chef de l’établissement, si il réussit, ce qui est assez probable. » Quelques mois plus tard, on le voit qui se dépite de ne pas trouver de logement dans le quartier, à proximité du Luxembourg. Il put cependant s’installer à Paris, puisque sa seconde fille, Isabelle » y est née le 11 juillet 1826. Finalement, « l’établissement » n’ayant peut-être pas prospéré, ou Saint-Denis l’ayant quitté, il se décida à s’établir en province, pour y vivre plus économiquement. Nous ne savons pourquoi il choisit la ville de Sens. Peut-être y fut-il attiré par un ami, l’officier en retraite Dufeu, qui le fit plus tard son légataire universel. Peut-être voulut-il se rapprocher de Marchand, son compagnon de Sainte-Hélène, qui s’était installé non loin de là dans sa propriété du Verger, sur la commune de Perrigny, à la porte d’Auxerre.
Saint-Denis a passé à Sens le reste de sa vie, d’abord rue des Canettes, ensuite sur l’Esplanade. Il n’en est sorti que pour de rapides voyages à Paris, — notamment quand il s’agissait d’aller hâter la délivrance si tardive du legs de l’Empereur, — et pour le pèlerinage de Sainte-Hélène. Quand il fut question en effet de ramener en France les cendres de l’Empereur, Saint-Denis réclama l’honneur de faire partie du voyage : cette faveur lui fut accordée, grâce à l’intervention de M. Thiers.
Il avait eu quelques velléités de solliciter une fonction sous le gouvernement de Juillet. Puis il y avait renoncé : il lui était dur d’aliéner sa liberté, et il se demandait, — il avait même demandé au Grand-Maréchal Bertrand, — si accepter une place de tout autre que de l’Empereur, ce n’était pas trahir la mémoire de son maître. Il vieillit, entouré de l’estime de tous dans sa ville d’adoption ; il y fut censeur de la Caisse d’épargne. En 1841, il perdit sa femme, qui lui avait donné, outre Clémence et Isabelle, une troisième fille, Napoléone-Mathilde, née en 1827. En 1854, il fut fait chevalier de la Légion d’honneur.
Il mourut le 9 mai 1856. Il léguait à la ville de Sens quelques-uns des objets qu’il avait conservés en mémoire de son Empereur : les deux volumes de Fleury de Chaboulon avec des notes de la main de Napoléon, qu’a publiées M. le sénateur Cornet, deux atlas sur lesquels Napoléon avait fait au crayon quelques tracés ou calculs, le volume in-folio des campagnes d’Italie, puis des reliques personnelles : un habit garni des épaulettes et de la plaque de la Légion d’honneur, une cocarde de chapeau, un morceau du cercueil de Sainte-Hélène et un fragment d’un des saules qui avaient poussé sur la tombe. « Mes filles, disait-il encore, devront toujours se rappeler que l’Empereur fut mon bienfaiteur et par conséquent le leur : la plus grande partie de ce que je possède, je le dois à ses bontés. »
Saint-Denis a laissé des Souvenirs manuscrits. A ce sujet, une légende a été accréditée par le docteur Fournies de la Siboutie.
J’ai été longtemps, dit-il dans les Souvenirs d’un médecin de Paris, le médecin de la famille Saint-Denis. Le père, mort il y a quelques années dans un âge très avancé (ceci a donc été écrit après i 843), avait passé des écuries de Louis XVI dans celles de Napoléon, où il remplissait les modestes fonctions de piqueur. Le fils faisait partie de la Maison impériale ; il était valet de pied ; son intelligence, son dévouement, sa bonne mine lui valurent les bonnes grâces de l’Empereur qui l’attacha plus particulièrement à sa personne et le désigna pour l’accompagner à Sainte-Hélène. Saint-Denis n’avait reçu que peu d’instruction. Il eut cependant l’idée d’écrire jour par jour ce qu’il voyait et ce qu’il entendait. Son service l’appelait à chaque instant près de l’Empereur : il a entendu de sa bouche bien des choses curieuses. Ce journal forme quatre gros cahiers, dont l’écriture n’est pas mauvaise, mais qui, sous le rapport de l’orthographe et de la grammaire, laissent beaucoup à désirer. J’ai pu les parcourir et ils m’ont vivement intéressé. Voici un emprunt que je leur fais : « Sire, qui dit Montholon, j’ai eu occasion de voir beaucoup les Anglais, de vivre au milieu d’eux, et je puis vous dire qu’ils sont bons enfants tout de même. — Oui, qui dit l’Empereur, mais leur gouvernement ne vaut pas le diable, et il savait bien ce qu’il faisait, en me donnant pour geôlier la plus grande canaille de l’Angleterre. » C’est dans ce style grotesque, souvent expressif, toujours énergique, que ce journal est écrit depuis 1801 jusqu’en 1821. Il devient surtout plus intéressant à partir de 1814, où le maître, plus rapproché du serviteur, a eu moins de secrets pour lui. C’est Saint-Denis qui rendit à Napoléon les derniers devoirs comme domestique.
Ceci, naturellement, a été embelli encore. D’après cette seule page, on a représenté le bibliothécaire de l’Empereur à Sainte-Hélène, comme une sorte de palefrenier illettré, qui serait arrivé, non sans efforts, à remplir vaille que vaille une tâche bien au-dessus de son esprit inculte ; on a supposé que peut-être l’Empereur lui aurait interdit de publier son journal et que Saint-Denis l’aurait détruit, après l’avoir utilisé pour donner à ses Souvenirs leur forme définitive. Cette version est assurément piquante ; mais le témoignage sur lequel elle repose est inexact.
Je laisse de côté les erreurs évidentes, telles que cette date de 1801 absolument impossible : ce peut être une faute de lecture pour 1806. Mais la mémoire du docteur l’a certainement abusé.
D’abord, rien dans les Souvenirs ne correspond, ni pour la forme, ni pour le fond, aux prétendus extraits qu’il en donne.
Puis Louis-Etienne Saint-Denis n’est pas sorti des écuries ou du manège de son père pour entrer aux écuries impériales. Il a passé quatre années petit-clerc chez un notaire. Un jeune garçon intelligent, comme il l’était, s’est assurément perfectionné et, — en supposant qu’il ne le sût pas déjà, — a appris un peu de français dans ce milieu. Aussi, quand.il entra dans la Maison impériale, c’est aux bureaux qu’on l’avait d’abord placé. — Nous savons qu’il était et qu’il est resté jusqu’à son dernier jour grand liseur, et liseur attentif, qui prenait des notes sur les ouvrages les plus divers : mathématiques, histoire, voire exégèse. Il s’intéressait même aux questions de grammaire et sans en croire docilement le premier volume qui lui tombât sous la main : un jour, il écrivait de Paris à sa femme : « Je voudrais avoir la grammaire qui réfute celle de Noël et Chapsal : Clémence la connaît. » Est-ce à trente-trois ans qu’un homme jusque-là ignare peut commencer à s’intéresser à ces choses ? — Si le duc de Vicence l’a choisi dans tout son personnel pour l’offrir à l’Empereur, c’est sans doute qu’il le savait suffisamment dégrossi. Si l’Empereur l’a désigné comme garde de ses livres, c’est qu’il le connaissait suffisamment instruit pour cet emploi : il n’aurait chargé de ces fonctions ni un Santini, ni un Archambault. — Saint-Denis mettait au net les manuscrits de Sainte-Hélène ; quand il ne pouvait déchiffrer, il substituait au texte illisible des mots de son cru, que l’Empereur tantôt acceptait, tantôt corrigeait, mais sans lui interdire ces libertés. — Ses compagnons reconnaissaient sa supériorité : « Vous qui avez de l’érudition pour vous et pour moi... » lui écrivait Pierron, l’ancien Maître d’hôtel, ou encore : « Vous devez bien rire de mon style et de mon orthographe, mais vous aurez de l’indulgence pour un pauvre d’esprit comme moi ; » — et pourtant les lettres de Pierron elles-mêmes sont d’un homme qui a reçu une solide instruction primaire. Enfin, dès son retour à Paris, — c’est-à-dire au moment même où le docteur Poumiès a pu le voir, — ses lettres attestent qu’il savait parfaitement l’orthographe et qu’il était incapable d’user du style barbare qui lui est prêté.
J’ajouterai que Saint-Denis avait un vif sentiment de sa dignité. Lors de l’installation à Longwood, quand l’Empereur organisa sa Maison, il voulut qu’il y eût deux tables, l’une pour les chefs de service, l’autre pour le reste du personnel. Marchand étant chef de service, Saint-Denis, second valet de chambre, fut désigné pour présider la seconde table. Il fut blessé de ce qu’on « le considérait assez peu pour le faire vivre avec des personnes avec lesquelles il n’avait pas l’habitude d’être. » « En attendant que je pusse parler à l’Empereur, dit-il, j’aimai mieux aller à la cuisine demander un morceau à manger que de prendre place à la table d’office, où du reste je devais être le premier. Le lendemain, l’occasion se présenta. J’abordai l’Empereur et lui exposai mes raisons. Sa Majesté, voyant que mon amour-propre était vivement blessé, eut égard à ma réclamation et Elle consentit sans peine à ce que je mangeasse à la première table. « Diable ! fit l’Empereur en me regardant entre les deux yeux, tu n’es pas comme Desaix : je l’eusse fait manger à la cuisine avec le chien ou le chat, il ne m’eût fait aucune observation. Allons, va ! » Je fis une légère inclination de tête en signe de remerciement et je m’éloignai. » Puisque, dès 1822, il écrivait d’un style fort correct, voire fleuri, ce n’est pas lui qui eût alors laissé voir à qui que ce fût des pages écrites de manière à le ridiculiser [4].
Enfin, et surtout, ce prétendu Journal n’a pas existé. Saint-Denis n’a jamais varié là-dessus. Toujours il a déclaré, de la manière la plus catégorique, qu’il n’avait pris aucune note pendant toute la durée de ses services auprès de l’Empereur, si ce n’est un Itinéraire de la campagne de Russie, qui d’ailleurs lui fut volé avec son bagage pendant la retraite. Il ne l’a pas seulement dit aux personnes qui, comme Pons de l’Hérault, l’interrogeaient sur les faits dont il avait été témoin : on pourrait croire que c’est une défaite. Mais il l’a à mainte reprise affirmé aux siens, regrettant d’ailleurs et se reprochant cette négligence : aussi a-t-il scrupuleusement tenu journal de son voyage à Sainte-Hélène en 1840. Chose décisive même, il l’a répété à ses compagnons de Sainte-Hélène, — qui là-dessus devaient savoir à quoi s’en tenir, et, le cas échéant, l’auraient facilement convaincu de mensonge.
Le docteur Poumiès de la Siboutie n’a donc pas pu lire un journal qui n’existait pas. J’imagine qu’il aura été victime de quelque superposition de souvenirs : ce qu’il aura vu, rue du Dragon, c’est peut-être le journal tenu par quelque compagnon de Saint-Denis, — Archambault, Noverraz, Santini ou un autre, — journal que Saint-Denis aura eu entre les mains et aura consulté pour contrôler ses souvenirs.
Car, du jour où il fut rentré en France, ceux de ses anciens compagnons qui projetaient d’écrire sur la vie de l’Empereur à Sainte-Hélène, s’adressaient naturellement à lui pour établir tel ou tel point de détail. Il rédigeait alors des notes et les leur envoyait, gardant son brouillon, — car c’était un homme méticuleux.
Plus tard seulement, et, croyons-nous, lorsqu’il fut établi à Sens, il commença à rédiger des Souvenirs suivis, pour sa famille, et aussi pour Marchand. Ce sont ces Souvenirs dont on lira plus loin des extraits. Ils remplissaient 321 pages grand format, d’une écriture fine et serrée. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessa de les compléter. Il y ajouta ainsi 13 pages d’additions, 2 pages de notes, 19 pages de suppléments. Des chiffres pour les additions, des lettres pour les notes indiquent nettement (sauf quelques légères erreurs faciles à corriger) l’endroit du texte où devaient se placer les unes et les autres. Pour les suppléments, il n’a pas eu le temps de faire ce travail. Il a rédigé aussi le Catalogne complet de la bibliothèque de Sainte-Hélène. Enfin il a laissé des observations sur divers ouvrages consacrés à l’histoire de l’Empereur « Las Cases, Montholon, de Norvins, Méneval, de Beauterne, Fleury de Chaboulon, William Forsith (Hudson Lowe), Thiers, etc).
Il avait dit dans le codicille de son Testament : « Comme tout ce que j’ai écrit est assez informe et qu’il y a des choses qui ne sont d’aucun intérêt pour tout autre que pour moi, je désire que mes papiers ne soient communiqués à personne, excepté à M. Marchand. » Les filles de Saint-Denis ont vu dans cette formule modeste une défense catégorique. Dès lors elles ont opposé un refus absolu à toutes les demandes de communication qui leur ont été faites. Peu au courant d’ailleurs de ce qui se publiait sur l’Empereur, elles ont cru que tel ou tel passage révélait des secrets et qu’on pourrait les reprocher comme des indiscrétions à la mémoire de leur père. Aussi leur résolution est-elle demeurée invincible.
Mais elles ont conservé ces Souvenirs avec piété, et ils sont venus intacts jusqu’à nous. La postérité des deux filles aînées a disparu. La troisième, Napoléone-Mathilde, a eu deux filles et un fils. Ce dernier est mort sans enfant. L’une des filles ne s’est point mariée. L’autre est ma belle-mère : c’est ainsi que l’honneur m’est échu de présenter ces pages au public.
Je laisse aux historiens d’apprécier ce qu’elles apportent de nouveau. Mais je crois qu’à les lire tout le monde sentira l’accent de sincérité qui s’en dégage. Visiblement Saint-Denis n’a d’autre souci que d’être vrai. Son culte même pour l’Empereur l’a évidemment convaincu que son Maître ne saurait que gagner à être peint tel qu’il fut réellement. D’autre part, il ne cherche pas à surfaire son propre rôle et à associer indiscrètement sa personne à la personne de l’Empereur. On remarquera même avec quel soin scrupuleux il distingue ce qu’il a vu ou entendu lui-même de ce qu’on lui a rapporté. Il a pu se tromper parfois ; visiblement il ne s’est jamais écarté de ce qu’il a cru la vérité.
Une autre garantie d’exactitude, c’est cette mémoire visuelle qui semble avoir été prodigieuse chez lui. Elle est capricieuse parfois ; et alors il dit franchement : « Il ne m’est resté aucun souvenir de... » Mais d’ordinaire elle est d’une précision étonnante. On croit le voir fermer les yeux et évoquer les spectacles qui l’ont frappé et qui se sont gravés en lui : il peut retracer comme un plan, non seulement des chambres de Sainte-Hélène, où il a passé tant de mois, mais d’une ville d’Espagne ou d’Allemagne qu’il n’a fait que traverser. Et quand une émotion se mêle à ces souvenirs, le plan devient un tableau plein de vie, qu’à notre tour nous voyons s’animer devant nous.
Enfin, ce qu’il est peut-être inutile de dire et que pourtant je me reprocherais de ne pas dire, c’est combien ces pages honorent leur sincère et modeste auteur. Il a pour son maître une telle admiration reconnaissante, un tel dévouement continu, infatigable et pour ainsi dire irrésistible, qu’il entraine la sympathie. A la mémoire du grand Empereur s’associera la mémoire du serviteur, Saint-Denis, le bibliothécaire de Saint-Hélène, ou, — pour parler comme Napoléon qui lui a toujours conservé son surnom de mameluck, — le fidèle Ali.
G. MICHAUT.
- ↑ On a dit, d’après le docteur Fournies de la Siboutie, qu’Etienne Saint-Denis avait repris ses fonctions de piqueur aux écuries impériales : il n’y a trace de cela ni dans les papiers ni dans les traditions de la famille.
- ↑ Archives Nationales. Grand-Écuyer, Matricule des employés, 02 109, fol, 34, no 608. Il a été rayé le 1er juin 1814.
- ↑ Je ne sais pourquoi on l’appelle Betsy. Voici son extrait de baptême. « Mary, the daughter of John and Anna Hall, born december 5th 1796 and baptized the 1er of January 1797. Sponsors, James Harding and Mary Pendrill. » — Peut-être le nom de Betsy lui avait-il été donné dans la famille Bertrand, pour la distinguer de quelque Marie de la maison ?
- ↑ Voici comment cet homme, qui aurait écrit, vers 1820 : « Qui dit Montholon..., » « Qui dit l’Empereur, » et serait ainsi resté jusqu’à trente-deux ans dans une grossière ignorance, écrit huit ans après à sa femme, au courant de la plume, dans une lettre intime : « 30 juin 1828. Ma chère Mary, Notre voiture nous a menés comme tu sais à Montereau, où nous sommes arrivés à huit heures moins un quart. A huit heures juste, le bateau a été mis en mouvement et a gagné le milieu de la rivière... C’est la plus agréable manière de voyager que l’on puisse imaginer... A chaque moment de nouvelles vues : des châteaux, des maisons, des bois, des montagnes, des prés, etc., se succèdent rapidement aux yeux du voyageur ; c’est vraiment enchanteur. Nous avons atteint Melun sans y penser. Là, nous avons arrêté une demi-heure environ. Des voyageurs nous ont quittés ; d’autres sont venus les remplacer. Un premier coup de cloche prévient les voyageurs ; puis un second, puis un troisième qui est le signal du départ. De nouveaux tableaux allaient se présenter à nous. Les yeux, tournés du côté où nous allions, cherchaient à découvrir de nouveaux points de vue, auxquels nous devions arriver rapidement... Nous étions déjà à une demi-heure de Melun, lorsqu’une pièce principale de la machine se cassa et nous laissa pour ainsi dire sans mouvement au milieu, allant comme un bateau qui suit paisiblement le fil de l’eau. Dans cet état, il n’y eut rien de mieux à faire que d’aborder la rive et attendre. De Paris à Melun, il y a un bateau à vapeur nommé l’Aigle ; il monte et descend le même jour. Ce bateau, qui arrive à deux heures à Melun, en part à trois heures ; il était environ onze heures !... Enfin, sur les trois heures, nous entendîmes les coups de cloche, nous vîmes la fumée sortir de la cheminée et la joie reparut sur tous les visages. Le bateau nous approcha, le transbordement se fit promptement, et nous nous remîmes en route, laissant notre malheureux éclopé au lieu où ses ailes avaient été privées de mouvement. Si tout ce que nous avions vu de Montereau à Melun nous avait paru admirable, ce fut bien autre chose de Melun à Paris. Je n’ai rien vu de plus beau de toute ma vie : des châteaux immenses et magnifiques, des jardins, des parcs délicieux, etc. ; enfin, tout ce que l’on peut imaginer ne peut égaler la réalité. J’ai été presque fâché, lorsque nous sommes arrivés au lieu de débarquement, de ne pas avoir une plus longue course à faire. » Et ceci n’est pas la moitié de la lettre. Il y a des négligences, certes ; mais l’aisance du style et l’agrément du récit suffisent bien à établir que cet homme-là savait de longue date écrire en français.