Saint-Saëns (Camille Bellaigue)

Camille Bellaigue
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 225-228).
SAINT-SAENS

Camille Saint-Saëns est mort. La musique française, et même tout simplement la musique, vient de perdre un grand défenseur de l’ordre, un gardien fidèle, incorruptible, des principes et des lois. Aucun maître n’a pris et soutenu plus longtemps, avec plus de vigueur et d’éclat, le parti de l’intelligence et de la raison.

On connaît le mot de Beethoven : « La musique est esprit et elle est âme. » Dans la pensée d’un Saint-Saëns et dans son œuvre, elle fut l’un encore plus que l’autre. Chez le grand artiste disparu, » les puissances de sentiment « n’étaient pas les plus fortes. Aussi bien il se défiait d’elles. Il l’avouait volontiers, que dis-je, il aimait à le déclarer très haut. Il craignait toujours, ce pur musicien, qu’on ne réduisît ou qu’on ne contestât, au nom de l’expression, de l’émotion, ce qu’un critique allemand appela jadis, à l’allemande, » l’intelligibilité et la souveraineté en soi de la musique pure. »

Il nous écrivait un jour : « Cet art pour l’art, dont vous ne voulez pas, c’est, qu’on le veuille ou non, la forme, aimée et cultivée pour elle-même... La recherche de l’expression, pour légitime et véritable qu’elle soit, est le germe de la décadence, qui commence du moment que la recherche de l’expression passe avant celui de la perfection de la forme... »

Et encore : « L’art est fait pour exprimer la beauté et le caractère ; la sensibilité ne vient qu’après et l’art peut parfaitement s’en passer, »

Enfin : « J’ai dit et je ne cesserai de le redire, parce que c’est la vérité, que la musique, comme la peinture et la sculpture, existe par elle-même, en dehors de toute émotion... Plus la sensibilité se développe, plus la musique et les autres arts s’éloignent de l’art pur. »

Saint-Saëns eût souscrit volontiers à la formule d’Auguste Comte : « L’esprit doit toujours être le ministre du cœur et jamais son esclave. » Hâtons-nous d’ajouter que le cœur a créé, quoi qu’il en dît, quelques-unes des pages maîtresses du grand musicien. Le cœur autant que l’esprit n’inspire-t-il pas le touchant adieu de la reine Catherine à ses filles d’honneur, (dernier acte d’Henri VIII) ? La sublime cantilène de Samson tournant la meule est la plainte la plus poignante que puisse arracher le repentir au « cœur contrit et humilié. » Sur le seuil de ce Déluge, admirable de composition et d’ordonnance, ne trouverait-on pas dans le chant de violon du prélude, je ne sais quoi d’affectueux, de tendre, et comme le pressentiment de la miséricorde et du pardon final ? Relisez la Lyre et la Harpe. Le sujet n’est autre, on le sait, que l’antithèse, le débat entre les deux âges, ou les deux âmes de l’humanité, le paganisme et le christianisme, célébrés en strophes qui se répondent, par la lyre profane et la harpe sainte. La partition tout entière témoigne de la force, de l’éclat, de la variété que donne ici la musique, encore plus que la poésie, non seulement aux deux idées, mais aux deux sentiments qui se partagent l’œuvre. Phryné, qui n’est qu’un opéra-comique, çà et là presque une opérette, contient une page splendide, rayonnante, et qui répand autour d’elle un émoi sacré. La symphonie en ut mineur enfin, — la plus admirable de toutes les symphonies françaises et d’un certain nombre de symphonies étrangères, — en est aussi par moments, qui ne sont pas rares, la plus émouvante. C’est, au début de l’andante, l’attaque, ou plutôt l’entrée de l’orgue, sur une note unique, mais laquelle ! de quelle gravité, de quelle profondeur, de quelle résonance infinie ! C’est l’éblouissante péroraison du finale, qu’on ne saurait mieux qualifier qu’en l’appelant une « gloire « sonore, à la condition de bien entendre et de sentir pleinement tout ce qui, dans ce mot de « gloire, » nous émeut et nous fait battre le cœur.

Pourtant l’intelligence l’emporte. Dans le génie qui vient de s’éteindre, il est juste d’accorder la première place à la maîtrise de l’esprit, celle dont le maître fut le plus jaloux. Et c’est par là peut-être que Saint-Saëns a mérité le mieux d’être appelé classique, le plus grand de nos classiques français. » Classique, » c’est bientôt dit, pour dire bien des choses. Un écrivain classique, nous apprend Sainte-Beuve, d’après Aulu-Gelle, c’était à Rome « un écrivain de valeur et de marque, un écrivain qui compte, qui a du bien au soleil et qui n’est pas confondu dans la foule des prolétaires. »

Au soleil, au clair soleil de France, nous ne saurions en ce peu de lignes hâtives dénombrer les biens qu’un Saint-Saëns a possédés. Ses domaines furent de plus d’une sorte : vastes étendues, ou coins de terre agréables, riants, pittoresques, qu’il ne dédaignait point. Opéras ; oratorios et cantates ; poèmes symphoniques et symphonies ; musique de chambre, de la sonate au concerto, pièces pour piano seul, il régna sur toutes les provinces du royaume des sons. Samson et la symphonie en ut mineur, ses deux chefs-d’œuvre, l’un de musique appliquée et l’autre de pure musique, se répondent et s’égalent. Mais de l’un à l’autre il a rempli tout l’espace, ou, comme disait Pascal, tout l’entre-deux. Par les œuvres dont il l’a rempli, oui, par celles-là même, un Saint-Saëns descend de la plus illustre lignée. Si, dans une certaine mesure, il participe du génie des immortels, d’un Bach, d’un Mozart, d’un Beethoven, c’est qu’il a reçu d’eux, sans les imiter, ce qu’ils ont d’universel, ce qui fait d’eux, au delà, au-dessus de leur époque et de leur race, les maîtres de tous les pays et de tous les temps.

Être classique, dirions-nous encore, avec un peu d’orgueil national, c’est une manière, et la meilleure sans doute, d’être français. Le classicisme, (excusez l’affreux mot), nous apparaît en toute chose comme la forme supérieure et la plus vraiment nôtre de notre génie. Être classique, pour les gens de chez nous, c’est être doué, dans la littérature ou dans l’art, de certaines qualités que les écrivains et les artistes de notre grand siècle, — le dix-septième, — ont possédées à un degré éminent : la clarté, la mesure et l’unité, l’ordre et l’équilibre, enfin, en ces deux mots où l’éloge d’un Saint-Saëns nous ramène toujours, l’intelligence et la raison.

Quelqu’un a défini la musique : Une « architecture céleste qui se passe de ciment et que soutient seule la main de Dieu. » Sans peut-être y reconnaître cette main, c’est ainsi que la concevait et la construisait un Saint-Saëns. Mais encore une fois, si belle que fût en soi, rien qu’en soi, l’ordonnance de l’édifice, plus d’une de ses pierres chantait, et leur chant touchait notre âme. Oh ! sans jamais la troubler. Et c’est ainsi que notre poésie, la plus classique également, sait parfois nous émouvoir. Au premier acte de Samson, le jour va paraître, il paraît. La montée des ondes sonores accompagne, imite l’ascension des ondes de lumière, la clarté se répand avec l’harmonie, et cette aurore musicale, en quelques accords, très simples, évoque cette aurore poétique, en quelques mots, les plus simples aussi :


Et du temple déjà l’aube blanchit le faite.


Sur les lèvres de Samson captif et pénitent expirent les dernières notes de son douloureux cantique. Sa voix n’éveille plus que celle d’un hautbois désolé. Peu à peu tout se tait. Au dehors la solitude, l’abandon se devine.


Et de Jérusalem l’herbe cache les murs.


Analogies tout extérieures et vaines, dira-t-on peut-être. Je vois là plutôt, à la gloire du musicien, des correspondances mystérieuses, mais profondes, et qui ne trompent pas.

Nous avons, — nous Français, — encore une autre manière d’être classiques : c’est d’avoir de l’esprit. Saint-Saëns en eut beaucoup. Relisez, pour vous en souvenir, mainte scène de Phryné : soit, au premier acte, l’inauguration du buste d’un Archonte. Dans l’ordre de la caricature ou de la satire politique, toujours actuelle, la musique ne saurait montrer plus de malice. Gardons-nous aussi d’oublier une œuvre familière, mais poétique et plaisante tour à tour, le Carnaval des animaux. Sans paroles, rien qu’en musique pure, Saint-Saëns est spirituel, à la façon de nos vieux clavecinistes et de notre Rameau. Il l’est dans ses œuvres légères, qui sont légion, pour le piano, pour l’orchestre, et pour les deux ensemble. Il l’est par la finesse du trait et la vivacité du ton, par la grâce imprévue et (piquante d’une répartie sonore, d’une cadence, d’un rythme, d’une harmonie ou d’une modulation. Tout à l’heure il rappelait Racine. Ailleurs et plus souvent, s’il fait songer à Voltaire, encore une fois ce n’est pas là non plus une médiocre façon d’être classique et français.

Il est mort, chargé d’années et de gloire, ayant eu le rare bonheur de porter jusqu’à la fin le double fardeau, sans que rien en lui, ni l’esprit, ni le corps, ait faibli. Il est mort au soleil, au doux soleil de cette Algérie qu’il aimait et qu’il a chantée. Le dernier morceau de la Suite algérienne est une marche militaire, que tous les deux ensemble, quelquefois, autrefois, nous avons jouée. Alerte, pimpante, elle n’est pas de celles qui pouvaient se mêler aux autres pour mener son deuil. C’est dommage. Elle est tellement sienne, tellement nôtre ! Et qui sait ! De l’entendre sonner en son honneur, la petite marche française, l’ombre du grand musicien de France, loin de s’en offenser, eût peut-être souri.


CAMILLE BELLAIGUE.