Première partie : La Mission
I
La Halte de Nuit
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Il est presque nuit. Dans le sentier humide d’une épaisse forêt s’avancent, un à un, forcés par le peu de largeur de cette sorte de chemin, cinquante à soixante hommes bizarrement accoutrés. Celui qui marche en tête de cette colonne a une allure décidée, des mouvements hardis…et cependant, la légère oscillation de ses épaules et son souffle parfois plus bruyant indiquent la fatigue. Il semble être le chef de cette petite troupe qui marche comme lui, silencieusement. Les premiers qui le suivent portent des habits communs que les pluies, la boue et la poussière ont recouverts de cette couleur grisâtre connue des chasseurs et des piétons, dans la saison mauvaise. Les autres sont à peine vêtus : ils portent sur les épaules une sorte de couverture de laine, tatouée comme leur visage. Leur chevelure pendante et raide comme ces chandelles de glace attachées à vos toits, dans les forts hivers, cache leurs yeux et une partie de leur visage. La fatigue ne semble pas les avoir atteints. Leurs pas cadencés s’élèvent et s’abaissent avec la raideur ployante des machines que fait mouvoir la vapeur.

Soudain le cri d’un oiseau de nuit retentit dans le silence et l’écho le multiple dans la profondeur des bois. Aussitôt le dernier marcheur de la petite troupe que suit notre curiosité, frappe du doigt l’épaule de celui qui le précède, et le signal tacite répété de la queue à la tête, arrive au chef. Toute la colonne s’arrête puis se resserre en silence, enfermant le chef dans une espèce de cercle. Quelques minutes encore s’écoulent sans qu’une parole soit prononcée, même à voix basse.

— As-tu entendu ? dit un sauvage, en s’adressant au chef.

— Oui, j’ai entendu le cri du hibou.

— Non… tu vas voir.

Et le sauvage s’étant éloigné de dix pas, les échos répétèrent le même cri, mais plus guttural, plus profond et semblant descendre du sommet des bois.

Une minute après, le sauvage était de retour.

— J’ai mieux imité que l’autre, dit-il ; l’autre a crié de trop bas…il ne sait pas placer ses mains.

Au même instant, comme pour servir de base à la comparaison, un troisième cri fut jeté dans l’espace, au milieu du silence de la nuit.

— Maintenant, dit le chef, c’est un hibou ou le diable.

— Pas encore, reprit l’Indien ; perdons-nous de cent pas… et nous allons voir ; c’est le signal d’un rendez-vous.

A peine la petite troupe eut-elle suivi ce conseil et se fut-elle enfoncée dans un fourré épais, que des pas se firent entendre non loin de l’endroit qu’elle venait de quitter. Des torches furent allumées et jetèrent au milieu des ténèbres épaisses, un cercle de feux rouges et tremblans. Plusieurs troupes arrivèrent, l’une après l’autre, par différentes issues… et chaque troupe allait former dans le cercle précédent un autre cercle plus petit. Au bout d’une demi-heure, deux cents guerriers étaient réunis et semblaient attendre encore. Avec la patience qui caractérise les Indiens, tous ces hommes ramassèrent çà et là quelques branchages qu’ils amoncelèrent, chacun pour soi, et s’accroupirent, l’un près de l’autre, tenant chacun d’une main leur flambeau résineux d’où s’élevait une épaisse fumée et une flamme ardente. La petite troupe que nous savons cachée à cent pas de là pouvait tout voir sans crainte d’être vue, étant dans l’obscurité et ses regards plongeant dans un foyer de lumière.

Le temps s’alourdissait ; quelques éclairs sillonnaient les nues et un orage encore lointain commençait à gronder.

Tout à coup la troupe des guerriers se penche vers le sol, et quelques secondes après se redresse d’un bond, comme mue par un ressort. Un sifflement aigu, bref, impératif, a retenti et quatre guerriers d’une stature athlétique s’avancent, conduisant, au contre du carré qu’ils forment, une jeune femme demi-vêtue, dont les longs et noirs cheveux tombant en cascades, cachent en partie les brunes épaules. Sa taille est moyenne mais souple, onduleuse comme la marche du tigre dont, en ce moment, elle a le regard ardent et enflammé. Ses jambes nues jusqu’aux genoux, coulées au moule de la statuaire, se terminent par deux pieds mignons et cambrés que chaussent des sortes de sandales coquettes, toutes bariolées de vives couleurs. Cette femme qui paraît avoir de dix-huit à vingt ans, s’avance calme et fière, les bras croisés sur la poitrine….. et, n’était ce regard allumé que nous avons dit, on croirait aussi bien qu’elle va chercher un époux et maître, qu’on voit, aux lugubres apprêts qui l’entourent, qu’elle marche courageuse au supplice.

La grande voix de l’orage se rapprochait peu à peu.

Les quatre guerriers occupent le centre du triple cercle de leurs compagnons, et, au milieu d’eux, se tient droite et fière, la jeune femme aux longs cheveux déroulés.

A quelle race appartient-elle ? Sa couleur n’est pas celle des races sauvages ; ce n’est pas non plus celle des races européennes qui, depuis longtems déjà, ont exploré le pays. C’est un milieu entre ces deux origines, tenant de l’une et de l’autre. Forte et souple, gracieuse et bien prise, d’une peau légèrement bronzée comme celle des hommes que les voyages et les travaux de la mer ont brunis, si surtout ils ont vu le jour sous un soleil brûlant, elle promenait autour d’elle un regard fier et lent… parfois un frémissement nerveux parcourait son beau corps, comme la secousse du fil électrique : car peut-être, malgré le courage de sa fierté, elle sentait déjà la sifflante lanière cingler cette peau douce et moite, en y laissant des traces bleuâtres !

Cependant la petite troupe s’était rapprochée, peu à peu et sans bruit, du lieu où devait se passer la triste scène dont nous avons vu quelques préliminaires. Des yeux ardens étaient braqués vers le centre du triple cercle lumineux. Le chef surtout, devançant de quelques pas tous les autres, plongeait un regard ardent et fixe, à travers les rangs des guerriers, vers la jeune victime. Son regard semblait appeler l’autre regard, comme le serpent magnétiseur appelle à lui l’oiseau qui veut en vain le fuir.

Alors un chant commença, d’abord lent et monotone, puis ardent et précipité. Les guerriers s’étaient assis sur leurs fagots, faisant des gestes de la main droite et agitant leurs torches de la main gauche, et ils disaient :

« La grande lumière du ciel s’est couchée trois fois depuis son crime…. Les juges ont pris la balance, et le plateau du mal a baissé…. Son père est un visage pâle et sa mère une femme du soleil…. Le visage pâle est parti sur une grande pirogue et la femme abandonnée a jeté son beau corps dans une rivière et les roches l’ont déchiré ; son sang a rougi les pierres et les taches y sont encore, parce que l’eau du ciel n’efface pas le sang…. Et la jeune fille qui est là, est devenue la femme d’un grand de la tribu…. Le sang de l’homme pâle a crié pour le mal, et on l’a surprise la nuit avec un visage pâle comme son père….

L’orage grondit plus rapproché, et la voix des guerriers continuait :

« La femme coupable a mérité la mort : son crime est noir comme la nuit et le soleil ne doit pas voir son supplice…. Elle sera attachée à un poteau de bois maudit ; la moitié de son corps sera mis à nu et frappé avec des cordes de peau de bœuf, pour faire sortir le mal…. Et, avant que le jour paraisse à travers les grands bois, elle sera brûlée avec le poteau maudit…. Et on creusera la terre pour y jeter les cendres, de peur qu’elles n’aillent dans les airs semer le poison du mal dans les tribus des hommes libres.

Les éclairs brillaient l’un sur l’autre et le bruit du tonnerre hurlait furieux. Et les guerriers chantaient en agitant leurs torches en cercles précipités :

« A mort ! à mort la femme coupable ! Le Grand-Esprit le veut et le plateau du mal a baissé quand les juges ont pris la balance ! — A mort, à mort !

Puis, à un signal, le silence le plus profond succéda au tumulte de cette scène. Les hurlemens du tonnerre frappaient seuls, à coups redoublés, les échos de la nuit.

Un chef des guerriers se leva, jeta sur la foule qui l’entourait un regard circulaire et dit :

« Le chant des guerriers est fini. Fata est promise à la mort, après que son corps aura été débarrassé du mal par le supplice. Plantez le poteau maudit, attachez-y la femme coupable et frappez ! »

Alors commencèrent les derniers apprêts. La victime, calme et fière, élevant ses deux mains au ciel, comme pour le prendre à témoin de ses paroles, répondit d’une voix claire, ferme et harmonieuse :

« Non ! la femme du chef de la tribu, la fille de l’homme pâle n’est pas coupable…. L’espion a menti ! Ce n’était pas pour le crime de la chair que la fille de la tribu libre était avec le visage pâle.

— Pourquoi, reprit le chef qui avait prononcé la sentence, pourquoi était-elle avec lui quand le soleil était parti depuis longtems ?

— Le Grand-Esprit le sait…

— Parle devant les guerriers…

— Non ! Il vaut mieux une mort que cent morts !

— Parle mieux, pour que la lumière se fasse dans l’esprit de la tribu…

— Non ! Celui qui frappera la fille de la tribu, sera frappé plus fort. Celui qui la brûlera sera brûlé avec tous les siens ! — J’ai dit !

— Tu mourras !

La jeune femme n’ajouta pas un mot : elle croisa ses beaux bras sur sa poitrine, jeta autour d’elle un regard dédaigneux et attendit.

Le poteau fatal était dressé et les guerriers divisés en plusieurs groupes, s’entretenaient à voix basse et par signes…tandis qu’à quelques toises de là notre troupe, cachée dans l’obscurité, suivait cette scène avec un palpitant intérêt. De tems à autre, le sauvage au cri de hibou glissait de l’un à l’autre, jetant quelques mots rapides à l’oreille de chacun. Le chef, dans une attitude de lion prêt à s’élancer, attendait, la main sur ses armes, tandis que le sauvage plus prudent cherchait à le contenir.

— La mission, lui dit-il ; la mission !

— C’est vrai, répondit le chef…attendons.






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