Sade - Lettre du 30 Floréal, An X, Pélagie, au ministre de la justice
Pélagie, ce 30 Floréal An X.
Citoyen ministre,
L'innocence persécutée n'a que vous pour appui. Chef suprême de la magistrature française, c'est à vous seul qu'il appartient de faire exécuter les lois et d'écarter loin d'elles l'arbitraire odieux qui les mine et les atténue.
On m'accuse d'être l'auteur du livre infâme de Justine; l'accusation est fausse, je vous le jure, au nom de tout ce que j'ai de plus sacré.
Massé, imprimeur et éditeur de l'ouvrage, pris sur le fait, est d'abord arrêté et enfermé avec moi, puis relâché pendant qu'on continue de me détenir; il est libre, lui qui a imprimé, qui a vendu, qui vend encore, et moi je gémis... Je gémis depuis quinze mois dans la plus affreuse prison de Paris, tandis que, d'après la loi, on ne peut retenir plus de dix jours un prévenu sans le juger. Je demande à l'être. Je suis l'auteur ou non du livre qu'on m'impute. Si l'on peut me convaincre, je veux subir mon jugement ; dans le cas contraire, je veux être libre.
« Quelle est donc cette arbitraire partialité qui brise les fers du coupable et qui en écrase l’innocent ? Est-ce pour arriver là que nous venons de sacrifier pendant douze ans nos vies et nos fortunes ?
« Ces atrocités sont incompatibles avec les vertus que la France admire en vous. Je vous supplie de ne pas permettre que j’en sois plus longtemps la victime.
« Je veux, en un mot, être libre ou jugé. J’ai le droit de parler ainsi ; mes malheurs et les lois me le donnent, et j’ai lieu de tout espérer quand c’est à vous que je m’adresse.
« Salut et respect,
« SADE. »