SACS ET PARCHEMINS.

DERNIÈRE PARTIE.[1]


Séparateur


XIX.

Le retour de nos personnages au château de La Rochelandier fut gai comme un convoi funèbre. N’était-ce pas en effet le convoi funèbre de leur orgueil, de leur vanité et de leur ambition ? Plus de cour ni de pairie, plus de titres ni de millions, sacs vides, parchemins sans valeur ; ils s’étaient joués mutuellement, tous quatre avaient fait un marché de dupe. Quel voyage, grand Dieu, sur cette même route qui les avait vus, quelques mois auparavant, triomphans, ivres de joie et se prélassant sur les coussins moelleux d’une chaise de poste ! Blottis chacun dans un coin de l’intérieur de la diligence, ils se taisaient, et n’avaient pas même, pour se consoler ou se distraire, la ressource des récriminations : la révolution de février les renvoyait, comme on dit, dos à dos. Gaston et Laure n’osaient lever les yeux l’un sur l’autre. Roulée dans son manteau, enveloppée de fourrures, les mains dans son manchon, la marquise douairière, honteuse comme une fouine qu’un mulot aurait pris, s’abîmait dans ses réflexions, qui n’étaient pas couleur de rose. Il y avait des instans où elle se croyait le jouet d’un abominable cauchemar ; mais la présence de M. Levrault, assis vis-à-vis d’elle, la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Pauvre comme devant, elle retournait vivre dans son petit castel, avec M. Levrault sur les bras : voilà où l’avait conduite l’habileté de ses manœuvres. Le moins triste et le moins consterné des quatre, le croira-t-on ? c’était M. Levrault. Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de couleuvres, traversé tant de mauvais jours, des jours si tourmentés, qu’il n’aspirait plus qu’au repos. Il n’était pas ingrat envers la destinée, et s’estimait heureux de n’avoir laissé que ses écus dans la bagarre. La perte de sa fortune l’avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait d’aller à Berlin déchirer les traités de 1815. La veille de son départ, il avait écrit an ministre des affaires étrangères pour lui annoncer qu’il renonçait à cette mission glorieuse. L’obscurité, la pauvreté, lui apparaissaient désormais comme un port. Il ne redoutait plus l’incendie, le meurtre ni le pillage ; le sort des envoyés français à Rastadt ne le glaçait plus d’épouvante ; il ne voyait plus, il n’entendait plus dans ses rêves le hideux ricanement de la tête de Charlemagne. Enfin, sa pensée se reportait avec complaisance sur la déconvenue de la marquise ; c’était là le côté plaisant de sa ruine. En observant son air grognon, sa mine renfrognée, il riait dans sa barbe et se frottait les mains, comme s’il se fût ruiné volontairement, tout exprès pour lui faire pièce et se venger sur elle des déceptions qu’il avait essuyées. La satisfaction d’avoir sauvé sa peau, le mouvement de la voiture qui l’emportait loin de la fournaise des révolutions, la perspective d’une vie tranquille, la figure de Mme de La Rochelandier, qui s’allongeait de plus en plus, avaient donné à l’esprit déjà si varié de M. Levrault un tour imprévu, tout-à-fait piquant. Jamais ce diable d’homme ne s’était senti en si belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait dans toute sa personne quelque chose d’émoustillé, de guilleret et de goguenard qui acheva d’exaspérer la mère de Gaston.

— Eh bien ! mon aimable amie, disait-il en imitant les inflexions câlines que prenait autrefois la voix de la marquise sous les ombrages de la Trélade, nous touchons au terme de nos épreuves. Encore quelques heures, et nous découvrirons les tours du château Levrault ; c’est là que le bonheur nous attend. Je connais la simplicité de vos goûts ; vous n’aimez pas le monde, vous ne l’avez jamais aimé. Vous avez toujours recherché l’ombre et le silence, comme d’autres l’éclat et le bruit. Je sais tout ce qu’il vous a fallu d’abnégation et de dévouement pour renoncer à vos habitudes sédentaires ; soyez sûre que je n’oublierai de ma vie un si généreux sacrifice. Je m’applaudis de mon désastre, je bénis presque le coup qui m’a frappé, en songeant qu’il vous rend à votre vallée solitaire, à toutes les douces joies pour lesquelles vous êtes née. Ah ! mon amie, quelle existence enchantée nous allons mener tous ensemble dans le joli manoir que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne trouverez pas au château Levrault l’hospitalité splendide que vous m’avez offerte à l’hôtel La Rochelandier ; mais que sont les jouissances de la fortune, comparées à celles du cœur ? On l’a dit avec raison, ni l’or ni les grandeurs ne nous rendent heureux. C’est dans l’union des âmes que consiste la vraie félicité ; c’est dans la modestie des désirs que consiste la vraie richesse. À ce compte, qui donc peut se dire ici-bas plus riche et plus heureux que nous ?

La marquise rongeait son frein et ne répondait à tous ces beaux discours que par des regards de panthère prête à s’élancer sur sa proie.

À la tombée de la nuit, une patache qu’ils avaient prise à Nantes pour achever leur voyage les déposait modestement dans la cour du château Levrault. À peine descendue de voiture, Mme de La Rochelandier franchit d’un pas rapide les degrés du perron et se retira dans son appartement, sans plus se soucier de ses hôtes. Elle éprouvait le besoin d’exhaler librement sa colère. La vue de M. Levrault lui était odieuse ; c’est à peine si la jeunesse et la beauté de Laure trouvaient grâce devant ses yeux. Gaston comprenait autrement les devoirs que lui imposait la ruine de son beau-père ; il n’avait pas attendu jusque-là pour les accepter. Il s’occupa de l’installation de sa femme avec la courtoisie que nous lui connaissons. Quant à M. Levrault, il était chez lui ; déjà il commandait en maître. Il allait, venait, grondait les gens, donnait des ordres pour le souper, et remplissait la maison du bruit de sa voix, dont les éclats arrivaient jusqu’aux oreilles de Mme de La Rochelandier.

— Vous l’entendez ! s’écria la marquise s’adressant à Gaston, qui venait d’entrer dans sa chambre ; le malheureux prend ce château pour une auberge, le château de vos pères, le château de La Rochelandier ! Est-ce assez de honte et d’humiliation ? Ce bourgeois décrassé va chaque jour s’asseoir à notre table. Nous sommes rivés à lui comme le forçat à sa chaîne. Chaque jour, il nous étourdira de ses criailleries. Le souffrirez-vous, mon fils ? Ne trouverez-vous pas le moyen de nous en délivrer ? Il ne manque plus ici, pour nous achever, que ce drôle de Timoléon. Ce Levrault, je le hais. Maudite soit l’heure où sa fille a franchi le seuil de notre porte ! S’il reste ici, je vous en avertis, je pars pour Frohsdorf.

— Ma mère, répondit Gaston, c’est vous qui l’avez voulu. M. Levrault ne fait qu’user du droit que vous lui avez accordé vous-même. Vous avez caressé, vous avez encouragé sa sottise quand il était riche ; le voilà ruiné, il est juste que vous la subissiez. Il s’asseoir aujourd’hui à notre table ; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne ? Il prend notre château pour sa maison ; n’avez-vous pas pris son hôtel pour votre château ? Si quelqu’un oubliait les égards qui vous sont dus, je saurais le rappeler au respect ; mais j’entends à mon tour que la femme qui porte mon nom soit traitée ici sur le même pied que vous.

La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à répondre. Les rôles étaient changés ; M. Levrault trônait maintenant à La Rochelandier comme la marquise rue de Varennes. La mère de Gaston essayait vainement de se révolter et d’imposer silence à l’homme qu’elle avait si long-temps gouverné, qu’elle avait tenu en laisse. Au bout de quelques jours, elle sentit qu’il fallait revenir à ses vieilles habitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit son accent patelin, son sourire affectueux, ses manières caressantes. Elle conçut l’espérance d’éloigner par ses conseils l’hôte malencontreux qu’elle ne pouvait chasser par son impertinence.

Un soir, ils étaient assis tous deux au coin du feu. M. Levrault, mollement établi dans la meilleure bergère du salon, se taisait et jetait de temps en temps un regard narquois sur Mme de La Rochelandier ; la marquise, sans faire attention à cette raillerie muette, cherchait par quels détours elle pourrait amener M. Levrault jusqu’au seuil de la porte, se promettant bien de la fermer derrière lui. Il s’agissait de reconduire poliment, d’éveiller en lui le désir de partir, de renoncer à la retraite, de rentrer dans la vie active : c’était là sa constante préoccupation, son unique pensée.

— Je crains bien, mon ami, dit-elle enfin de sa voix la plus douce, que notre vie solitaire ne vous ennuie. Depuis quelques jours, je vous observe, je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes pâle, vous maigrissez, vos facultés s’étiolent dans l’inaction.

— Votre amitié, madame, s’alarme sans sujet, répondit M. Levrault de sa plus douce voix ; je ne me suis jamais mieux porté, je n’ai jamais mangé d’un si vif appétit. Je dors d’un sommeil paisible ; le matin, à mon réveil, j’écoute avec bonheur le chant du coq, je salue avec joie les premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L’air pur que je respire, le silence et la paix qui nous environnent, tout me ragaillardit : j’ai vingt ans.

— Je vous assure, mon ami, que je m’alarme avec raison ; vous êtes pâle, vous maigrissez. La vie des champs ne convient pas à votre caractère. Une intelligence telle que la vôtre, habituée au mouvement des grandes affaires, n’est pas faite pour la solitude. Vous avez beau dire, vous avez beau vanter votre bonheur, vous n’êtes pas heureux, je le sens bien. Vous êtes né pour le mouvement, pour la lutte ; l’inquiétude même est un besoin pour vous.

— Détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui voudra le mouvement et la lutte ; pour moi, je m’accommode très bien de l’existence que nous menons ici. Pourvu que l’avenir ressemble au présent, je me tiens pour satisfait.

— Est-il possible, mon ami, que vous ignoriez à ce point ce que vous valez, que vous méconnaissiez si étrangement les vrais besoins de votre nature ? Vous dépérissez, je ne le vois que trop ; l’ennui vous dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon ami ; quelques mois d’inaction suffiront pour miner votre santé.

— Rassurez-vous, je vous en prie ; je suis bâti solidement. Mon père et le père de mon père ont vécu jusqu’à cent ans, et je compte bien faire comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie, que nous vieillirons ensemble comme Philémon et Baucis.

— Vraiment, je vous admire, et j’ai peine à vous comprendre. Quelle singulière illusion ! J’ai dans ma famille un exemple effrayant qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être pour vous un salutaire avertissement. Un de mes frères, officier de marine, a voulu, comme vous, à la fleur de l’âge, renoncer à la vie active ; il s’est obstiné, comme vous, à s’ensevelir dans ce château ; comme vous, il vantait le calme de sa retraite ; au bout d’un an, pâle, amaigri, méconnaissable, il s’éteignait dans nos bras ; comme vous, il avait manqué à sa mission, et la nature s’était vengée. Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une folle sécurité. Il faut à votre esprit un but, une ambition ; pourquoi ne rentreriez-vous pas dans les affaires ? Pourquoi ne songeriez vous pas à relever votre fortune ? Cette espérance ne vous sourit-elle pas ? Ne serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans la lice, de défier l’injustice du sort, et de reconquérir par votre génie la richesse dont vous saviez faire un si noble usage ?

— Je n’ai pas attendu vos conseils pour y songer, dit M. Levrault en hochant la tête.

— Eh bien ! reprit d’un air triomphant la marquise, qui le voyait déjà sur le perron lui faisant ses adieux et partant pour la grande ville, qui vous arrête, si vous y avez songé ? Est-ce la dureté des temps, l’affaiblissement du crédit ? De pareils obstacles doivent-ils vous effrayer ? S’enrichir dans un temps prospère, c’est l’œuvre d’un esprit vulgaire ; lutter contre la défiance, narguer la peur, attirer à soi l’or effrayé qui s’enfuit, c’est une entreprise difficile sans doute, mais une entreprise digne de vous.

— Oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi tenter un homme tel que moi ; malheureusement je dois y renoncer.

— Et pourquoi ?

— Je ne suis qu’un petit bourgeois, c’est la vérité : je me suis enrichi à vendre du drap, comme mon père, près du marché des Innocens, je ne m’en défends pas ; mais je sais vivre, je connais les devoirs que m’impose votre alliance. La république a pu abolir les titres ; pour moi, vous êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre nom, le nom de mon gendre me défend de rentrer dans les affaires. Je sais ce que je vous dois, et je ne l’oublierai jamais. Quand on a l’honneur de tenir à une race de preux, il ne faut pas déroger. Que diraient les aïeux de votre fils, que diraient toutes ces figures vénérables qui nous regardent, qui nous écoutent, si le beau-père d’un La Rochelandier se mêlait de commerce ou d’industrie ? Je n’ai pas de blason, mais je dois prendre soin du vôtre.

— Noble ami, vos scrupules vous honorent ; cependant vous allez trop loin. Malgré son profond respect pour le nom de ses ancêtres, Gaston, j’en suis sûre, vous verrait sans chagrin, sans dépit, recommencer de vos mains l’édifice de votre fortune, et, pour ma part, je ne vous blâmerais pas.

— Je comprends, noble amie, tout ce qu’il y a de magnanime dans votre indulgence ; mais je ne veux pas, je ne dois pas en abuser. J’ai toujours professé, je professerai toujours le respect des vaincus ; votre titre est d’autant plus sacré à mes yeux, que la révolution vous en a dépouillée.

— Eh bien ! dit la marquise, qui ne renonçait pas encore à son espérance, si vous ne voulez pas refaire votre fortune sous nos yeux, si vous craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos spéculations, ne pouvez-vous passer les mers, aller en Amérique ? Habile, hardi comme vous l’êtes, quelques années vous suffiront pour retrouver ce que vous avez perdu, et vous reviendrez jouir parmi nous des fruits de votre génie.

— L’Amérique ! J’y ai pensé plus d’une fois. C’est là, en effet, que les grands désastres se réparent en quelques années. J’ai dans ma famille un exemple bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Un de mes oncles, droguiste rue des Lombards, était parti ruiné pour l’Amérique ; il revint, au bout de cinq ans, avec une fortune colossale.

— Et vous hésitez ! s’écria la marquise. Ah ! mon ami, qu’attendez vous ? Si modeste que soit notre patrimoine, s’il fallait, pour vous faire une cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne reculerions devant aucun sacrifice.

— Généreuse amie, je reconnais bien là votre grand cœur ; je saurai me montrer digne d’une amitié si belle.

— Ainsi votre projet est bien arrêté ?

— Arrêté d’une façon irrévocable.

— Et quand comptez-vous partir ?

— Oui, je me montrerai vraiment digne de votre amitié ; je ne vous quitterai jamais. Avez-vous pu croire un seul instant que je consentirais à me séparer d’une amie si tendre, si dévouée, si fidèle, que je renoncerais aux délices de votre intimité, pour aller au-delà de l’Océan chercher quelques misérables sacs d’écus ? Vous m’avez cru passionné pour la richesse ; apprenez à mieux me connaître : je resterai près de vous. Rien à mes yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous entendre.

La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage ; elle sentait que cet homme, dont elle s’était si long-temps moquée, prenait maintenant sa revanche. Rendons justice à M. Levrault : s’il se raillait avec joie de la marquise, s’il savourait sa vengeance avec délices, il y avait pourtant dans ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait bien au château Levrault ; après tant d’orages et de traverses, le repos était pour lui un véritable bonheur qu’il pouvait vanter sans mentir. Pareil au naufragé qui vient de toucher la plage, il bénissait la Providence qui l’avait sauvé, et ne songeait pas à regretter ses trésors engloutis par les flots. Sa mission à Berlin, si imprudemment acceptée, l’avait guéri à jamais de toute ambition, et surtout de l’ambition diplomatique. Si parfois il lui arrivait de jeter un regard mélancolique sur son habit brodé, il lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de porter les yeux sur la cotte de mailles de François Ier, suspendue au pied de son lit. L’opulence lui avait suscité tant d’ennuis, tant de tracas, tant de déboires, qu’il se résignait sans effort à la médiocrité. Les débris de la dot de Laure, réunis aux débris du domaine de La Rochelandier, permettaient à la petite colonie de vivre assez doucement ; M. Levrault n’en demandait pas davantage. Le malheur avait développé en lui un bon sens, une sagesse inattendue. Lui qui avait mordu à tant d’hameçons, qui s’était laissé prendre dans tant de nasses, instruit à ses dépens, prudent comme un vieux brochet qui a dix fois rongé les mailles du filet, il passait fièrement devant le piège et riait au nez du pêcheur. Loin du bruit de l’émeute, débarrassé de Timoléon qu’il espérait bien ne jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de la sécurité profonde où s’écoulait sa vie. Cette paisible vallée lui semblait un asile impénétrable que le vent furieux des révolutions ne viendrait jamais troubler. Autour de lui, tout était tranquille. Les folles espérances de la marquise avaient été bien vite déçues ; Gaston, loin de partager l’aveuglement de sa mère, s’était appliqué sans relâche à pacifier les esprits. Il comprenait que le rôle de la Vendée était fini, en présence de la France entière appelée à se prononcer sur sa propre destinée. Cependant M. Levrault n’avait pas encore épuisé la coupe des tribulations.

Après une trêve de quelques jours, la marquise désappointée avait repris le ton agressif, l’attitude provoquante. M. Levrault, qui, loin du danger, n’avait plus aucune raison pour garder ses principes républicains, les proclamait pourtant, les défendait avec acharnement, pour taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces deux amis, tout était sujet de querelle. Chacun des portraits qui décoraient le salon suggérait à M. Levrault une foule d’épigrammes qui, sans être bien acérées, harcelaient son adversaire comme autant de coups d’épingle. Ils passaienttpresque toutes leurs soirées en tête à tête. Chose étrange ! ils se détestaient mutuellement et ne pouvaient vivre l’un sans l’autre. Ils s’aidaient l’un l’autre à tuer le temps, ce mortel ennemi des gens qui ne font rien ; chacun des deux trouvait dans le dépit de son interlocuteur une source intarissable de contentement. La marquise maudissait la république ; M. Levrault parlait d’effacer les écussons de la famille, accablait de son ironie ces derniers vestiges de la féodalité, et demandait s’il n’était pas temps de convertir en pigeonnier une tour crénelée dont la défense héroïque était consignée dans les archives des La Rochelandier. Ces querelles sans fin, auxquelles Gaston et Laure demeuraient étrangers, se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit. Un soir qu’ils étaient aux prises et ressassaient pour la centième fois l’éternelle question des écussons et des créneaux, au bruit d’une voiture qui entrait dans la cour, ils se turent tout à coup et se regardèrent d’un air étonné. Presque au même instant, la porte s’ouvrit brusquement, et maître Jolibois, ceint d’une écharpe tricolore, suivi d’un brigadier de gendarmerie, entra dans le salon. La marquise et M. Levrault demeurèrent cloués sur leur fauteuil.

— Ah çà ! dit maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine, j’en apprends de belles. Mes prévisions ne m’avaient pas trompé ; le château de La Rochelandier est décidément un repaire d’aristocrates, un nid de chouans, un foyer de réaction. Voilà donc comment on reconnaît la clémence et la mansuétude du peuple ! La république est patiente, mais il ne faut pourtant pas la pousser à bout. Vous conspirez, je le sais, j’en suis sûr ; vous n’êtes occupés qu’à rabaisser, qu’à dénigrer le triomphe de la démocratie. N’essayez pas de vous défendre, ce serait peine perdue ; mes agens m’ont tout appris.

M. Levrault, dont la conscience était en repos, jeta sur la marquise un regard qui semblait dire : Ce sont vos affaires, non les miennes. Il ouvrait la bouche pour se justifier ; mais la marquise le prévint, et se tournant vers lui :

— Eh bien ! que vous disais-je ? Ne vous ai-je pas annoncé cent fois ce qui arrive aujourd’hui ? Vous avez dans votre langage une intempérance, une étourderie, une témérité qui va jusqu’à la folie. Vous ne ménagez personne, vous raillez toute chose. Une fois parti, vous allez, vous allez… rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre la république ne pouvaient demeurer impunies. Votre langue de vipère devait tôt ou tard nous attirer quelque mésaventure. Je vous l’ai prédit cent fois, et ma prophétie ne s’est que trop bien accomplie. Vous n’avez, sur ma foi, que ce que vous méritez. Pour moi, je m’en lave les mains ; tirez-vous de là comme vous pourrez.

M. Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot à dire ; l’étonnement, l’indignation, la colère, l’effroi, se disputaient son cœur et serraient sa gorge comme dans un étau.

— C’est donc vous, s’écria Jolibois, qui dénigrez la république ! C’est vous qui conspirez contre elle ! C’est vous, pygmée, vous, mirmidon, qui voulez la renverser !

— Moi ! dit enfin M. Levrault, plus rouge que la crête d’un coq ; si quelqu’un ici dénigre la république, ce n’est pas moi, c’est madame.

— C’est vous, s’écria vivement la marquise, vous qui, après avoir rampé, après vous être mis à plat ventre devant le régime nouveau, vous vengez maintenant, par de misérables quolibets, de la peur qui vous avait converti.

— Osez-vous bien m’accuser ? repartit M. Levrault hors de lui ; osez-vous bien me prêter vos rancunes et votre haine ? Heureusement, mes opinions sont connues, et les vôtres, madame, ne sont un mystère pour personne. J’ai toujours aimé la république, et vous l’avez toujours détestée.

— Je ne l’ai jamais aimée, j’en conviens, reprit la marquise, mais je l’ai acceptée avec résignation ; je me suis inclinée devant la volonté de la France. La haute intelligence de M. le commissaire-général, aidée de son noble cœur, comprendra sans peine tout ce que je dois de ménagement et d’égards aux traditions de ma famille. Je n’ai jamais aimé la république, mais je la respecte, je n’ai contre elle ni haine ni amertume ; je ne clabaude pas comme vous.

— Vous l’entendez, citoyen Levrault, dit Jolibois d’un ton sévère, il ne s’agit pas ici du rapport d’un agent plus ou moins fidèle ; c’est un membre de votre famille qui vous accuse, c’est la mère de votre gendre. Malgré la tendre amitié qui nous unit, il ne m’est pas permis de différer plus longtemps l’accomplissement de mon devoir : suivez-moi.

— Vous suivre ! Où me conduisez-vous ? demanda M. Levrault se soutenant à peine.

— En prison, répondit Jolibois.

— En prison ! s’écria M. Levrault pâle d’épouvante.

Il fit un mouvement pour s’enfuir, mais déjà le brigadier de gendarmerie lui appliquait sur l’épaule sa large main gantée de peau de daim. Un imperceptible sourire plissa la lèvre de l’enragée marquise. Maître Jolibois donna le signal du départ et emmena l’infortuné Levrault, qui prit place à côté de lui dans le fond de sa voiture. Le brigadier sauta en selle, et la voiture partit. Après avoir joui quelques jnstans de la terreur de son prisonnier, Jolibois rompit enfin le silence.

— Pourquoi tremblez-vous, mon cher ? Que diable ! un homme ne doit pas ainsi se laisser abattre. Que craignez-vous ? Votre faute est grave sans doute, vous serez jugé, mais la république est clémente, et la peine de mort est abolie pour les délits politiques. Le pire qui puisse vous arriver, c’est d’être condamné à la déportation.

— La déportation ! balbutia M. Levrault ; mais je suis innocent, il n’y a pas un mot de vrai dans les inculpations de cette abominable marquise. Vous me connaissez, mon bon Jolibois.

— Hélas ! mon ami, je ne vous connais que trop, et votre conduite même donne une terrible autorité à l’accusation portée contre vous. Comment ! je me fais votre patron, votre avocat, je vous présente au chef du cabinet des affaires étrangères, je sollicite avec instance, j’obtiens pour vous une mission glorieuse, une mission sans précédens, et, après l’avoir acceptée, vous la répudiez lâchement ! Vous dont je vantais le courage, vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme un lièvre. Après une pareille escapade, quelle foi puis-je ajouter à vos paroles ? Vous dites que la marquise vous accuse injustement, vous parlez de votre amour pour la république ; mais, si vous l’aimez sincèrement, pourquoi donc ne l’avez-vous pas servie ?

— Ah ! mon cher Jolibois, Dieu m’est témoin que je serais allé avec joie, avec orgueil, redemander à Berlin la tête de Charlemagne ; mais, au moment où j’allais partir, j’ai appris ma ruine. Je ne pouvais plus représenter dignement la France, et j’ai dû renoncer à la mission que j’avais acceptée.

— Qu’importe à un vrai patriote la richesse ou la pauvreté, quand il s’agit de servir le pays ? La république n’a pas besoin de serviteurs brodés d’or sur toutes les coutures ; à l’extérieur comme à l’intérieur, elle ne demande à ses agens que dévouement et intrépidité. Regardez-moi ; je suis maître de la Bretagne tout entière, je commande ici en dictateur, et, sans mon écharpe tricolore, on me confondrait avec le premier passant.

— Malgré ma pauvreté, je serais parti, si j’eusse été seul ; mais je devais veiller sur l’avenir de ma fille et recueillir les débris de sa dot.

— Misérable subterfuge ! s’écria Jolibois ; la famille n’est rien devant la patrie. Savez-vous ce que coûte à la France votre pusillanimité ? L’occasion que vous avez laissé échapper est perdue à jamais et ne renaîtra plus. Malgré toutes mes recommandations, vous n’avez pas su retenir votre langue : le secret de votre mission est allé jusqu’à Berlin, jusqu’à Vienne, jusqu’à Saint-Pétersbourg. La Russie, l’Autriche et la Prusse sont sur le qui-vive. Peut-être nous faudra-t-il renoncer à notre frontière du Rhin, peut-être serons-nous obligés de subir long-temps encore les traités de 1815, et à qui devrons-nous cette humiliation ? À vous, citoyen Levrault, à vous seul !

— Si le secret de ma mission a été connu, ce n’est pas moi qu’il faut accuser d’indiscrétion ; je ne l’ai révélé à personne. À toutes les questions de mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles, je suis demeuré muet, impénétrable ; je n’ai rien à me reprocher.

— Rien à vous reprocher ! Comptez-vous donc pour rien vos propos téméraires, vos propos injurieux contre la démocratie, vos conciliabules liberticides, vos sourdes menées dans le pays ?

— Hélas ! mon cher Jolibois, la damnée marquise me calomnie indignement, et, pour une faute qui n’est pas la mienne, vous me parlez de déportation !

— Mon Dieu, oui, peut-être la déportation. Le tribunal jugera, il entendra votre défenseur. Ah ! je ne vous le cache pas, vous aurez besoin d’un habile avocat ! Voilà ce que c’est, mon bon ami, que de se trouver en mauvaise compagnie. Vous avez voulu vous emmarquiser, vous encanailler de noblesse ; vous payez aujourd’hui votre entêtement.

En ce moment, un éclair sillonna la nue. Le tonnerre gronda ; une grêle furieuse mêlée d’une pluie abondante fondit sur la plaine, et vint fouetter la vitre de la portière. La conversation s’arrêta. Maître Jolibois parut tout d’un coup se plonger dans une profonde méditation. M. Levrault l’épiait d’un regard inquiet, comme s’il eût espéré lire sa destinée sur le front du dictateur. L’orage redoublait. Les chevaux avançaient péniblement dans les ornières détrempées. Une lueur de clémence passa sur le front d’Étienne Jolibois.

— Écoutez, dit-il enfin comme saisi d’une subite inspiration, malgré toutes vos fautes, malgré votre lâcheté, je sens que je vous aime encore ; mon amitié pour vous a résisté à toutes ces cruelles épreuves. Une fois que vous comparaîtrez devant la justice, je ne pourrai plus rien pour vous ; les magistrats seront obligés d’appliquer la loi. Je n’ai qu’un moyen de vous sauver…

— Quel moyen ? demanda M. Levrault d’une voix haletante.

— C’est de vous rendre la liberté, et je vous la rends ; allez, mon cher, et ne péchez plus.

En achevant ces mots, Jolibois ouvrit la portière ; sans demander son reste, M. Levrault sauta au beau milieu d’une flaque d’eau, et regagna, par une pluie battante, le château de La Rochelandier. Au bout d’une heure, trempé jusqu’aux os, crotté jusqu’à l’échine, il sonnait à la porte ; je laisse à deviner la figure de la marquise, en revoyant si tôt l’hôte maudit dont elle se croyait délivrée pour long-temps.

XX.

Cependant un travail mystérieux s’accomplissait dans le cœur de Laure et dans le cœur de Gaston. Ces deux jeunes gens n’étaient pas sortis mauvais des mains de Dieu ; l’éducation avait faussé leur nature, sans la dépraver pourtant d’une façon inguérissable. Gaston, affligé d’abord de la ruine de son beau-père et de sa femme, éprouvait maintenant un sentiment de délivrance ; la créance qu’il ne pouvait acquitter n’était-elle pas déchirée ? Laure éprouvait un sentiment pareil ; chacun des deux se trouvait dégagé. Libres désormais, rendus à leur nature première, ils s’observaient avec curiosité et s’étonnaient de découvrir mutuellement des trésors auxquels ils n’avaient jamais songé. Laure, qui, en se mariant, n’avait rêvé que les fêtes de la cour, qui, en perdant sa chimère, s’était crue menacée d’un ennui sans remède et sans fin, s’apercevait avec surprise que les joies de la vanité ne sont pas les seules joies de ce monde. Sa vanité, ne sachant plus où se prendre, était morte, faute d’aliment. On se rappelle que Mlle Levrault avait étudié avec succès la peinture et la musique. Établie dans une chambre que Gaston avait décorée avec une élégante simplicité, elle reprit ses études ; les talens qu’elle avait négligés au milieu des distractions de sa vie opulente consolaient, égayaient sa solitude et sa pauvreté. Le printemps renaissait ; Laure l’accueillit avec un bonheur inespéré. Un jour, on s’en souvient peut-être, quelques semaines après son arrivée à la Trélade, le jour même où elle avait rencontré Gaston pour la première fois, les champs et les bois s’étaient révélés vaguement à sa jeune imagination, mais ce poétique sentiment n’avait pas résisté aux préoccupations toutes mondaines qui l’agitaient alors ; en présence du même spectacle, son émotion fut, cette fois, plus durable, plus profonde, et la révélation s’acheva. Gaston, qui aimait les poètes, avait réuni dans la chambre de sa femme un petit nombre de livres choisis avec goût, et Laure retrouvait avec un secret orgueil, dans ces livres enivrans, l’expression pure et précise de ses rêveries et de ses pensées. De jour en jour, son intelligence s’élevait, son cœur s’ouvrait à des sentimens plus tendres. Les poètes lui expliquaient la nature, et la nature, à son tour, lui enseignait à mieux comprendre les poètes.

Un soir, elle était assise au piano, Gaston se promenait dans le parc ; les derniers rayons du soleil filtraient à travers la ramée. Après avoir préludé pendant quelques instans, elle se mit à jouer une des plus charmantes compositions de Louis Lacombe, le Soir, idylle gracieuse qui raconte avec une merveilleuse précision, avec une exquise délicatesse, toutes les rumeurs, tous les bourdonnemens, tous les murmures de la plaine à la fin de la journée ; poème champêtre où l’on entend le bêlement des troupeaux ramenés à la bergerie, le chant des pâtres, le tintement de l’Angelus, tous ces bruits confus qui s’élèvent à la nuit tombante, comme une prière de la terre au ciel. Gaston était venu s’accouder sur la fenêtre. Les doigts de Laure semblaient à peine effleurer le clavier ; la brise soulevait les boucles de ses cheveux ; son cou s’inclinait mollement comme le cou d’un cygne. Gaston la contemplait avec surprise, comme s’il l’eût aperçue pour la première fois. En ce moment, en effet, Laure était pour lui une femme toute nouvelle. Émue, attendrie, pénétrée à son insu d’un sentiment religieux, elle commença d’une voix claire et vibrante un psaume de Marcello. Sa voix, autrefois gâtée par la mignardise et l’afféterie, s’échappait pure et limpide, et rendait avec une simplicité puissante la divine mélodie de ce maître inspiré. Quand elle eut fini de chanter, Gaston s’éloigna d’un pas rêveur. Il comprenait confusément tout le prix du trésor qu’il possédait, et se sentait honteux de l’avoir si long-temps ignoré, si long-temps négligé. Que fallait-il pour cultiver ce champ dont il avait méconnu la richesse ? En arracher quelques brins d’ivraie, déraciner les travers puérils, les désirs frivoles, les idées étroites qu’il avait laissé grandir, qu’il avait encouragées par son indifférence : le malheur avait fait ce que Gaston n’avait pas su faire.

Laure, qui n’avait vu dans Gaston qu’un marquis et rien de plus, voyait maintenant en lui un homme nouveau. Gaston, en effet, l’avait traitée jusque-là avec froideur ; l’orgueil, la crainte de passer pour un courtisan de l’opulence, arrêtaient sur ses lèvres tout ce qui pouvait ressembler à un témoignage d’affection ; cette crainte, en s’évanouissant, avait réveillé tous ses bons instincts. Il n’avait plus cette impassible courtoisie qui soumet tous les mouvemens aux lois de l’étiquette et enveloppe la vie d’une atmosphère glacée. Ce jeune homme naguère si frivole, occupé de voitures, de chiens et de chevaux, devenu grave et pensif, avait avec sa femme des entretiens sérieux. Elle l’écoutait avec déférence et s’accusait à son tour de l’avoir méconnu. Ainsi, par une pente insensible, ils arrivaient à l’amour, qu’ils n’avaient pas cherché ; mais le souvenir de leur mariage, conclu sous les auspices d’une double promesse et suivi d’une double déception, enchaînait sur leurs lèvres toutes ces confidences familières dont se nourrissent les affections naissantes. La honte arrêtait le mutuel aveu de leur tendresse ; chacun des deux aimait sans se croire aimé, et s’avouait avec douleur qu’il n’avait rien fait pour mériter de l’être.

Gaston comprit enfin que le moment était venu de renoncer à l’inaction, de se conduire en homme, et que le seul moyen de gagner le cœur de sa femme était de reconquérir sa propre dignité. Ses revenus, quoique modestes, lui permettaient d’aller vivre à Paris sans entamer le bien-être de sa famille ; il résolut de partir seul, de s’ouvrir une carrière, de travailler pour tirer sa femme de la vie chétive de La Rochelandier. Que ferait-il ? Il ne le savait pas encore ; mais il avait vingt-cinq ans, de l’intelligence, du courage, et comptait sur Dieu, qui vient en aide aux gens de bonne volonté.

Les choses en étaient là, Gaston n’avait encore confié sa résolution à personne, quand un incident inattendu vint ajourner l’accomplissement de son projet.

On était au mois de mai. Laure et Gaston, M. Levrault et la marquise achevaient de souper, quand tout à coup ils entendirent un bruit confus de voix sous le vestibule. Un garçon de ferme entra dans la salle à manger, annonçant qu’un homme en blouse, à longue barbe, voulait à toute force pénétrer dans la maison. Au même instant, Timoléon parut, renversant sur son passage un valet qui essayait de l’arrêter.

— Mon fils ! murmura M. Levrault en cachant sa tête entre ses mains.

— Malheureux, s’écria la marquise indignée, que venez-vous faire ici ?

— Croiriez-vous, dit Timoléon s’adressant à son père sans s’inquiéter de cette apostrophe inhospitalière, croiriez-vous que ces drôles veulent m’empêcher d’entrer dans le château Levrault ? J’ai beau leur crier que je suis votre fils ; ils s’obstinent à n’en rien croire. Je suis proscrit, traqué par les sicaires de la réaction ; me refuserez-vous un asile ?

Et, sans plus de façon, il prit place à table.

— Puisque vous êtes proscrit, dit le jeune La Rochelandier d’un ton qui n’admettait pas de réplique, nous vous cacherons ; mais vous n’êtes pas ici chez vous, sachez-le bien, vous êtes chez moi. Dans huit jours, au plus tard, il faut quitter la France. Vous choisirez vous-même le lieu de votre retraite, et nous ferons les frais de votre voyage.

Demeuré seul avec son père, Timoléon lui raconta à sa manière l’étourderie populaire du 15 mai. Il était lui-même un des étourdis qui avaient envahi la chambre et balayé la représentation nationale. Quand il eut terminé son récit :

— Je suis proscrit, ajouta-t-il ; mais ne croyez pas pourtant qu’en venant ici, je n’aie songé qu’à mon salut. Puisque Paris refuse de nous suivre, nous allons endoctriner les campagnes. Vous n’êtes pas de ces républicains timorés qui reculent devant le remaniement complet de la société ; les théories les plus avancées n’ont rien qui vous surprennent. Je viens vous proposer une œuvre admirable, et je compte sur vous.

— Quel est ton projet ? demanda M. Levrault, frissonnant des pieds à la tête.

— Je veux démocratiser la Bretagne, réhabiliter la Vendée, moraliser, donner à la république ces deux provinces si long-temps abruties par la superstition et l’aristocratie ; je veux prêcher en Bretagne, en Vendée, la vérité sociale. À nous deux, mon père ! Nous convertirons les paysans à la foi nouvelle ; je serai Jésus, et vous serez saint Jean ! Nous porterons la lumière sous le chaume, et nous brûlerons les châteaux.

— Tu parles de Jésus et de saint Jean ; mais Jésus et saint Jean ne brûlaient pas les châteaux.

— Ils devaient les brûler ; c’est à nous d’achever leur tâche. À nous deux, nous en viendrons à bout.

— Ah ! mon cher Timoléon, dit M. Levrault, toujours prêt à hurler avec les loups, je ne t’ai pas attendu pour prêcher ici la foi nouvelle ; mais tu ne connais pas les paysans de nos campagnes. Les malheureux croient encore à toutes les vieilleries dont nous connaissons, nous autres, le néant et l’impiété, à la famille, à l’héritage. Ils se feraient tuer jusqu’au dernier pour défendre, pour sauver le champ de leur seigneur, le champ qu’ils labourent, qu’ils arrosent de leurs sueurs, et qui ne leur appartient pas. Tu ne sais pas jusqu’où va leur stupidité : s’il me prenait fantaisie de mettre moi-même le feu à mon château, ils accourraient par milliers pour l’éteindre. Ce n’est pas sur cette terre ingrate que pourra germer la vérité sociale.

— L’entreprise est difficile, mon père, je le savais déjà ; elle n’en sera que plus glorieuse. Ma parole fécondera cette terre ingrate. Couvrir de moissons les plaines de la Beauce, est-ce là de quoi tenter le génie et le dévouement d’un apôtre ?

— Va donc, que ta destinée s’accomplisse ! Poursuis ta mission. Pour moi, j’ai renoncé à la vie politique. Je sens que je ne suis pas fait pour l’apostolat ; mais je suis fier de mon fils, et mes vœux t’accompagneront.

— Eh bien ! reprit Timoléon, puisque vous êtes fier de votre fils, vous ne lui refuserez pas une poignée de ce vil métal qui disparaîtra de la terre régénérée quand le règne de la vérité sociale sera venu, mais qui aujourd’hui, dans le vieux monde corrompu où nous vivons, peut servir à tout, même au bien.

— Mais je suis ruiné, tu ne l’ignores pas.

— Bah ! laissez donc ! Vous avez bien encore un petit magot. Pour avoir la paix et se donner en même temps un air de grandeur et de générosité, M. Levrault tira sa bourse et la jeta à Timoléon avec la grâce et le laisser-aller d’un marquis de l’ancienne comédie.

Le lendemain était un dimanche ; Timoléon rôdait dans le village voisin. Comme les paysans sortaient de l’église, il trouva moyen de lier conversation avec deux garçons de ferme, les entraîna au cabaret et demanda un broc du meilleur vin. À peine attablé, il commença son rôle d’apôtre. La singularité de ses discours, la longueur de sa barbe, eurent bientôt attiré autour de lui un nombreux auditoire. Il leur expliquait la sublime théorie de la vraie et de la fausse propriété, le partage des fruits de la terre entre tous les membres de la communauté, la nécessité d’abolir l’héritage. Déjà il touchait aux cimes les plus hautes de la vérité sociale, lorsqu’il fut interrompu dans son improvisation.

— Ainsi, à votre compte, demanda Jean Thomas, le champ que mon père m’a laissé et que j’ai arrondi de quelques bons lopins, je n’ai pas le droit de le laisser à mon fils ?

— Non, car l’héritage est un sacrilège, et votre fils ne posséderait qu’une propriété mensongère.

— Ainsi, demanda le père Michel, au lieu de porter mon blé au marché et de rapporter à notre ménagère quelques bons sacs d’écus, à votre compte, il faut le partager entre tous les fainéans de la commune qui se croisent les bras et passent leur vie au cabaret ?

— Vous devez le partager, au nom de la fraternité.

— Ainsi, demanda Claude-l’éveillé, si nous avons besoin, pour faire ripailles, d’un quartier de bœuf ou de mouton, nous n’avons plus qu’à choisir dans l’étable ou la bergerie de notre maître ?

— Il n’y a plus de maîtres ; ses moutons et ses bœufs sont à vous.

— C’est donc pour nous apprendre toutes ces belles choses que vous êtes venu exprès de Paris ? demanda François-l’ahuri.

— Oui, mes enfans, je suis venu pour vous éclairer sur vos droits, pour vous affranchir. Vos prêtres, ligués avec vos seigneurs, vous ont assez long-temps prêché la servitude et la misère ; moi, au nom de la vérité sociale, je vous apporte la richesse et la liberté.

— C’est un partageux ! s’écria l’auditoire tout entier.

Au même instant, Timoléon fut couvert d’une grêle de coups de poing. Hué, conspué, meurtri, il s’échappa du cabaret, et courut à toutes jambes. Les paysans le serraient de près. Comme il passait devint une mare, Claude-l’éveillé et François-l’ahuri le prirent dans leurs bras vigoureux et le lancèrent au milieu de la fange. Quand les paysans, satisfaits de la double leçon qu’ils venaient de lui donner, se furent éloignés, Timoléon, dont la barbe limoneuse ne ressemblait pas mal à celle d’une divinité aquatique, s’essuya de son mieux en se roulant sur l’herbe d’un pré voisin et regagna piteusement le château Levrault. La leçon avait été si bonne, qu’il fallut le mettre au lit. Après avoir maugréé pendant une semaine entière au milieu des tisanes et des compresses, il appela M. Levrault à son chevet.

— Vous aviez raison, lui dit-il d’un air contrit ; la vérité sociale ne germera jamais dans cette terre maudite. Je ne le sens que trop, la Bretagne est condamnée à croupir éternellement dans l’ignorance et la stupidité ; je renonce à la moraliser, à la guérir. Que votre gendre se réjouisse, votre gendre qui m’a si bien reçu : je quitte la France.

— Où iras-tu ? demanda M. Levrault, secrètement charmé.

— En Icarie ! c’est le seul coin de terre où la vérité sociale compte aujourd’hui quelques disciples fervens ; en Icarie, où je trouverai des frères.

La petite colonie se cotisa pour payer la traversée de l’apôtre exilé ; trois jours après, Timoléon s’embarquait au Havre pour la Californie.

XXI.

Le château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne retenait plus Gaston ; il pouvait partir sans inquiétude : le bien-être de Laure était assuré. Il lui abandonnait la meilleure partie de ses revenus, et ne se réservait que le strict nécessaire. C’était pour lui, pour lui seul, qu’allait commencer une vie d’abnégation et de sacrifice. Tout le monde ignorait encore sa résolution au château de La Rochelandier ; il voulait échapper aux remontrances de sa mère, et ne devait confier son projet à Laure qu’au dernier moment.

La veille du jour fixé pour son départ, le fils de l’un de ses fermiers se mariait ; Laure avait promis d’assister à la fête. Gaston monta en cariole avec sa femme et s’achemina vers la ferme. Laure, avec sa robe de mousseline et son chapeau de paille, était cent fois plus charmante qu’autrefois à la Trélade et rue de Varennes avec ses toilettes éblouissantes. Le trajet se fit en silence ; leur pensée se reportait involontairement au jour de leur mariage. À leur arrivée, ils se virent entourés avec empressement, accueillis avec cordialité. Laure fut touchée de l’émotion joyeuse qui se peignait sur tous les visages. Son mari était aimé, et elle prenait sa part de l’amour qu’il inspirait. Une joie franche, un bonheur vrai, éclataient dans les yeux des jeunes mariés. Laure et Gaston les observaient avec tristesse, et, quand leurs regards se rencontraient, chacun des deux détournait la tête, comme s’il eût craint d’être deviné. Les deux époux de la journée n’avaient ni titres ni richesse ; mais ils s’adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le bal avec le fils du fermier, et Gaston avec l’épouse. Le jeune mari exprimait naïvement son ivresse, et Laure l’écoutait avec une curiosité mêlée de douleur ; la jeune femme ouvrait ingénument son cœur, et Gaston l’écoutait avec mélancolie. Rêveurs, préoccupés pendant le reste de la soirée, Laure et Gaston promenaient autour d’eux un regard distrait ; ils se disaient au fond de leur conscience qu’il faut bien peu de chose pour être heureux, quand on s’aime, et que la pauvreté a ses fêtes tout aussi bien que l’opulence.

La soirée était belle ; ils partirent à pied. Émus, agités par ce qu’ils avaient vu, ce qu’ils avaient pensé, ils marchaient silencieux le long des haies. C’était la première fois qu’ils se trouvaient ainsi, seuls, la nuit, au milieu des champs. Les étoiles resplendissaient au-dessus de leurs têtes ; l’atmosphère, embaumée des senteurs de la lande, ajoutait encore au trouble de leurs âmes. Parfois le sentier qu’ils avaient choisi pour abréger la route se rétrécissait ; Laure, suspendue au bras de son mari, se serrait contre lui, ses cheveux effleuraient le visage de Gaston, leurs haleines se confondaient. Tantôt ils s’arrêtaient pour prêter l’oreille au bruit de la Sèvres ; tantôt ils ralentissaient le pas, se regardant à la dérobée, écoutant le battement de leur cœur, surpris et confus comme deux fiancés de la veille. Ils ne se parlaient pas, et pourtant ils n’avaient jamais été si près de se comprendre. Vingt fois ils sentirent l’aveu de leur amour prêt à s’échapper de leurs lèvres ; vingt fois la honte du passé, la crainte de n’être pas aimé arrêta l’élan de leur tendresse. Ils arrivèrent au château sans avoir échangé une parole. Sur le seuil de la chambre de Laure, Gaston prit sa femme dans ses bras et l’embrassa comme il ne l’avait jamais embrassée, la pressa contre sa poitrine, et demeura quelques instans à la contempler. Au moment de la quitter pour long-temps peut-être, on eût dit qu’il voulait graver plus avant son image dans son souvenir, puiser dans ce baiser d’adieu l’énergie et le courage dont il avait besoin. Laure croyait toucher au bonheur ; Gaston s’enfuit sans trouver la force de lui annoncer son départ.

Restée seule, Laure savoura d’abord avec délices l’émotion enivrante de cette première étreinte amoureuse. Assise à sa fenêtre ouverte, elle s’abîma dans la contemplation du ciel étoilé ; jamais l’air ne lui avait semblé si pur, la brise si parfumée ; la splendeur de la nuit doublait toutes ses facultés. Bientôt le sentiment du bonheur fit place à l’inquiétude. Que voulait dire le trouble de Gaston ? que signifiait cette étreinte convulsive ? Pourquoi Gaston s’était-il enfui après l’avoir serrée dans ses bras ? L’amour est prompt à s’alarmer ; cette jeune femme, qui, naguère indifférente, voyait son mari sortir sans se demander où il allait, qui n’attendait jamais son retour pour l’interroger sur l’emploi de sa journée, se rappelait maintenant avec une effrayante précision toutes les paroles qu’il avait prononcées depuis son arrivée à La Rochelandier. L’attitude de Gaston, son air distrait, ses réponses évasives toutes les fois qu’il s’agissait de l’avenir, tout lui disait qu’il avait formé en secret quelque projet auquel il ne voulait pas l’associer. Son imagination s’exaltait dans le silence et la solitude. Elle était là depuis deux heures, et ne songeait pas encore à fermer sa fenêtre ; en promenant son regard sur le parc, elle aperçut la lumière de la chambre de Gaston, qui se projetait sur la pelouse. Gaston veillait donc aussi. Cette veille prolongée qui, en toute autre circonstance, ne l’eût pas un seul instant préoccupée, mit le comble à son anxiété. Emportée par une inspiration irrésistible, elle courut à la chambre de son mari.

Gaston venait d’achever ses préparatifs de départ et se disposait à écrire à sa mère et à sa femme, quand Laure entra, pâle, tremblante, les cheveux dénoués. D’un regard, elle devina tout.

— Vous partez, dit-elle d’une voix ardente.

Et comme Gaston hésitait à répondre :

— Vous partez seul, vous partez sans moi ; vous ne daignez pas me confier vos projets. Je comprends trop bien que rien ne vous retient ici. Pourquoi resteriez-vous près de moi ? Vous ne m’aimez pas, je le sais bien, je ne viens pas vous reprocher votre indifférence ; mais je suis votre femme, ne puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? Ne me direz-vous pas où vous allez ?

Gaston prit les mains de sa femme, et l’attirant sur ses genoux :

— Écoute, mon enfant : j’ai mal vécu, j’ai dépensé dans l’oisiveté les plus belles années de ma jeunesse. Je sens maintenant toute l’étendue de ma faute ; le temps est venu de la réparer. L’éducation que j’ai reçue, le fol orgueil de ma famille, m’ont fait de l’inaction un misérable point d’honneur. Je ne suis rien, et je rougis de moi-même. Je veux me relever, changer ma destinée. Tout homme doit trouver en lui-même une richesse à l’abri des atteintes du sort. Je pars, je vais à Paris chercher l’emploi de ma force et de mon intelligence. Le travail est la loi commune : j’obéis à cette loi, que j’ai trop long-temps méconnue.

— Et vous partez sans moi !

— Crois bien, mon enfant, que si je pouvais quelque chose pour ton bonheur, je ne te quitterais pas ; mais que puis-je ? Ce que tu cherchais en moi, je ne l’ai plus.

— Et moi, n’ai-je rien perdu ? reprit Laure en baissant les yeux.

— Non, mon enfant, tu n’as rien perdu, dit Gaston la pressant doucement sur son cœur. Le sort n’a pu t’enlever ta grâce, ta beauté, ta jeunesse. Si tu m’aimais, je te dirais : — Partons ensemble. Viens partager ma vie austère. Tu seras ma joie, mon bonheur. Ta présence doublera mon courage. En te sentant près de moi, en travaillant pour toi, j’oublierai la pauvreté. — Mais tu ne m’aimes pas, mon enfant. Pourquoi m’aimerais-tu ? qu’ai-je fait pour mériter ta tendresse ?

— Nous partirons ensemble ! s’écria Laure en lui jetant ses bras autour du cou. Nous étions deux insensés, Dieu nous a punis ; mais il nous pardonne, il nous envoie l’amour.

Laure et Gaston passèrent quelques jours encore à La Rochelandier : ils voulaient dire adieu, ils voulaient se montrer régénérés, purs de tout vain désir, aux ombrages de la Trélade, à tous les coins de cette paisible vallée, témoins de leur folie, et maintenant témoins de leur bonheur. Ce pèlerinage accompli, ils partirent un matin, au soleil levant, tandis que tout le monde reposait encore au château.

La marquise et M. Levrault, qui n’avaient pas l’amour pour se consoler, après avoir accusé leurs enfans d’ingratitude, reprirent leurs vieilles querelles comme une partie de piquet interrompue ; à l’heure où nous achevons ce récit, la partie dure encore. Maître Jolibois, après avoir siégé dans l’assemblée constituante, est rentré dans la vie privée ; abandonné de tous ses cliens, il se console en disant que la république a fait fausse route. Gaspard de Montflanquin, pour charmer les nombreux loisirs de son consulat, enseigne la bouillotte et le lansquenet aux sauvages de l’Océanie.


Jules Sandeau
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  1. Voyez les livraisons des 1er , 15 septembre des 1er, 15 octobre, des 1er , 15 décembre.