SACS ET PARCHEMINS.




PREMIÈRE PARTIE.


Séparateur


La sottise humaine est incurable : Molière n’a corrigé personne. M. Levrault s’était enrichi à vendre du drap près du marché des Innocens. Une fois retiré des affaires, l’orgueil et l’ambition lui montèrent par folles bouffées au cerveau. Il faut croire que les écus ont, comme le vin, des vapeurs enivrantes. Quand il se vit à la tête de trois millions, honnêtement et laborieusement acquis dans la boutique de ses pères, ce brave homme, pris de vertige, découvrit que la richesse, qu’il avait considérée long-temps comme le but de sa destinée, n’en était que le point de départ : il éprouva le besoin de faire peau neuve, de sortir des régions obscures où il avait vécu jusque-là et de s’élancer, comme un papillon échappé de sa chrysalide, vers les sphères brillantes pour lesquelles il se sentait né. Vagues d’abord, timides, inavouées, ces idées s’étaient glissées furtivement dans son esprit, et n’avaient pas tardé à s’y développer dans des proportions formidables. Nous étions alors un peu loin des velléités démocratiques de la révolution de juillet, et, bien que l’aristocratie de la finance se montrât en général assez dédaigneuse vis-à-vis de sa sœur aînée, il y avait pourtant bon nombre de gens qu’alléchaient encore les titres de noblesse. M. Levrault aspirait en outre à devenir un personnage dans le gouvernement. Les sommets l’attiraient. Pour s’encourager, il compulsait avec complaisance les fastes récens de la bourgeoisie. Des fantômes provocans le poursuivaient partout, jusque dans son sommeil. C’étaient des ministres, des pairs de France, des gentilshommes de la veille, qu’il reconnaissait tous, les uns pour avoir porté son papier à leur comptoir d’escompte, les autres pour leur avoir acheté des casimirs d’Elbeuf ou de Louviers. À force de se servir de ces expressions : Nous autres grands manufacturiers, nous autres grands fabricans, nous autres grands industriels, il avait fini par oublier qu’il s’était enrichi sou par sou dans un commerce de détail. Il se plaisait à repasser dans sa mémoire les catégories instituées pour le recrutement de la pairie, et se disait qu’en fin de compte il paierait, quand il le voudrait bien, plus de trois mille francs d’impositions directes. Une nuit, il rêva que son portier lui remettait un large pli avec cette suscription : « À M. le baron Levrault. » Il brisait le cachet d’une main tremblante et trouvait sous l’enveloppe un brevet de pair. Le lendemain, encore tout ému, il donna cinq francs à son portier, qui ne sut jamais à quoi attribuer cet acte de munificence. Dans une époque où l’argent pouvait prétendre à tout, ces préoccupations d’un millionnaire n’avaient rien de trop exorbitant. Toutefois il n’est pas douteux que sa femme ne l’eût tancé de la belle façon, avec le franc parler et les vertes allures de Mme Jourdain. « Levrault, tu n’es qu’un sot, lui eût-elle dit sans plus se gêner. Fais-moi l’amitié de te tenir tranquille. Nous n’avons rien à démêler avec les honneurs et les dignités. La richesse est déjà un assez beau lot : sachons en jouir avec modestie. L’argent n’est pas tout, quoi qu’on dise, et nous avons pu gagner trois millions sans rien ajouter à notre valeur personnelle. Restons dans notre chemin, ne renions pas notre passé. Continuons de vivre parmi les gens qui nous estiment, et n’allons pas nous fourvoyer dans un monde où l’on se moquerait de nous. Plus je te regarde, plus je m’assure que tu ne tromperais personne. De mon côté, plus je m’examine, moins je découvre en moi l’étoffe d’une femme de qualité. En revanche, pour de gros marchands retirés, nous avons tout-à-fait bon air et pouvons nous présenter avec avantage dans tous les salons du quartier. Laisse là ces folies. Achète une bonne propriété que tu feras valoir. Puisque tu as de l’ambition, deviens maire de ta commune et marguillier de ta paroisse. Pêche à la ligne, c’était autrefois ta passion dominante. Cultive des dahlias, tu les aimes. Fête tes amis, donne aux pauvres. Enfin, marie ta fille à un honnête garçon qui ne rougira pas de la famille de sa femme et ne craindra pas de dire un jour à ses enfans : Votre grand-père était un digne homme qui vendait du drap dans la rue des Bourdonnais ; si vous avez du pain sur la planche, c’est à lui surtout que vous le devez. » Voilà le langage que Mme Levrault n’eût pas manqué de tenir à son mari, et peut-être eût-elle réussi à le remettre dans sa voie ; malheureusement, elle était morte depuis près de dix ans, emportant avec elle tout le bon sens de la maison.

M. Levrault sentait bien que les honneurs et les dignités ne viendraient pas le trouver dans son entre-sol de la rue des Bourdonnais. Il avait déjà tourné le dos à tous ses amis ; il attendait que sa fille fût sortie de pension pour commencer une vie nouvelle. Ne sachant guère de quel côté aborder le monde des grandeurs, objet de sa convoitise, il comptait sur les inspirations de Mlle Laure Levrault, qui répondit dignement à ses espérances.

Mlle Laure Levrault avait été élevée dans un des pensionnats les plus aristocratiques de Paris. Peut-être eût-elle été charmante, si elle se fût épanouie simplement dans la modestie de sa condition. Transplantée dans un parterre de comtesses en herbe et de marquises en bouton, elle avait perdu de bonne heure son parfum et sa grâce native ; comme un moineau franc dans une volière de bengalis, elle avait appris avant toutes choses à souffrir de son origine. Les plaisanteries, les fines allusions que ses jeunes compagnes ne lui ménageaient guère, avaient achevé d’irriter sa souffrance. Les jeunes filles sont impitoyables entre elles ; ce sont déjà des femmes. Au lieu de rendre la monnaie de leur pièce à ces petites pécores qui se faisaient un jeu de l’humilier, elle avait pris en haine sourde et profonde la boutique où elle était née, la rue des Bourdonnais tout entière, et jusqu’à ce nom de Levrault qui l’exaspérait. Quand ce nom maudit, quand ce nom funeste, presque toujours prononcé avec affectation, retentissait dans les salles d’étude ou dans les cours de récréation, elle tressaillait douloureusement et se sentait mourir de honte. Un jour, elle avait mis une robe de drap. La petite de B… lui dit : — Voici une robe qui ne te coûte que la façon. — Et toutes de rire, excepté Laure, qui dévorait ses pleurs. Un autre jour, on lui demanda si un de ses aïeux n’était pas au camp du drap d’or. À quelque temps de là, Mlle de R… et Mlle de C…, déjà versées dans l’art héraldique, s’avisèrent de lui composer un blason. C’étaient des armes parlantes : un champ de sinople avec un mètre d’or mis en bande, accosté de deux lièvres courans d’argent. Laure en fit une maladie. C’est ainsi qu’à tout propos, en toute occasion, on envenimait, on élargissait ses blessures. Je laisse à penser quelles sympathies mystérieuses, quelles secrètes intelligences une si belle éducation promettait d’établir entre M. Levrault et sa fille ; on juge si ces deux vanités, une fois en présence, durent s’entendre et se prêter un mutuel appui.

Mlle Levrault était à dix-huit ans ce qu’on est convenu d’appeler une jolie personne : blanche et rose, de beaux cheveux bruns, les yeux bien fendus, le front pur, la taille élégante, dans l’ensemble je ne sais quoi d’un peu commun, la tache originelle, l’estampille du magasin, qu’on eût à peine remarqué, sans les prétentions qui s’efforçaient de le dissimuler. C’était, au moral, un caractère positif, une imagination rassise, un cœur sûr de lui-même, et qui n’avait jamais voyagé dans le pays des rêves et des chimères. La vanité avait flétri en elle de son souffle glacé toutes les fleurs qui s’épanouissent au matin de la vie. Si sa mère eût vécu plus long-temps, sans doute elle eût réussi à développer les germes précieux que l’orgueil avait étouffés. Livrée trop tôt à elle-même, Laure avait négligé, comme des plantes inutiles, toutes ses bonnes qualités, pour ne cultiver que ses travers. Il serait injuste de ne pas ajouter qu’elle avait plus de talens que n’en ont généralement les jeunes filles de son âge. Constamment rabaissée par ses compagnes, elle n’avait rien négligé pour s’élever au-dessus d’elles. Elle était bonne musicienne et peignait le paysage avec toute l’habileté qu’on peut exiger d’un paysagiste qui n’a jamais vu la nature. Elle avait pris des leçons de Frédéric Chopin et de Paul Huet. Le tout par vanité. Une fois sortie de pension, dès qu’elle connut pleinement sa richesse, Laure embrassa d’un regard avide les perspectives éblouissantes qui s’ouvraient devant elle. Elle avait assez d’esprit pour comprendre qu’avec un million de dot et deux millions en espérance, elle ne devait pas prétendre à être épousée par amour. L’amour ne la préoccupait pas. Elle avait sur le mariage des idées très nettes et très arrêtées. Sachant très bien que l’homme qui demanderait sa main verrait dans cette alliance une affaire, elle voulait, elle aussi, régler son choix d’après son ambition : elle déclara résolument à son père qu’elle n’épouserait jamais qu’un gentilhomme. M. Levrault la pressa dans ses bras : il avait reconnu son sang. D’ailleurs, c’était pour lui le moyen le plus sûr et le plus rapide de s’introduire dans le monde, où il brûlait de prendre rang. Il ne se dissimulait pas qu’un abîme l’en séparait : cet abîme, il le franchirait sur les épaules de son gendre.

Il ne s’agissait plus que de chercher ce gendre qui, à coup sûr, ne se trouverait pas près du marché des Innocens. M. Levrault s’était laissé dire que de toutes les provinces de France la Bretagne était la plus riche en vieilles et nobles familles, que les châteaux y étaient aussi nombreux que les chaumières. Il aurait cru volontiers que les tours crénelées y poussaient comme les champignons. C’était donc en Bretagne qu’il fallait aller s’établir ; c’était là qu’il fallait mener une grande existence, et tendre les filets dorés où viendrait se prendre le phénix des gendres. Ce plan une fois arrêté, M. Levrault écrivit à un notaire de Nantes, qu’il avait connu maître clerc à Paris :

« Mon cher monsieur Jolibois,

« Le temps est venu de me reposer enfin dans un monde dont le ton et les habitudes s’accordent avec mes goûts. Au milieu des travaux de l’industrie, j’ai souvent rêvé pour mon âge mûr un asile consacré par les grands noms de notre histoire. La Bretagne m’a toujours attiré par ses héroïques souvenirs. Laure, à qui j’ai donné, comme je le devais, la plus brillante éducation, une éducation digne de son rang, m’a plus d’une fois entretenu de cette terre chevaleresque. Vous apprendrez donc sans étonnement que j’ai l’intention d’acquérir un riche domaine en Bretagne. Seulement, pour me servir d’expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, je ne voudrais pas acheter chat en poche. Avant de me décider, j’ai besoin de parcourir ce beau pays dans tous les sens, d’en connaître les sites, d’en étudier les mœurs. Eh bien ! mon cher monsieur Jolibois, je m’adresse à vous en toute confiance. Louez en mon nom, pour un an, dans les environs de Nantes, quelque château dont la position me permette de nouer des relations familières avec la noblesse du pays. Quand j’aurai, pendant une année, exploré les alentours, il me sera facile de faire un choix. Inutile d’ajouter que j’entends vivre grandement et tenir ma maison sur un pied seigneurial. Je n’insiste pas là-dessus. C’est vous qui voudrez bien vous charger de tout organiser, depuis l’antichambre jusqu’au chenil, depuis la cave jusqu’à l’écurie, depuis la basse-cour jusqu’au salon. Excepté la femme de chambre de ma fille, je suis résolu à n’emmener personne de Paris. Il me serait doux, je ne le cache pas, de voir autour de moi quelques-uns de ces vieux serviteurs, types de dévouement et de fidélité, qui vivent et meurent où ils sont nés : tâchez de m’en recruter quatre ou cinq. Que tout soit prêt pour nous recevoir ; n’épargnez rien, j’ai trois millions. La vie nouvelle que je prétends mener sera une vie de fêtes et d’hospitalité princière. Que le pays sache d’avance qui je suis. Parlez de mes travaux, de mon opulence ; en un mot, que je sois attendu. Quoique je sois bien décidé à ne frayer qu’avec les gens de la plus haute volée, vous aurez cependant vos petites entrées, mon cher monsieur Jolibois, et de temps en temps vous viendrez courir un cerf avec moi. Je me réjouis d’avance à la seule pensée d’achever mes jours dans la patrie de Clisson et de Du Guesclin. Laure m’a si souvent parlé de ces messieurs et de leurs grands coups d’épée, que je serai heureux de connaître leurs descendans, de les recevoir à ma table. Surtout, n’oubliez pas que je dois tenir sous ma main la fleur de l’aristocratie, et découvrir de mes fenêtres une douzaine de châteaux crénelés, avec tours, fossés et ponts-levis.

« Adieu, mon cher monsieur Jolibois. Je compte sur votre exactitude, comme vous pouvez compter sur ma bienveillance.

« Levrault. »


Ce notaire était par hasard un homme d’esprit. Pour ma part, j’en connais deux ou trois qui se trouvent dans ce cas-là. Maître clerc à Paris, sur le point d’acheter une étude en province, il avait rôdé autour des millions de M. Levrault et s’était hasardé un beau jour à lui demander la main de Laure. Il se disait qu’après tout, si le duc de Lauzun avait pensé épouser la petite fille d’Henri IV, Étienne Jolibois pouvait bien épouser la fille de M. Levrault. M. Levrault, avec un dédain superbe, lui avait prouvé qu’il se trompait : Étienne Jolibois s’était retiré l’oreille basse, n’espérant guère trouver un jour l’occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Maître Jolibois, qui, malgré le caractère officiel dont il était revêtu, n’avait pas encore oublié les espiègleries de la basoche, se frotta les mains en lisant la lettre du beau-père qu’il avait convoité. L’impertinence et la sottise qui respiraient dans cette épître auraient suffi pour provoquer à la raillerie l’esprit le plus inoffensif. Jeune, gai, goguenard, maître Jolibois saisit avec d’autant plus d’empressement l’occasion qui s’offrait à lui de venger son échec, qu’il pouvait, du même coup, faire une excellente affaire. Huit jours après, il répondait à M. Levrault :

« Je m’empresse, monsieur, de vous annoncer que j’ai loué pour vous une habitation qui répondra, je l’espère, à toutes les exigences de votre rang, à toute la délicatesse de vos goûts. C’est un joli château d’architecture moderne, situé sur le bord de la Sèvres, entre Tiffauge et Clisson, à huit lieues de Nantes. Je suis fier, je l’avoue, d’avoir sitôt et si heureusement justifié la confiance que vous avez bien voulu m’accorder. Je me suis occupé, sans perdre un instant, de monter votre maison sur un pied digne de la position que vous occupez dans le monde. Je n’ai rien négligé, et j’aime à penser que vous serez satisfait. Dans quinze jours, tout sera prêt, et vous pourrez vous mettre en route. J’ai compris sans effort toute l’élévation de vos pensées : vous voulez vivre avec vos pairs. Avec ce coup d’œil prompt et sûr qui a fait de vous un des aigles de l’industrie, vous avez mis le doigt sur le seul coin de terre qui fût digne de vous posséder. La société choisie que vous avez rêvée, vous la trouverez à votre porte. Les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson vous tendent les bras. Selon votre désir, j’ai parlé de vous. La noblesse du pays sait maintenant qui vous êtes, et se disputera l’honneur de vous accueillir et de vous fêter. Elle n’ignore pas que l’industrie est aujourd’hui la reine du monde, et sent déjà pour vous une respectueuse sympathie. Et ne croyez pas que votre immense fortune soit pour quelque chose dans ces dispositions bienveillantes. Votre seul mérite fait tous les frais de leur impatience. Depuis que j’ai annoncé votre prochaine arrivée, chacun ici parle de vous ; je ne puis faire un pas sans être accablé de questions. On m’entoure, on me demande quel jour, à quelle heure vous viendrez. La beauté de mademoiselle votre fille réveillera les plus aimables traditions de la chevalerie. Le temps me manque pour vous nommer aujourd’hui toutes les grandes familles dont les châteaux sont groupés autour du vôtre. Les moins illustres remontent à la seconde croisade. Mlle Laure, dont la mémoire est si richement ornée, ne rencontrera pas sans plaisir et sans émotion, à quelques pas de votre parc, un descendant de Godefroy de Bouillon, noble vieillard dont la conversation est un trésor de souvenirs. Plus loin, vous trouverez le dernier rejeton d’une race qui, par ses alliances, se rattache aux Baudouin et aux Lusignan : c’est le vicomte Gaspard de Montflanquin. Jeune, beau, chevaleresque, trop désintéressé peut-être, il n’a qu’à vouloir, qu’à étendre la main : la nouvelle cour, fière de l’avoir rallié, fera tout pour lui. Il porte d’argent au lion léopardé de sable, armé, lampassé et couronné de gueules, à la queue nouée, fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d’azur à trois besans d’or. Le vicomte de Montflanquin vous servira de guide dans vos excursions et dans le choix de vos amitiés. Venez donc, hâtez-vous. Venez sous les ombrages de la Trélade, c’est le nom de votre château, oublier les nobles fatigues qui ont rempli votre carrière. Croyez bien que j’userai avec modération des petites entrées que vous m’offrez si gracieusement : je sais trop la distance qui nous sépare ; mais je ne renonce pas au plaisir de courir un cerf avec vous. Dans un an, si vous vous décidez à vous établir dans notre Bretagne, j’espère vous compter au nombre de mes cliens : votre nom sera la gloire de mon étude.

« Agréez, monsieur, l’assurance de ma plus haute considération,

« Jolibois. »

Le même jour, maître Jolibois écrivait :

« Monsieur le vicomte,

« L’intérêt que vous m’inspirez me décide à faire auprès de vous une démarche d’une nature assez délicate : vous apprécierez, j’en suis sûr, les motifs de ma résolution. Je n’ai jamais contemplé sans tristesse les murs lézardés de votre château. Plus d’une fois vous m’avez rappelé le sir de Ravenswood ; je ne vous ai jamais rencontré sans rêver, en vous quittant, aux moyens de relever votre maison. Enfin, Dieu soit loué, l’occasion se présente, c’est à vous de la saisir ; il dépend de vous de redorer votre blason, de racheter et de réunir les lambeaux dispersés de votre héritage. Un bourgeois-gentilhomme, un M. Levrault, qui a gagné trois millions à vendre du drap, se propose d’acheter une propriété en Bretagne. Avant de se décider, il désire étudier le pays, et vient de louer pour un an la Trélade. Dans quinze jours au plus tard, il sera ici. Je le connais de longue date, j’ai vu poindre son ambition. Il veut se décrasser et trouver un gendre qui lui serve tout à la fois de passeport et de marchepied. De son côté, Mlle Levrault est assez impatiente d’échanger le nom roturier de son père contre un nom qui lui ouvre les portes du monde et de la cour. Vous n’avez qu’à vous présenter, et avant trois mois vous serez maître de la place. Je sens bien qu’il en coûtera quelque chose à votre orgueil pour accepter une telle mésalliance ; mais, quoique plébéienne, Mlle Levrault est vraiment jolie. En faveur de son frais visage, vous lui pardonnerez sans peine l’obscurité de sa naissance. Et puis, trois millions, monsieur le vicomte !… Il est vrai que l’argent ne vous touche guère. Votre belle ame m’est connue. Héritier d’une race de preux, vous portez fièrement votre ruine ; votre grand cœur est à l’abri des injures du sort. Aussi, n’est-ce pas de vous qu’il s’agit, mais de la splendeur du nom de vos aïeux. Trois millions, monsieur le vicomte !… Les os des Montflanquin se lèveront pour vous bénir. Ne perdez pas un instant. Le succès est assuré, pourvu que vous sachiez tenir à distance les La Rochelandier ; eux seuls sont à craindre, eux seuls peuvent vous disputer le gâteau que vous envoie la Providence. Accourez, prenez les devans, ne leur laissez pas le temps de vous couper l’herbe sous le pied. Que M. Levrault et Mlle Laure n’approchent pas de leur demeure, qu’ils ne se doutent même pas qu’il y a des La Rochelandier sous le ciel ! Je compte sur votre esprit, sur cet esprit charmant dont personne n’apprécie mieux que moi la grâce et la délicatesse. Quel beau jour que celui où vous recevrez des mains de votre beau-père la dot princière qu’il donne à sa fille ! quel triomphe pour vous ! quelle joie pour vos amis ! quelle fête pour moi qui rédigerai le contrat ! Ne songez pas à me remercier. Vous connaissez mes sentimens pour vous et ne doutez pas du plaisir que j’éprouve à vous obliger. Servir sans arrière-pensée les gens que j’aime et que j’estime fut toujours ma plus douce loi. Si l’affaire se conclut, pour prix des renseignemens que je vous adresse, je ne demande que le remboursement des 80,000 francs que vous devez à la succession de mon père, et dont vous avez oublié de servir les intérêts depuis dix ans.

« Recevez, monsieur le vicomte, l’assurance de mes sentimens les plus distingués, et, je vous le répète, défiez-vous des La Rochelandier.

« Jolibois. »


Et le même courrier emportait ces deux dépêches.

Quinze jours après, une chaise de poste, attelée de quatre chevaux, attendait rue des Bourdonnais, à la porte de M. Levrault. De petits bourgeois auraient pris le chemin de fer jusqu’à Tours ; M. Levrault avait voulu débuter par un coup d’éclat dans la vie seigneuriale, et se venger en même temps de tous les fiacres qui, pendant vingt ans, l’avaient cahoté le dimanche aux environs de Paris. Les chevaux piaffaient, les postillons étaient en selle. Les voisins, groupés aux fenêtres, guettaient le départ avec une curiosité envieuse. Au moment de quitter pour toujours l’appartement modeste où il avait passé près de sa femme tant d’années laborieuses et douces, M. Levrault se sentit ému. Quant à Laure, elle promena autour de sa chambre un regard de joie triomphante. Pour ces murs qui lui rappelaient son humble origine, elle ne trouva pas un regret. Quand ils parurent sur le seuil de la porte, toutes les têtes se penchèrent aux fenêtres, un chuchotement ironique s’échappa de tous les étages, pas une main ne s’agita en signe d’adieu. Ils montèrent fièrement dans la chaise, les postillons firent claquer leur fouet et les chevaux partirent au grand trot. M. Levrault avait écrit à maître Jolibois le jour et l’heure de son arrivée à la Trélade.

La veille de leur départ, un voyageur en costume de chasse grimpait lestement sur l’impériale de la diligence de Paris à Nantes : c’était le vicomte Gaspard de Montflanquin.


II.


Le voyage se fit, on peut le croire, au milieu de rêves enivrans. La lettre de maître Jolibois avait surexcité les appétits de M. Levrault. Les hyperboles qui foisonnaient dans cette épître, comme des coquelicots dans un champ de blé, n’avaient pas toutes échappé à la pénétration de Laure ; seulement, la jeune fille n’avait pas saisi l’intention railleuse. Comment se fût-elle défiée de maître Jolibois ? Elle ignorait qu’il eût osé prétendre à sa main. Dans les complimens exagérés du tabellion, elle n’avait vu qu’un hommage rendu à la richesse ; Laure ne demandait rien de plus. Disons, en passant, que Mlle Levrault ne prenait pas au sérieux toutes les prétentions de son père. Elle les flattait pour s’en servir, mais elle en faisait bon marché d’ailleurs. Elle était sa complice sans être sa dupe. Ainsi que l’écrivait Étienne Jolibois au vicomte de Montflanquin, son unique préoccupation était d’échanger le nom roturier de sa famille contre un nom qui lui ouvrît les portes du monde et de la cour ; elle se promettait charitablement, ce but une fois atteint, de reléguer l’auteur de ses jours sur le second plan de sa destinée. Quant à M. Levrault, plus fier de ses écus qu’un Montmorency de ses aïeux, il trouvait tout simple que la noblesse de Bretagne se préparât à l’accueillir et à le fêter. Il comptait bien traiter avec elle de puissance à puissance, l’humilier à l’occasion, et prendre le haut du pavé. Il tenait de Turcaret pour le moins autant que de M. Jourdain. Non-seulement il n’admettait point qu’il pût venir à l’idée de personne de se railler d’un homme qui possédait trois millions, mais encore il n’avait pas découvert, dans toute la lettre de maître Jolibois, une seule expression dont sa modestie se fût effarouchée. Il la savait par cœur et se la récitait à lui-même pendant que les chevaux galopaient le long de la Loire. Le printemps s’annonçait avec splendeur. Depuis Blois jusqu’à Saumur, la route est un enchantement perpétuel. Tout entier à ses projets de grandeurs, M. Levrault ne voyait rien et parlait à peine. Son ambition, qui, pour se mettre à l’aise, avait besoin autrefois du mystère de la nuit et des illusions du sommeil, ne se gênait plus et s’épanouissait librement en plein jour. Appuyé sur son gendre, il montait d’un pas majestueux l’escalier du Luxembourg. On rétablissait tout exprès pour lui le chapeau à la Henri IV et le manteau d’hermine. Par son dévouement, par son assiduité, par ses votes silencieux et fidèles, il méritait la reconnaissance du ministère, quel qu’il fût ; sa propriété de Bretagne était érigée en baronnie. Il vivait dans l’intimité des princes. Le roi, du plus loin qu’il l’apercevait, allait à lui en s’écriant : Eh ! voici le baron Levrault ! Il ne restait plus qu’à tirer l’échelle.

Laure, de son côté, ne prêtait guère plus d’attention aux beautés du paysage. Elle se sentait emportée rapidement vers les rivages désirés. Déjà l’image du vicomte de Montflanquin flottait vaguement autour d’elle. Laure ne s’inquiétait pas de savoir s’il était digne d’être aimé ; elle cherchait à deviner l’effet de ses armoiries sur le panneau d’une calèche. Ce lion léopardé de sable, avec sa queue fourchue et passée en sautoir, lui avait tourné la cervelle. Quelle réponse aux impertinences héraldiques de Mlle de R… et de Mlle de C… ! Jeune, belle, éblouissante de parure, elle se réjouissait des jalousies qu’éveillait sa présence. Elle rencontrait ses anciennes compagnes, qui l’avaient humiliée de leurs dédains ; elle les écrasait à son tour de son luxe et de l’éclat de son nom : les délices de la vengeance assaisonnaient pour elle les triomphes de la vanité. Tandis que M. Levrault et sa fille rêvaient ainsi, les brises d’avril secouaient sur leur passage le parfum des feuilles naissantes. Les bourgeons éclataient. Les haies étaient en fleurs. Les oiseaux chantaient à plein gosier. La Loire déroulait ses nappes d’argent à travers les vertes savanes de la Touraine et de l’Anjou, et c’était la première fois que M. Levrault et sa fille se trouvaient en pleine nature, à plus de six lieues de Paris.

M. Levrault apprit à Nantes que maître Jolibois était parti la veille et l’attendait à la Trélade. Le lendemain, il quittait Nantes dans l’après-midi, afin d’arriver ponctuellement à l’heure qu’il avait indiquée. Il s’attendait à quelque galanterie de la part de maître Jolibois, et voulait, en bon prince, y prêter la main. La chaise avait brûlé le pavé des faubourgs et roulait sur la route de Clisson. La tête à la portière, M. Levrault interrogeait le paysage d’un regard avide et demandait des châteaux à tous les points de l’horizon. Il avait compté qu’à partir de Nantes, il voyagerait entre deux haies de tours et de créneaux. Laure eut bien de la peine à lui faire comprendre que, même en Bretagne, les châteaux ne se trouvent pas, comme les auberges, sur le bord du chemin. Au coucher du soleil, les postillons laissaient la grande route pour prendre un sentier enfoncé dans les terres ; au bout d’une heure, ils sonnèrent une fanfare bruyante, à laquelle répondirent tous les chiens et tous les échos d’alentour. La grille du château de la Trélade s’ouvrit comme par enchantement, l’avenue s’illumina en verres de couleur, les chevaux s’arrêtèrent tout fumans au pied du perron. Maître Jolibois, en grande tenue, descendit gravement les degrés, entre deux rangées de laquais armés de torches flamboyantes, et vint recevoir le nouveau châtelain. Il ouvrit lui-même la portière et abaissa le marche-pied.

— C’est bien, Jolibois, c’est bien, dit négligemment M. Levrault, qui crevait dans sa peau, mais qui voulait se donner des airs de grand seigneur habitué à de pareilles réceptions.

Et, s’appuyant sur le bras de sa fille, il monta lentement les marches du perron.

— Bonjour, mes enfans, bonjour, dit-il d’un ton protecteur aux laquais qui saluaient jusqu’à terre. Il s’en trouva deux ou trois qui crièrent : Vive M. Levrault !

Précédé de maître Jolibois, dont le sang-froid imperturbable ne se démentit pas un seul instant, il pénétra dans une salle à manger richement décorée, où l’attendait un splendide souper. La table était chargée de cristaux, de bougies et de fleurs. Assis entre le notaire et sa fille, M. Levrault maîtrisait à grand’peine son émotion ; il admirait malgré lui la décoration de la salle et l’ordonnance du festin. Les mets les plus exquis, les vins les plus savoureux, se succédaient avec rapidité. Trois valets de pied, en gants blancs, vêtus d’une livrée bleue à galons pistache et d’une culotte de peluche jaune, se mouvaient comme des ombres autour des convives. Laure elle-même se sentait troublée. Quant à Jolibois, il buvait et mangeait comme un homme qui n’est pas sûr de retrouver en dix ans une pareille aubaine. Le repas achevé, ils descendirent au parc, où maître Jolibois leur avait ménagé une nouvelle surprise. Ils se promenaient sur une vaste pelouse, quand tout à coup une fusée sillonna le ciel, et M. Levrault aperçut à cinquante pas devant lui une muraille de feu. Douze soleils tournoyaient et vomissaient des torrens d’étincelles. Les flammes de Bengale éclairaient toutes les profondeurs des avenues. Des chandelles romaines s’élançaient du feuillage comme des serpens lumineux et retombaient en pluie d’étoiles. M. Levrault, qui jusque-là avait fait bonne contenance, ne résista pas à ce dernier coup. Il prit la main de Jolibois, et d’une voix où l’émotion ne cherchait plus à se contenir :

— Je suis content, dit-il ; c’est le plus beau jour de ma vie. Et pourtant ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, ces fusées, ces soleils, réveillent dans mon cœur un bien cruel souvenir. Mon fils ! mon pauvre enfant ! mon cher Timoléon !…

Et M. Levrault porta son mouchoir à ses yeux.

— Grand Dieu ! dit Jolibois en se frappant le front, j’avais oublié cet épouvantable malheur.

— Hélas ! depuis cette soirée funeste, je n’ai jamais pu voir une chandelle romaine sans éprouver là quelque chose d’affreux.

— C’est bien naturel, ajouta Jolibois.

— Un si bel enfant ! reprit M. Levrault d’une voix étouffée ; si blanc, si blond, si rose ! un esprit si précoce ! une intelligence si vive !

— Ah ! monsieur, qu’ai-je fait ? s’écria Jolibois en prenant sa tête à deux mains par un geste de désespoir. Pardonnez à l’étourderie de mon zèle. Je vais donner des ordres pour qu’on ne tire pas le bouquet.

— Du tout, du tout, s’écria vivement M. Levrault en remettant son mouchoir dans sa poche ; je veux voir le bouquet.

— Mais, monsieur, c’est vouloir aggraver ma faute et prolonger votre supplice.

— Je veux voir le bouquet, répéta M. Levrault avec insistance. Je suis content, je le répète ; malgré ce souvenir douloureux, c’est le plus beau jour de ma vie. Voyons le bouquet, Jolibois.

Sur un signal de maître Jolibois, le bouquet s’alluma, et pendant quelques secondes M. Levrault put croire que tous les astres du firmament étaient descendus dans son parc. Sa large face, épanouie et radieuse, semblait faire partie du feu d’artifice. Laure, secrètement flattée, ne pouvait pourtant s’empêcher de sourire en pensant que c’était son père qui payait la poudre, et qu’en réalité la fête se donnait pour maître Jolibois. La soirée était fraîche. Comme ils se dirigeaient vers le château, ils virent, à la lueur des feux de Bengale qui brûlaient encore, un petit groom, haut comme une botte à l’écuyère, qui s’avançait à leur rencontre.

— Qu’est-ce ? que me veut-on ? dit M. Levrault de l’air d’un ministre qu’on dérange et qui n’a pas un moment à lui.

— C’est Galaor, dit maître Jolibois, je le reconnais.

— Galaor ! s’écria M. Levrault, qui ouvrait de grands yeux.

M. Levrault ? demanda Galaor en abordant avec assurance le groupe des promeneurs.

— Que lui veux-tu, l’ami ? c’est moi.

Galaor tira de sa poche une lettre, et la remit en silence à M. Levrault, qui tomba en arrêt sur un cachet armorié. C’était le premier qui passât par ses mains. Après avoir examiné les armes comme pour les reconnaître, il brisa la cire, et lut à haute voix ce qui suit, pendant que le jeune esclave présentait à Laure, qui déjà rougissait de plaisir, un énorme bouquet de roses et de jasmin :

« Le vicomte Gaspard de Montflanquin est impatient de savoir comment M. Levrault et sa fille ont fait le voyage. Il sollicite la faveur de se présenter demain, sur le coup de deux heures, au château de la Trélade, et prend la liberté de mettre aux pieds de Mlle Levrault quelques roses de son jardin. »

— Vous le voyez, monsieur, dit maître Jolibois, vous arrivez à peine, et déjà les plus grands noms du pays s’empressent au-devant de vous.

— Je suis touché, je ne m’en défends pas. Galaor, remercie pour nous le vicomte Gaspard de Montflanquin, ton maître. Dis-lui que nous avons fait le voyage en chaise de poste attelée de quatre chevaux, et que demain, à quelque heure qu’il se présente, nous serons heureux de le recevoir.

Galaor s’inclina respectueusement ; ses guêtres de drap, son chapeau galonné et ses boutons de métal au chiffre couronné du vicomte, disparurent bientôt au détour de l’allée.

— Eh bien ! mon cher Jolibois, il paraît que j’étais attendu ? dit M. Levrault en prenant le bras du notaire avec une familiarité charmante.

— Avant huit jours, monsieur, vous verrez toute l’aristocratie des environs se presser dans vos salons et sous les ombrages de ce parc. Vous entendrez retentir autour de vous de bien grands noms, des noms bien illustres ; mais sachez bien qu’à vingt lieues à la ronde, il n’y en a pas de plus grand ni de plus illustre que celui du vicomte Gaspard de Montflanquin.

— Je le crois. Ne m’avez-vous pas écrit qu’il est d’une maison qui se rattache, par ses alliances, aux Baudouin et aux Lusignan ? À ce compte, il serait un peu parent du vieillard qui s’exprime en si beaux vers dans la tragédie de Zaïre ?

— Précisément, monsieur.

— Je serai fier, je l’avoue, de lui toucher la main.

— Ajoutez que, s’il est le dernier de sa race, il méritait d’en être le premier. Jamais plus noble cœur ne battit dans la poitrine d’un gentilhomme. Disons le mot, c’est un caractère antique. Il se rallia, voilà quelques années, à la branche cadette. Les motifs qui le décidèrent ne sont pas encore bien connus. Soit qu’il désespérât du retour de la légitimité, soit qu’il fût ébranlé par d’augustes instances, soit enfin qu’il voulût fermer le gouffre des discordes civiles, toujours est-il que le vicomte de Montflanquin ne pensa pas devoir refuser plus long-temps l’appui de son nom au trône de juillet. Quelques-uns l’ont blâmé, d’autres l’ont approuvé.

— Il a bien fait, dit vertement M. Levrault ; je n’aurais pas agi autrement à sa place.

— Savez-vous, monsieur, ce qui fut dit entre le roi et le vicomte de Montflanquin quand celui-ci se présenta pour la première fois à la cour ?

M. Levrault devint tout oreille ; Laure, qui marchait en avant, le long des charmilles, se rapprocha de maître Jolibois. Sûr de son auditoire, maître Jolibois poursuivit :

— C’est une scène qui appartient à l’histoire. Le vicomte de Montflanquin, qui m’honore de sa bienveillance, me l’a racontée plus d’une fois. La présentation eut lieu dans la salle du trône, en présence de la reine, des princes, des princesses et de tous les grands dignitaires de l’état. — Sire, dit le vicomte sans hauteur et sans humilité, je me rallie franchement à votre dynastie. Que votre majesté daigne pourtant souffrir que j’y mette une condition. À ces derniers mots, le roi fronça le sourcil, et tous les visages passèrent en moins d’un instant de l’étonnement à la stupeur. — Vicomte Gaspard de Montflanquin, dit à son tour le roi, nous imposons des conditions, nous n’en acceptons pas. Cependant parlez : pour attacher un fleuron si précieux à notre couronne, il n’est rien que nous ne fassions. — Sire, répliqua le vicomte, je me rallie à votre dynastie à la condition que votre majesté ne fera rien pour moi, et qu’il me sera permis de rester pauvre comme par le passé.

— C’est beau, dit Laure.

— C’est trop beau, ajouta M. Levrault. Que répondit le roi ?

— Le roi ouvrit ses bras au vicomte de Montflanquin et le tint longtemps sur son cœur. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ses yeux étaient mouillés de larmes. Nous ne ferons rien pour vous, lui dit-il enfin avec bonté ; puisque vous l’exigez, vous ne serez rien, pas même pair de France. Seulement, quoi que vous demandiez, soit pour vos proches, soit pour vos amis, vous l’obtiendrez, noble jeune homme, de notre royale gratitude.

— En vérité ! s’écria M. Levrault ; le roi a dit cela ?

— Et ce n’étaient pas des paroles en l’air, reprit Jolibois en élevant la voix. Ruiné par les révolutions, retiré dans le château de ses aïeux, qu’il ne quitte que de loin en loin pour aller passer quelques semaines aux Tuileries ou chasser à Chantilly avec les princes, vivant de peu, presque sans patrimoine, le vicomte de Montflanquin est pourtant l’homme de France le plus influent et le plus puissant à la cour. Je sais plus d’un gros bonnet qui se carre dans les hautes fonctions publiques et qui lui doit sa position. À plusieurs reprises, il m’a offert une préfecture, car, je vous l’ai dit, il me veut du bien. Tout récemment encore il me disait : Jolibois, vous n’êtes pas à votre place. J’ai toujours refusé, mes opinions politiques ne me permettant pas de rien accepter de ce gouvernement.

— En effet, Jolibois, de tout temps je vous ai soupçonné de tendances républicaines. Vous ne m’avez pas dit si le vicomte est en famille ?

— Le vicomte de Montflanquin n’est pas marié, repartit maître Jolibois.

Et après quelques instans de silence, pendant lesquels il put voir le visage de M. Levrault s’épanouir comme une pivoine, maître Jolibois ajouta :

— Le vicomte de Montflanquin ne se mariera jamais.

— Pas possible ! s’écria M. Levrault.

— Et pourquoi ? demanda Laure en souriant. Le vicomte de Montflanquin est-il entré dans l’ordre des chevaliers de Malte ?

— Mademoiselle, reprit Étienne Jolibois, c’est une simple et touchante histoire, qui voudrait être racontée par une voix plus poétique que celle d’un pauvre notaire de province. Le vicomte Gaspard de Montflanquin avait vingt-deux ans à peine ; il aimait une jeune fille, noble comme lui, belle comme vous, Mlle Fernande Edmée de Chanteplure. Tous ceux qui l’ont connue s’accordent à dire que jamais créature plus adorable ne posa le pied sur la terre. Aussi Gaspard adorait Fernande. Sa passion était partagée, et Fernande adorait Gaspard. La veille du jour où ils devaient s’unir, ces deux beaux enfans se promenaient sur le bord de la Sèvres avec le marquis et la marquise de Chanteplure. Fernande était suspendue, comme une liane, au bras de sa mère ; Gaspard et le marquis les suivaient à quelque distance. Le marquis avait la goutte et marchait difficilement ; Gaspard le soutenait avec la sollicitude d’un fils. Tout à coup des cris perçans se font entendre. Gaspard vole, et qu’aperçoit-il ? Mlle de Chanteplure se tordant les bras sur la rive, et Fernande se débattant dans la rivière. En voulant cueillir un nénuphar, son pied avait glissé, et le courant l’entraînait vers les écluses d’un moulin. Que fait Gaspard ? Il se jette à l’eau ; plus rapide que le courant, il saisit Fernande d’une main de fer, la dispute au flot ravisseur, l’arrache aux dents de la roue qui allait broyer son corps charmant, et, après des efforts surhumains, la ramène évanouie sur le bord. Fernande, hélas ! ne se réveilla pas. Déjà les pâles violettes de la mort étaient répandues sur ses lèvres. Vous pouvez vous représenter la douleur du marquis et de la marquise ; rien ne saurait vous donner une idée du désespoir de Gaspard. Agenouillé près de sa fiancée, il l’épousa solennellement dans son cœur, et, prenant le ciel à témoin, jura de lui rester fidèle ; Gaspard a tenu son serment.

— L’histoire est touchante, dit Laure. C’est un héros de roman, le vicomte de Montflanquin.

— Je vous l’ai dit, mademoiselle, c’est un caractère antique : ses pareils ne se trouvent que dans Plutarque.

— Bah ! bah ! s’écria M. Levrault ; le vicomte de Montflanquin finira par se marier.

— Vous ne le connaissez pas, monsieur, repliqua Jolibois avec fermeté. Les plus riches partis, les partis les plus magnifiques lui ont été offerts, car vous pensez bien que ce ne sont pas les occasions qui lui manquent ; il les a tous refusés sans pitié.

— C’est de la folie, Jolibois. Moi aussi, j’ai vu mourir une jeune fille que j’aimais avec passion : cela ne m’a pas empêché d’épouser Mme Levrault, qui m’apportait cent mille écus comptant. Le vicomte n’est pas raisonnable.

— Eh ! mon Dieu, monsieur, je suis de votre avis. Comme homme, j’admire Gaspard ; comme notaire, je le blâme. Autant que je le puis, je pousse mes cliens à l’hyménée ; j’ai mon étude à payer. — Monsieur le vicomte, il faut vous marier, lui disais-je encore l’autre jour. — Jolibois, me répondit-il avec une expression de visage que je n’oublierai jamais, on peut rompre avec les vivans, on ne rompt pas avec les morts.

— Bah ! répéta M. M. Levrault, il se mariera. Quel âge a-t-il ?

Vingt-huit ans au plus ; mais de nobles ennuis ont pâli son front avant l’âge.

— Et, dites-moi, monsieur Jolibois, ce modèle de fidélité posthume a-t-il la figure de son emploi ? demanda Laure en effeuillant d’un air distrait une des roses qu’elle avait à la main.

— Mademoiselle, il est beau, triste et fier. Je sais des gens qui le trouvent laid ; mais ce sont tous gens du commun et qui n’ont pas le sentiment de la vraie beauté. Il est impossible de n’être pas frappé du feu sombre de son regard, de la noblesse de ses traits, de la grâce de ses manières. Pour ma part, je me raille assez volontiers du pur sang des aïeux ; je n’admets d’autre aristocratie que celle de l’intelligence. Eh bien ! quand je vois le vicomte de Montflanquin, je suis obligé de reconnaître que la race n’est pas un vain mot.

Ainsi causant, ils étaient rentrés au logis. Après avoir donné un coup d’œil au salon, Laure se retira dans son appartement. Maître Jolibois voulait partir au point du jour ; des affaires urgentes le rappelaient dans son étude. Le reste de la soirée fut employé à visiter aux flambeaux le château de la Trélade et ses dépendances. Toutes les instructions de M. Levrault avaient été suivies fidèlement : sa maison était montée sur un grand pied. Dix chevaux piaffaient dans les écuries ; un coupé, une calèche et un char-à-banc se prélassaient sous la remise. Les chenils regorgeaient de chiens, les antichambres de laquais, les cuisines de marmitons. Plus d’une fois M. Levrault daigna exprimer sa satisfaction à maître Jolibois, qui marchait près de lui, le chapeau à la main, dans une attitude modeste et respectueuse. — C’est bien, Jolibois, c’est bien, répétait-il de temps à autre en lui frappant amicalement sur l’épaule. Il trouva bien quelque chose à reprendre dans la physionomie du château, dont l’architecture n’avait rien de militaire : ni tours, ni créneaux, ni meurtrières. Cette demeure lui paraissait un peu bourgeoise ; mais, en résumé, il n’avait qu’à se louer du zèle de son intendant.

Le lendemain, au soleil levant, maître Jolibois bridait lui-même son cheval, et quittait la Trélade en se frottant les mains, joyeux comme un renard qui sort d’un poulailler en se pourléchant les babines.


III


Le soleil était déjà haut dans le ciel quand M. Levrault se réveilla. Il sauta à bas de son lit, ouvrit une fenêtre, et, plongeant son regard dans le paysage, chercha vainement les douze châteaux qu’il avait commandés à maître Jolibois. Il ne découvrit que quelques manufactures de toiles de Chollet qui blanchissaient à travers le feuillage. Son visage s’assombrit ; la réflexion le rasséréna. La vallée était étroite, et, raisonnablement, M. Levrault ne pouvait exiger que tous les châteaux de la contrée se fussent donné rendez-vous autour de la Trélade pour lui souhaiter la bienvenue. Un petit esprit eût trouvé peut-être quelque chose d’un peu blessant dans le voisinage des manufactures semées sur le bord de la Sèvres ; mais M. Levrault, qui en était arrivé à se prendre sérieusement pour un des princes de l’industrie manufacturière, ne rougissait pas de l’origine de son opulence, et ne craignait pas qu’on la lui rappelât. Le spectacle qu’il avait sous les yeux acheva d’égayer le cours de ses pensées. Autour de lui tout respirait le faste de la vie seigneuriale. Ses gens allaient, venaient, se croisaient en tout sens. Conduite en laisse par deux piqueurs, sa meute aboyait dans l’air sonore et frais du matin. Ses chevaux, couverts de housses, revenaient de la promenade. Ses jardiniers ratissaient les allées du parc, arrosaient le gazon des pelouses. Des paons en liberté traînaient les splendeurs de leur queue sur les marches du perron ; des cygnes nageaient sur un petit lac bordé de saules et de trembles. À tous ces aspects, qui étaient pour lui les écriteaux de sa richesse, M. Levrault se prit à sourire et sentit son cœur se gonfler d’orgueil et de joie. Il lui sembla que tous les bruits, toutes les rumeurs, toutes les harmonies du vallon, le chant des oiseaux, le murmure du vent, le fracas des écluses, le cri des paons, le roucoulement des pigeons sur le toit du colombier, le gloussement des poules dans la basse-cour, jusqu’aux hennissemens de ses chevaux, jusqu’aux aboiemens de ses chiens, se confondaient dans une seule voix, immense comme celle de l’océan, et cette voix disait : M. Levrault a trois millions. Il ne manquait à ce grand concert que la partie des roseaux de la fable. Enveloppé d’une robe de chambre de cachemire à palmes éclatantes, M. Levrault descendit au parc, où sa fille se promenait depuis près d’une heure.

Laure était acclimatée déjà dans cette atmosphère de luxe et d’élégance ; elle s’y mouvait, elle y respirait comme dans son élément naturel. Il ne lui restait plus qu’à se dépouiller de ce nom de Levrault, qui était pour elle ce qu’était pour la princesse du conte de Perrault l’horrible peau d’âne qui la couvrait de la tête aux pieds. Les indiscrétions de maître Jolibois avaient produit l’effet que le rusé compère en attendait sans doute. Si le récit de la présentation du vicomte à la cour avait enflammé les espérances de M. Levrault, l’histoire de Fernande et de Gaspard n’avait pas agi d’une façon moins efficace sur l’imagination de sa fille. Non que cette imagination fût tournée vers les grands sentimens : depuis long-temps la vanité lui avait coupé les deux ailes. Les chastes amours de ces deux enfans si brusquement séparés par la mort, la fin si lamentable de Mlle de Chanteplure s’abîmant dans les flots comme la jeune Tarentine, avaient médiocrement touché le cœur de Laure ; mais la fidélité obstinée du vicomte de Montflanquin la piquait au jeu. Rendre Gaspard infidèle et parjure lui paraissait une tâche digne de son ambition, et prêtait un nouvel attrait au lion léopardé de sable, à la queue fourchue et passée en sautoir, abaissé sous un chef d’azur à trois besans d’or. Les voies ainsi préparées, le vicomte n’avait qu’à se montrer ; il prenait pour devise les trois mots de César.

Toute l’après-midi se passa dans l’attente. Les heures s’écoulaient, le vicomte n’arrivait pas. Laure avait changé trois fois de toilette. M. Levrault, en costume de gentilhomme campagnard, allait du perron à la grille, de la grille au perron, et, comme ma sœur Anne, ne voyait rien venir. De temps en temps, il se renfermait dans sa chambre, se regardait marcher devant une glace et trouvait qu’il avait bon air. Il parlait à ses gens, et s’exerçait à prendre l’attitude et le ton du commandement. Cependant le soleil baissait à l’horizon ; le vicomte n’avait pas paru. M. Levrault, qui commençait à trouver le procédé un peu leste, ne se gêna pas, après dîner, pour dire sa pensée tout entière. Il faut qu’on sache que M. Levrault avait été, pendant les dernières années de la restauration, un des libéraux les plus distingués de tout le quartier Saint-Denis. Il avait passé dix ans de sa vie à déblatérer dans sa boutique contre tous les grands noms du royaume. Ses opinions s’étaient singulièrement modifiées depuis ; mais, à son insu peut-être, il lui restait encore au fond du cœur un vieux levain de haine contre l’ancienne noblesse. Tout en la recherchant par calcul et par vanité, secrètement et malgré lui-même il la détestait par habitude, et ne prisait sincèrement que la noblesse dont les titres ne remontaient pas au-delà de 1830. À ses yeux, la dignité, le bonheur et la gloire de la France dataient de l’époque où il avait fait fortune. Irrité par tout un jour de vaine attente, bien décidé à ne pas se laisser marcher sur le pied, à tenir haut et ferme la bannière de la nouvelle aristocratie, dont il se considérait comme un des représentans, M. Levrault exhala librement son humeur : il n’avait pas failli attendre, il avait attendu. Il convenait bien à des hobereaux sans sou ni maille, mourant de faim dans leurs châteaux ruinés, d’en agir ainsi, sans façon, avec les coryphées de la grande industrie ! S’ils croient nous faire la loi, ils se trompent, disait-il en arpentant à grands pas le salon, pendant que Laure, assise au piano, jouait négligemment une mélodie de Schubert. Leur règne est passé ; trop heureux sont-ils quand nous voulons bien nous servir d’eux comme d’escabeaux, et acheter leurs noms pour allonger les nôtres.

— Mais, mon père, dit Laure en laissant ses doigts courir sur le clavier, la journée s’achève à peine. Le vicomte aura été empêché : il se présentera.

— Je n’ai pas d’aïeux, moi, reprit M. Levrault ; mais j’ai trois millions. À ce prix, j’aurai, tant que j’en voudrai, des Baudouin et des Lusignan. Le vicomte de Montflanquin ne devrait pas ignorer que, nous autres grands manufacturiers, nous n’aimons pas à attendre. Je ne me soucie pas mal de sa race et de son lion de sable à la queue en trompette. Quant à ses besans d’or, il vaudrait mieux pour lui qu’il les eût dans sa poche que sur son écusson. Jean, cria-t-il à un laquais qui traversait la cour, faites atteler, nous sortons.

— Quelle voiture, monsieur ? demanda Jean.

— La calèche découverte, quatre chevaux et à la Daumont. Je serais curieux de savoir où perche le vicomte, ajouta M. Levrault s’adressant à sa fille. J’aurais plaisir à passer ce soir devant son pigeonnier ; je voudrais montrer à ce preux de quel bois nous nous chauffons, nous autres grands industriels.

— Mais, mon père, le vicomte est dans son droit, répliqua Laure sans s’émouvoir : ne lui avez-vous pas répondu que nous serions heureux de le recevoir à toute heure ?

— Le vicomte devait y mettre plus d’exactitude : il sait qui je suis.

Comme M. Levrault achevait ces mots, la porte du salon s’ouvrit, et un laquais annonça le vicomte Gaspard de Montflanquin.

Laure se leva. M. Levrault prit une attitude pleine de dignité.

Le vicomte entra comme un coup de vent. Quoi qu’en eût dit maître Jolibois, et dût cet honnête notaire me classer parmi les gens du commun, le vicomte n’était pas beau ; j’oserai même affirmer qu’il était fort laid, mais d’une laideur comme il faut. Avec une attention minutieuse, on découvrait encore, comme une inscription aux deux tiers effacée, l’empreinte de la race sur les ruines de sa jeunesse. Peut-être n’avait-il que vingt-huit ans ; on pouvait, sans l’offenser, lui en donner hardiment trente-cinq, grâce sans doute aux nobles ennuis qui avaient pâli son front. Il était mis avec recherche. Le ruban d’un ordre étranger brillait à sa boutonnière. Attaché court au gilet, un bouquet de breloques pendait sur sa poitrine. Petit, mais bien pris dans sa taille, ne manquant pas dans sa désinvolture d’une certaine aristocratie de mauvais aloi, svelte, pétulant, l’air hâbleur, tenant du clown et tranchant du marquis, on s’étonnait de le voir en Bretagne ; on l’eût rencontré sans surprise à Paris, dans un de ces groupes de gentilshommes émérites qui, à cette époque, commentaient librement la devise : Noblesse oblige, et gagnaient leurs éperons sur les champs de bataille de la bouillotte et du lansquenet. Il fit, en entrant, trois courbettes en guise de salut ; puis, s’adressant tour à tour à M. Levrault et à sa fille :

— Mille pardons, monsieur ; mille excuses, mademoiselle. Vous m’avez attendu : j’ai manqué à tous mes devoirs. Je suis déshonoré ; je ne me relèverai jamais de là. Et pourtant, foi de gentilhomme, je n’ai pas pu faire autrement. J’étais parti de Montflanquin à midi. Je venais, j’accourais, quand je rencontre au détour d’une haie le comte de Kerlandec. Vous savez la nouvelle ? dit-il en m’abordant d’un air radieux ; M. Levrault est arrivé.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, veuillez donc vous asseoir.

— À cinq cents pas de là, poursuivit le vicomte en se jetant dans un fauteuil, je suis accosté par le vieux chevalier de Barbanpré, un descendant de Godefroy de Bouillon par les femmes. — Eh bien ! me dit-il avec effusion, M. Levrault est arrivé. — Je le sais, lui dis-je, et je vais le voir de ce pas. Là-dessus, je veux m’esquiver : impossible ! Le vieux chevalier me retient par un bouton de mon habit, et je m’oublie à parler de vous.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, n’avez-vous pas besoin de vous rafraîchir ?

— Je vous rends grace. Trois cents pas plus loin, je me trouve nez à nez avec la marquise de Francastel, qui me dit : Vous savez ? Il n’est bruit que de cela dans tout le pays. M. Levrault est arrivé hier soir à la Trélade, en chaise de poste attelée de quatre chevaux. Qu’il sache bien que je serais heureuse de lui faire fête ainsi qu’à sa fille, si je n’étais obligée de partir demain pour Paris.

— Monsieur le vicomte, dit M. Levrault, ne prendriez-vous pas bien un verre de vin de Chypre ou d’Alicante ?

— Rien, en vérité. Je dus m’arrêter encore plus d’une heure pour causer de vous avec la marquise, qui finit par m’emmener dîner à son château, où je retrouvai le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré. Il ne fut question que de votre arrivée. Le dîner s’achevait à peine, que je m’échappai, laissant autant d’envieux que de convives, et enfin, monsieur, me voici, honteux, confus, mais heureux de vous voir et assez téméraire pour oser compter sur votre indulgence.

— Monsieur le vicomte, vous n’avez pas besoin de pardon, dit M. Levrault, dont la colère venait de s’éteindre comme un feu de chaume sous une ondée du ciel ; j’ai plutôt à vous remercier de l’empressement que vous avez mis à venir au-devant de moi.

— Monsieur, dit Laure, permettez qu’à mon tour je vous remercie des jolies fleurs que vous m’avez envoyées. Je les ai reçues comme un gage de la bienveillance que nous espérons rencontrer dans ce beau pays.

Aux premiers mots sortis de la bouche de Laure, le vicomte avait tressailli comme s’il eût reçu dans la poitrine la décharge d’une pile de Volta. Il se tourna brusquement vers la jeune fille qu’il avait à peine regardée jusque-là, s’accouda sur le bras du fauteuil dans lequel il était assis, et tomba devant elle dans une contemplation silencieuse : on eût dit un pèlerin au pied de la madone. Laure se troubla et baissa les yeux ; M. Levrault ne savait que penser.

— C’est étrange ! dit enfin le vicomte, promenant sa main sur son front comme un homme en état de somnambulisme.

Puis, rassemblant ses esprits et reprenant possession de lui-même, il ressaisit le fil de l’entretien, sans avoir l’air de remarquer le trouble de Laure et l’étonnement de son père, avec autant d’aisance que s’il n’eût pas été dans le secret de ce qui venait de se passer.

— Je suis fier, mademoiselle, d’avoir été le premier à vous rendre, sur cette terre de Bretagne, la foi et l’hommage que tout gentilhomme doit à la beauté. En accourant au-devant de vous, monsieur, je n’ai fait que mon devoir, et jamais devoir ne fut plus doux, plus facile à remplir. Mon notaire m’a plus d’une fois entretenu de vos travaux, de votre richesse, qui ne serait rien à mes yeux, si elle n’était le fruit de vos œuvres, le prix de votre intelligence. En me confiant le soin de vous faire les honneurs de cette contrée, Jolibois s’est acquis des droits sacrés à ma gratitude.

— Et à la mienne aussi, dit M. Levrault. Quoique nous soyons habitués, nous autres grands industriels, à nous voir bien reçus partout, je dois avouer, monsieur le vicomte, que j’étais loin de m’attendre à tant de courtoisie.

— Comment donc cela, monsieur ? S’il est encore par-ci par-là quelques marquis de Carabas, entichés de leurs titres, refusant de marcher avec le siècle et s’obstinant à s’enterrer vivans dans le passé, nous sommes les premiers à nous railler de leurs travers. La noblesse n’est plus cette phalange impénétrable qui souleva contre elle tant d’inimitiés acharnées, trop souvent légitimes, il faut le reconnaître. Elle ouvre ses rangs à toutes les gloires, à tous les talens, à toutes les supériorités. C’est vous dire, monsieur, qu’elle est prête à vous accueillir.

— Ainsi, monsieur le vicomte, vous voudrez bien me donner une liste des châteaux où nous devrons nous présenter ?

— Et, ajouta Laure, diriger nos excursions dans ce pays que l’on dit charmant ?

En entendant la voix de Mlle Levrault, le vicomte tressaillit et passa sa main sur son front.

— Je suis tout à vous, répliqua-t-il en maîtrisant son émotion. Ce pays est charmant en effet ; nous le visiterons ensemble. Si vous le permettez, j’aurai l’honneur de vous présenter moi-même dans quelques châteaux du voisinage. Ce qui me désole, non pour vous, mais pour moi, c’est que, dans trois semaines, je devrai vous quitter pour me rendre à Paris.

— Serait-il vrai, monsieur le vicomte ? s’écria M. Levrault consterné.

— Que voulez-vous, monsieur ? Le monde m’attire peu ; la modique fortune que m’ont laissée les révolutions ne me permet pas d’y soutenir l’éclat de mon nom. Un affreux malheur m’a foudroyé à la fleur de l’âge. Par sagesse autant que par goût, je vis dans la retraite. J’aime le silence des champs et la solitude des bois. Cependant il y a des exigences auxquelles un galant homme ne saurait se soustraire. J’ai reçu, ce matin même, une lettre de l’un de nos jeunes princes, qui me donne rendez-vous aux courses de Chantilly. Je vous le demande, monsieur : à ma place, que feriez-vous ?

— Je partirais tout de suite, répondit M. Levrault sans hésiter.

— Ajoutez, reprit le vicomte, que le roi et la reine se plaignent de ma longue absence. Voici près de deux ans que je n’ai mis le pied aux Tuileries. Toute cette famille est si excellente pour moi, si parfaite, que je ne voudrais pas encourir vis-à-vis d’elle le reproche d’ingratitude.

— Et vous avez raison, monsieur le vicomte ; quand on a de bonnes connaissances, on ne doit pas les négliger.

La conversation une fois sur ce terrain, on pense bien que M. Levrault fit tous ses efforts pour l’y maintenir. Il y réussit sans beaucoup de peine. Le vicomte raconta l’histoire de sa présentation, confirma tout ce que maître Jolibois avait dit la veille, et ne se lassa pas de répondre aux questions que M. Levrault ne se lassait pas de lui adresser. Pour un homme foudroyé à la fleur de l’âge, il avait, comme on dit, la langue bien pendue, et ne tarissait pas. Décidément, il disposait des faveurs de la cour. Il ne voulait rien, mais il pouvait tout. M. Levrault l’écoutait comme un oracle et pensait avec complaisance à tout le parti qu’il pourrait tirer d’un pareil gendre. Il voyait tout à la fois en lui un pont pour franchir l’abîme qui le séparait des honneurs, une échelle pour escalader le pouvoir, une clé pour ouvrir les portes du Luxembourg. De temps en temps Laure mêlait quelques paroles à l’entretien. Aussitôt qu’elle ouvrait la bouche, le vicomte frissonnait, se tournait vers elle et tombait dans l’extase. Laure ne laissait pas d’être un peu surprise de l’effet que sa voix produisait sur les nerfs du dernier des Montflanquin. M. Levrault lui-même était passablement intrigué ; mais ils n’osaient ni l’un ni l’autre demander l’explication de cette singularité.

À la prière de Gaspard, la jeune fille s’était mise au piano. Gaspard, en l’écoutant, se tordait d’admiration, et poussait des brava frénétiques, absolument comme s’il eût été au balcon du Théâtre-Italien. Le fait est que Laure avait un beau talent sur le piano, et jouait de ce funeste instrument de façon à le rendre à peu près supportable. Après avoir exécuté quelques fantaisies éblouissantes, elle chanta une des plus délicieuses mélodies de Reber. Elle avait une très jolie voix qu’elle réussissait à gâter à force de prétention. Sa romance achevée, elle aperçut, en se levant, le vicomte à demi couché dans son fauteuil, immobile, les yeux au ciel, ne donnant plus signe de vie.

— Monsieur le vicomte, dit enfin M. Levrault de plus en plus étonné, il paraîtrait que cette petite chanson a produit sur vous une impression un peu violente.

— Pardon, oh ! pardon, s’écria Gaspard se réveillant en sursaut. Mademoiselle, votre voix me trouble et me plonge dans des ravissemens ineffables. Dois-je le dire ? Ce n’est pas vous que j’écoute alors, mais une adorable créature qui n’a fait que passer sur la terre, et qui vivra éternellement dans mon cœur. Elle n’avait pas seulement votre voix, elle avait aussi tous vos traits ; si je l’entends quand vous parlez, je la vois quand je vous regarde.

— Quoi ! monsieur le vicomte, s’écria M. Levrault avec une satisfaction orgueilleuse qu’il ne songea pas à dissimuler, ma fille ressemblerait à Mlle de Chanteplure ?

— Je vois bien, reprit le vicomte, que Jolibois vous a mis dans le secret de ma douleur. Je ne lui en veux pas. Oui, monsieur, Mlle de Chanteplure ressemblait à mademoiselle votre fille. C’était le même timbre, les mêmes inflexions de voix, le même ovale de visage, le même regard, la même nuance de cheveux. Cependant je crois que Fernande avait la courbe du nez moins pure, moins fine, moins royale. À cela près, foi de gentilhomme, jamais ressemblance plus complète ne se rencontra sous le ciel.

Mlle de Chanteplure s’est noyée bien malheureusement, ajouta M. Levrault d’un air piteux.

— Ah ! monsieur !… s’écria Gaspard avec un geste désolé.

— Monsieur le vicomte, dit Laure, qui n’était pas précisément humiliée de sa ressemblance avec la fille d’un marquis, je regrette que ma présence soit condamnée à réveiller en vous un si pénible souvenir.

Gaspard ne répondit pas, mais il tourna vers Mlle Levrault un regard si profond, si tendre, si passionné, qu’elle se sentit affranchie de toute inquiétude et de tout remords.

La conversation prit un tour moins lugubre. Le vicomte avait cela de bon que ses impressions funèbres ne tenaient pas plus long-temps que la neige d’avril. À l’entendre raconter la mort de Mlle de Chanteplure, on aurait pu croire qu’il ne lui restait plus qu’à s’ensevelir à la Trappe ; cinq minutes après, il causait gaiement de choses et d’autres, léger comme un pinson qui vient de sécher au soleil ses plumes mouillées par une pluie d’orage. Il avait dans l’esprit de l’entrain, de la verve, et dans les manières je ne saurais dire quelle grâce frelatée qui n’eût pas trompé les clairvoyans et les délicats, mais à laquelle le commun des martyrs devait se laisser prendre aisément. Il effleurait tous les sujets avec une facilité merveilleuse, et parvenait de loin en loin à faire oublier sa laideur. Il parla de la noblesse du pays et ne dissimula pas à M. Levrault que les plus grandes familles des environs étaient en ce moment absentes de leurs terres ; mais il en restait encore assez pour défrayer les loisirs du grand industriel. D’ailleurs, les maisons de Kerlandec et de Barbanpré ne le cédaient à aucune autre pour l’illustration et l’ancienneté.

Cependant il se faisait tard. M. Levrault offrit au vicomte de le mener jusqu’à sa porte en calèche découverte, attelée de quatre chevaux, conduite à la Daumont. Gaspard répondit qu’il s’en irait à pied comme il était venu ; il ajouta, en attachant sur Laure un regard langoureux, qu’il avait besoin, pour apaiser son cœur, du silence des champs endormis. M. Levrault n’insista pas ; mais, avec le tact et la délicatesse du riche qui compte son or devant un pauvre, il exigea que Montflanquin, avant de se retirer, visitât son château, ses remises, ses chenils et ses écuries. Il ne lui fit pas grace d’un appartement, d’une voiture, d’un cheval et d’un chien. Gaspard avait parlé de l’éclat de son nom, de ses relations avec les princes, de la faveur dont il jouissait à la cour : M. Levrault prit sa revanche en faisant sonner ses millions. Heureusement, le bruit n’en déplaisait pas au vicomte.

— N’oubliez pas, lui dit M. Levrault, que vous dînez demain à la Trélade. Je ne descends pas de Godefroy de Bouillon, mais je vous montrerai que ma table en vaut bien une autre.

Gaspard s’inclina devant Laure, pressa chaleureusement la main de M. Levrault dans les siennes et se retira en déclarant que depuis la mort de Mlle de Chanteplure il ne se souvenait pas d’avoir passé, même à la cour, une soirée si ravissante.

— Comment le trouves-tu ? demanda M. Levrault à sa fille dès qu’ils furent seuls dans le salon.

— Je le trouve laid, répondit Laure sans détour.

— Eh bien ! reprit M. Levrault, on se fait vite à sa figure. Le premier coup d’œil ne lui est pas favorable ; pourtant je conçois qu’à la longue on en vienne à le trouver beau. Et puis, un esprit !… des manières !… une grace!… Il n’y a pas à dire, ajouta-t-il en fourrant ses mains dans ses poches, on est flatté de recevoir ces gens-là chez soi.


IV.


M. Levrault ne devait pas tarder à découvrir que la Bretagne n’est pas précisément le pays qu’il avait rêvé. Les châteaux écroulés, les vieux pans de murs habillés de lierre, les tours habitées seulement par les chouettes et les orfraies, ne manquaient pas aux environs de la Trélade ; mais les châteaux sur pied, avec châtelains ou châtelaines, foisonnaient moins que M. Levrault ne l’avait espéré. Ainsi, les châteaux de Clisson, de Mortagne et de Tiffauge, qui lui tendaient les bras, au dire de maître Jolibois, n’étaient depuis long-temps que des monceaux de ruines. M. Levrault avait appris avec stupeur que toutes ces grandes maisons étaient éteintes, et qu’il fallait renoncer à la prétention de recevoir leurs descendans à sa table. Il était arrivé depuis près de deux mois, et la foule aristocratique promise à ses salons se bornait jusqu’à présent au vicomte de Montflanquin, au comte de Kerlandec et au chevalier de Barbanpré. Quant aux fêtes, quant aux réceptions annoncées à son de trompe par maître Jolibois, le fait est que, hors de chez lui, le grand industriel n’avait pas bu seulement un verre d’eau.

Le comte de Kerlandec était un fin matois qui se trouvait vis-à-vis de Gaspard dans la même position que maître Jolibois ; Gaspard lui devait quelques milliers d’écus hypothéqués sur la dot de sa femme et sur les brouillards de la Sèvres, car du domaine de ses pères il n’était plus question depuis longues années, et, quand M. Levrault avait parlé du pigeonnier du vicomte, le brave homme ne croyait pas si bien dire, il ne se doutait pas de l’heureux choix de l’expression. Ennemi de la bourgeoisie à laquelle il ne pardonnait pas de s’élever et de s’enrichir, jeune encore d’esprit, fin railleur, malgré ses soixante ans et la goutte assassine, le comte de Kerlandec avait saisi avec avidité l’occasion de rentrer dans ses fonds et de s’amuser en même temps aux dépens d’un bourgeois riche et sot. Enfin, comme il n’avait ni chevaux ni voiture, le comte n’était pas fâché de promener sa goutte dans la calèche de M. Levrault. Le chevalier de Barbanpré se prenait en effet pour un descendant de Godefroy de Bouillon. C’était un vieux gentilhomme très simple, très pauvre, très gourmand, et qui eût donné pour un bon repas tout son arbre généalogique. M. Levrault n’avait pas eu de peine à l’attirer chez lui. Le chevalier allait souvent à la Trélade ; on avait fini par remarquer dans le pays qu’il ne s’y rendait jamais après dîner et que jamais il n’en sortait avant.

M. Levrault s’était bien présenté avec Laure dans quelques familles que lui avait désignées Gaspard ; mais, soit que Gaspard, en pilote habile, les eût dirigés à bon escient vers des parages où il n’avait pas de concurrence à redouter, soit qu’en réalité le bois dont on fait des gendres manquât absolument dans cette partie de la Bretagne, toujours est-il que Laure et son père n’avaient pas découvert un seul gentilhomme à marier. En dépit de ses trois millions, M. Levrault s’était vu partout accueilli avec cette haute politesse qui peut passer pour du dédain ; des cartes satinées, timbrées d’un casque ou d’une couronne, avaient répondu à toutes ses avances. Il avait beau multiplier autour de lui les séductions de la richesse, Montflanquin, Barbanpré, Kerlandec, étaient toute sa cour ; après deux mois de séjour sous le ciel de la vieille Armorique, il ne voyait se presser en foule autour de lui que Kerlandec, Barbanpré, Montflanquin. De ces trois courtisans, le vicomte était le plus assidu ; il consolait M. Levrault de toutes ses déceptions.

Gaspard, au bout de trois semaines, avait déclaré qu’il n’irait pas à Chantilly. Les courses étaient ajournées à la saison d’automne. Gaspard ne quittait plus la Trélade. Il arrivait le matin, et ne s’en allait que le soir. On devait lui savoir gré de n’avoir pas encore apporté ses pantoufles. Il avait fait de M. Levrault sa propriété, son bien, une chose à lui. C’était lui qui dirigeait tout ; rien ne se faisait que par lui. Tous les soirs, avant de se retirer, il dressait lui-même le programme des excursions du lendemain. Il était de toutes les parties et de toutes les promenades. Il eût été tout aussi facile de voir M. Levrault sans son ombre que de le rencontrer sans Gaspard. Vif, alerte, dispos, toujours en belle humeur, le vicomte avait le secret de remplir la Trélade de mouvement, de bruit et de gaieté. Il donnait à M. Levrault des leçons d’équitation, lui racontait des histoires de la cour, caressait sa sottise, encourageait toutes ses manies. Il avait dressé pour Laure un joli cheval qui s’agenouillait devant elle, et la suivait comme un mouton bridé. Chaque jour, il inventait une distraction nouvelle. Bref, après avoir commencé par se rendre utile, il avait fini par devenir indispensable. M. Levrault, qui pensait avoir trouvé la pie au nid, se préoccupait à peine des mécomptes qu’il avait essuyés. Qu’était-il venu chercher en Bretagne ? Un gendre qui lui frayât le chemin des honneurs et des dignités. Ce gendre, il l’avait sous la main. Gaspard réunissait toutes les conditions requises : un grand nom pour Laure, pour M. Levrault une grande influence. Il était le gendre rêvé. Malheureusement, Gaspard ne paraissait pas entendre de cette oreille. Il n’avait pas d’ambition, et ne parlait de sa pauvreté qu’avec amour ; à ses yeux, l’opulence était sans attraits. À part quelques soupirs étouffés, quelques regards brûlans qui ne s’adressaient peut-être qu’à l’image de Mlle de Chanteplure, on ne pouvait guère supposer que son cœur fût épris de Laure. Il répétait volontiers que sa vie était close, qu’il ne se marierait jamais. M. Levrault désespérait parfois de le prendre dans ses filets : il était le poisson, et croyait être le pêcheur. Il avait dans son parc, avec le comte de Kerlandec et le chevalier de Barbanpré, des entretiens qui achevaient de l’exalter. Le comte et le chevalier célébraient à l’envi les mérites de Montflanquin. C’était tout profit pour Kerlandec, et Barbanpré ne voulait pas se montrer ingrat vis-à-vis d’un homme qui l’avait introduit dans une maison où l’on faisait de si bons dîners.

Pendant que M. Levrault se consumait dans son impatience, Laure se piquait de plus en plus au jeu. Laure n’eût pas été touchée de l’amour du vicomte ; elle souffrait de son indifférence. Si le vicomte eût demandé sa main, il n’est pas sûr qu’elle eût consenti à l’épouser ; mais elle s’irritait de lui entendre répéter sans cesse qu’il ne se marierait jamais. Elle ne l’aimait pas, c’est tout au plus s’il lui plaisait, et pourtant elle était jalouse de la jeune fille qu’il avait aimée, elle était humiliée de la fidélité qu’il gardait à son souvenir. Enfin, il arriva que l’attitude de Gaspard changea visiblement. Gaspard devint triste, fantasque, taciturne, rêveur. Il se troublait auprès de Laure, et l’on voyait bien que ce n’était plus l’image de Mlle de Chanteplure qui l’agitait ainsi. Il ne parlait plus de Fernande. Une sombre mélancolie avait tari sa verve, enrayé son entrain. Symptôme plus grave encore, à table, il buvait à peine, et ne mangeait que du bout des dents. Ces changemens n’échappaient pas à l’œil pénétrant de M. Levrault. Le vicomte ne s’était pas encore déclaré, mais sa passion se trahissait à tous les regards : les moins clairvoyans n’auraient pu s’y tromper.

Ivre de joie, M. Levrault touchait au but de ses espérances. Quant à se préoccuper de la passion du vicomte au point de vue du bonheur de sa fille, cet excellent père n’y songeait même pas. Seulement il pensait avec complaisance qu’un gendre si violemment épris se montrerait des plus accommodans le jour de la discussion du contrat. Le désintéressement de Montflanquin, son mépris de la richesse, son amour de la pauvreté, garantissaient d’ailleurs la modestie de ses prétentions. Fastueux et ladre, M. Levrault se félicitait tout bas d’avoir mis la main sur un gentilhomme qui joignait à tant de qualités précieuses l’avantage du bon marché. Pour Laure, elle se sentait aimée, sa vanité était satisfaite ; elle jouissait de son triomphe, et ne se souciait plus de Gaspard.

— Il faut voir, il faut attendre, disait-elle à son père, qui parlait déjà du mariage comme d’un fait près de s’accomplir. Rien ne prouve jusqu’à présent que le vicomte soit résolu à demander ma main ; mais, y fût-il décidé, la prudence nous conseillerait encore de ne point nous hâter, et d’y regarder à deux fois. Il est impossible que le vicomte soit le seul parti que la Bretagne ait à nous offrir.

— Qu’espères-tu donc ? répliquait M. Levrault, qui ne comprenait rien aux hésitations de sa fille. Un rejeton des Baudouin et des Lusignan ! Crois-tu qu’il y en ait à remuer à la pelle ? D’ailleurs, nous avons exploré tous les châteaux des environs, et, à moins que tu ne veuilles épouser le comte de Kerlandec ou le chevalier de Barbanpré, je ne vois pas trop sur qui tu pourrais arrêter ton choix.

— Il faut attendre, répétait Laure avec fermeté ; rien ne presse. M. Gaspard nous a dit lui-même que les plus grandes familles de la contrée sont en ce moment absentes de leurs terres. Peut-être n’en serons-nous pas toujours réduits à la société du vicomte.

— Ma foi, ma chère, tu es bien difficile. Un grand nom, une grande influence, une grande passion par-dessus le marché ! Jolibois avait raison, ce Montflanquin est un caractère antique. On ne l’accusera pas, celui-là, d’avoir couru après notre argent. Je l’observe, sans qu’il s’en doute ; je sais ce qui se passe en lui. Il avait juré de rester fidèle à cette malheureuse Chanteplure. Il t’aime à son cœur défendant. Il en a des remords, il s’en accuse, il en enrage ; mais il t’aime, c’est plus fort que lui. Ainsi, malgré les millions de ton père, tu inspires un sentiment romanesque, et tu n’es pas contente ; tu peux être épousée par amour, et cela ne te suffit pas. Grand merci ! tâche de trouver mieux ; je t’en souhaite.

Dans ces dernières paroles de M. Levrault, il y avait bien quelque chose qui chatouillait agréablement l’orgueil de sa fille. Laure n’avait pas la prétention d’être une héroïne de roman. C’était, je l’ai déjà dit, un esprit très calme, et qui avait toujours envisagé le mariage comme une affaire d’ambition, comme une question de libre échange. Cependant il ne lui déplaisait pas d’inspirer une passion désintéressée, et de se sentir aimée pour elle-même. Ses amies de pension ne s’étaient pas fait faute de lui répéter qu’elle trouverait peut-être quelque petit hobereau qui consentirait à l’épouser pour ses écus ; elle se figurait leur dépit, si elles apprenaient jamais qu’un gentilhomme de haut lignage l’avait épousée par amour. La passion et le désintéressement du vicomte ne pouvaient être mis en doute, et Laure avait assez de raison pour se dire qu’une occasion pareille ne se présente pas deux fois dans la destinée d’une jeune fille affligée d’un million de dot. Gaspard n’était pas beau, mais ses armoiries étaient belles. Laure n’aimait pas Gaspard, mais c’était là le dernier des soucis de Laure. Il n’était jamais entré dans son esprit qu’elle dût aimer son mari. Ce qui la chagrinait, c’est que Gaspard n’était que vicomte ; elle eût voulu tout au moins un marquis. Le titre de vicomtesse n’était pourtant pas à dédaigner, quand on s’appelait Mlle Levrault, et qu’on se souvenait d’avoir vu son père auner du drap rue des Bourdonnais. Un jour, en se promenant à cheval, elle s’était arrêtée devant le pigeonnier de Montflanquin. Sa vanité saignait en songeant à cet amas de vieux murs éboulés que Gaspard appelait pompeusement le château de ses ancêtres ; mais elle se savait assez riche pour les relever. Enfin, Laure était forcée de reconnaître qu’elle n’avait pas l’embarras du choix. Les semaines s’écoulaient, et les grandes familles absentes ne se hâtaient pas de rentrer dans leurs terres. Vainement M. Levrault se montrait sur la route de Nantes en calèche attelée de quatre chevaux, conduite par deux jockeys coiffés d’une casquette de velours orange ; vainement il envoyait ses piqueurs promener dans les alentours ses chevaux et ses chiens, avec ordre de dire, comme le chat botté, aux passans : Voici les chevaux et les chiens de M. Levrault ; vainement il étalait sa fortune par tous les chemins et dans tous les carrefours, rien n’y faisait ; la foule des visiteurs était toujours la même à la Trélade. Laure finit par se rendre à l’avis de M. Levrault. Il ne s’agissait plus que d’attendre la déclaration du vicomte. Aux soupirs que poussait Gaspard, il était permis d’espérer qu’on ne l’attendrait pas long-temps.

Ainsi, tous nos personnages nageaient dans la joie, et je ne sache pas que dans aucune histoire on ait vu jamais tant de gens heureux. Quelques jours encore, et M. Levrault mettait le pied sur la terre promise. Laure se voyait à la cour. Mons Gaspard n’avait plus qu’à étendre ses doigts crochus pour agripper le petit million dont il paraissait avoir quelque besoin. Maître Jolibois croyait déjà tenir ses quatre-vingt mille livres, et le comte de Kerlandec ses quelques milliers d’écus. Le chevalier de Barbanpré pensait avec délices au festin de noces. Enfin, Galaor se berçait du doux espoir que le vicomte, une fois marié, penserait peut-être à lui payer ses gages. Les choses en étaient là, lorsqu’un incident imprévu vint brusquement en changer le cours.

Un matin, après déjeuner, Laure était sortie à cheval, suivie d’un serviteur. C’était la première fois qu’elle allait ainsi à travers champs, sans être escortée de son père et de Montflanquin. Gaspard s’était offert à l’accompagner ; mais M. Levrault, décidé, pour en finir, à le forcer dans ses retranchemens, avait retenu le vicomte, qui ne s’était résigné qu’à regret, après avoir reçu l’assurance que Laure dirigerait sa promenade du côté de Clisson, car, à l’en croire, le côté de Tiffauge était mal habité, et il craignait pour elle de fâcheuses rencontres. Docile aux avis de Gaspard, Laure avait d’abord côtoyé la rivière ; puis, ennuyée bientôt des chemins trop connus, elle s’était jetée dans un sentier couvert qui coupait le vallon, courait sur les flancs du coteau et se perdait dans un bois de chênes. Percé d’allées étroites, courtes, enchevêtrées, ce bois était un vrai labyrinthe. Laure le traversa au galop, et s’aperçut, sur la lisière, qu’elle n’était plus suivie de Germain qui, sans doute, avait perdu ses traces. Bien que Mlle Levrault ne fût pas une organisation très poétique, elle éprouva moins d’inquiétude que de joie en se trouvant seule au milieu des campagnes. Sans se préoccuper autrement des appréhensions du vicomte, elle rendit la bride et laissa son cheval aller à l’aventure. Il faisait une de ces journées sans soleil, un peu tristes, mais si charmantes, qui prêtent aux splendeurs de l’été les mélancolies de l’automne. La terre rafraîchie se reposait des ardeurs de juillet sous un ciel gris et doux, nuancé comme l’aile d’une palombe. Par quel enchantement Laure en arriva-t-elle à se mettre en communication avec la nature ? Comment cette jeune fille, qui n’avait vécu jusque-là que d’orgueil et de vanité, eut-elle enfin une révélation confuse des beautés de la création ? Laure avait oublié ses millions et les armoiries de Gaspard. Elle voyait les blés onduler à ses pieds, elle écoutait le chant des brises, elle aspirait l’air embaumé des prés ; son cœur se dégageait peu à peu des ambitions mesquines qui, quelques heures auparavant, le remplissaient encore tout entier. C’est que la bonne et sainte nature a de mystérieuses influences auxquelles ne sauraient échapper les ames les plus rebelles ; c’est qu’elle a de muets enseignemens d’une éloquence irrésistible : le spectacle des œuvres de Dieu en dit plus sur le néant des vanités mondaines que toutes les oraisons funèbres de Bossuet et de Massillon. Malheureusement, le mal était profond chez Laure, et la pauvre enfant ne devait pas tarder à reprendre les liens misérables sous lesquels l’éducation avait étouffé tous ses bons instincts.

Laure chevauchait ainsi depuis quelques heures, au gré de sa monture, sans se douter qu’avec son amazone, son chapeau de feutre et son voile vert, seule et libre, en plein air, perdue au milieu des genêts, elle était cent fois plus aimable que dans le salon de son père. Quand elle voulut se diriger vers la Trélade, elle essaya vainement de s’orienter ; elle était égarée dans un océan d’ajoncs et de bruyères. Après avoir erré quelque temps encore au hasard, elle crut reconnaître les abords d’un sentier dans lequel Gaspard l’avait un jour empêchée de pénétrer, en le lui signalant comme un passage périlleux, coupé de fondrières et menant à des marécages. L’année précédente, une pastoure s’était risquée, à la poursuite d’une de ses vaches, dans ce défilé qu’on appelait le Chemin du diable ; la pastoure et la vache n’avaient jamais reparu depuis. Laure avait fait observer avec assez de raison que pareil malheur ne fût point arrivé, si l’on eût mis à l’entrée de ce défilé une barrière ou tout simplement un fagot d’épines. Là-dessus, Gaspard s’était récrié, admirant l’esprit inventif de Mlle Levrault et déplorant la stupidité de la commune.

En se retrouvant vis-à-vis du chemin du diable, Laure s’arrêta pour le reconnaître, et le reconnut en effet. C’était une allée sinueuse, profondément encaissée entre deux collines, et qui serpentait sous un berceau de frênes, comme un méandre de verdure. Laure allait s’éloigner, lorsqu’elle aperçut une petite fille, pieds nus et cheveux en broussaille, qui débouchait précisément par cette allée, en chassant devant elle une vache au poil roux. Une imagination un peu rêveuse aurait cru voir les ombres éplorées de la vache et de la pastoure dont le vicomte avait raconté le sinistre destin ; mais Mlle Levrault n’était pas fille à se laisser prendre à de si poétiques illusions.

— Petite ! cria-t-elle, est-ce que le sentier d’où tu sors n’est pas le chemin du diable ?

— Le chemin du diable ! répliqua la pastoure d’un air effaré ; ma belle demoiselle, il n’y a pas de chemin de ce nom dans tout le pays.

— Comment ! s’écria Laure, tu n’as pas entendu parler du chemin du diable ?

— Faites excuse, ma belle demoiselle, j’en ai entendu parler par M. le curé ; mais je ne l’ai jamais vu.

— Tu sais du moins que ce sentier n’est pas sûr, qu’il mène à des marécages où il ne fait pas bon de s’aventurer ? L’an passé, une bergère comme toi s’y est perdue avec sa vache.

— M’est avis, répondit la petite, que vous voulez vous gausser de moi. Ce sentier est aussi sûr que la route de Nantes : pour en sortir vivant, il suffit d’y entrer en vie.

— Eh bien ! demanda Laure étonnée, où donc ce chemin mène-t-il ?

— À notre ferme, ma belle demoiselle, et au château de La Rochelandier.

À ces mots, la petite fille s’enfuit à toutes jambes, pour courir après sa bête, qui se régalait dans un champ de luzerne.

Laure était toujours à la même place, cherchant un sens aux contes de Gaspard et n’en trouvant aucun. Il fallait que ce château de La Rochelandier, dont le nom venait de frapper son oreille pour la première fois, ne fût qu’un monceau de ruines, comme les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson ; autrement, Gaspard n’eût pas manqué de le porter sur la liste qu’il avait remise à M. Levrault, quand il s’était agi de nouer des relations avec la noblesse des alentours. Ce château était inhabité, cela ne laissait pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de Laure ; mais pourquoi Gaspard lui avait-il signalé ce sentier comme un passage dangereux ? Pourquoi ce nom de chemin du diable ? Pourquoi cette histoire d’une pastoure et de sa vache s’abîmant dans des fondrières ou dans des marécages ?

Après quelques minutes de réflexion, Laure cingla d’un coup de cravache le flanc de son cheval et s’enfonça dans le chemin qui menait au château de La Rochelandier.

Jules Sandeau.

(La seconde partie au prochain no.)