Sabre et scalpel/Texte entier

Illustrations par Jules Marion Voir et modifier les données sur Wikidata.
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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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LITTÉRATURE CANADIENNE

SABRE ET SCALPEL.
Par Napoléon Legendre.

Chapitre I.

HOUP ! Gilles ! La main aux écoutes et l’œil aux balestrons ! Ferme ! Tonnerre ! Il ne s’agit plus de dormir ; autrement, mon gars tu pourrais t’éveiller dans l’autre monde.

— On y est, on y est, père Chagru ; diable, si vous n’éveilleriez pas un mort avec cette voix d’enfer. Brrr !… le temps s’est chagriné et le montant se fait. Avec ça que ce maudit Nord-Est vous coupe en deux et qu’il fait noir comme dans un four. Quelle heure peut-il être ?

— Il est bien huit heures au moins ; il y a longtemps que nous avons passé la pointe St. Joseph, et l’Angelus sonnait justement… Sacrebleu ! nous avons talonné ! Pare à virer, largue les écoutes et fais prendre le foc.

— Ça y est !

— Bien ! amarre, et la main aux boucles !

— Ça y est ! Père Chagru, vous commandez comme un capitaine au long cours. Si vous aviez cependant quelque chose pour nous réchauffer ? Hein ? Quel temps ! quel temps ! Brrr !…

— Capitaine au long cours ! Diable, tu ne pensais peut-être pas serrer la vérité d’aussi proche. J’ai fait la traversée trois fois, et j’ai commandé la « Sorel » pendant dix ans. C’était une fière goëlette ! Soixante pieds de quille et cinq hommes d’équipage ; mais, des hommes, là !

Je me rappelle, il y a treize ans, c’était un vendredi…

— La, la, la ; si vous commencez avec les vendredis et les treize, je me bouche les oreilles. Si nous prenions plutôt une goutte ; vous conterez après.

— Je ne dis pas non, malgré que ton interruption soit peu polie : mais, à la fin d’octobre, et par un temps pareil, ta demande a quelque chose de raisonnable ; hâle la cruche !

Gilles ne se fit pas répéter l’invitation. La cruche sortit prestement de sa cachette et les deux hommes lui donnèrent une accolade prolongée.

— Cré nom ! souffla Gilles, ça fait du bien, père ; avec ce rhum là, vous me feriez suivre jusqu’au bout du monde. Brrr !… Quel temps ! arrivons-nous, au moins ?

— Vas-y voir, et borde une rame, si tu es trop pressé. En attendant, veille à tes voiles ; ce satané nord-est ne badine pas.

Voyons voir, il me semble que j’aperçois une lueur en arrière ; et si je ne me trompe pas, nous sommes vis-à-vis le Trou. Pourvu que le courant ne force pas trop, en lofant un peu, nous le prendrons à la prochaine bordée.

— Vous en parlez bien à votre aise ; on dirait que vous ne sentez pas le froid, vous ! Encore si la mère Javotte peut avoir un bon feu.

— Pare à virer ! nom d’un nom ! et jase moins ! Il me semble que j’entrevois le clocher de Beaumont. C’est ça ; à présent, borde à plat et tâche de distinguer la côte de l’Isle ; nous ne devons pas être trop mal comme ça.

La chaloupe, inclinée par sa voilure, craquait à tout rompre sous des vagues monstrueuses. Chaque fois qu’elle s’abattait, une pluie glacée rejaillissait sur les deux hommes boutonnés jusqu’au cou dans leurs capots d’étoffe du pays. Le vent augmentait de violence et soufflait avec rage. La barre pliait sous le poignet robuste du père Chagru et les écoutes grinçaient dans leurs moques de gaillac. À chaque moment, on aurait dit que la frêle embarcation allait sombrer. Gilles commençait à éprouver une certaine frayeur.

— Père Chagru, dit-il, nous pourrions peut-être amener la grande voile ou rentrer nos balestrons…

— Touche pas, mon fils ! J’en ai vu bien d’autres et je me rappelle…

— Oui, oui ; on la connaît encore, celle-là ; en attendant, je n’aimerais pas à chavirer ici ; et, par le temps qu’il fait, nous risquons gros.

À ce moment, comme pour donner raison à Gilles, une vague énorme vint s’abattre sur la chaloupe, par la pointe de l’étrave et courut jusqu’à l’arrière en les inondant.

Le père Chagru eut un frisson.

— Vide ! cria-t-il ; ça n’est plus le temps de rire, nous sommes pleins jusqu’au ras des bancs.

Gilles se mit à chercher le baquet, mais la vague l’avait emporté. Il saisit son chapeau de feutre et se mit à vider de toutes ses forces. Malgré cela, la chaloupe déjà alourdie, plongeait sous chaque lame, et faisait eau de plus en plus par dessus les bords. Quelques minutes encore et elle allait s’engloutir, Chagru avait négligé quelque peu son gouvernail et ses voiles, pour aider à Gilles, lorsqu’un choc épouvantable se fit sentir, suivi d’un craquement sinistre. Au même moment, l’embarcation pirouetta sur elle-même, et les deux hommes furent précipités violemment sur les roches, dans un clapotis qui les suffoquait.

Ils n’avaient pas eu le temps de se reconnaître qu’une vague furieuse vint les saisir, les souleva sur sa crête, et, après les avoir balancés un instant, les roula sur les galets.

— Décampons ! cria Chagru, avant que la suivante nous aborde.

Et tous deux s’élancèrent en avant, un peu moulus, mais pas trop maltraités.

Chagru fut le premier à se remettre.

Ouf ! fit-il en soufflant bruyamment, c’est une drôle de manière de débarquer, tonnerre ! et mon rhumatisme !… avec une écoute flambante neuve ! Voyons, où diable sommes-nous ?

— Un pilote comme vous, qui porte tout haut par un temps pareil, dit Gilles un peu amèrement, devrait au moins savoir sur quelle côte il se brise.

Le père Chagru, blessé au fond, fit semblant de ne pas entendre cette remarque.

— Nous ne devons pas être loin du Trou, dit-il tranquillement ; toi qui as les yeux clairs, cherche un peu si tu n’aperçois pas de lumière quelque part.

— Oui, il est bien facile de chercher, quand tout ce qu’on peut faire est de se tenir debout sur ces roches glissantes, avec un capot mouillé, qui pèse comme du plomb et qui vous glace les os. C’est tout de même dommage que nous ayons oublié la cruche dans la chaloupe : il est vrai que nous sommes partis un peu pressés. Bon ! j’aperçois quelque chose comme une lueur, là-bas, et si c’est l’auberge du Trou, nous avons joliment drossé. À tout hasard, cependant, et en route !

Les deux hommes s’acheminèrent tout transis vers la lumière, à travers des broussailles et des souches contre lesquelles ils se heurtaient à chaque instant. Enfin, après une demi-heure de marche, ils débouchèrent à la pointe sud de la petite baie qui forme ce que l’on appelle le Trou de St. Patrice.

Chagru poussa un cri de joie féroce.

— Mille noms ! tonna-t-il, nous voici enfin arrivés ! Et moi qui croyais tenir la barre dessus ! Comme nous avons drossé ! Ça n’empêche pas que quatre voiles par un temps pareil, et ma chaloupe perdue, avec une écoute flambante neuve, et mon rhumatisme !…

— Rendons-nous toujours, dit Gilles, vous parlerez après. Je suis gelé comme un glaçon.

Cinq minutes après, nos deux amis ouvraient la porte d’une petite maison et se trouvaient dans un étroit couloir éclairé par une lampe fumeuse.

Gilles frappa à une porte à gauche qui s’ouvrit immédiatement.

Une vieille femme se présenta, et, sans manifester le moindre étonnement, fit entrer les deux naufragés dans une salle basse qu’éclairait un immense feu de cheminée.

Bonsoir la mère, fit Gilles en entrant ; fâché de vous déranger. Notre chaloupe vient de se briser à un mille d’ici sur une de vos maudites cailles[1], et nous sommes mouillés jusqu’aux os. Si vous aviez seulement une larme de quelque chose de fort, et du linge sec. Mon ami Chagru est à moitié mort…

— Tu parles trop, Gilles Peyron, dit la vieille, et le père Chagru vaut mieux que toi. Cependant j’aime assez les gens gais, et je vais vous donner ce qu’il faut.

Tandis que les deux hommes grelottants s’approchaient vivement du feu, la vieille ouvrit une armoire immense qui prenait tout un coin de la salle et qui se fermait par un gros cadenas rouillé dont elle portait toujours la clé sur elle. Cette armoire était cachée par un grand rideau en étoffe qui avait dû être bleue ; la vieille tira le rideau sur elle et se mit à fureter parmi des ferrailles, les vieux bouts de corde et les objets de toute sorte qui encombraient les tablettes.

Pendant ce temps, nous ferons un peu connaissance avec nos deux amis.

Le père Chagru était un petit homme trapu avec une de ces figures placides dans les circonstances ordinaires, mais énergiques au besoin. Ses épaules, un peu voûtés par l’âge, étaient cependant larges et bien développées. Rien qu’à regarder sa main et son poignet, on sentait qu’il était prudent de ne pas l’irriter trop fort. Sa barbe et ses cheveux crépus et grisonnants, poussaient drus et sans obstacles.

Il n’avait rien de bien remarquable dans la figure que deux petits yeux gris et clairs comme des tisons qui s’animaient à un moment donné, et lançaient des rayons ardents. Il avait reçu au baptême les noms de Michel-Gonzague Chagru. Il y avait soixante ans qu’il portait ces noms dans une pauvreté embarrassante mais honnête ; et, à cet âge, comme il le disait lui-même, il n’avait plus guère l’espoir de faire fortune.

Depuis l’âge de dix ans, il naviguait sur le fleuve entre Québec et les Îles du Golfe. Tour-à-tour matelot, pilote et capitaine, malgré une capacité incontestable et une honnêteté reconnue, il n’avait jamais éprouvé que des revers. Il en était venu à se faire une telle habitude d’échouer dans ses entreprises que pour lui, un voyage nul comme profit, mais sans accident remarquable, était un succès étonnant.

Un point saillant de son caractère était l’espèce d’éloignement qu’il professait à l’endroit des femmes. Il n’avait jamais voulu se marier, prétendant qu’un bon marin doit être libre et que le régime conjugal est le moins libre des gouvernements. Il vivait par-ci par-là, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, mangeant assez bien l’été, très-peu l’hiver, et assez satisfait d’ailleurs d’un sort qu’il ne voyait guère le moyen de pouvoir jamais rendre meilleur.

Gilles Peyron était bien tout le contraire de son compagnon.

Long, mince et décharné, il portait une de ces têtes comme on en voit quelquefois en rêve, pointue, fuyante, et couronnée d’une chevelure susceptible de prendre toutes les formes, comme sa physionomie s’adaptait à toutes les expressions. Son œil vif et rond, remuait constamment sous ses paupières rougies par le vice ; et le bout de son nez de renard était en guerre constante avec les longs crocs retroussés de la moustache qui le menaçaient sans cesse de familiarités agaçantes.

Malgré son apparence, il était loin d’être sot, et lors qu’il voulait se festonner un peu, il avait plutôt l’air, pour le commun des hommes, d’un professeur de langues que d’un bandit.

Cependant la mère Javotte avait préparé le linge et mis sur la table une carafe de rhum et deux verres ébréchés.

— Voilà, mes vieux, grogna-t-elle, tout est prêt ; vous n’avez qu’à vous servir. Ça n’est pas un palais, mais vous connaissez l’endroit, et des gibiers comme vous autres n’ont pas la peau douce. N’oubliez pas surtout qu’on paye d’avance, quand on occupe un salon particulier.

Gilles avança deux pièces blanches que la vieille examina et fit sonner longuement, avant de les faire disparaître dans la vaste poche de son tablier, après quoi elle sortit par le couloir, marmottant entre ses dents :

— Qu’est-ce que ce Gilles vient encore faire ici ? Je n’aime pas cet oiseau-là ; sa présence ne m’annonce rien de bon, et suffit pour compromettre un établissement honnête ; avec ça qu’il arrive toujours pendant la nuit ou au milieu de la tempête comme un hibou qui cherche un abri. N’importe ; pourvu qu’il me paye, je n’ai rien à dire ; les affaires des autres ne me recardent pas.

Elle ouvrit une porte masquée au fond du couloir et grimpa un escalier donnant sur une espèce de grenier écrasé qui servait de cachette en cas de visites suspectes et d’où, à l’aide de trous pratiqués dans les planchers, on pouvait voir tout ce qui se passait dans les chambres inférieures.

La vieille alluma une lanterne sourde, s’assit sur un vieux banc et se mit à tricoter tranquillement sans se laisser distraire par le bruit des voix avinées et par l’éclat des jurons qui montaient jusqu’à elle.

La mère Javotte, au premier abord, paraissait bien avoir cent ans.

Sa face jaune comme un vieux parchemin et encadrée tant bien que mal par une douzaine de cheveux gris, offrait ce type particulier qui se perd aujourd’hui et qui caractérise les Métis des tribus Huronnes. Son nez recourbé en bec d’aigle sur sa bouche édentée, ses pommettes saillantes, sillonnées de rides profondes et marquetées de petite vérole, donnaient à sa physionomie une expression étrange et parfois lugubre.

Il y avait quarante ansetplus que la mère Javotte tenait son petit établissement au Trou St. Patrice Sa jeunesse, qui avait dû être orageuse, s’était passée, tantôt au fond des bois dans le wigwam de son père, tantôt dans les villes où elle disait la bonne aventure.

Plus tard, elle avait rencontré sur le marché de Québec un jeune homme de haute mine dont les lignes de la main prédisaient de grandes choses, entre autres un mariage prochain avec une femme de sang royal.

La chose arriva quelque temps après, la princesse n’étant autre que la mère Javotte : tous les sauvages descendent plus ou moins de chefs augustes, nés sur les marches d’un trône. | Dès lors commença pour la nouvelle épousée une existence déplorable qui devait causer sa perte en lui faisant côtoyer, trop souvent pour ne pas y tomber, le sentier du vice, Son mari, ivrogne et débauché, commença par la battre, puis, peu à peu, lui fit contracter ses louables habitudes.

Bref, deux ans plus tard, la mère Javotte, devenue veuve, courait les tavernes de la basse-ville et couchait presque tous les soirs en prison. Dans une de ces courses aventureuses, elle fit la rencontre d’une ancienne connaissance de son mari, voleur de grand chemin et assassin dans l’occasion. Ce personnage la prit sous sa protection. Comme il possédait quelqu’argent, et avait besoin d’un lieu de réunion pour ses complices, il l’installa dans la maison qu’elle occupait au moment où nous avons fait connaissance avec elle. Ce cabaret, dont les ruines sont maintenant disparues, était situé, comme nous l’avons vu, à environ neuf milles de Québec, dans un enfoncement de la côte sud de l’Île d’Orléans, connu sous le nom de « Trou de St. Patrice. » C’était le rendez-vous habituel de tout ce qu’il y avait d’ivrognes, de chenapans et de voleurs dans ! e pays. La mère Javotte en faisait les honneurs avec cette discrétion qui caractérise les gens du métier. Tout en vendant son gin et sa jamaïque, elle avait trouvé moyen d’acheter la maison avec le lopin de terre qui l’environnait.

Le soir, à la veillée, le cabaret s’emplissait silencieusement.

C’étaient des matelots dont les bâtiments étaient mouillés au large, qui composaient la majeure partie de l’assemblée ; puis venaient les pratiques, gens de sac et de corde, qui se recrutaient dans les plus mauvais quartiers de Québec. Souvent, une figure suspecte se glissait au milieu des habitués et se mêlait à leurs groupes. Mais ces gens avaient le flair subtil, et jusqu’alors, malgré toutes ses ruses, la police n’était pas parvenue à faire une seule prise importante

La mère Javotte allait toujours son train, souriante et tranquille. Quand les circonstances menaçaient un peu, elle n’avait qu’un signe à faire et tout le monde se dispersait.

CHAPITRE II.

Le soir où Gilles Peyron et Michel Chagru firent leur apparition dans le cabaret, la réunion était au grand complet.

La maison se divisait en deux chambres basses. Celle de droite, en entrant, était la « bar »[2] proprement dite ; servant aussi dans l’occasion de cuisine, de salle à dîner et de garni pour la nuit. Il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus sale, de plus boueux et de plus enfumé.

La chambre de gauche offrait un caractère un peu différent, c’était le salon de l’établissement. Elle était meublée avec un certain luxe et contrastait agréablement avec la « bar. » C’était là que la mère Javotte recevait ses visites de cérémonie, ou les personnes qu’elle ne désirait pas mettre en contact avec la masse de ses pratiques ordinaires. Un grand feu flambait dans l’âtre et éclairait la chambre de ces lueurs capricieuses et fantastiques qui font voir des diables sur les murailles, et qui font sommeiller les vieilles femmes à la veillée.

C’est dans cette chambre que la mère Javotte avait fait entrer Gilles Peyron et Michel Chagru.

Après avoir changé leurs habits mouillés, nos deux amis vinrent de nouveau s’asseoir près du feu.

— Ouf ! ce linge sec fait du bien, dit Gilles ; l’atmosphère est d’ailleurs plus tendre ici que dans votre chaloupe, père Chagru et la mère Javotte fait les choses mieux que vous.

Bon ! voici la carafe, en usez-vous ?

— Je n’ai jamais refusé une offre honnête, mon gars, et je suis trop vieux pour changer mes habitudes.

Il tendit son verre, et Gilles lui versa une copieuse rasade qu’il dégusta avec un claquement de langue particulier.

Tout en se réchauffant, ils trouvèrent moyen, parmi des éloges mérités à l’adresse de la mère Javotte, de se verser plusieurs autres verres qui firent peu à peu disparaître les différences. Is devinrent plus communicatifs et se mirent à causer.

— Tout cela est bel et bon, commença Gilles, mais nous ne sommes pas venus ici pour dire des prières et autant vaut en avoir le cœur net de suite. Déboutonnez-vous, père, c’est le temps. Vous n’êtes pas venu me chercher chez moi pour rien, vous m’avez fait entrevoir une entreprise honnête. Il est vrai que notre petit naufrage peut en avoir modifié les circonstances ; mais le fond, père Chagru, voyons, je veux le fond.

Le vieux marin alla inspecter la porte et l’unique fenêtre de la chambre, avec une attention minutieuse. Quand il fut convaincu que personne n’était aux écoutes, il revint s’asseoir près du feu.

— Mon gars, dit-il, à voix basse et après s’être versé un coup, ce que j’ai entrepris ce soir peut faire notre fortune, si nous réussissons, et te conduire à la potence dans le cas où nous échouerions.

À ce mot de potence, Gilles eut un frisson désagréable et fit une grimace forcée.

— Cependant comme tu viens de le dire, continua Chagru, notre petit naufrage a modifié mes plans et je ne sais pas à présent jusqu’à quel point nous pourrons nous entendre, voyons un peu, pour me confier à toi comme cela, sais-tu que je te connais bien peu ?

— Vous êtes curieux, père ; et si je ne disais rien ?

— Eh ! bien, mais c’est ton affaire. Tout ce que je veux en savoir est seulement à cause de l’intérêt que je te porte. Prenons toujours un coup, cela ne peut pas faire de mal.

Il versa une rasade terrible à Peyron, pendant que lui ne prenait qu’un petit doigt.

Peyron se trouva considérablement allumé.

— Père Chagru, dit-il, je vous aime. Vous avez une bonne figure. Et tenez, puisque vous voulez savoir des nouvelles de ma jeunesse, je vais vous en donner.

— Je n’y tiens pas tant que cela, mon enfant ; après tout, si tu as honte, ne dis rien.

— Moi, honte ! honnête pilote, oh ! la bonne farce, Gilles Peyron avoir honte ; y pensez-vous, un peu ? Vous allez voir plutôt.

Vous n’êtes jamais allé au collége, vous, père ? Non ? Moi j’y suis allé beaucoup et à beaucoup d’endroits ; j’ai mangé du grec et du latin comme les autres ; seulement il fallait m’ouvrir les dents avec le manche de la cuiller, laquelle était un martinet. J’en ai bien eu pour six années entières et j’ai fait ma rhétorique seulement jusqu’aux trois quarts. Que voulez-vous, père, les grands auteurs ne me plaisaient pas. — Un peu de rhum s’il vous plaît, la langue me sèche. — Merci. — Toujours est-il qu’une fois, mon dernier professeur ayant soutenu, contrairement à mon opinion, que Démosthène valait mieux que Mirabeau, je lui jetai un dictionnaire grec par la tête et je n’attendis pas qu’on me mît à la porte ; je pris de suite la main que la liberté me tendait. — J’avais vingt ans ; il fallait me trouver un état, me créer un avenir.

J’adorais Québec et je lui aurais sans doute fait honneur, mais, vous connaissez le proverbe ?

— Oui ; nul n’est prophète dans son pays ; il y a assez longtemps que je le pratique.

— C’est assez vrai ce que vous dites là, et je l’appuierai d’une rasade ; à votre santé, père Chagru !

Il emplit son verre et le vida d’un trait ; sa langue commençait à s’épaissir sensiblement ; il continua :

— Me voilà donc, un beau jour arrivé à New-York, sans argent mais plein d’espérance et de grands desseins. Figurez-vous que dans ce temps-là j’étais fort joli garçon et je savais beaucoup de choses, compluria mente tenebam. Je m’annonçai comme professeur de français. Les élèves arrivèrent par enchantement, et les dollars affluèrent dans une égale proportion. Je devins élégant, je fréquentai le monde et je me fis des amis. Quand on est riche, père Chagru, ce bétail là ne manque pas. Donec eris felix… Vous ne comprenez pas ? Ça ne fait rien. Au bout de six mois je voyais intimement plusieurs bonnes familles de la ville, et les femmes raffolaient du Frenchman.

J’étais surtout très-assidu chez un certain banquier juif-allemand, riche comme Crésus et confiant comme un lapin — en dehors de ses affaires d’argent. Il avait une fille belle à croquer, mais bête comme une souche.

Je lui donnais des leçons de français ; vous voyez d’ici le danger.

Père Chagru, je me sens attendrir rien qu’à me rappeler ces douces émotions, les premières de ma jeunesse, dont le souvenir me caresse encore agréablement. Poussez donc la carafe.

Les larmes le gagnaient et il regarda longtemps au fond de son verre, après avoir absorbé la dose de rhum ; puis il continua :

— Elle s’appelait… au fait, comment s’appeait-elle, puisqu’elle a été ma femme… N’importe, elle m’aimait ; il me semble vous avoir déjà dit que je n’étais pas mal tourné. Je faisais de l’argent, beaucoup, mais j’en dépensais plus encore. D’ailleurs, mon état d’amoureux me fit oublier un peu celui de professeur ; je négligeai mes élèves qui à leur tour me négligèrent.

Je commençais à sentir derrière moi l’haleine chaude de mes créanciers.

Heureusement que ma passion, bien conduite voguait à pleines voiles vers un mariage assez joli et surtout vers un revenu solide. Cependant le père apprit, je ne sais trop comment, l’état de mes affaires. Il m’eût pardonné d’être voleur ou assassin, mais il ne pouvait pas me pardonner d’être prodigue ou pauvre.

Les situations difficiles enfantent le génie. Je résolus de frapper un grand coup : et je demandai la main de Clara — son nom me revient maintenant ; père, encore une larme puisqu’elle s’appelait Clara Doft.

Il but son verre et resta encore longtemps sans parler, puis reprit. Le père me refusa ; nous nous fâchâmes ; il me maudit, et je lui rendis son change.

Le lendemain, Clara et moi, nous filions sur le Franklin vers l’Europe, avec vingt-cinq mille piastres en or, que ma future avait empruntées de son père la veille par l’entremise d’un caissier qui l’adorait.

Rendus à Liverpool, nous nous sommes mariés, et pendant trois ans les écus du père ont dansé, et nous avons mené joyeuse vie, c’est moi qui vous en réponds. À la fin, la gêne se fit sentir, puis la misère. La chose ne m’allait plus qu’à demi, je flanquai là toute la boutique, femme et enfants et m’embarquai pour ce pays, car j’avais alors deux enfants, une petite fille et un petit garçon…

Gilles s’arrêta tout court, comme si une main de fer lui eut serré la gorge. Il se rejeta le front en arrière et ses yeux prirent une expression étrange comme sous l’effet d’une horrible vision.

— Mes enfants ! murmura-t-il, au bout d’un instant, d’une voix triste et douce ; et ses yeux se mouillèrent de larmes, — Ah ! mes pauvres enfants !

Sa tête retomba sur la table et pendant quelque temps, on pouvait entendre des soupirs étouffés. L’amour paternel, ce sentiment divin, avait surnagé un instant au milieu du bourbier.

Chagru, étonné, regardait sans rien dire. Tout-à-coup Gilles se redressa et poussant un éclat de rire strident :

— Encore un coup, père, cria-t-il, et au diable les armes. Je ne veux pas que vous vous moquiez de moi.

— Écoute, mon gars, dit Chagru, d’une voix sévère ; loin de me moquer de toi, je viens d’éprouver à ton égard une minute d’estime, et c’est peut-être la seule que tu aies méritée dans toute ta vie ; tâche de comprendre ça.

— Vous blaguez, père, c’est ce que je comprends, en attendant j’avale mon verre.

— Toujours que me voilà revenu par ici continua-t-il après avoir bu ; au milieu des anciens, rien à gagner et sans le sou, que vouliez-vous que je fisse ?

Je pris le chemin le plus battu, sortant souvent de la ligne droite et n’y rentrant pas trop fréquemment. Presque toujours sans argent, je fis ma demeure habituelle des petites auberges où l’on couche et mange à six sous.

La bouteille m’a souvent prêté ses consolations, et là, franchement, père Chagru, c’est elle qui m’a fait à peu près ce que je suis aujourd’hui.

Ma réputation n’est pas bonne, mais ce qui me console, c’est que je ne vaux pas mieux qu’elle.

On m’emploie dans les affaires risquées ; je n’ai rien à y perdre, voyez-vous. D’ailleurs, je porte assez lestement sur mes épaules depuis plusieurs années, les péchés de toute ma paroisse et du district environnant.

Pourtant puisqu’il faut se parler entre les deux yeux, père, il y a des moments où j’ai mes retours ; mais ça ne dure pas. L’habitude voyez-vous, c’est plus fort que tout : et les retours c’est comme une goutte d’eau claire dans une mare de boue.

— Maintenant, voyons, j’ai assez jasé, à votre tour qu’est-ce que vous voulez de moi ? Vous me connaissez, ce me semble.

— C’est juste, dit Chagru, qui était devenu pensif c’est juste, chacun son tour, écoute-moi bien.

J’ai soixante ans et je suis pauvre ; tu sais cela comme moi. La Providence, qui m’a toujours maltraité, me doit une petite compensation.

— Père Chagru, ne parlons pas de la Providence ; je ne suis pas en bonne odeur de ce côté-là, et je préfère m’en tenir le plus loin possible.

— Çà, c’est chacun son idée. Si la chose t’offusque, passons par dessus et virons de bord.

Pour revenir à ce que je disais — attends un peu, ma pipe est morte… sacrebleu !

Il mit un tison sur son brûle-gueule.

— Bon ! la voilà qui chauffe maintenant comme la cuisine d’un navire à trois ponts. Attention !

Or donc il me faut un coup de maître pour m’assurer une vieillesse passable. Voici mon plan. Tout le monde sur le pont et silence dans les rangs !



G ILLES dressa sa tête alourdie.

— Ça y est ! dit-il d’une voix éraillée.

— Bien ! je continue. Il y a, vis-à-vis de l’Île-aux-Grues, un gros navire anglais, chargé de bois et mouillé dans vingt brasses. C’est le « Traveller » un fin voilier et une cargaison magnifique.

Ce vent de Nord-Est va durer au moins douze heures, et tout ce temps là, le navire va rester dans son mouillage.

Le pilote engagé pour la descente est François Crillon, un ivrogne qui se soûle à l’heure qu’il est dans la bar, car je lui ai donné rendez-vous ici pour ce soir.

Écoute-moi bien, tu n’es pas bête, et c’est pour ça que je te prends ; avec ça que tu ne dois pas faiblir au grand moment.

Crillon une fois parti à boire en a pour longtemps.

Au petit jour, le capitaine sera ici pour voir ce qu’il fait : naturellement il le trouvera encore soûl.

J’embarque à sa place, et tu viens avec moi, à titre d’assistant.

Comprends-tu ?

— Pas encore, dit Gilles, dont la tête tanguait considérablement.

— Alors tu es plus bête que je ne pensais. Écoute donc ! Nous voilà tous les deux à bord. Bon ; il est tard, la navigation du Golfe est difficile, et le Capitaine nous retient pour la traversée, ça ne peut pas manquer. Dans le bas du fleuve nous avons une tempête et un accident ; le capitaine et son second tombent à la mer et boivent leur dernier coup ; impossible de les sauver, ces Anglais, ça va tout droit au fond. Ha ! ha ! ha ! Deux rosbifs de plus ou de moins qu’est-ce que cela fait ?

Vois-tu maintenant ?

Une fois le Capitaine et l’autre partis, nous sommes maîtres du navire que nous conduisons aux Îles.

L’équipage ne dit rien pourvu qu’on le paye.

Rendus là nous vendons navire et cargaison ; ce qui fait une petite fortune passable.

Tu restes là si tu veux, et tu prends un beau-père créole ; quant à moi, je reviens manger ma rente ici, et je me fiche de tout le monde. C’est à prendre ou à laisser !

Le père Chagru avait développé la dernière partie de son plan, tout d’une haleine et sans respirer.

Aux derniers mots, il se tourna vers Gilles d’un air triomphant.

Celui-ci eut un sourire ineffable qui déconcerta quelque peu le vieux marin.

— Et c’est pour cela, lui dit-il, que vous m’avez amené jusqu’ici, et que nous avons fait notre petit naufrage.

Il partit d’un immense éclat de rire. Chagru en eut froid dans la moëlle des os.

— Ah ! vous croyiez faire un coup de maître| Savez-vous, père, que vous frisiez tout simplement la corde et l’échafaud. Je n’aurais qu’à parler et votre vie ne vaudrait pas ça ! — il fit claquer ses doigts ; — la justice ne badine pas, j’en sais quelque chose, morbleu !

Le père Chagru se prit à trembler ; Gilles continua.

— À votre tour, écoutez, mon vieux !

Je ne suis pas de votre force, moi ; je ne prends pas des trois-mâts avec une chaloupe et deux hommes d’équipage. J’ai mon plan. Il est moins héroïque peut-être, mais plus raisonnable que le vôtre.

Connaissez-vous Giacomo Petrini ? Un honnête garçon, spirituel comme tout, pas riche, mais plein d’une noble ambition. Depuis quelque temps, j’ai des vues sur lui ; j’ai ruminé ma petite affaire ; c’est comme un problème de géométrie ; ça ne peut pas manquer.

Il n’y a rien comme le mariage pour poser un homme : le mien a besoin d’être posé. Une jolie femme, c’est bien ; une femme riche, c’est mieux ; mais une femme belle et fortunée, c’est le superlatif.

Mon homme est tout trouvé, la petite aussi. Il ne s’agit plus que de les mettre en présence, et le tour est fait, j’en réponds. Nous partageons les profits, bien entendu. Vous aurez les détails en temps et lieu. C’est chouette, pour le sûr. En êtes-vous ?

— Non ! par tous les diables, cria Chagru, chez qui un grand verre de jamaïque qu’il venait de vider commençait à faire son effet, — faites vos coquineries tout seuls ; je m’en lave les mains ; jamais, au grand jamais !

— Ah ! c’est comme cela que vous le prenez, père Chagru ! Ah ! vous regimbez ? Vous êtes en mon pouvoir, savez-vous ? Vous nous aiderez ou je vous dénonce. C’est à prendre ou à laisser. La fortune ou l’échafaud ; c’est dit ; choisissez ! Mille tonnerres ! vous croyez donc avoir affaire à un enfant ! Vous marcherez ! père, c’est moi qui vous le dis, moi Gilles Peyron, nom de noms ! Vous avez mis un pied dedans ; vous ne le retirerez pas !

Gilles s’animait et vociférait avec une violence extraordinaire en poussant des jurons d’enfer.

Le père Chagru accablé baissait la tête.

— Ah ça ! père, le dernier mot n’est pas dit, vous êtes engagé : mille noms !…

Les éclats de voix de Gilles appelèrent la vieille qui entr’ouvrit lestement la porte, et demanda ce que c’était.

La colère avait dégrisé Gilles.

— Ce n’est rien, la mère, dit-il, c’est le père Chagru qui me fait rire.

— Mes enfants, je tiens une maison honnête, et vous faites trop de bruit, surtout dans le salon ; on croirait…

À ce moment, un coup de sonnette retentit ; la vieille disparut par le couloir et se dirigea vers la salle basse de l’autre côté.

Au moment où la porte s’ouvrit, il s’échappa de cette salle une épaisse colonne de fumée de tabac imprégnée d’une forte odeur de suif et d’alcool. Les voix ! éclatèrent avec un tapage étourdissant. L’hôtesse repoussa violemment la porte et les bruits s’éteignirent peu à peu dans ce murmure confus et discret connu seulement des lieux qui redoutent les descentes de la police.

Au premier aspect, on ne distinguait pas grand’chose ; une fumée épaisse enveloppait l’honnête compagnie, et, n’eût été le bruit produit par le choc des verres et les cris discordants qui se faisaient entendre de tous les côtés, on eût volontiers cru à un commencement d’incendie.

Peu à peu, l’œil s’accoutumait à percer le nuage et c’était, ma foi, un étrange spectacle qui s’offrait. aux regards.

Assis, ou plutôt accroupis autour des tables de l’établissement, des matelots jouaient aux dés et aux cartes, en buvant à petites gorgées des verres de gin chaud.

Ils se racontaient leurs aventures, ces braves compagnons. Ils parlaient haut, et ne se gênaient guère quand un juron un peu sonore venait chercher sa place dans la phrase commencée.

Plus loin causaient un peu plus bas des marchands de bestiaux et des maquignons ; ils se racontaient leurs prouesses à la ville ; comment ils avaient blagué les bourgeois.

Parfois, un éclat de rire ébranlait le plafond.

— Oui, oui ! c’est moi qui vous le dis, tonnait un matelot, espèce de colosse qui occupait presqu’à lui seul une table au fond de la salle, — oui, oui ! c’était drôle ! Le capitaine était soûl ; il faisait un temps d’enfer et nous filions vent arrière, avec deux ris dans la misaine, et la grande voile ; avec ça, une mer qui nous rasait le pont. J’étais attaché à la barre ; celui que je remplaçais avait été emporté par une lame, pour avoir négligé cette petite mesure de précaution. Mous n’étions que trois, à part le Capitaine qui ne comptait pas. Tout-à-coup, un choc effrayant, un craquement épouvantable, des cris, des sacres et un tas de lumières ! Tonnerre de Dieu ! mes enfants, c’était un grand navire qui nous coupait en deux. J’eus le temps de m’accrocher à un bout de corde et de me hisser à son bord. Ma goëlette avait disparu avec l’équipage ; un seul homme de sauvé avec moi, ce qui faisait deux.

Le navire avait perdu son beaupré, et quatre hommes tombés à la mer.

— Goddam ! s’écriait le capitaine ; ces gens-là ne voient rien, ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il avait un fanal à la main, le vieux singe, et parcourait son navire en courant et en grimpant comme un chat.

Les passagers, les émigrants, étaient sur le pont. Ah ! que c’était drôle, mes enfants, que c’était drôle ! Il y avait des femmes qui pleuraient et des hommes qui sacraient — un bredas épouvantable !

Je me tenais dans un coin, entouré de quelques matelots qui me demandaient comment la chose était arrivée.

En deux mots je tâchai de leur expliquer comment la tempête m’avait empêché de voir leurs lumières ; mais, comme je parlais français et qu’ils ne semblaient pas y comprendre grand’chose, je me contentai de pousser deux ou trois soupirs et de croiser les mains sur ma poitrine…

À ce moment, un bruit se fit entendre à l’autre extrémité de la salle ; le matelot fit silence, et tous les regards se portèrent vers l’endroit d’où venait l’interruption.

Deux hommes à mauvaises figures semblaient s’être pris de querelle. La table à laquelle ils étaient assis s’était renversée ; et le poing levé, l’œil menaçant, ils se mesuraient du regard.

La mère Javotte qui tricotait, assise à son comptoir, se leva lentement et marcha droit vers les deux adversaires.

— Mes enfants, dit-elle, pas de ça ! Si vous voulez vous battre, passez-moi la porte ! Autrement, faites silence, et que je ne vous entende plus !

Un murmure d’approbation se fit entendre dans l’auditoire, et les deux antagonistes se rassirent en grognant.

— Après ça, fit la vieille en regardant à l’antique horloge qui marquait minuit, il est temps de fermer ; et comme j’ai cru voir tout à l’heure une chaloupe de police qui se glissait vers la crique ; vous me rendriez service en décampant.

Ces mots eurent un effet magique sur l’assistance. Les uns vidèrent précipitamment leur verre de gin et sortirent ; les autres, en délicatesse avec l’équilibre, s’acheminèrent tant bien que mal vers la porte. En un clin d’œil la salle fut vide, et la vieille resta seule maîtresse de son établissement.

Cinq minutes après, Gilles Peyron et le père Chagru avaient glissé tout doucement sur le plancher de la selle et ronflaient à l’envi, marmottant encore dans leur sommeil fiévreux, l’un, des menaces et l’autre, d’énergiques protestations.

La vieille fit sa tournée, éteignit les lumières et l’auberge rentra dans un silence complet.

Chapitre III.

Le lendemain, vers sept heures, Gilles Peyron et le père Chagru étaient sur pied, un peu engourdis, mais complètement dégrisés. Après avoir pris congé de la vieille, ils traversèrent à Beaumont et se mirent en route pour regagner la ville à pied. Au canon de midi, ils débarquaient sur le quai du marché. Tous les deux avaient l’estomac vide depuis la veille. Gilles proposa à soun compagnon de le mener chez un de ses amis qu’il ne nomma pas. — Nous pourrons toujours nous chauffer un peu, dit-il, et peut-être attraperons-nous quelque chose pour dîner.

Le père Chagru, ne dit rien : depuis le matin il s’était renfermé dans un mutisme complet, et marchait la tête basse comme un homme sous le coup d’un grand malheur et d’un abattement profond.

Il suivit Gilles, sans mot dire, et tous deux s’engagèrent d’un pas rapide dans la rue Champlain. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une maison de chétive apparence, bâtie dans un enfoncement, à une vingtaine de pieds de la rue. Gilles et son compagnon pénétrèrent dans un couloir humide et sombre que ne fermait aucune porte, et gravirent jusqu’en haut deux escaliers sales et branlants.

Au troisième étage Gilles frappa à une porte graisseuse sur laquelle était écrit à la craie, et en lettres immenses : « Doctor Pétrini ».

Sans attendre la réponse, il ouvrit cette porte et entra hardiment, suivi du père Chagru. C’était une chambre de dix pieds carrés, sombre, humide et enfumée, avec une petite fenêtre donnant sur la cour ; trois des carreaux étaient bouchés avec un vieux chapeau et des lambeaux de linge en guise de vitres. Le quatrième carreau, quoique sans fêlure, était tapissé d’une couche si épaisse de poussière et de fils d’araignée qu’il ne donnait guère plus de lumière que les autres. C’était la seule fenêtre de la chambre. Deux ou trois vieilles chaises, un banc-lit recouvert d’une vieille voile de chaloupe ; une caisse en guise de table ; le tout chargé de livres poudreux, de fioles et de vieilles hardes, dans un pêle-mêle effrayant. Dans un coin, un tas de charbon de terre, une vieille pelle et quelques morceaux de bois. Au fond, une petite porte vitrée ornée d’un rideau vert donnait sur une seconde chambre. Gilles et le père Chagru passent à travers ce désordre, ouvrent la petite porte et se trouvent dans une chambre relativement propre et soignée. À gauche une fenêtre ayant vue sur la rue pardessus un terrain vacant ; tout auprès, un lit simple caché par d’épais rideaux verts montant jusqu’au plafond. De l’autre côté, un bureau de chêne avec un casier chargé de fioles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Les tiroirs entrouverts laissaient voir des instruments de chirurgie dans leurs boîtes doublées en velours rouge et bleu, des marbres et des pilons. Un feu de houille, flambant dans la cheminée, réchauffait l’appartement et donnait un air de confort à tout l’intérieur. Sur un fauteuil, en face du bureau et le dos tourné vers la fenêtre, était Signor Giacomo Pétrini, italien de naissance, et médecin de ces quartiers par la grâce d’un parchemin orné de phrases latines et fixé sur le mur au-dessus de sa tête.

À l’entrée des deux hommes, Giacomo ferma l’in-folio qu’il tenait ouvert devant lui, et se leva pour aller à leur rencontre.

Bonjour, maître Gilles, dit-il en donnant à celui-ci une poignée de main, j’ai du plaisir à vous voir ; asseyez-vous donc un peu.

— Pas avant que je vous aie présenté mon compagnon, docteur, dit Gilles. C’est l’honnête Michel Chagru, un vieux de la vieille que j’estime beaucoup et que vous aimerez autant que moi, quand vous le connaîtrez mieux.

— J’espère que monsieur n’est pas bien souffrant, dit Pétrini, à qui l’espoir du gain ou l’habitude de son état faisait voir un malade dans tous ceux qu’il rencontrait ; dans tous les cas, je possède ici un spécifique qui guérit tout.

— Ce n’est pas tout-à-fait cela, se hâta de dire Gilles ; monsieur Chagru est aussi bien portant que vous et moi. Nous avons seulement un petit plan à nous deux, dont tout l’honneur cependant revient de droit à monsieur Chagru, et j’ai pensé que vous aimeriez peut-être à vous mettre de la partie ; enfin, pour ne pas jouer sur les mots, nous sommes venus vous proposer une petite affaire de peu de risque et d’un rapport très-honnête.

— Asseyez-vous donc, messieurs, et puisque nous avons à causer, mettez-vous à l’aise.

Il avança deux chaises et les deux visiteurs s’assirent, Gilles avec des protestations infinies, le père Chagru sans rien dire, et l’air toujours abattu.

— Mais j’y pense, messieurs, dit Pétrini, vous n’avez peut-être pas dîné, et j’allais justement, quand vous êtes entrés, envoyer chercher l’ordinaire de mon repas. Nous prendrons quelque chose ensemble ; ce ne sera pas long, et d’ailleurs, nous causerons pendant et après.

Il tira le cordon d’une sonnette, et deux secondes après, un gamin irlandais, sorti on ne sait d’où, parut à la porte entre baillée.

— Jack ! lui dit Pétrini, cours chez Mad. Thuck, dis-lui de m’envoyer un pâté chaud, deux bouteilles de bière, un flacon de gin, du pain pour trois, et dépêche-toi.

Jack disparut et Pétrini jeta quelques morceaux de houille pour activer le feu.

C’était un garçon magnifique que ce Giacomo Pétrini. D’une taille haute et bien prise, il avait cette souplesse et cette élégance qui tiennent du maître de gymnase et du grand seigneur. Une chevelure noire comme du jais et bouclée naturellement tranchait sur la pâleur de son front large et bien développé. Sa figure avait cet air imposant, cette solennité qui frappe au premier coup d’œil. Ses grands yeux noirs, tranquilles en apparence, avaient dans leur sombre profondeur, je ne sais quoi de doux, de fixe et d’effrayant. C’était, en un mot, une de ces figures superbes mais ténébreuses que les femmes adorent, et que les hommes détestent d’instinct ; on sentait que l’âme qui habitait cette enveloppe était capable de tuer dans l’amour comme dans la haine, sans hésitation et sans remords. Les traits accentués accusaient cette volonté ferme et énergique qui marche froidement vers son but, sans se soucier des obstacles et sans trop regarder aux moyens.

Giacomo était venu au pays à l’âge de neuf ans, seul et sans parents, à bord d’un vaisseau marchand ; on ne connaissait rien de son origine… Recueilli par un prêtre charitable d’un district éloigné, qui n’avait rien négligé pour lui donner une instruction solide et une éducation distinguée, il avait abandonné, à l’âge de dix-sept ans, la maison de son bienfaiteur sans donner de raisons, et sans dire un seul mot d’adieu. Il était venu en ville grossir la foule de ces jeunes gens qui travaillent dur, et vivent dans la gêne, pour avoir le plaisir d’aller étaler une fois l’année, dans leur village natal, un costume à la dernière mode et des breloques dorées. Durant quatre années, Pétrini avait vécu on ne sait comment : mais au bout de ce temps, il avait amassé une somme assez ronde. Son penchant naturel le portant vers l’étude de la médecine, il entra en qualité de clerc chez un médecin de la basse-ville et commença son apprentissage, comme les autres, en faisant des pilules.

Au bout de trois ans, il se querella avec son patron et le quitta ; après avoir disparu complètement pendant une année, il ressuscita tout-à-coup, tenant en main un diplôme bien en règle, sur parchemin tout neuf. Il loua alors un appartement dans la rue Champlain, et se mit à travailler pour son propre compte. Il avait du talent, la parole facile, le coup d’œil prompt et la main sûre. Il se recruta promptement une clientèle parmi les habitants tapageurs de son quartier et les matelots étrangers qui, durant l’été, sont la vie de ces endroits.

Tous les jours il avait un membre à remettre ou une blessure à panser. Il y avait six mois qu’il occupait l’appartement où Gilles était venu le relancer avec le père Chagru. Il paraissait que Gilles et lui s’étaient déjà rencontrés assez intimement à une époque antérieure, mais dans des circonstances connues d’eux seuls et dont ils aimaient à parler le moins possible.

Cependant, Jack était revenu avec un porteur chargé des provisions demandées qu’il étala sur le bureau ; après quoi, porteur et gamin se retirèrent discrètement.

— Maintenant, mes amis, dit Giacomo, à table, et dépêchons-nous.

Il tira des assiettes, des couteaux, et des verres d’une petite armoire dissimulée dans un enfoncement, et tous trois, s’approchant du bureau, commencèrent sans cérémonie un repas appétissant. Le père Chagru mangeait comme un ogre et continuait à ne rien dire. Cependant quand les bouchons eurent sauté, et que les verres se furent emplis et vidés plusieurs fois, le bonhomme montra sur sa figure des signes non équivoques d’un retour à son caractère expansif.

Gilles, qui suivait depuis quelque temps ces symptômes de bon augure, jugea que le moment était venu de parler d’affaires.

— Puisque mon vieil ami, dit-il, paraît un peu dégelé et en état de nous comprendre, autant vaut dire tout de suite ce qui nous amène ; je ne me gênerai pas, et je présenterai la chose rondement, pourvu toutefois que nous soyons bien seuls.

Après s’être assuré que personne ne pouvait être aux écoutes, Gilles continua :

— Vous êtes un garçon d’esprit, mon cher Pétrini, et de plus un bel homme, ce qui ne gâte pas les choses, surtout dans le cas qui nous occupe :

Vous ne vivez pas trop mal ici, mais enfin cette existence solitaire doit commencer à vous peser un peu. Que diriez-vous si nous vous mariions ? La future a dix-huit ans, elle est belle, d’une excellente famille, et possède une éducation accomplie. Elle est, en outre, propriétaire d’un capital qui lui donne deux mille dollars de revenu annuel, à cinq pour cent. Cette jeune fille est orpheline et sous les soins d’un tuteur qui, pour être honnête, n’en est pas plus rusé.

Gilles avala un grand verre de bière et continua :

Voici maintenant quels sont les avantages que vous recueillez ; votre part du marché :

Vous avez d’abord une femme jeune et jolie.

Vous avez ensuite un petit revenu qui n’est pas à mépriser pour quelqu’un qui, comme vous, entre dans la vie.

Enfin vous trouvez par cette alliance une considération que vous ne pourriez peut-être jamais gagner, et l’oubli de certaines petites circonstances qu’il est toujours désagréable de s’entendre rappeler ; car vous n’ignorez pas qu’une parenté un peu sonore et une bourse bien arrondie surtout, sont un excellent bouclier contre les indiscrétions de langue et souvent contre des procédures plus sérieuses. En disant cela, Gilles lança un regard particulier vers Pétrini qui pâlit et fit une légère grimace.

— Voilà pour vous. Maintenant que vous êtes devenu grand seigneur, vous n’aimeriez peut-être pas à vous compromettre en traitant avec de petites gens comme nous, pour ce qui devra nous revenir. Soyez sans inquiétude à ce sujet ; je me charge de ce petit soin ; et vous nous donnerez notre part d’une manière qui ne pourra pas vous compromettre, mais aussi qui ne vous permettra pas de nous tricher. Il faut être en mesure avec tout le monde, même avec ses amis.

Je ne fais pas de menaces, ajouta-t-il en voyant que Pétrini s’agitait un peu, mais j’aime les choses claires et bien comprises. Vous pouvez, si vous l’entendez, faire de la passion par la suite. Quant à moi, je fais une affaire et la traite comme telle.

Voici en tous cas quel serait à peu près mon marché.

Je suis las de la vie que je mène et je songe sérieusement à me réformer. Toutefois je ne suis pas encore de force à me faire anachorète, et l’animal en moi parle encore assez haut.

Comme, je crains, d’ailleurs des rechutes désagréables, je voudrais m’arranger pour que ma pénitence fût la plus douce possible afin de me soustraire aux découragements.

— Canaille ! va ! murmura le père Chagru entre ses dents.

— Votre réveil n’est pas poli, mon vieux, répondit Gilles, qui avait saisi la remarque au vol. N’importe, j’ai le cœur trop plein de componction pour me venger à présent, mais partie remise n’est pas perdue…

Il continua en s’adressant à Pétrini.

— Une petite austérité que j’aimerais à m’infliger serait celle de demeurer chez vous quand vous seriez marié — à titre d’intendant, d’ami, ou même de précepteur de vos futurs enfants.

La maison qu’habite le tuteur, et qu’il appelle par parenthèse son château de Mont-Rouge, est une habitation qui me plairait assez. Le bonhomme n’a pas d’autre parent que sa sœur et sa pupille. Au premier jour ces gens-là peuvent mourir ; la vieillesse est si pleine d’accidents.

— Pendard ! murmura le père Chagru, empoisonneur ! je les préviendrai.

Gilles se contenta de lui jeter au fond des yeux un de ces regards qui arrêtent la pensée. Chagru ferma ses paupières comme sous le coup d’une décharge électrique.

— Le tuteur, continua Gilles, aura fait son testament en faveur de la petite qui restera propriétaire d’une fortune magnifique conjointement avec vous, beau Pétrini.

Quant au père Chagru, il se charge pour le moment d’appuyer auprès du bonhomme tout ce qu’il vous plaira de dire pour nous faire une position. Il se gardera bien surtout d’oublier que c’est lui qui vous a élevé ; et qu’à votre arrivée en ce pays, il vous a trouvé porteur de papiers soigneusement enveloppés qui vous font descendre de quelque marquis italien ; s’il faut produire ces papiers, je me charge de les trouver…

— Tonnerre ! je ne ferai pas ça, cria le père Chagru qui avait écouté en frémissant, Dénoncez-moi, si vous voulez, mais je ne veux pas être de vos mauvais coups. Je prendrais un bâtiment anglais ; ça, c’est pas volé, c’est de la guerre ; mais je ne veux pas voler et assassiner des honnêtes gens. Vous ferez ça tout seul. Bon jour !

Il se leva en colère, le brave homme, et s’élança vers la porte. D’un bond, Gilles fut près de lui et lui mit la main sur l’épaule. — Asseyez-vous, lui dit-il froidement, en le regardant dans les yeux.

Le bonhomme fléchit comme pour éviter un attouchement venimeux.

— Asseyez-vous, tonna Gilles, et ses yeux dardèrent deux rayons horribles sur la figure de Chagru.

Celui-ci obéit, et se laissa tomber sur sa chaise en cachant sa figure entre ses mains.

On l’entendit sangloter, ce pauvre vieillard à tête grise.

Giacomo Pétrini avait tout écouté, tout suivi d’un air de profonde indifférence ; pas un des muscles de sa figure n’avait bronché.

Quant à Gilles, son visage, un instant décomposé par une surexcitation violente, avait repris tout aussitôt sa placidité habituelle.

Il est inutile de tout faire et tout dire aujourd’hui, poursuivit-il en s’adressant à Giacomo. Ce que vous connaissez de mon plan vous suffit pour voir s’il vous va. Si oui, nous nous entendrons bien sur les détails ; si non, mettons que je n’ai rien dit ; mais vous ne retrouverez peut-être pas de toute votre vie une occasion pareille.

Pétrini inclina son front, et se prit à réfléchir. Au bout de quelques instants, il releva la tête.

— C’est entendu, dit-il ; je ne vous offre ni ne vous demande de garanties. Nous nous connaissons trop tous les deux pour nous arrêter à ces choses-là. Agissez à votre guise. Quand il sera temps que j’entre en scène, vous n’aurez qu’à m’avertir ; je serai prêt.

— Il y a un petit détail, dit Gilles, qui n’est peut-être pas grand’chose pour vous, mais qui est beaucoup pour moi.

Vous comprenez que je ne puis pas me présenter décemment avec le costume que voici ; et je n’ai pas un sou pour faire les premiers frais.

Pétrini avait déjà mis la main dans son gousset.

— C’est bon, dit-il, combien vous faut-il ?

— Avec cinquante piastres, je puis commencer…

— Les voici ; et Pétrini sortit d’un tiroir secret cinq rouleaux qu’il remit à Gilles Peyron.

Celui-ci les fit disparaître immédiatement au fond de son vaste gousset, dans la crainte d’un second mouvement chez l’Italien.

— Holà ! cria-t-il au père Chagru, en route ; il est près de quatre heures, et nous avons beaucoup à faire.

Au revoir mon châtelain, dit-il en saluant Pétrini ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Il sortit prestement, suivi de Chagru qui était retombé dans un mutisme et un abattement profonds.

Ils se dirigèrent du côté de la rue St. Paul. En route, Gilles ruminait son plan et réunissait les fils de son intrigue.

Nous verrons par la suite ce qui sortit de ses combinaisons.

Arrivé près de la Douane, il s’arrêta.

— Père, dit-il, j’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas de la ville avant que je vous revoie. Voici pour payer vos dépenses.

Il glissa dans la poche de son compagnon, un des rouleaux que Pétrini lui avait donnés.

Au revoir, et portez-vous bien ; j’ai mes affaires, voyez aux vôtres ; surtout, pas d’indiscrétions ni d’enfantillages.

Il continua sa route vers le quartier St. Roch, et se perdit dans le lointain.

Quant au père Chagru, il resta droit comme un homme frappé de la foudre ; s’apercevant toutefois que les passants commençaient à le remarquer, il poussa un gros soupir, et partit en courant vers le fleuve. Arrivé au bout du quai, il prit le rouleau d’argent du bout de ses doigts et le jeta dans l’eau aussi loin qu’il put.

Après cette action, il ressentit une espèce de soulagement, et, revenant sur ses pas, il se dirigea vers le vieux Marché où demeurait un logeur de ses connaissances chez lequel il avait souvent obtenu crédit.

Chapitre IV.

E RNESTINE Moulins avait seize ans. C’était bien la plus gracieuse personne de tout le pays d’alentour. Une taille de déesse antique avec cette désinvolture séduisante des femmes de Paris. Une masse de cheveux noirs comme l’ébène encadrait son visage frais et mutin, pour retomber ensuite en boucles épaisses et soyeuses sur ses épaules artistement modelées. Quand elle vous regardait avec ses grands yeux bleus sous ses longs cils abaissés, il y avait de quoi faire frémir l’âme la plus inaccessible aux charmes de la beauté. Avec cela, une douceur d’ange, cet abandon naturel et charmant qui plaît sans aucun effort et captive au premier coup d’œil.

Ernestine était sortie du pensionnat des Ursulines de Québec depuis trois ou quatre mois. Elle y avait reçu cette instruction solide et bien entendue qui devient si rare de nos jours. Elle ignorait la géométrie et les logarithmes. Le système planétaire avait beaucoup de secrets pour elle, et la rose syllogistique ne lui avait jamais fait part de ses âcres parfums. Ses maîtresses avaient même poussé la cruauté jusqu’à lui refuser les douceurs de la physique, de la chimie et du calcul différentiel et intégral. En revanche, elle savait très-bien sa langue et possédait à un certain degré de perfection quelques langues étrangères. Elle rédigeait parfaitement une lettre et savait faire cuire un saucisson. Elle dessinait bien, chantait joliment et jouait agréablement du piano. Elle pouvait aussi, sans consulter ses auteurs, faire proprement une reprise, et coudre solidement un bouton.

À l’âge de neuf ans, elle avait perdu sa mère, et son père était mort un an après, la confiant aux soins de Maximus Crépin, son parent éloigné, lequel était devenu son tuteur légitime. À la mort de son père, Ernestine possédait un revenu annuel de quinze cents dollars. Elle n’avait jamais dépensé le tiers de cette somme, et l’excédant, accumulé et capitalisé par l’honnête Maximus, lui valait actuellement un revenu additionnel considérable.

Elle ignorait cela, la naïve enfant, elle n’en avait pas besoin d’ailleurs pour vénérer le souvenir de ses parents, tout en vouant à son tuteur une reconnaissance sans bornes. Les malheurs de sa jeunesse avaient fortement impressionné son âme, et elle en avait gardé avec une habitude de douce mélancolie, ce besoin d’aimer qui se fait sentir surtout chez ceux qui, de bonne heure, ont été sevrés des soins maternels. Malgré sa douceur, cependant, elle avait une âme ardente et passionnée, susceptible des sentiments les plus vifs et des plus sublimes dévoûments.

Elle ne connaissait encore le monde que de nom. Jusqu’ici sa vie s’était écoulée paisible et douce au milieu de ses compagnes et de ses bonnes maîtresses. À part le deuil de ses jeunes ans, elle n’avait jamais eu de chagrin réel. Aujourd’hui qu’elle entrait dans la vie positive, elle éprouvait des craintes mêlées d’espérances ; l’attrait de l’inconnu et comme l’appréhension d’un danger.

Tout le jour elle était dans le champs, cueillant des fleurs, et courant après les papillons, ou bien, lisant, à l’ombre d’un arbre, ses livres favoris.

Quand elle passait à travers les prairies, vêtue d’une simple robe blanche et la tête couverte d’un petit chapeau de paille de riz, d’où s’échappaient ses longs cheveux noirs flottants, les habitants s’arrêtaient fascinés et se découvraient respectueusement comme devant une suzeraine.

Le soir, à six heures, elle rentrait pour le dîner. Elle tenait ensuite compagnie à son tuteur et à sa sœur, mademoiselle Céleste Crépin, jusque vers les neuf heures, faisait un peu de musique puis se retirait dans son appartement pour écrire ou étudier. C’était là sa vie de tous les jours, tant que durait la belle saison… Quelquefois un ami de Maximus venait le soir prolonger un peu la veillée et apporter quelque changement à ce train de vie un peu monotone. Mais ces sortes de diversions étaient fort rares. Maximus voyait peu de monde.

Sa maison ou plutôt son château, comme il se plaisait à l’appeler, était située à peu de distance du village du Cap-Rouge, sur le chemin de ce nom. C’était une construction d’apparence antique, et qui, avec ses grises tourelles tapissées de lierre et ses toits pointus, rappelait un peu les vieux castels qu’habitaient nos ancêtres dans leurs terres de Bretagne et de Normandie.

Bâtie sur les hauteurs qui dominent le village, l’habitation de Maximus commandait au loin une vue magnifique. Dans un pli de la côte on voyait un coin du fleuve, avec ses navires et ses bateaux passant et repassant pour disparaître derrière les chênes qui bordaient cette partie du domaine. Plus loin apparaissaient sur leurs hauts promontoires cinq ou six villages de la rive Sud, avec leurs maisons blanches et leurs clochers élancés et brillants comme des phares, sous le soleil couchant.

Maximus avait autour de sa demeure une ferme magnifique qu’il appelait son domaine.

C’était d’ailleurs un bien honnête homme que monsieur Maximus Crépin. Il y avait déjà quelque vingt ans qu’il avait dépassé la quarantaine. C’était cependant encore un homme solide — un vieillard à tête blanche, et aux muscles d’acier.

Maximus ne s’était jamais marié, et, comme tous les célibataires de son âge, il professait à l’endroit des femmes cette espèce d’aigreur pleine de dépit que leur témoignent toujours ceux à qui leur timidité ou les circonstances n’ont pas permis de les connaître mieux. Il en voulait à chaque femme de n’être pas venue s’offrir à lui, le prendre par la main et le conduire tout droit à ce bonheur que lui prônaient sur tous les tons ceux de ses amis qui l’avaient devancé.

Possesseur d’une fortune considérable qu’il avait amassée sou à sou, son plus grand bonheur était de faire parade de ses richesses ; et jamais le bonhomme n’était plus heureux qu’en parcourant ses domaines avec un vieil ami à qui il racontait comment la fortune, rebelle d’abord à ses attentions, avait fini par lui sourire et le combler de ses faveurs.

Le soir, aussitôt qu’Ernestine s’était retirée, assis sous le vaste manteau de sa cheminée, il dégustait un verre de rhum chaud, parlait de ses vingt ans, de Voltaire et de Jean-Jacques, et tranchait dans un langage aussi leste que peu français les grands principes de religion et de politique qu’il avait entrevus dans sa course au clocher à travers les gazettes et les livres du jour.

Sa sœur, mademoiselle Céleste-Ange Crépin, était son éternel auditeur et son adversaire au besoin.

Mademoiselle Céleste portait peu son nom. Pas le plus petit coin du ciel dans cette grande figure maigre et anguleuse surmontant une charpente robuste et virile digne des héros d’Homère. Céleste avait cinq pieds dix pouces. Elle était d’un brun sombre, avec des cheveux qui prenaient racine immédiatement au dessus des yeux. La nature, prodigue pour le reste de sa personne, avait laissé le front dans un oubli complet. En revanche Céleste avait une langue infatigable et des poings capables d’appuyer au besoin la solidité de ses arguments. Son frère avait pour elle une frayeur respectueuse, et il est fort probable que le contact habituel d’une semblable virago avait été pour beaucoup dans le sentiment qui l’avait tenu sans cesse à une distance raisonnable du joug conjugal.

Céleste était le seul seigneur de la maison, et Maximus n’était véritablement le maître que lorsque sa sœur lui faisait l’honneur de s’absenter, ce qui n’arrivait pas très-souvent. Il y avait quelquefois des scènes piquantes entre ce bourgeois de soixante ans et cette jeune fille de quarante-neuf ; des scènes désopilantes pour un auditeur désintéressé, et dans lesquelles la sœur finissait toujours par avoir ses nerfs et se sauvait par une robuste pâmoison.

Un soir de novembre, huit jours après le naufrage du père Chagru, Maximus, Céleste et Ernestine étaient dans le grand salon avec un ami de la famille, monsieur Auguste Duroquois, discourant en intimes, Maximus médisant des femmes, et Céleste passant sa bile sur le compte des hommes du jour. Duroquois, qui était galant, appuyait Céleste tout en lançant un regard discret vers Ernestine qui déchiffrait plus loin une valse de Chopin.

— C’est étonnant disait Maximus, comme toutes les femmes se ressemblent, on les croirait expressément créées et mises au monde pour nous faire faire ici-bas un purgatoire anticipé. Vous ne connaissez pas ça, vous, Duroquois : vous êtes encore jeune et vous n’avez pas fait la vie…

— Mon Dieu, monsieur Maximus, interrompit Duroquois, je ne sais pas sur quelle herbe vous avez marché ce soir, vous êtes d’une amertume désolante ; moi, je ne me plains pas de ces dames, bien au contraire, je les trouve charmantes. Et tenez, voici mademoiselle Céleste qui est assez honnête pour exprimer une opinion impartiale, même quand il s’agit de son sexe ; je suis certain qu’elle est de mon avis.

— Mon cher Duroquois, ma sœur ne compte pas ; vous savez bien que…

— Vous n’êtes pas poli, mon frère, dit aigrement la vieille fille, et si jamais vous trouvez à vous marier, je plains de tout mon cœur la malheureuse qui devra subir et soigner vos rhumatismes.

— La, la, la, ma bonne Céleste, ne nous fâchons pas ; Jean-Jacques dit quelque part que la femme…

— Avez-vous fini, avec votre Jean-Jacques ! Si la reliure en était moins belle, il y a longtemps que je l’aurais jeté au feu.

— Fichtre ! mademoiselle ma sœur, si jamais tu t’avisais !… Suffit, je me comprends !

— M’aviser, m’aviser ? C’est dans ces livres-là que vous apprenez à maltraiter la religion et les femmes. Ah ! je le connais trop par vous, votre Jean-Jacques ; un bon à rien qui ne croit ni au bon Dieu ni à sa mère ; qui vous dit des choses que vous détestez au fond, et que vous répétez pour avoir l’air d’être savant et philosophe ; un mal appris, un homme de rien, quoi, qui crache sur tout, excepté sur ce qui est de lui. Il y a longtemps que vous me faites démanger la langue avec votre Jean-Jacques. Tenez, je ne le connais pas personnellement, mais d’après ce qu’il vous fait dire, ce doit être un fameux va-nu-pieds !

— Là, voilà que tu prends feu, à présent. Qu’est-ce que tu comprends, toi, à la philosophie ?

— Et qu’est-ce que tu y comprends toi-même ? Est-ce par hasard en vendant du beurre et de la chandelle que tu as appris cela ?

— Ma sœur, ma sœur ! La chandelle et le beurre sont un commerce honorable ; d’ailleurs cela ne te regarde pas. Si tu veux, par exemple, que je t’explique le système des atomes et la division infinie et indéfinie, c’est-à-dire, comme si je disais un grain de muse après trente ans, qui sent encore le musc, lesquels se sont accrochés les uns aux autres pour former les mondes dont ils sont le principe souverain duquel nous dépendons,… et que le créateur, c’est cela, sans qu’il fallût sept jours pour créer le monde.

— Ah ! mon Dieu, dit Céleste, en se tournant toute pâmée vers Duroquois, mon pauvre frère est fou !

— Comment ! fou ! c’est toi qui rêves. Je te parle philosophie et tu me crois fou !

— Grand Dieu ! si c’est cela, la philosophie, n’en dites plus un mot, mon frère, surtout quand il y a quelqu’un ; attendez que vous soyez seul.

— C’est-à-dire que je dois cacher la lampe sous le boisseau : nenni ! Il faut que la lumière se fasse. Qu’en pensez-vous Duroquois ?

— Il est vrai, insinua celui-ci, que peut-être… après tout, je ne voudrais pas me prononcer, mais…… Enfin, sacrebleu ! je ne sais pas faire de phrases moi, mais je suis de l’avis de mademoiselle Céleste, votre Jean-Jacques est un va-nu-pieds ! Oui, merci bien !

Céleste décocha à Duroquois un de ses plus gracieux sourires

Maximus dont l’esprit n’allait pas bien loin, et qui, d’ailleurs, craignait de s’aventurer seul contre deux adversaires, dont l’un, sa sœur Céleste, était cruel dans ses représailles, prit le parti de céder et changea de sujet.

Puisque, vous n’aimez pas mon maître, dit-il, avec une résignation apparente, laissons-le pour le moment. Après tout, je ne veux pas vous l’imposer. Ernestine, continua-t-il, en se tournant vers la jeune fille, si tu nous chantais quelque chose ; c’est souverain pour remettre les esprits. Il y a cette romance de Charles VI, tu sais, je ne me lasse jamais de l’entendre.

Ce brave Maximus, malgré sa prétendue aversion pour le sexe, adorait sa pupille. Il aurait passé sa vie à l’entendre chanter surtout des romances antiques dont il s’imaginait volontiers être le héros.

Ernestine chanta de sa voix douce et pure, en s’accompagnant sur son piano, et le bonhomme oublia complètement Voltaire, Jean-Jacques et sa sœur Céleste, pour se personnifier dans Charles VI.

Au dernier couplet, il pleurait véritablement, et il allait ouvrir la bouche pour commencer une sortie de sa façon contre l’ingratitude du peuple envers les têtes couronnées et les bienfaiteurs de l’humanité, lorsqu’un violent coup frappé à la grand’porte, retentit dans les corridors et fut immédiatement suivi d’un aboiement furieux.

Maximus se leva.

— Qui diable peut venir ici, à cette heure, dit-il ; quelque vaurien qui cherche un gîte ; je m’en vais le jeter à la porte.

Il avait à peine fini sa phrase, qu’un domestique se présentait, une carte à la main.

— C’est un monsieur qui vous prie de l’excuser s’il vous dérange à cette heure, mais qui vous envoie sa carte et demande à dire deux mots à M. Duroquois.

Maximus prit la carte et lut… M. Gilles Peyron. Avocat. — Je ne connais personne de ce nom, dit-il ; mais les amis de nos amis sont nos amis ; priez M. Peyron de vouloir bien monter jusqu’à nous.

— C’est un garçon que j’ai connu autrefois, oui bien ! assez intimement, fit Duroquois. Je le croyais au Mexique, et je voudrais bien savoir ce qu’il peut me vouloir, assurément, je le jure.

Au même instant, la porte s’ouvrit et notre ami Gilles se présenta, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres : — Mille pardons, mesdames ; excusez-moi, messieurs, mais il faut absolument que je dise un mot à M. Duroquois, et je crains bien que ce mot que je vais lui dire ne le prive de l’honneur et du plaisir de rester près de vous ce soir.

Il avait débité parfaitement sa petite phrase, cet excellent Gilles, et se tenait hardiment en scène ; ses longues moustaches en crocs lui donnaient un petit air étranger qui lui allait à ravir. Il avait recouvré ses bonnes manières et son aplomb d’autrefois.

M. Duroquois, en homme bien élevé, lui serra la main et le présenta successivement à Maximus, à Céleste et à Ernestine.

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, disait Maximus ; il fait un froid de loup, et vous feriez bien de vous réchauffer un peu en vous reposant.

Il était hospitalier à ses heures, ce bon Maximus, et il faisait bien les choses, quand il s’en mêlait.

— Votre affaire avec M. Duroquois n’est pas d’ailleurs tellement pressante que vous ne puissiez nous accorder un moment. Au reste, M. Duroquois n’a pas fini de boire son verre, et vous feriez bien de suivre son exemple en goûtant un peu à cette vieille jamaïque de Ste. Croix que je vous recommande. Gilles Peyron ne se fit pas prier ; il s’installa commodément dans un fauteuil, se versa à boire et dit :

— Vous êtes mille fois trop bon, Monsieur Crépin ; l’affaire que j’ai à régler avec M. Duroquois peut attendre quelques instants ; je suis heureux de pouvoir vous les consacrer. — Quelle splendide domaine vous possédez et quelle maison confortable ! Tout à l’heure, en cheminant sur la grand’route, j’admirais, au clair de la lune, ce paysage magnifique qui encadre votre demeure, et j’ai reconnu de suite, à son aspect imposant, à son air de noblesse antique, le château de Mont-Rouge.

— Vous êtes bien aimable, répliqua Maximus ; il est vrai que j’ai tâché de donner à mon château, comme vous voulez bien l’appeler, un certain air d’antiquité et de noblesse un peu en rapport avec mes idées et mes habitudes ; mais j’étais loin de croire que j’avais réussi au point d’attirer l’attention d’un étranger et surtout d’un homme aussi distingué que vous.

Décidément, le bonhomme trouvait Gilles tout-à-fait selon son cœur. Il admirait ses grandes manières et goûtait fort l’éloge que Gilles avait fait de son château. Il pensait, à part lui, quel agréable jeune homme le hasard venait de lui faire rencontrer et, intérieurement, il se proposait de faire plus ample connaissance avec son hôte et de l’inviter à revenir le voir.

Pendant que Maximus se livrait à ces réflexions et formait ses plans d’avenir, Gilles avait tourné ses batteries vers mademoiselle Céleste et était en train de faire sa conquête.

— Mademoiselle, disait-il, et sa voix avait de ces accents doux et caressants qui vont au cœur des femmes, et surtout des vieilles filles — ; Je suis peut-être indiscret, mais, permettez-moi de vous demander comment il se fait qu’une personne de votre mérite consente à renoncer aussi complètement au monde et à vivre ici, dans cette maison qui doit être bien agréable à habiter, j’en conviens, mais qui cependant est loin d’offrir ces distractions et ces triomphes auxquels vous devez être habituée et sans lesquels vous devez éprouver un certain vide dans votre existence.

— Mon existence n’est pas aussi vide que vous semblez le croire, cher monsieur ; quant aux petites vanités et aux petits triomphes dont vous parlez, je vous assure que j’en ai fait depuis longtemps le sacrifice.

J’ai ici une tâche ou plutôt un devoir à accomplir : j’ai soin de la maison, et je remplis auprès de mon frère le rôle qu’aurait dû avoir sa femme, s’il avait voulu faire comme tous les autres… se marier. Enfin, je lui tiens lieu d’intendant, depuis qu’il a chassé le malheureux qui remplissait ici ces fonctions et qui le trompait indignement.

Maximus, entendant prononcer le nom d’intendant, dressa l’oreille. Il avait encore sur le cœur le souvenir de Baptiste, son ancien factotum qui, après avoir gagné d’abord toute sa confiance avait ensuite décampé un beau matin avec le meilleur cheval de l’écurie et une somme de quelques mille piastres en argent. Baptiste avait en outre laissé plusieurs dettes criardes contractées au nom de son seigneur et que celui-ci avait dû payer sous peine de se voir l’objet de poursuites désagréables.

— En effet, mademoiselle, reprit Gilles Peyron, en s’adressant à Céleste, il me semble avoir entendu parler de cette affaire.

— Oui monsieur, dit Céleste, en baissant un peu la voix, j’ai cru que mon frère en mourrait. Ce n’est pas tant la perte d’argent qu’il regrettait ; car vous comprenez, monsieur, nous sommes riches, mais c’est l’ingratitude de cet homme qui l’affligeait le plus ; aussi, depuis ce temps il n’a jamais voulu remplacer son intendant de peur de tomber encore sur un misérable.

— Mon Dieu, mademoiselle, nous connaissons ces choses-là, nous autres avocats. Il est vrai que je n’ai pas pratiqué longtemps, ma santé délicate ne pouvant se faire à la vie de bureau. J’éprouvais d’ailleurs un profond dégoût pour cette existence qui nous met forcément en contact avec des fourbes et des escrocs ; ma conscience se révoltait à l’idée que j’étais obligé souvent de défendre un homme que je savais criminel, de soutenir, pour ne point froisser mon client, un principe que je savais erroné.

À la fin, cette contrainte perpétuelle, jointe au manque d’exercice, en vint à altérer tellement ma santé que je jugeai nécessaire de prendre une autre voie. Je consultai mon confesseur qui m’approuva sur tous les points. Je laissai donc mon étude avec une clientèle riche et nombreuse ; mais j’aimais mieux retomber dans la gêne et être en règle avec ma conscience. Depuis ce temps, j’ai habité généralement la campagne ; et j’ai rempli chez l’un de mes amis, pendant cinq ans, le même rôle que vous remplissez ici auprès de monsieur votre frère. Je sais ce qu’il a de difficile et d’épineux et je vous admire mademoiselle, dans votre dévouement sublime. Depuis six mois, mon pauvre ami est descendu dans la tombe, laissant derrière lui une épouse et trois enfants. J’ai craint de blesser les convenances en continuant d’occuper plus longtemps cette position, et j’ai abandonné une maison où j’ai passé les jours les plus heureux de ma vie.

Gilles s’était impressionné peu à peu et sa voix tremblait légèrement. Aux derniers mots, il détourna la tête comme pour cacher une larme.

Céleste se sentit vigoureusement portée vers cet homme consciencieux et, n’eût été sa robuste nature qui s’y opposait, elle eût versé quelques pleurs en l’honneur de cette haute vertu.

Maximus cependant n’avait rien perdu des paroles de Gilles, et il s’opérait en lui un petit travail qui le rendait muet et l’œil fixe en face de son verre de rhum.

— À quoi diable songez-vous donc, mon cher Maximus, dit Auguste Duroquois, vous êtes devenu figé tout-à-coup ; serait-ce un commencement de paralysie ? oui bien !

— Hein ! cria Maximus, en faisant un soubresaut ; qui parle de paralysie ? Non, non, ajouta-t-il en se palpant, — la paralysie et l’apoplexie étaient ses deux cauchemars — je suis très-bien… n’est-ce-pas, Céleste.

— Certainement, mon frère ; mais monsieur Duroquois demande ce qui te faisait songer…

— Quelque nouvelle amélioration en agriculture sans doute, glissa sournoisement Gilles Peyron, ou quelque calcul profond, comme monsieur de Mont-Rouge a dû en faire souvent pour parvenir à cette immense fortune si bien méritée d’ailleurs.

— Eh ! mon Dieu ! vous n’y êtes pas du tout, dit Maximus, avec un sourire plein d’aimables promesses, le titre de Mont-Rouge l’avait singulièrement flatté. — Je m’occupais d’une chose… Enfin nous discuterons cela une autre fois, et je vous ferai part de mes petits plans. C’est assez vous dire, mon cher monsieur Peyron, que je compte sur le plaisir de vous revoir ici ; si toutefois notre vie tranquille et modeste — ses yeux disaient magnifique — ne vous effraye pas trop.

Comment donc, monsieur ; mais je suis tout confus de tant de bontés ; et je bénis sincèrement le ciel qui m’a donné l’audace de relancer jusqu’ici mon ami Duroquois ; je compte bien profiter de votre aimable invitation.

Il commençait à se faire tard ; Duroquois et Gilles Peyron prirent congé de ces dames et de Maximus qui les reconduisit jusqu’à la porte avec des airs de petit souverain.

Une fois hors du parterre, Duroquois, après avoir causé quelques temps avec Gilles, s’informa du motif de sa visite.

— Ma foi, répondit celui-ci, j’avais en effet une affaire très-pressée à vous confier pour un de mes anciens clients qui n’a jamais voulu me retirer ses papiers ; mais il est un peu tard, et d’ailleurs, à présent je ne pourrais rien faire pour ce soir.

Si vous voulez bien, je reviendrai demain et nous pourrons en causer plus longuement.

— À votre aise, mon cher monsieur ; je serais fâché seulement si ce retard, qui procède de moi, pouvait aucunement vous être préjudiciable, je le jure. Nullement, nullement ; mon client peut attendre, et cela me procurera le plaisir de vous revoir un peu plus longuement.

Sur ces mots, ils se séparèrent. Duroquois continua son chemin vers sa demeure, et Gilles ayant retrouvé la calèche qui l’avait amené et dont le cocher se réchauffait dans une maison des alentours, sauta lestement sur le siége, et partit à fond de train dans la direction de la ville.

Chapitre V.


L E lendemain, Gilles courut en toute hâte chez Pétrini.

— Compère, dit-il en entrant, ça marche ; je ne vous dis que ça.

— Tant mieux fit tranquillement Pétrini ; car, je ne vous le cache pas, je commence à m’intéresser à votre plan, et je vous souhaite de réussir.

— On ne pourra pas dire, au moins, que ce souhait-là n’est pas désintéressé, mon cher. Peste ! vous n’êtes pas difficile. J’attrape le merle, je vous le fais cuire, et vous n’avez qu’à le manger ! — On dirait cependant, que la chose ne vous regarde pas !

— Ah ! ça ; honnête homme, vous m’avez proposé une affaire, je l’ai acceptée ; faites votre part, je suis prêt à faire la mienne ; mais pas de reproches. Si la chose ne vous va pas, vous n’avez qu’à parler, je me retire.

Le fait est que depuis la veille, Gilles Peyron avait sérieusement réfléchi. L’accueil de Maximus et de sa sœur l’avait tellement transporté qu’il se disait en lui-même :

— Après tout, je suis bien simple ; je partage entre trois un bénéfice que je pourrais réaliser tout seul. Je ne suis pas si mal, ma foi, que je le croyais. Avec un peu de politique, je pourrais tout à la fois gagner le tuteur, épouser l’héritière et jouir à mon aise d’un splendide revenu. Le père Chagru n’est pas difficile à éloigner ; il ne demande pas mieux que de se démettre. Si je pouvais décourager Pétrini ?

Puisque je n’ai pas donné ma parole, je ne suis pas tenu, en honneur, de me sacrifier pour lui.

— Je n’étais pas venu pour me brouiller avec vous, reprit Gilles avec une joie mal déguisée ; mais enfin, puisque vous voulez vous retirer, je ne puis pas vous forcer de m’aider ; que diable ! je n’enchaîne pas les gens, moi.

— Comme vous voudrez, répondit froidement Pétrini. Il y a seulement cette petite misère que je vous ai avancée l’autre jour, cinquante piastres, si je me rappelle bien ; vous aurez la complaisance de me remettre cela ! Vous savez, d’ailleurs, que je possède certains petits moyens de vous forcer la main, si vous n’étiez pas disposé à vous exécuter de bonne grâce.

Gilles fut mordu au cœur, et changea successivement du jaune au vert. Il n’avait pas du tout réfléchi à ce détail qui le mettait complètement à la merci de Pétrini. Car ce dernier était bien au monde la seule personne qui eût voulu faire la plus légère avance à notre honnête ami. D’ailleurs, la menace de Giacomo voulait dire quelque chose. Il se recomposa prestement la figure et reprit avec un sourire peu contraint :

— Comme vous y allez ! vous, mon cher Giacomo. On voit bien que vous descendez d’une fière race. Vous êtes susceptible comme un marquis ! Vous voyez bien que tout cela n’était qu’un simple badinage. Tenez, dépouillez vos grands airs, et je vais vous rendre un peu compte de ce que j’ai fait ; vous verrez si j’ai songé à vous fausser compagnie.

Gilles était redevenu souple et pliant. Giacomo conservait son air de profonde indifférence.

— Je ne vous crois pas beaucoup, dit-il à Peyron ; mais je m’inquiète fort peu que vous ayez eu ou non la volonté de me tromper. Ce que je sais seulement, c’est que, quand même vous voudriez le faire, vous n’en avez pas le pouvoir. Je ne vous ai pas tout dit ; et je pourrais encore vous surprendre un peu, si la chose redevenait nécessaire. Pour le moment je vous écoute ; allez droit ; et, surtout, pas de protestations.

Gilles qui, ne s’était pas encore assis, depuis son arrivée, se laissa tomber sur un siége.

— Depuis que je vous ai vu, dit-il, je ne suis pas resté inactif. Les premières passes sont engagées, et, Dieu merci, nous sommes en bonne position. Le butin est encore plus considérable que je ne l’avais rêvé, et l’ennemi moins sur ses gardes que vous ne pourriez le croire ; à l’heure qu’il est, je suis tout simplement à la veille d’être nommé intendant de la maison. Vous voyez cela d’ici. Cet imbécile de Duroquois, une ancienne connaissance dont je me suis souvenu juste à temps, s’est prêté à mes manœuvres comme un triple sot qu’il est. Je vais aujourd’hui même chez lui et ce soir il me mènera faire ma cour au tuteur et à sa sœur Céleste. À propos, il serait bon de vous souvenir, le cas échéant, que je suis un ancien avocat et qu’à votre connaissance, j’ai réglé une affaire de succession très-embrouillée, avec autant d’honnêteté que de savoir.

Maintenant je vous quitte et je me rends de ce pas chez mon ami Duroquois, qui est sous l’impression que j’ai une affaire très-importante à lui communiquer.

Gilles ouvrit la porte et s’apprêta à descendre. Au moment de mettre le pied en dehors il se retourna :

— J’oubliais de vous dire, fit-il, que j’ai vu ce matin le père Chagru. Il est toujours morne et ne parle point. Cependant, nous le réduirons, c’est moi qui vous le promets. — Sans adieu et portez-vous bien !

Il descendit promptement dans la rue et partit dans la direction de la basse-ville.

— Coquin ! marmotta Giacomo, dès que Gilles fut sorti ; si je ne fais pas attention à ce gibier-là, il me jouera quelque tour de sa façon. Gare à lui, cependant, car s’il me trompe !…

Sa figure se contracta violemment ; ses yeux prirent une expression effrayante ; toute sa physionomie revêtit je ne sais quoi de hideux. Si Gilles l’avait vu dans ce moment-là, il aurait tremblé jusque dans la moëlle de ses os.

Ce mouvement toute fois ne fut que passager ; Giacomo se remit de suite, et sortit pour aller faire la tournée de ses patients.

Cependant, Gilles Peyron s’était dirigé vers la place du marché.

Il pouvait être dix heures du matin ; il entra dans la petite chambre garnie qu’il s’était louée la veille, fit soigneusement sa toilette, sans oublier de pommader ses moustaches, et d’imprégner son mouchoir d’une essence pénétrante.

Il prit sur sa table une liasse de papiers qu’il avait préparés pendant la nuit. Il les frotta soigneusement dans la poussière, usa les plis et fit, par-ci par-là, avec de l’eau et du tabac en poudre, de ces taches jaunâtres et vénérables, qui donnent à un document neuf un air et une odeur d’antiquité.

Il rattacha la liasse aux deux bouts avec un galon rouge sale, qu’il serra fortement pour en imprimer les marques dans le papier. Puis il glissa le tout dans la poche de son paletot, coiffa un feutre tout neuf, prit sa badine, et, après avoir donné un dernier coup d’œil à son miroir, sortit lentement.

Une fois descendu sur la place, il héla une calèche, sauta dans la caisse et cria au cocher : Chemin du Cap-Rouge, par les foulons ! « et ne ménage pas la bête. »

Une petite heure après, il prenait pied au sommet de la côte, et frappait trois coups rapides à la porte de M. Auguste Duroquois.

Une servante vint ouvrir et le fit entrer dans une jolie chambre à gauche où M. Duroquois vint bientôt le rejoindre en personne.

— Enchanté de vous voir, Monsieur l’avocat, fit-il en entrant ; j’espère que vous vous êtes bien rendu hier soir ; oui bien, Dieu merci !

— Parfaitement, monsieur, dit Gilles, en faisant sauter sa badine d’un petit air dégagé.

— Donnez, vous donc la peine d’ôter votre paletot, monsieur, et de poser votre chapeau ; nous causerons plus à l’aise, et vous prendrez le lunch avec nous. Nous sommes ici à la campagne et nous faisons les choses sans cérémonie, je le jure !

— Mille grâces, monsieur, je suis très-pressé, et ma voiture m’attend à deux pas d’ici.

— Ta, ta, ta mon ami, je vous tiens et je ne vous lâche pas. Notre rencontre d’hier m’a, d’ailleurs, donné l’envie de renouer avec vous une connaissance qui nous sera, je l’espère, agréable à tous deux. Après avoir traité l’affaire qui vous amène, ce qui ne sera pas long sans doute, nous pourrons causer tout à notre aise, merci bien !

— Je vois que je n’ai plus qu’à m’exécuter, dit Gilles. Vous faites les choses d’une manière si aimable qu’il n’y a pas moyen de vous refuser.

Il ôta son vaste paletot, dont Duroquois s’empara pour le porter, avec la badine et le chapeau, dans la salle voisine. Après une absence de quelques minutes, Duroquois rentra d’un air souriant.

Il roula près du feu deux immenses fauteuils rembourrés dans les quels nos deux amis se laissèrent choir voluptueusement,

— Vous devez avoir froid, sans doute, mon cher monsieur Peyron, fit Daroquois en se frottant les mains ; un petit verre ne peut que faire circuler le sang. Je viens d’ailleurs de renvoyer votre voiture, il faut bien maintenant que vous subissiez mon hospitalité, c’est compris, là !

Sans donner à Gilles le temps de répondre, il fit apporter sur la table une carafe de jamaïque avec deux verres et un bol de sucre blanc.

— Je suis réellement confus, cher monsieur Duroquois, de votre accueil tout amical, dit Gilles avec bonhomie, et je ne sais vraiment si je dois accepter toutes ces politesses.

— Comment donc ! comment donc ! c’est de bon cœur, et vous me feriez de la peine en refusant, allez ! C’est compris !

— Maintenant, poursuivit Duroquois, pendant que tous deux buvaient à petites gorgées la liqueur que ce dernier avait préparée, je suis prêt à entendre les communications que vous avez à me faire relativement à la personne dont vous m’avez parlé hier ; merci, à la vôtre !

— Mon Dieu, monsieur, puisque vous êtes assez bon pour me le permettre, je commence de suite ; voici l’affaire.

— Gilles passa dans la chambre voisine, tira de son paletot la liasse qu’il avait apportée et vint l’étaler sur la table en face de Duroquois.

— Vous avez peut-être entendu parler, cher monsieur, de feu le commandant Courtois qui a navigué longtemps dans les eaux du Golfe et qui a été tué en capturant une goëlette de pêche américaine.

— Mais, je me rappelle en effet,… oui, ce commandant,… nous étions même alliés du côté de ma mère, dont il avait épousé la cousine. Vraiment, touchez-là.

— Diable, pensa Gilles en lui-même, je me suis engagé sur un terrain dangereux ; prenons garde de faire des bêtises, et tenons-nous sur la réserve.

Il avait, en effet, arrangé sa petite histoire et écrit son dossier de la veille, sans se douter que ce nom de Courtois devait provoquer la réponse qu’il venait d’entendre et qui le déconcerta quelque peu.

Il continua cependant tout haut :

— Ah ! voilà qui est du neuf pour moi et qui dérangera peut-être ma petite affaire. Pardon, cher Monsieur, sans vouloir être indiscret, vous portez sans doute d’autres prénoms que celui d’Auguste, sous lequel je vous ai toujours connu ?

— Charles-Marie-Auguste Duroquois, monsieur, c’est comme cela que j’ai été baptisé, oui bien. Charles était le nom de mon parrain, Marie, celui de ma mère, et Auguste celui de mon père ; merci, en usez-vous ?

— Allons voilà qui me déroute encore davantage. Mon Dieu, comme mon client va être désappointé ! Je puis bien vous dire de suite la chose, et mon récit sera court, puisqu’il y a évidemment erreur de nom.

Le dossier que voici continua Gilles en prenant la liasse, contient certaine notes écrites par le fils du commandant…

— Comment ! cria Duroquois ; mais mon parent est mort célibataire et je ne vois pas…

— Attendez un peu, nous trouverons peut-être l’explication de tout cela, — mais pour le moment, fit Gilles à part lui, je m’embrouille en conscience — Dans tous les cas, continua-t-il tout haut, ce pauvre homme avait mené une vie assez orageuse ; mais il avait bon cœur. Un jour il partit pour l’Australie ; c’est-là que M. Dupin, mon client le rencontra. Ils se lièrent bientôt d’une étroite amitié. Pendant deux ans, ils coururent ensemble les placers et amassèrent un joli magot. Un soir qu’ils s’étaient éloignés, chacun de son côté, Dupin revint à la cabane vers dix heures et attendit en vain son compagnon qu’il ne revit plus jamais.

Plus tard, Dupin revint au pays, emportant avec lui une somme assez considérable, comprenant ses propres épargnes et celles de son compagnon ; car ils ne les avaient jamais partagées. Dans les papiers de ce dernier, il est souvent fait mention d’un M. Joseph A. Duroquois. Ayant prononcé un jour votre nom devant mon ami Dupin, il se prit à concevoir des espérances et crut qu’il pourrait peut-être avoir des nouvelles de son compagnon. Il m’a fallu lui promettre que je viendrais de suite vous voir, et c’est ce qui vous explique mon empressement d’hier soir qui a pu vous paraître indiscret, peut-être. Que voulezs-vous ? il était chez moi qui attendait la réponse.

— Je suis fâché, dit Duroquois d’un air naïf et sans paraître avoir remarqué l’incohérence du récit de Gilles, mais je connais pas le premier mot de tout cela, merci bien !

— C’est comme je vous le disais, mon cher monsieur, il y a évidemment erreur de nom. Comme mon pauvre ami va avoir de la peine, lui qui s’était attaché à ce dernier espoir avec tant de confiance. Car il a conservé les épargnes de son ami et il m’avait chargé de les faire tenir à ses parents si je parvenais à en découvrir.

Gilles soupira, en terminant sa phrase et prit un petit air tout triste.

Si Duroquois avait ouvert la liasse, il aurait vu qu’au lieu d’une restitution, c’était une petite réclamation de quelques centaines de piastres que le prétendu client de ce bon Gilles voulait faire valoir. Mais la parenté de Duroquois avec le commandant, dont Gilles avait pris le nom un peu au hasard, dérangeait un peu ses plans et il avait tâché de s’en tirer le mieux possible, en changeant ses batteries.

— Tout en regrettant, dit Duroquois, après quelques minutes de silence, de ne pouvoir pas vous aider dans une démarche qui vous honore autant que votre client, il ne faut pas oublier, non plus, qu’il est une heure passée. Puisque les affaires sont terminées, nous ferions bien de nous mettre à table.

Gilles ne se fit pas prier.

— Somme toute, pensa-t-il, j’ai toujours mené la chose à bonne fin, et, si je n’ai pas réussi comme je l’entendais, je crois au moins que je me suis refait un ami précieux. J’ai tout de-même bien fait de ne pas me brouiller avec Pétrini.

Une porte s’ouvrit et ils pénétrèrent dans la salle à dîner.

Duroquois, qui mangeait fort gaillardement un assez joli revenu, était en outre veuf sans enfants.

Il s’assit à table en face de Gilles, et la collation se fit dans une intimité à laquelle contribuaient pour beaucoup plusieurs verres d’un certain Xérès qu’ils dégustaient avec délices.

Chapitre VI.

D ANS l’après-midi, ils se rendirent chez Maximus qui les reçut avec des démonstrations extraordinaires.

Vous voyez, mon cher monsieur, lui dit Gilles en entrant, que je m’empresse de saisir la première occasion pour profiter de vos politesses. Je suis venu terminer ma petite affaire avec M. Duroquois, et je n’ai pas cru devoir m’éloigner sans venir saluer ces dames et prendre de vos nouvelles.

— Ces dames seront sans doute enchantées, comme moi, de vous revoir, monsieur Peyron ; je regrette qu’elles soient sorties, pour le moment, mais elles ne tarderont pas à rentrer.

Ôtez donc votre paletot, monsieur Peyron. Vous allez dîner avec nous sans cérémonie ; je vous enverrai reconduire avec ma voiture, après la veillée. Quant à Duroquois, continua-t-il en se tournant vers ce dernier, avec un sourire engageant, je n’ai pas besoin de l’inviter ; il est de la famille.

Gilles feignit de résister beaucoup, mais le bonhomme Maximus avait sa tête.

— Duroquois est ici pour le dire, cher monsieur Peyron, continua l’honnête châtelain, quand une fois on a passé le seuil de ma porte, on n’en sort plus qu’avec ma permission. C’est un de mes principes, et je tiens beaucoup aux principes.

Il disait tout cela d’un petit air aimable et enjoué, et poussait ses hôtes vers une salle de l’intérieur. En un clin d’œil Gilles et Duroquois furent dépouillés de leurs gros vêtements et installés par Maximus dans la bibliothèque, en face d’une grille où pétillait un feu réjouissant.

— J’ai beaucoup pensé à vous depuis hier, dit Maximus en s’adressant à Gilles, et ma sœur est enchantée d’avoir fait votre connaissance. Après dîner, je veux causer avec vous et… mais il ne faut pas faire d’indiscrétions : laissons cela pour le moment. Comment trouvez-vous ma petite bibliothèque ?

Il se leva avec Gilles, et ils firent le tour de la chambre.

Gilles prit un air intéressé ;

— Vous êtes bien modeste, monsieur, dit-il ; votre petite bibliothèque est tout simplement la plus belle collection de chefs-d’œuvre que j’aie encore vue.

— N’est-ce pas que ce n’est pas mal pour un commerçant retiré ? Voyons ?

— Monsieur, dit Gilles, je ne suis pas de ceux qui ne voient dans le commerce qu’une occupation matérielle et secondaire. Je suis d’avis, au contraire, que cette carrière exige une intelligence peu commune de celui qui veut s’y maintenir et presque du génie de celui qui compte y faire fortune.

Le cœur de Maximus se gonflait délicieusement.

— Notez bien continua Gilles, que je ne parle pas de ce commerce douteux, espèce de vol légalisé, de ces spéculations avec les fonds d’autrui par lesquels en un seul jour on devient un Rothschild ou un gueux. Je parle du commerce honnête et raisonné, tel que le vôtre a dû l’être, monsieur Crépin. Aujourd’hui le commerce est une lutte où le plus rusé est certain de réussir. Le fond n’est pour rien tout est dans la forme. L’honnêteté est souvent considérée comme un obstacle pour arriver. Il y a peu de commerçants véritables, sachant leur état, le respectant et le poussant honnêtement dans la voie du progrès. Nous autres, avocats, nous connaissons sur le bout du doigt tous ces détours, toutes ces rases, et cependant il ne manque pas de commerçants qui pourraient encore nous donner de bons conseils dans la conduite d’une affaire risquée, et nous enseigner la manière de fendre le cheveu. Au surplus, vous savez toutes ces choses mieux que moi, et je vous ennuie sans doute… Tiens ! vous avez là Montesquieu, sur l’esprit des lois. Ah ! il a de belles pages. Tête bien organisée, plume solide et élégante tout à la fois !

Gilles et Maximus continuèrent à examiner les livres de la bibliothèque qui était véritablement bien choisie. Le fait est que Maximus avait acheté le tout en bloc à une vente de meubles chez un homme fort distingué de la ville.

Gilles distribuait par-ci par-là ses opinions élogieuses sur tous les auteurs qu’il voyait pour la première fois ; il en faisait même de rapides analyses, d’après les titres. Maximus, qui se trouvait dans un pays parfaitement inconnu, n’avait garde de laisser deviner son ignorance, et approuvait tout pour avoir l’air de s’y connaître.

Gilles savait glisser délicatement l’éloge du maître au milieu de ses appréciations, et ne cessait de vanter le jugement solide qui avait su former une si belle collection.

Cette petite scène qui dura presque une heure enivra Maximus. Si Duroquois n’avait pas été là, il aurait sauté au cou de Gilles.

Cependant les dames étaient de retour. Nos trois amis passèrent au salon, où Gilles fut l’objet d’une véritable ovation de la part de Mademmselle Céleste.

— Comme c’est bien à vous d’être revenu nous voir, monsieur Peyron, disait-elle. J’espère que vous nous ferez le plaisir de dîner avec nous.

— Comment donc, ma sœur, cria Maximus ; crois-tu que j’aurais laissé partir monsieur ? C’est une affaire entendue.

Ernestine ne disait rien ; la figure de Gilles ne lui revenait pas. Cependant, pensa-t-elle, cela ne me regarde point. Et elle se mit à causer avec Duroquois, qu’elle trouvait assez peu spirituel, mais qu’elle estimait beaucoup.

Au bout de quelque temps, le dîner fut annoncé et Gilles ayant galamment offert son bras à mademoiselle Céleste, tout le monde les suivit dans la salle à dîner.

Rien qu’à voir cette salle et la manière dont la table était servie, on comprenait que le dîner était la grande affaire, l’affaire principale dans la vie de Maximus.

C’était une vaste chambre éclairée par quatre porte-fenêtres dont trois avaient vue sur le fleuve. Des buffets magnifiques chargés d’argenterie et de verrerie précieuses, au fond, un grand feu de houille qui flambait dans la grille. Les épais rideaux des fenêtres étaient tirés, et deux riches candélabres à sept branches avec des bougies de couleur répandaient une douce clarté. La table était surchargée de mets succulents, de vins fins et de fruits rares. Deux domestiques, la serviette au bras, se tenaient à chaque bout de la table.

Tout était bien, tout était beau ; il y avait cependant dans l’ensemble, je ne sais quelle absence de bon goût dénotant quelqu’un qui n’a pas été élevé dans le luxe et qui s’y trouve tout-à-coup transporté.

L’argenterie était trop en évidence ; les plafonds prétentieux ne cadraient pas avec le reste ; les meubles trop luisants avaient l’air d’être conservés dans leurs housses, comme des objets de curiosité ; et puis, ces bougies de couleur avaient un effet singulier.

Quoi qu’il en soit, les fauteuils étaient moëlleux es les mets excellents :

Le dîner se prolongea au delà d’une heure.

Après le dessert, Maximus laissa partir les dames avec Duroquois, mais retint Gilles près de lui.

— Moi, voyez-vous, dit-il, j’aime à paresser un peu dans mon fauteuil après le dîner, et à fumer tranquillement mon cigare. Ma sœur prétend que c’est une vilaine habitude ; mais, que voulez-vous ? à mon âge, on peut bien se passer quelque petite fantaisie, surtout quand on est chez soi. Il fit apporter des cigares et ils se mirent à fumer tous deux, sans rien dire.

Au bout de quelque temps, Maximus reprit :

— Mon cher monsieur Peyron, maintenant que nous sommes seuls, j’aurais une petite proposition à vous faire. Je vous connais depuis peu ; mais je vous estime beaucoup. Je suis d’ailleurs assez bon physionomiste et votre air me revient. Comme je vous le disais, j’ai beaucoup pensé à vous, depuis hier.

— Vous êtes trop bon, monsieur, dit Gilles d’un air modeste.

— Vous saurez qu’il y a longtemps, reprit Maximus, que je n’ai pas d’intendant. Vous dites vous-même que vous aimez la campagne et que vous avez déjà rempli ces fonctions chez un de vos amis. Voyons, est-ce que vous pensez que nous pourrions nous entendre? J’ai besoin ici d’un intendant ou plutôt d’un ami en qui je pourrais avoir toute confiance, d’un homme instruit avec lequel je pourrais discuter. Pensez-y donc un peu. Croyez-vous que vous pourriez vous habituer à notre petite vie tranquille ?

— Franchement, monsieur Crépin, dit Gilles, avec une mine hypocrite, vous me prenez par surprise, et je ne me serais jamais attendu à l’honneur que vous me proposez. J’en suis tellement étourdi que je ne sais vraiment pas comment vous répondre.

— Voyons, monsieur Peyron, il me semble pourtant que c’est une chose bien naturelle. Je vous rencontre ici dans des circonstances qui vous font honneur ; je sais que vous êtes libre, j’ai une place de confiance à donner, je vous l’offre ; il n’y a que cela. Quant aux appointements, vous êtes ici chez vous, et en sus, vous avez quatre cents dollars par an. Cela n’empêche pas que si vous avez besoin de quelque argent de plus, eh ! bien, je suis toujours là !

— Oh ! monsieur, fit Gilles, vous comprenez que ce n’est pas la question des appointements qui m’embarrasse ; j’ai des goûts simples et modestes. Mais il y a une petite difficulté qui sera peut-être insurmontable.

J’ai un vieil ami, qui partage ma vie et dépend de moi depuis assez longtemps. C’est un honnête marin qui s’est depuis quelques années livré à l’agriculture. Son père a rendu de grands services au mien. C’est une dette de reconnaissance que j’acquitte. Il a demeuré avec moi chez l’ami dont je vous ai parlé, et actuellement il partage encore mon logis. Il est sans ressources, sans abri. Vous comprenez que je ne pourrais pas l’abandonner…

— Eh ! seigneur ! n’est-ce que cela ? Nous trouverons bien sur la ferme un emploi pour votre protégé. Là ; avez-vous encore quelques objections ?

— J’avoue, monsieur, que vous êtes la bonté même et je croirais méconnaître les vues de la Providence en n’acceptant pas.

— Allons, c’est une affaire entendue ; touchez-là, et prenons un verre ensemble.

Les deux nouveaux amis se donnèrent une cordiale poignée de main, et burent à leur santé réciproque.

— Je ne vous demande que huit jours, dit Gilles, pour régler mes petites affaires…

— Accordé ; mais après cela, vous devenez mon bien, et je vous revendique.

Ils passèrent au salon où Maximus se chargea d’annoncer la chose.

— Je vous présente, dit-il, mon nouvel intendant. C’est décidé, et je ne reviens pas sur mes décisions.

Daroquois approuva par politesse ; Ernestine sentit un frémissement, comme à l’approche d’un danger. Quant à Céleste, elle ne songea pas à cacher sa joie, et courut embrasser son frère, ce qui indiquait une surexcitation plus qu’ordinaire.

La soirée se passa joyeuse et rapide ; Gilles eut la politique de demander toutes sortes d’informations à Céleste et de la prier de l’aider de ses conseils, ce qui flatta la vieille fille et augmenta considérablement son estime pour le nouvel intendant. À dix, heures Maximus fit atteler sa voiture et Gilles revint chez lui tout triomphant.

Le lendemain il courut chez Petrini et lui rendit compte de sa visite.

— Cela va bien, dit ce dernier ; seulement prenez garde de vous faire connaître, honnête Gilles. Ces commerçants retirés ne badinent pas.

— Ne craignez rien ; je ne suis pas si sot que vous le pensez. Préparez-vous seulement à entrer en scène ; ce sera bientôt.

Il partit glorieux, et se mit à chercher le père Chagru. Vers midi, il le trouva sur le marché de la basse-ville, regardant les chaloupes.

— Qu’est-ce que vous faites donc là ? lui cria-t-il en lui frappant sur l’épaule.

Chagru se retourna d’un air grondeur.

— Vous voyez bien, dit-il, je regarde.

— Allons, il ne s’agit pas de cela, je suis nommé intendant chez M. Maximus Crépin et vous venez avec moi.

— Comment ? je vais avec vous ?

— Mon Dieu, oui, c’est tout simple. Vous connaissez nos conventions, vous m’appartenez. Ainsi, pas d’objections. Monsieur Crépin consent à vous donner une place sur sa ferme. Vous serez bien logé, bien nourri, et payé par-dessus le marché. Ne faites pas de bêtises, j’ai accepté pour vous.

Le père Chagru ouvrit la bouche pour donner un refus énergique. Mais il se ravisa. Après tout, pensa-t-il, je serai auprès de lui et je le surveillerai, et s’il veut faire quelque vilain coup, malheur à lui !

— J’accepte, dit-il ; tout haut à Gilles, quand partons nous ?

Gilles fut un peu surpris de trouver Chagru si facile, mais il était tellement préoccupé de ses plans qu’il ne fit pas trop attention à ce détail.

Dans huit jours, dit-il trouvez-vous à midi chez moi ; nous partirons ensemble. Au jour et à l’heure indiqués, le père Chagru était à son poste.

Gilles et lui prirent une voiture et se firent conduire chez Maximus.

Le lendemain, ils étaient installés tous les deux, Gilles à Mont-Rouge, Chagru, à la ferme.

Dès son arrivée, Gilles Peyron se fit initier par Céleste au train de la maison. Tous les domestiques furent ensuite appelés, et Maximus leur enjoignit solennellement d’obéir à son intendant, comme à lui-même.

Gilles acheta des livres de comptes, et mit de suite la maison sur le pied d’une banque. Pas un centin n’entrait ni ne sortait sans qu’il en fût rendu un compte sévère.

Maximus y retrouvait des souvenirs de sa vie active, et en était enchanté.

Pour ce qui est de Céleste, Gilles ne faisait presque rien sans la consulter.

Je ne suis pas venu ici, lui disait-il, pour vous enlever les rênes du gouvernement. Mon seul but est de prendre pour moi la fatigue, le travail matériel. Quant au reste, il est bien entendu que vous conservez la direction et que vous gardez tout le contrôle. D’ailleurs, on travaille si bien à deux, quand on s’entend.

Et Gilles accompagnait ces paroles d’un petit regard empreint d’une tendresse respectueuse qui troublait profondément le cœur de la vieille fille.

Elle se défendait ; mais au fond, elle était flattée. Et on peut aller loin, chez certaines âmes, avec une louange bien placée,

Au bout de quelque temps, Maximus était sincèrement persuadé qu’il lui serait impossible de vivre sans son intendant ; et il se prenait à se demander sérieusement comment il avait pu s’en passer jusque là. Il n’avait plus à s’occuper de rien, et sa maison marchait comme par enchantement.

Le soir il faisait sa partie de bézique avec Gilles Peyron ; puis causait de littérature et de religion. Les connaissances n’étaient pas très-étendues sur aucun sujet, mais Gilles savait lui fournir des idées que Maximus s’imaginait facilement avoir trouvées en lui-même.

C’est singulier, disait-il, mon ami, comme je me sens à l’aise avec vous, et comme mes pensées se développent facilement. Je ne m’étais jamais connu cette verve, et, je pourrais presque le dire, cette science.

— C’est bien simple, répondait Peyron ; jusqu’ici, vous n’avez pas été compris. Un esprit, comme le vôtre ne se dégage pas avec tout le monde. Vous avez une largeur d’idées, une étendue de conception qui étonne le vulgaire et l’effraie. On ne vous comprend pas, et on vous fait des objections qui portent à faux. Cela vous irrite, et votre génie blessé se replie sur lui-même. Moi, je vous ai saisi au premier coup d’œil ; je vous ai compris. Vous avez senti cela, et dès lors votre force s’est déployée sans contrainte, vous êtes redevenu vous-même. Voyons, est-ce bien cela ? Et n’ai-je pas touché juste ?

— Mon ami, vous êtes un homme admirable, et je bénis le ciel qui vous a mis sur mon chemin.

Et cet excellent Maximus pensait véritablement comme il le disait.

Chapitre VII.

LL y avait près de trois semaines que nos deux amis étaient installés chez Maximus. Le père Chagru faisait tranquillement sa petite besogne et passait inaperçu.

Gilles continuait à faire des progrès rapides dans l’estime de son patron et de sa sœur. La saison était avancée ; il faisait beaucoup de courses au dehors.

— Mon ami, lui disait Maximus, vous vous donnez trop de peine, ménagez donc un peu votre santé ; vous vous rendrez malade.

Comme pour donner raison aux craintes de Maximus, le soir, Gilles se plaignit d’un peu-de fièvre et demanda à se retirer de bonne heure.

Le lendemain, il ne parut pas au déjeuner. Maximus inquiet, monta à sa chambre, pour prendre de ses nouvelles.

— Ah ! mon ami, combien vous nous rendez inquiets ! Comment vous trouvez-vous.

— J’espère que ce ne sera rien, dit Gilles d’une petite voix faible, ce n’est qu’un peu de fièvre qui va se passer. Je me suis peut-être trop écouté, et je vais me lever.

— Non, non ; n’en faites rien ; ne vous exposez pas.

— Il n’y a toujours pas de danger à essayer.

Gilles se glissa péniblement hors du lit, fit quelques pas mal assurés dans la chambre et finit par tomber dans les bras de Maximus, qui le replaça sur son lit en disant tout essoufflé :

— Vous voyez bien que vous êtes trop faible. Allons ! je vous défends de vous lever et j’envoie chercher mon médecin. Les fièvres ne badinent pas à cette saison-ci.

— Je crois bien que cela ne sera rien, dit Gilles, dont la voix allait toujours s’affaiblissant ; cependant puisque vous avez la bonté de vouloir faire venir un médecin, je préfèrerais avoir le mien. Il connaît ma constitution et je suis habitué à ses soins. C’est un tout jeune homme, mais il est déjà sur le chemin de la célébrité ; le père Chagru le connaît bien ; si vous voulez l’envoyer chercher avec votre voiture, vous me rendrez service. Mon Dieu ! que d’embarras je vous cause ! Et mes livres qui vont être en arrière !

— Ta, ta ; ne vous occupez pas de cela ; je ne vous ai pas acheté comme un esclave. Tenez votre esprit en repos et rappelez-vous que je vous défends de faire des extravagances. Je vais maintenant donner des ordres pour qu’on aille chercher votre médecin.

Maximus descendit d’un air important.

Une heure après, le père Chagru était de retour et Giacomo Pétrini faisait son entrée chez Maximus.

Giacomo était mis simplement, mais avec un goût parfait. Ses cheveux et sa barbe étaient peignés avec un soin tout particulier. Il était vraiment magnifique.

— Quel bel homme, se dit Céleste, en le voyant descendre de voiture.

Ernestine jeta un simple regard de curiosité sur le jeune médecin ; mais elle ne put s’empêcher d’être frappée à l’aspect de sa mâle beauté.

Cependant, Pétrini se fit conduire à la chambre du malade, où on le laissa seul avec Gilles.

— Allons mon cher lui dit ce dernier, tout bas en le voyant entrer, nous voici dans la bergerie ; vous voyez que nos agneaux ne sont pas mal logés.

— Diable ! vous êtes un heureux coquin, fit Pétrini en jetant un coup d’œil autour de la chambre ; vous êtes logé comme un prince du sang. Saperlotte, l’affaire commence à m’intéresser. Mais voyons, êtes-vous vraiment malade, et qu’est-ce que vous avez ? Votre langue ?

Gilles montra sa langue qui était aussi peu chargée que possible.

Hum ! fit Pétrini, voyons le pouls ?

Gilles présenta son poignet gauche sur lequel Pétrini appliqua son index pendant quelque temps.

— Ah ! ça, dit-il, pourquoi diable m’avez-vous donc envoyé chercher ? Chagru m’a dit que vous aviez la fièvre ; mais, mon compère vous êtes aussi bien portant que moi.

— Vous connaissez votre métier ; mais vous n’êtes pas diplomate, monsieur le médecin. Ne voyez-vous pas qu’il est temps que votre rôle commence ? En dépit de votre savoir, je suis très-malade et je sais que mon état va empirer pendant huit jours ; vous viendrez me voir chaque jour une fois, deux fois s’il le faut, et vous serez très-inquiet sur mon état. C’est aujourd’hui, mardi ; eh ! bien, mardi prochain la maladie aura atteint son paroxysme, vous passerez la journée ici ; le soir vous ne pourrez pas me laisser. Dans la nuit, il se déclarera une crise qui, j’ai tout lieu de le croire, me fera doucement entrer en convalescence. Vous m’apportez beaucoup de fioles, d’eau rougie, ou de toutes les nuances qu’il vous plaira. Je ne vous défends pas même de m’affaiblir un peu. Mais prenez garde, ne commettez pas de ces petites erreurs innocentes, et Gilles souligna ce mot, qui envoient sournoisement un patient dans l’autre monde. Vous n’aimez pas l’éclat et vous savez qu’il y aurait une enquête. Je dis seulement cela parce que tout le monde est sujet à se tromper, et vous n’êtes pas plus infaillible que les autres. Vous avez huit jours pour travailler. Si, pendant ce temps vous ne trouvez pas moyen de vous rendre aimable, nécessaire même, autant vaut de suite renoncer à votre projet. Vous m’avez compris. Allez maintenant rendre compte de mon état à ce brave Maximus et ne manquez pas d’attribuer ma fièvre à un excès de travail. Je ne vous retiens plus, et prenez garde aux potions dangereuses.

— Vous êtes un grand coquin ; mais vous êtes un maître homme, dit Giacomo ; je vous comprends ; à demain.

Il prit sa canne et son chapeau et sortit de la chambre.

Au pied de l’escalier, il rencontra Maximus qui le fit entrer dans un petit boudoir où Céleste était assise avec une figure toute inquiète.

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur, dit Maximus, et je vous parais peut-être indiscret ; je suis Monsieur Maximus Crépin, propriétaire de cette maison, et voici ma sœur. Vous comprenez de suite quel intérêt nous avons à connaître l’état de notre cher malade.

Giacomo salua Maximus et s’inclina profondément devant Céleste qui continuait à se répéter : « quel bel homme ! Son père a dû être au moins duc ou marquis ! »

— Vous êtes bien bon, Monsieur, dit Pétrini, et je vous assure que l’intérêt que vous montrez pour mon ami me touche profondément. Il n’est pas en danger mais sa maladie pourrait être plus sérieuse qu’il ne le pense. Dans tous les cas, je crois pouvoir en répondre.

— Ah ! vous me rassurez, dit Maximus avec un soupir de soulagement qui n’était pas feint. Et quelle est donc sa maladie ? Vous comprenez que cela pourra nous guider dans les soins que nous lui donnerons.

— Oh ! ce n’est qu’une fièvre causée par des imprudences, et un peu d’épuisement. Je n’ai pas pu lui faire avouer la vérité toute entière, mais je soupçonne fort que sa maladie a pour cause, un excès de travail et une trop forte tension d’esprit.

— Et moi j’en suis sûr, s’écria Maximus. Quand je vous le disais ma sœur, continua-t-il en se tournant vers Céleste.

— Oui, monsieur, dit celle-ci, nous l’avons averti, nous l’avons même grondé ; il s’est jeté sur son ouvrage comme si sa vie eût été au bout de la tâche. Rien n’a pu l’arrêter, et maintenant vous en voyez les suites. Le malheureux enfant ! Et Céleste essuya une larme.

— Mon cher monsieur dit Maximus, n’épargnez rien pour le guérir. Je vous promets que, lorsqu’il sera mieux, ce sera moi qui le ferai travailler à ma guise, et il ne prendra plus de fièvre,

Maintenant ma voiture est à votre disposition ; dites-moi à quelle heure il faudra vous envoyer chercher demain. Et n’oubliez pas de ne rien épargner. Morbleu ! il ne sera pas dit que les gens meurent de travail dans la maison de Maximus Crépin.

— Je vais envoyer une potion calmante, par votre domestique, dit Pétrini. Il suffira de lui en donner la moitié vers neuf heures ce soir, et le reste demain matin, à la même heure. Surtout ne lui permettez pas de se lever, je reviendrai demain dans le cours de l’après-midi. Je ne partirai pas, cependant, sans vous remercier encore de l’amitié que vous montrez à monsieur Perron, et sans vous assurer qu’il en est tout-à-fait digne.

Permettez maintenant que je me retire, j’ai d’autres malades qui m’attendent, et vous savez que la douleur n’est pas patiente.

Giacomo prit congé, et sauta dans la voiture qui l’entraîna rapidement vers la ville.

— Excellent jeune homme ! murmura Maximus, quand le docteur fut parti. Il faudra que nous cultivions cette nouvelle connaissance. Décidément, ma sœur, je crois que nous allons passer un hiver très-agréable.

Et le bonhomme monta lestement vers la chambre de Gilles en se frottant les mains.

Arrivé près de la porte, il se composa une figure grave et entra avec un maintien empesé, qu’il croyait rendre imposant.

— Eh ! bien, comment ça va-t-il ? et comment vous sentez-vous ?

— Pas trop mal, reprit Gilles d’une petite voix éteinte ; j’espère que cela ne sera rien.

— Hum ! Rien, rien ; le médecin pense le contraire, et il ne m’a pas caché que votre fièvre provient d’imprudences. Il m’a recommandé d’être sévère et je suis décidé à l’être. D’abord vous ne vous lèverez pas sans ma permission.

— Et mon travail qui est là.

— Votre travail ! il est bien question de cela ! Sacrebleu ! je veux qu’on m’obéisse. Vous allez vous laissez soigner, et si vous ne prenez pas les moyens de guérir, je me fâche.

Gilles poussa un soupir à fendre une âme plus dure que celle de Maximus.

— Voyons, reprit le bonhomme d’une voix plus douce, vous ne savez pas toute l’inquiétude que vous nous causez à ma sœur et à moi…

— Je sais que vos bontés n’ont pas de bornes, et ce qui me désole, c’est de ne pouvoir pas y correspondre dignement.

— Il ne faut pas vous inquiéter de cela ; le plus grand plaisir que vous puissiez nous faire est de vous guérir et de plus commettre d’imprudences. Je vais maintenant vous laisser reposer ; si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas. Le docteur doit envoyer des remèdes ce soir, je vous engage à bien suivre ses prescriptions. Allons, du courage, et ne vous troublez pas l’esprit.

Maximus sortit tout content de l’acte d’autorité qu’il croyait avoir fait.

Quant à Gilles, il prit une position moins gênante et se mit à rire dans sa barbe du succès de sa petite comédie.

Le lendemain Giacomo revint ainsi que les jours suivants. Chaque jour il s’attardait un peu et causait avec Maximus et Céleste. Il n’avait fait qu’entrevoir Ernestine ; mais sa beauté l’avait frappé.

— Après tout, se disait-il, ça ne sera pas un sacrifice par trop désagréable que d’épouser cette fillette ; et si je réussis, je suis franchement un heureux coquin.

Le huitième jour qui était le mercredi, Giacomo arriva de bonne heure dans l’après-midi.

L’état du malade était considérablement empiré. Toute la maison était bouleversée. Maximus errait de chambre en chambre et Céleste s’attristait dans un coin.

Giacomo fut reçu comme un envoyé du Ciel.

— Montez vite, dit Maximus, je le crois en danger.

Giacomo s’élança dans l’escalier ; quand il arriva auprès de Gilles ce dernier semblait à peine respirer, il ne bougeait plus et ne parlait plus.

Giacomo lui prit le pouls et se tourna vers Maximus qui l’avait suivi :

— Descendons, lui dit-il, en mettant un doigt sur sa bouche et prenant un air mystérieux.

Ils revinrent en silence vers la bibliothèque.

— Les choses se compliquent, poursuivit Giacomo, à voix basse. Ce sommeil léthargique ne m’annonce rien de bon. Vous pouvez lui faire frotter les tempes avec du vinaigre et lui donner un peu d’air.

Maximus se hâta de transmettre ces ordres à Céleste qui partit en toute hâte pour les exécuter.

— Je crains bien, reprit Giacomo, qu’une crise ne se déclare cette nuit même ; elle pourra être fatale, si une personne entendue, n’en guide pas les accidents ; je ne voudrais pas abandonner mon ami dans une circonstance aussi critique, et il va peut-être me falloir vous demander la permission de m’établir ici pour la nuit. C’est peut-être trop…

— Mais, comment donc ! mon cher docteur, la maison est à vous ; disposez-en comme vous l’entendrez. Je vais faire dresser un lit dans la chambre du malade.

— Pas du tout, un fauteuil me suffira. Je suis habitué à dormir ainsi, et je serai d’ailleurs plus prêt en cas de besoin.

— Comme vous voudrez, mais ne vous gênez pas.

— Oh ! quant à cela, ne craignez rien, je vais voir un peu ce qui se passe là-haut.

Sous les robustes frictions de Céleste, le malade était peu à peu revenu à lui-même.

Giacomo lui administra une potion calmante et au bout d’une dizaine de minutes, il parut s’endormir d’un profond sommeil.

Tout le monde se retira discrètement. Maximus et Giacomo retournèrent à la bibliothèque, où ils se mirent à causer en fumant jusqu’à l’heure du dîner. Maximus fut tout étourdi des connaissances du jeune médecin et de la facilité avec laquelle il exprimait ses idées.

— Vous êtes donc né au pays, dit-il, ou vous y êtes venu bien jeune que vous parlez si bien notre langue ?

— J’y suis venu bien jeune en effet ; mais cependant je n’ai pas oublié ma langue maternelle. Je me suis fait au contraire un point d’honneur de l’étudier et de la connaître mieux que toutes les autres.

— Décidément, pensa Maximus, c’est un génie que ce jeune homme.

— Au reste, ajouta Pétrini, je ne me glorifie pas du peu que je sais : l’étude a toujours été un besoin pour moi, et je me suis livré à un plaisir, là où les autres n’accomplissent ordinairement qu’un devoir.

— Et modeste, par dessus le marché, se dit Maximus.

— Monsieur, reprit-il, tout haut, je ne suis pas un homme brillant, mais je suis franc et je dis toujours ce que je pense. Je suis très-heureux de vous avoir rencontré, et j’espère que la guérison de votre ami ne sera pas pour nous le signal d’une séparation.

— Je suis infiniment honoré, monsieur, et je compte bien profiter de votre offre obligeante.

— Voici bientôt, l’heure du dîner, poursuivit Maximus en regardant à sa montre ; Allons trouver ces dames au salon. Je vous présenterai à ma pupille que vous ne connaissez pas encore.

Ils entrèrent tous deux au salon. Maximus présenta le Docteur, et commençait son éloge, lorsque Giacomo l’interrompit.

— De grâce, monsieur, dit-il, n’induisez pas ces dames en erreur ; elles seraient trop désappointées par la suite, si j’ai le plaisir de les rencontrer plus souvent.

Il accompagna ces paroles d’une inclination et d’un sourire vraiment gracieux à l’adresse d’Ernestine, qui ne put s’empêcher de remarquer sa beauté et l’élégance de sa personne.

Après quelques phrases courtoises de part et d’autre, le dîner fut annoncé, et on se mit à table. Pendant tout le repas, Giacomo fut étincelant de verve et pétillant d’esprit. Il eut des mots heureux à l’adresse de Céleste et d’Ernestine et ravit Maximus en discutant ses opinions pour se laisser convaincre ensuite et lui donner le plaisir d’une victoire en apparence chaudement disputée.

Maximus étouffait de bonheur à la pensée qu’il triomphait d’un adversaire de cette force.

Vers la fin du repas, quelques gémissements se firent entendre de la chambre du malade.

Giacomo se leva tout d’un trait.

— Pardon, mesdames, dit-il ; mais le devoir avant les convenances ; le médecin a une consigne comme le soldat ; je suis à vous dans un instant.

Il se dirigea rapidement vers la chambre de Gilles.

Quel dévouement dit Maximus. Ce jeune homme à toutes les qualités.

Au bout d’un instant, Pétrini revint.

— Je vous demande encore pardon mesdames, dit-il, mais j’ai mon excuse dans la gravité des circonstances.

— Vous n’avez pas d’excuses à faire, dit Céleste, et c’est plutôt à nous de vous remercier de votre dévouement, et de vos sacrifices.

— C’est en effet un dur sacrifice mesdames, que d’être obligé de vous quitter, même pour un moment ; mais le devoir devient chez nous une habitude qui triomphe de tout.

Le dîner se termina gaiement et Maximus causa longuement avec Pétrini en faisant sa sieste. Le soir toute la société se retrouva au salon où Giacomo fit de rapides progrès dans l’estime de Céleste et d’Ernestine.

— Vous qui savez tant de choses, dit Maximus, seriez-vous par hasard musicien ?

— Pas beaucoup, dit Pétrini, j’ai si peu de temps à sacrifier aux plaisirs.

— Tiens, je vois que vous allez encore nous surprendre ; voyons, essayez un peu.

— De grâce, monsieur, dit Ernestine en rougissant.

— Oh ! je ne me fais pas prier, dit Pétrini, et d’ailleurs, je n’ai pas d’amour propre.

Il se dirigea vers le piano et chanta d’une voix pleine et douce en même temps, cette belle romance de Niedermeyer intitulée « Le Lac. »

Maximus et Céleste pleuraient, et, quand il vint à chanter ces paroles :

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que tout ce qu’on entend, qu’on voit et qui respire,
Tout dise, ils ont aimé !

Ernestine sentit une émotion subite envahir son âme.

C’était un pas de plus que Giacomo venait de faire.

Aussitôt qu’il eût fini sa romance, il se leva, et sans vouloir écouter les paroles d’admiration que lui prodiguait Maximus :

— Je me suis oublié, dit-il, pendant que mon pauvre ami peut avoir besoin de moi là-haut ; pardon, si je m’y rends de suite.

Ernestine et Céleste s’étant retirées, il alla s’établir dans la chambre de Gilles, pendant que Maximus s’étendait dans l’un des fauteuils de sa bibliothèque, devant le feu de grille, prêt à offrir ses services, en cas de besoin.

Vers onze heures la crise prédite se déclara.

Maximus, averti par Céleste qui était restée aux écoutes, se précipita vers la chambre du malade. Gilles paraissait être en proie à un violent délire. Giacomo mélangeait des remèdes et multipliait les applications ; Maximus se mit à le seconder de son mieux. Le jeune médecin parlait bas avec cette intonation brève et solennelle qui indique une circonstance grave.

Enfin au bout d’une heure la crise parut diminuer ; Giacomo parvint à faire avaler une potion au malade qui se calma tout-à-coup ; et sembla tomber dans un profond sommeil.

Giacomo mit un doigt sur sa bouche, fit signe à Maximus de le suivre et sortit de la chambre.

Grâce à Dieu, dit-il, quand il se retrouvèrent dans la bibliothèque, tout danger est passé, et maintenant, je réponds de mon malade, Dans trois jours il sera sur pieds.

Maximus prit les mains du Docteur.

— Je ne puis pas dit-il, vous remercier comme je le voudrais ; mais croyez-moi, jeune homme, — à mon âge on n’est plus enthousiaste — cette guérison restera là comme un service de votre part que je n’oublierai jamais.

Et Maximus appuya la main sur son cœur avec un geste si vigoureusement pathétique, que Giacomo eut toutes les peines du monde à s’empêcher de sourire.

— Je vous crois, monsieur, fit-il, après s’être un peu recueilli ; je vous connais maintenant assez pour savoir ce que valent vos paroles, jusqu’où peuvent aller vos bons sentiments.

Mais il est un peu tard, ajouta-t-il, et vous avez besoin de repos. Il faut d’ailleurs que je parte moi-même de grand matin. Bonsoir, et soyez sans inquiétude.

Maximus se retira enchanté, et Giacomo alla se reposer sur un lit qui fut dressé dans la chambre de Gilles.

Le lendemain, quand Maximus se leva, le Docteur était parti depuis longtemps et Gilles avait une apparence qui promettait une prompte convalescence.

Maximus bénit Giacomo pour la dixième fois, et, dans la journée, se fit dicter par sa nièce, une lettre bien tournée, qu’il adressa au jeune médecin accompagnée d’un rouleau de vingt-cinq louis.

Il ne faut pas, pensait-il, qu’il me prenne pour un croquant.

Chapitre VIII.

P RÈS de deux mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter.

Gilles était complètement rétabli et avait repris le cours de ses travaux avec, toutefois, l’aide de Céleste.

Giacomo était revenu plusieurs fois, sur l’invitation de Maximus et il commençait presque à compter parmi les intimes.

Depuis trois ou quatre jours, cependant, Maximus semblait avoir quelque chose qui le tourmentait. Il avait des moments de rêverie profonde, après, lesquels il se levait tout à coup, marchait à grand pas, et allait successivement vers Céleste et Gilles comme s’il avait eu quelque chose à leur dire, puis retournait sans avoir parlé ; il s’agitait, sortait et finissait par se mettre dans une colère sourde contre lui-même.

Un jour cependant que Gilles et Céleste étaient ensemble dans le bureau, Maximus entra et ferma la porte derrière lui.

— J’ai à vous parler, dit-il en faisant le tour de la chambre pour voir si personne n’était aux écoutes.

Ce commencement un peu solennel surprit Gilles et Céleste qui se regardèrent pour lire dans la figure l’un de l’autre une explication qu’ils n’y trouvérent pas.

— Mon frère, dit la vieille fille, vous nous faites peur avec vos airs de juge ; dépêchez-vous donc de nous tirer d’inquiétude.

— Quelqu’erreur dans les comptes peut-être, murmura Gilles ; pourtant…

— Ce n’est pas cela.

— L’insolence de quelque domestique ? roucoula Céleste.

— Vous n’y êtes pas. Ah ! ça, j’ai donc l’air bien drôle, que vous faites des suppositions de ce genre-là.

— Dam ! monsieur, fit Gilles.

— Dam ! mon frère répéta Céleste.

— Sacrebleu ! cria Maximus, il n’y a donc pas moyen de se faire comprendre, ici ! Eh ! bien ; je veux donner un bal. Là ; voilà le mot lâché.

— Céleste et Gilles se mirent à rire aux éclats.

— Et c’est pour cela, mon frère que depuis trois où quatre jours, vous êtes comme un condamné à mort.

— Et que je croyais monsieur pris de la fièvre qui m’a fait si cruellement souffrir, appuya Gilles.

— Hum ! C’est une chose importante ; et j’y ai songé sérieusement, dit Maximus. Maintenant c’est décidé ; et je veux avoir votre avis sur les détails.

— Vous me surprenez, mon frère.

— La chose ne vous plaît pas ?

— Au contraire, j’en suis enchantée.

— Mademoiselle y brillera, c’est moi qui l’en assure, dit Gilles.

— Flatteur ! murmura Céleste en rougissant modestement.

— Je ne dis que la vérité.

— Voyons, dit Maximus, il ne s’agit pas de cela. Mon projet est arrêté et j’ai besoin de votre aide.

— Comptez sur moi, mon frère ; quel est votre plan ?

— C’est justement ce que je viens vous demander ; cependant, je veux que ce soit grandiose et qu’on en parle en ville…

— Mon Dieu, j’ai déjà plusieurs fois organisé de ces réunions, chez mon pauvre ami, dit Gilles Perron, et si mes faibles services peuvent vous être de quelqu’utilité…

— Vrai ! s’écria Maximus, dont la figure s’illumina ; vous avez déjà donné des bals.

— Pas précisément donné, mais organisé.

— Cela revieht au même ; alors vous allez m’aider.

— C’est mon devoir, et ce sera en outre un plaisir. Si vous voulez seulement me donner la liste des personnes que vous désirez inviter, je prends tout sur mes charges ; pourvu toutefois que Mademoiselle Céleste veuille bien me prêter un peu son concours.

Il accompagna ces paroles d’un regard sous lequel la vieille fille pâlit de bonheur.

— Quant à Maximus sa joie ne connut plus de bornes. Il saisit les mains de Gilles :

— Vous êtes mon sauveur, dit-il, vous êtes un grand homme ! je vais vous passer ma liste ; faites comme vous l’entendrez ; je vous donne pleins pouvoirs.

— Bien, c’est entendu, dit Gilles : une chose encore, cependant : la date ?

Ma foi, c’est vrai, c’est un détail, celui-là. Eh ! bien, arrangez toujours le reste en attendant, j’y songerai ; mais faites toujours comme si c’était pour bientôt.

Et le bonhomme s’esquiva joyeusement, tout heureux d’être déchargé en faveur de Gilles, d’une affaire qui l’avait empêché de dormir durant plusieurs nuits.

Pendant que Gilles organise la soirée tout en s’aidant à chaque moment des Conseils de Céleste, nous retournerons un peu auprès du père Chagru que nous avons laissé dans l’ombre peut-être trop longtemps.

On se rappelle avec quel empressement singulier, l’honnête marin avait accepté les offres de Gilles, et était venu demeurer chez Maximus.

Son esprit un peu lent avait fini par comprendre que le plan de Gilles et de Giacomo avait quelque chose de sérieux et qu’ils étaient hommes à poursuivre leurs desseins jusqu’au bout, même au prix du deuil et du déshonneur de toute une famille.

Dès lors, une idée fixe germa dans son cerveau. Il s’y cramponna avec cette ténacité des gens qui conçoivent lentement, mais chez qui l’impression, une fois faite, demeure presque ineffaçable.

— Ils sont fins et capables de tout, se dit-il ; Eh ! bien, moi, Michel Chagru, si je ne puis pas les mettre en panne, je leur clouerai du moins une plane en travers de l’étrave. Et s’il le faut, ajouta-t-il, avec un soupir, je les ferai couler bas et que Dieu me pardonne !

La ferme de Maximus n’était qu’à quelques arpents de sa maison.

Le père Chagru s’y installa tranquillement, se faisant petit pour ne pas exciter les susceptibilités qui ne manquent jamais de s’élever à l’arrivée d’un nouveau compagnon.

Maximus avait trois garçons de ferme dont l’un, le chef était marié, et demeurait avec sa famille dans la maison proprement dite, pendant que les deux autres avaient leur logis dans le haut d’une espèce de fourni en pierre où l’on mettait les grains pendant l’hiver… Ils n’allaient à la maison qu’à l’heure des repas et le soir, fumer leur pipe et raconter de ces histoires de revenants auxquelles les gens de la campagne prennent tant d’intérêt.

C’est dans le grenier dont nous venons de parler que le père Chagru fut logé.

De ses deux compagnons de chambre, l’un était un homme insignifiant, travaillant comme quatre mangeant comme dix.

Le second mérite une mention spéciale. Il se nommait François, tout court.

C’était un célibataire de quarante cinq ans, grand maigre, mais souple et musculeux comme un singe. Les quelques cheveux qu’il avait étaient roux et sa barbe était d’un jaune sale. Inutile de dire qu’il n’était pas beau. Il était bien payé et aurait pu souvent faire des folies comme les autres ; mais il ne prenait jamais part à leurs plaisirs. Il était toujours mis pauvrement et n’avait jamais d’argent. Comme on ne lui connaissait pas de défauts qui eussent pu rendre compte de la manière dont il dépensait ses gages, on en était venu à croire volontiers qu’il était avare et qu’il enterrait son argent quelque part dans le but de s’amasser un petit trésor.

Il parlait peu et se liait difficilement ; mais quand une fois il donnait son amitié, on pouvait y compter.

Comme le père Chagru, il avait navigué pendant assez longtemps. Lorsque ce dernier arriva, François fut raide et se tint à distance ; mais quand il l’entendit glisser dans la conversation ces termes marins dont Chagru assaisonnait fréquemment ses paroles, il se rapprocha tout doucement et finit par faire des avances,

— Comme ça vous avez navigué, lui dit-il, un soir que le père Chagru fumait sa pipe en rêvant, les deux pieds sur le cendrier du grand poêle où flambait un feu de hêtre sec.

— Navigué ? dit Chagru en secouant les cendres de sa pipe. J’ai tenu la barre et le porte-voix pendant trente ans, et j’ai fait la traversée plusieurs fois.

François, le regarda avec admiration.

— Moi, dit-il, maintenant, je n’ai jamais dépassé les alentours du golfe.

— Vous êtes donc un vieux de la vieille vous aussi.

— Oui ! j’ai souvent passé la nuit sur le pont, et j’en ai bu de la salée. Mais je suis né sous une mauvaise étoile et je n’ai pas fait fortune.

— C’est justement comme moi. Je connaissais pourtant mon métier.

— Il y a des gens qui ne peuvent jamais réussir…

Ça, c’est une vérité.

— Et qui travaillent, pourtant.

— Comme des nègres ; c’est encore vrai.

Les deux hommes causèrent longtemps, et il était tard dans la nuit quand ils songèrent à se coucher.

À partir de ce jour ils se rapprochèrent de plus en plus ; et au bout d’une semaine ils se faisaient déjà des confidences.

— Je n’ai toujours eu que des malheurs, disait François un soir qu’ils étaient encore à la même place fumant leurs pipes, pendant que l’autre garçon de ferme était allé faire la veillée — et c’est encore un grand accident qui m’a fait renoncer à la mer… J’ai pris cela pour un avertissement.

Ça s’est vu ; et il ne faut pas badiner avec ces choses-là.

— Il y a bien dix ans, continua François. Nous avions louvoyé pendant tout le baissant avec une grosse brise de Nord-Est. C’était en octobre ; il ne faisait pas chaud. Il pouvait être onze heures du soir. Pas de lune ni d’étoiles, on ne voyait rien à dix pas. Nous courrions notre dernière bordée au sud pour prendre le havre du Bic, car le vent augmentait et le montant commençait à se faire sentir.

Il me semble pourtant qu’étaient nos lumières et bien placées, mais la goëlette roulait fort et la mer abrillait à tout moment ; nous avions déjà perdu un homme et le capitaine était attaché à la roue. J’étais descendu un instant dans la cale pour voir si le bâtiment fatiguait, quand tout-à-coup, un craquement terrible, se fit entendre je n’eus que le temps de monter sur le pont ; un grand steamer nous avait pris en travers et coupés jusqu’à la quille. Je ne sais pas comment tout cela arriva, mais deux minutes après j’étais sur le pont du steamer avec le capitaine. La goëlette était disparue avec le reste de l’équipage.

Il y avait à bord, près de 500 ouvriers émigrés. On nous fit descendre avec eux.

Dans un coin, séparée de tous les autres, je remarquai une femme à cheveux blancs, accroupie sur un tas de hardes, et tenant sur ses genoux un petit garçon de cinq ou six ans.

Elle avait la tête baissée et je voyais ses larmes couler jusque sur la figure du petit.

Tous les autres couraient, s’agitaient pour savoir ce qui était arrivé — car le choc avait été ressenti. Elle seule ne bougeait pas et semblait ne s’apercevoir de rien. Je ne sais pas ce qui me poussait, mais j’allai la trouver.

— Vous pleurez, lui dis-je, en ôtant mon chapeau ; est-ce qu’on aurait fait mal à votre enfant ou à vous peut-être — je savais que parmi ces gens-là on ne se gênait pas quand on avait des coups à donner.

Elle releva la tête et me regarda sans répondre. Jamais je n’oublierai cette figure-là : les larmes m’en vinrent aux yeux.

— Si je pouvais vous être utile, continuai-je !

— Elle me regarda encore longtemps.

— Je ne vous ai pas encore vu à bord dit-elle, à la fin ; qui êtes vous et d’où venez-vous ?

Je lui expliquai en deux mots ce qui était arrivé.

Pendant que je parlais le petit garçon se réveilla et demanda à boire.

Je courus à travers le monde et, en m’informant, je trouvai l’eau. Je lui en apportai une tasse pleine. Il but et parut se rendormir.

— Vous êtes bon, me dit-elle, et je vous remercie pour mon enfant.

Sa tête retomba sur sa poitrine et elle se remit à pleurer.

Je n’ai pourtant pas le cœur si tendre, mais cette douleur là me poignait.

Je m’éloignai et j’allai aux informations parmi les émigrés. Les uns levaient les épaules ; les autres me riaient au nez et tournaient le dos. Je crois bien, c’étaient tous des allemands qui ne comprenaient pas un seul mot de français, ainsi que je m’en aperçus plus tard.

À la fin, je trouvai une femme belge qui me donna des renseignements.

La femme à cheveux blancs s’était embarquée à Liverpool avec deux enfants, celui qu’elle avait sur les genoux et une petite fille plus vieille que lui d’un an. Au commencement de la traversée la petite fille était tombée malade, et cinq jours après, elle était morte. Quand le corps fut enlevé pour être jeté à la mer, la pauvre femme déjà épuisée tomba sans connaissance. Pendant deux jours on crut qu’elle mourrait. Enfin elle revint à la vie, mais ses cheveux noirs auparavant étaient devenus tous blancs. Depuis ce jour elle était restée assise dans ce coin et n’avait pas cessée de pleurer.

Voilà ce que la femme belge me raconta dans un jargon que je comprenais à peine.

Le bâtiment devait arriver à Québec dans quarante-huit heures.

Pendant ce temps je tâchai de me rendre aussi utile que possible et d’aider cette pauvre femme, qui m’avait l’air de s’en aller tout doucement.

Rendus à Québec, je la fis conduire à l’Hôpital. Il était temps. Pendant deux mois elle fut en danger ; mais à la fin elle se rétablit.

J’avais eu occasion de lui rendre beaucoup de petits services pendant sa maladie, surtout vis-à-vis de son enfant ; elle prit confiance en moi et j’appris d’elle, les détails suivants, qu’elle me racontait les larmes aux yeux.

Fille d’un riche banquier de New-York, me dit-elle, je me suis mariée secrètement il y a une dizaine d’années avec un canadien du nom de Pierre Labru. Redoutant la colère de mon père, nous sommes immédiatement passés en Europe.

Pendant trois ans nous eûmes une existence assez heureuse ; mais, au bout de ce temps, l’argent étant venue à manquer, Labru s’embarqua un jour pour l’Amérique me laissant à Liverpool, avec mes deux enfants et une somme de quelque chelins seulement.

Mon premier mouvement fut un violent désespoir. Mais en devenant plus calme, je reconnus, dans ce malheur, la main de la Providence qui me châtiait de ma faute. Je m’armai de courage et je résolus de me racheter en me dévouant à mes enfants. J’écrivis plusieurs fois à mon père, mais mes lettres restèrent sans réponses.

Pendant longtemps je travaillai pour gagner leur vie et la mienne, et je mis même quelqu’argent de côté. Mais à la fin, mes forces commençant à s’épuiser, je me décidai à repasser en Amérique et à venir dans ce pays pour tâcher d’y trouver mon mari, ou quelque membre de sa famille qui m’en donnerait des nouvelles.

Je m’embarquai avec mes deux enfants à Liverpool à bord du navire où vous m’avez rencontrée. Vous savez le reste.

— Mais, lui demandai-je, n’avez-vous aucune indication qui puisse vous aider à retrouver votre mari ?

— Aucune, dit-elle : cependant avant de partir, il m’avoua que Pierre Labru n’était pas son nom véritable, mais il ne voulut pas me dire l’autre.

Je me fis faire par cette femme une description de son mari, et depuis ce temps-là, mon idée fixe a été de le retrouver. Quant à elle, aussitôt qu’elle a été rétablie, je l’ai placée à Portneuf, ma paroisse natale, où elle tient une école qui l’aide un peu à vivre.

J’ai abandonné la mer à jamais et je suis entré ici. On vous a probablement dit que je suis avare ; mais je puis bien vous avouer cela, à vous. Depuis que je suis dans cette ferme tous mes gages ont servi à aider cette malheureuse et à faire la recherche de son mari. Je ne sais pas pourquoi, mais je me suis attaché à cette pauvre abandonnée et surtout à son enfant qui est maintenant presqu’un homme.

Il est commis dans un magasin de la ville et gagne déjà presque assez pour vivre.

Il y a longtemps que je cherche, mais je ne me décourage pas, et quelque chose me dit que je réussirai.

— Vous êtes un honnête cœur, dit Chagru en lui tendant la main. Courage ! Je ne sais pas pourquoi, moi non plus ; mais quelque chose me dit aussi, que je pourrai vous aider dans cette entreprise, et que nous la mènerons à bonne fin.

À ce moment, l’arrivée de l’autre garçon de ferme interrompit leur entretien. Ils se retirèrent tranquillement tous les trois, et cinq minutes après le père Chagru rêvait qu’il capturait son bâtiment anglais et qu’il faisait pendre le capitaine, sous la figure de Gilles Perron à la pointe de la grande vergue.

Chapitre IX.

L E lendemain Maximus parut au déjeuner, la figure rayonnante, et annonça solennellement que le bal aurait lieu le dix février. On était au six et tout devait être prêt dans quatre jours.

— Ma maison est à vous, dit-il à Gilles Peyron ; commandez, ordonnez ! Je veux que la fête soit magnifique qu’on en parle encore dans cent ans.

Gilles s’inclina ; un sourire errait sur ses lèvres :

— Comptez sur moi, dit-il, je ferai de mon mieux et j’ose croire que vos visiteurs seront satisfaits.

Il se mit aussitôt à l’œuvre. La maison fut envahie par une armée d’ouvriers. On transporta la bibliothèque au grenier — malgré les soupirs de Maximus qui comptait beaucoup sur ses in-folios pour donner à ses invités une idée de son savoir, — et plusieurs vieux meubles furent relégués dans la cave. Céleste, la chevelure dans un désordre qui n’était pas l’effet de l’art, allait, venait, donnait des conseils. La vieille fille avait retrouvé, pour la circonstance, toute l’ardeur et tout l’enthousiasme de ses vingt ans.

Maximus, en somme, triomphait. Parfois il regardait Gilles à l’œuvre et murmurait : quel homme ! quel homme !

Enfin, le grand jour arriva.

Dès six heures, les lustres du salon furent allumés. Maximus voulait juger du coup d’œil : il fut ébloui. Les grandes glaces reflétaient la lumière qui se jouait sur les dorures et le cristal des girandoles : c’était féerique.

Tout-à-coup, Maximus, qui avait tourné ses regards vers l’avenue, éprouva une émotion violente. Il venait d’apercevoir trente ou quarante soldats, en grand uniforme, qui descendaient de voiture et se dirigeaient vers sa maison. Sa première pensée fut qu’on venait l’arrêter : Gilles ! Céleste ! Ernestine ! S’écria-t-il, que me veut cette troupe ! Ah ! mon Dieu ! on vient !… le bonhomme n’en put pas dire davantage, il étouffait. Gilles accourut le premier, et d’un coup d’œil fut au courant de la situation.

— Calmez-vous, de grâce, dit-il ; c’est une petite surprise que je vous ménageais : c’est la musique du régiment, que j’ai fait venir.

L’inquiétude de Maximus se calma comme par enchantement ; des larmes de reconnaissance lui vinrent aux yeux : il faillit embrasser Gilles.

— Admirable idée ! mon ami, dit-il, admirable idée ! quel homme vous êtes ! quel homme ! quel homme !

Ernestine partageait l’agréable surprise causée à son oncle. Seule, Melle Céleste sentit un peu de vinaigre mêlé à sa joie : elle ne dit rien, mais elle pensa, à part elle, que deux bons violons, une clarinette et une contre-basse auraient coûté moins cher, auraient fait moins de tapage que ces gros instruments et peut-être donné de meilleure musique.

Après tout le violon criard et la clarinette nasillarde peuvent avoir leurs charmes pour certaines oreilles.

À huit heures Maximus prit sa montre et commença à prêter l’oreille ; mais ce fut seulement vers neuf heures que les premiers invités firent leur apparition. On entendait par tout le corridor ces chuchotements étouffés, ce bruissement des soieries emmaillotées qui font frémir le cœur du maître de maison.

Maximus, tout gonflé, distribuait des saluts de droite à gauche, et jetait des petits bonjours agréables parmi les arrivants. Il était fort convenablement habillé de noir. Seulement, sur la basque gauche de son habit, s’étalait une grande médaille en or retenue par un ruban marron long de six pouces. Il avait obtenu cette médaille au concours d’agriculture l’année précédente, comme premier prix pour un jeune bœuf de deux ans.

— Je l’ai gagnée, disait-il ; je ne vois pas pourquoi je l’enfouirais au fond d’un tiroir.

— C’est cela, avait dit Gilles ; l’agriculture étant la plus noble profession des hommes, je ne vois pas pourquoi les lauriers conquis dans ses rangs ne seraient pas montrés avec honneur !

Il avait dit cela la main appuyé sur le cœur et l’œil au plafond. Maximus, après cela, serait mort, plutôt que de ne pas mettre sa médaille.

En haut, Céleste recevait les dames. Elle portait, ce soir-là, une robe montante en soie à fond jaune ramagée de fleurs rouges et noires et garnie de dentelles aussi nombreuses que les cordages d’un navire à trois ponts. Sur la tête, le col et les bras, de l’or, des perles, des diamants jetés à profusion et pêle-mêle : une véritable vitrine de bijoutier. Ses grandes mains étaient à l’étroit dans une paire de gants dont les doigts rebelles ne lui montaient qu’à la seconde phalange. Maximus trouvait cette toilette supérieurement riche : Gilles la proclamait tout simplement divine.

Enfin, à dix heures, les fanfares éclatèrent dans la grande salle : il y eut un frémissement dans l’assemblée quand Maximus, rouge de plaisir, ouvrit la danse avec la femme d’un lieutenant colonel.

Le premier quadrille se dansa comme tous les quadrilles : on s’amusait partout ; les éclats de rire étouffés derrière les éventails, les regards qui se croisaient, les plaisanteries fines, tout cela avait un cachet qui reflétait cette bonne vieille et franche gaieté gauloise que cultivaient nos ancêtres et que leurs neveux commencent à oublier.

La dernière mesure du quadrille venait de se faire entendre ; Maximus circulait parmi les danseurs, décochant des sourires aux dames et donnant de grandes poignées de main à ceux de ses invités qu’il n’avait jamais vus. Il était heureux, cet excellent Maximus et se disait : — Tout ce monde jouit, tout ce monde s’amuse et c’est moi seul qui suis la cause de cette gaieté, de ce bonheur.

Gilles se multipliait ; il allait, venait, voyait à tout ; on l’apercevait en même temps parlant bas au chef d’orchestre et faisant des signaux mystérieux aux domestiques. C’était la personnification de l’employé plein de zèle, de l’administrateur vigilant.

Ernestine était mise avec une distinction parfaite ; une simple robe blanche faite d’un tissu léger et toute unie, dessinait sa taille qu’entourait une ceinture en ruban bleu. Les cheveux, roulés en énormes tresses derrière la tête, n’avaient pour tout ornement qu’une petite rose blanche au milieu de laquelle un diamant de la plus belle eau faisait l’effet d’une véritable goutte de rosée. Elle ne portait aucun de ces bijoux énormes qui écrasent la jeunesse de nos jours et empêche souvent qu’on ne distingue du premier coup d’œil la mère d’avec la fille. Un cercle d’admirateurs lui faisait cour ; aimable également pour tous, elle avait pour chacun un mot bienveillant, une chose agréable à dire. Parfois son regard plongeait rapide au milieu de la foule des danseurs : une espèce de petite moue d’impatience et presque de dépit passait sur sa lèvre, mais sa physionomie reprenait aussitôt son expression habituelle. Cependant l’heure s’était avancée. La jeune fille avait déjà dansé plusieurs quadrilles et sauté quelques galops. La musique jouait maintenant une de ces adorables valses à trois temps que dansent encore les blondes filles du nord et que nous avons remplacé par cette course sans mesure, furieuse, haletante qui s’appelle de nos jours la valse à deux temps. Les couples tournoyaient souriants et gracieux. Les mamans regrettaient leurs vingt ans et les pères en voulaient à leurs cheveux blancs et à leur embonpoint. Les vieux garçons — il y en a partout et toujours, — songeaient qu’après tout, la vie à deux peut bien avoir son bon côté. Enfin la fièvre de la danse avait envahi toute la salle.

Ernestine valsait ; mais, tout en valsant, elle continuait à examiner les groupes de jeunes gens qui encombraient les portes. Tout-à coup, son cavalier la sentit tressaillir ; son souffle se précipita ; une imperceptible rougeur lui monta au front.

— Je suis fatiguée, dit-elle, reposons-nous un instant ; voici justement un canapé, asseyons-nous un peu.

Au même instant, Giacomo Pétrini traversait le salon, derrière les couples, et venait saluer Céleste. C’est son entrée qui avait causé l’émotion d’Ernestine : elle le suivait du coin de l’œil.

La musique avait cessé ; les danseurs causaient par groupes, ou se promenaient dans les passages. Giacomo, après avoir présenté ses hommages à Céleste, se fit un chemin vers Ernestine qu’entourait de nouveau un groupe d’élégants dorés sur tranche. L’arrivée de Giacomo leur fit faire la grimace et, rivaux de tout-à-l’heure, ils se donnèrent la main pour démolir le nouveau venu. Il n’avait jamais fréquenté les bals et, par conséquent, il était inconnu de la plupart des visiteurs de Maximus.

— Qu’est-ce que ce grand sombre ? disait un petit muscadin aux cheveux jaunes et plats.

— Connais pas, disait un autre, en frisant sa moustache d’un air dédaigneux et les yeux fixés au plafond

— C’est peut-être un prince déguisé, glissa un troisième, avec une petite moue admirable d’ironie.

— Déguisé est le mot, dit un jeune précieux aux binocles d’or.

— Ou bien c’est un prince de coulisse, ajouta le petit monsieur aux cheveux jaunes.

— Il a fréquenter le gymnase ; quels muscles ! dit un grand maigre.

— C’est peut-être un professeur de boxe, appuya un gros garçon aux cheveux roux.

Et il le fixait effrontément.

Un peu plus loin Giacomo attirait encore l’attention et était l’objet de conversations animées.

— Quelle belle tête ! disait une jeune fille à sa voisine, quelle expression dans le regard et l’adorable moustache !

— Ce doit être un espagnol ; comme il est brun !

— Mais non ! reprit un jeune homme, je crois reconnaître ce beau ténébreux ; c’est le ténor de cette troupe italienne qui donne en ce moment des représentations à Québec.

— Oh ! pour vous qui êtes, un ténor, assez léger même, répliqua la jeune fille, tous les jolis garçons sont ténors.

— N’importe, qu’il soit espagnol ou ténor, dit un vieux monsieur, c’est un bel homme tout de même, et quand j’étais à cet âge…

Les commentaires allaient leur train mais Giacomo avait l’air de ne s’apercevoir de rien ; il marchait droit et fier et passa sans cérémonie devant le petit monsieur aux cheveux jaunes et plats pour aller s’incliner devant Ernestine.

La jeune fille rougit beaucoup et lui tendit la main.

— Vous avez tardé beaucoup, ce soir, c’est bien mal à vous fit-elle.

— Mademoiselle, veuillez bien croire qu’il a fallu des obstacles insurmontables, pour me retenir si longtemps.

— Oh ! une excuse, nous connaissons cela, c’est facile à trouver.

— Vous êtes cruelle, mademoiselle : un médecin, vous le savez ne peut pas hésiter entre le plaisir et son devoir.

— Voyons, je vous croirai, si vous me dites, là, sans hésiter ce qui vous a retenu.

Bien volontiers, quoique ce ne soit pas gai. Au moment je m’apprêtais à partir on accourait me chercher en toute hâte pour un pauvre enfant qui venait de s’empoisonner avec des allumettes chimiques, je ne pouvais pas balancer et je suis resté près de lui tant que tout danger n’a pas été écarté. J’ai eu enfin la consolation de le remettre sauvé dans les bras de sa mère. J’en appelle à votre cœur, n’ai-je pas bien fait et me pardonnez-vous ?

Ernestine avait des larmes dans les yeux.

— De grand cœur, Monsieur, comme vous l’avez si bien dit, le devoir avant le plaisir. Je regrette seulement que vous n’ayez pas donné ces explications d’abord à mon tuteur, qui est très-inquiet.

Je les lui donnerai tout à l’heure, mademoiselle, mais j’ai cru devoir vous demander d’abord pardon, à vous qui êtes la reine de cette fête, la reine de…

Il allait ajouter quelque chose de plus tendre, mais, à ce moment, Maximus se présenta, le sourire aux lèvres :

— Pardon, dit-il, de vous interrompre, mais je viens de vous apercevoir et je voulais…

— J’allais justement vous présenter mes civilités et mes excuses pour être venu si tard ; j’en donnais les raisons à Mademoiselle qui vous dira qu’elles sont excellentes.

— Bien, bien, nous causerons de cela plus tard ; maintenant je compte sur vous pour me rendre un service.

Voyons, ajouta-t-il, en lui tapant familièrement sur l’épaule, j’ai commis auprès de ces dames l’indiscrétion de leur parler de votre charmante voix et elles veulent absolument vous entendre. Là, seriez-vous assez bon pour nous chanter quelque chose ; j’ai un excellent piano, il me coûte trois cents piastres et sort de la meilleure fabrique française : essayez-le, vous m’en donnerez des nouvelles.

Pétrini ne se fit pas prier. Il s’avança au piano, pendant que tous les regards étaient fixés sur lui.

Aux premiers accords qu’il fit entendre, le silence se fit dans l’assemblée. En ce temps-là, on était assez poli pour écouter ; les conversations s’interrompaient, personne ne parlait. Ces choses sont changées ; aujourd’hui on n’écoute plus guère. Il est entendu que les chanteurs et les pianistes viennent aux soirées expressément pour le plaisir d’animer les conversations, de mettre un peu d’entrain dans les causeries languissantes et de permettre aux gens timides de placer un mot.

Giacomo préluda par quelques accords et commença cette ravissante sérénade de Don Pasquale que Brignoli a immortalisée depuis parmi nous. Sa voix superbe soutenue par une méthode excellente et un goût exquis donnait à cette musique de Donizetti tout le charme et la suavité que le grand maître a su y répandre.

Les jeunes filles rêvaient de balcons et de guitares ; les jeunes gens jalousaient et les vieux songeaient, quand, tout à coup, des cris retentirent dans l’entrée : « au feu ! au feu !  !

Tout le monde se précipita : ce fut une tumulte indescriptible, une panique épouvantable.

Au milieu de toute cette cohue, coudoyant les uns renversant les autres Gilles Peyron se frayait un passage et se précipitait par le long couloir vers l’aile occupée par Ernestine où l’on apercevait déjà une lueur d’un rouge sombre à travers les croisées.

Arrivé là il descendit un escalier dérobé qui donnait sur le jardin et se trouva sur le théâtre de l’incendie.

Une foule de laquais étaient déjà rendus avec les gens du voisinage.

Le brave Chagru avait organisé la chaîne jusqu’à la citerne du jardin.

Les flammes dévoraient un bâtiment en bois qui touchait presque par un côté les appartements d’Ernestine.

Il n’y avait pas encore de danger immédiat pour le château mais il faliait de toute nécessité abattre la construction enflammée, car l’ardeur du feu faisait déjà craquer les vitres au balcon de la tourelle.

En ce moment Pétrini arriva, d’un coup d’œil il se rendit compte de la situation.

— Vite des cordes, des haches, dit-il, renversons la bâtisse.

En un clin d’œil tout fut apporté, car chez Maximus chaque chose était en règle et à sa place.

Giacomo grimpa lestement au moyen d’une échelle, sur la couverture, la hache à la main et les cordes roulées autour de sa ceinture.

Il fit dans le haut du toit deux trous énormes pour découvrir les chevrons aux quels il fixa solidement les cordes.

Tout cela fut l’affaire d’un moment, car les flammes le menaçaient déjà.

Il se laissa glisser plutôt qu’il ne descendit jus qu’à terre.

Tout le monde se suspendit au deux cordes et sous le choc le toit s’écroula avec un craquement sinistre au milieu d’une gerbe immense d’étincelles et de flocons de fumée.

À ce moment Pétrini aperçut une forme blanche se dresser près de la fenêtre du balcon puis retomber lourdement en arrière.

Il reconnut la robe d’Ernestine et s’armant d’une échelle il s’élança comme un fou vers la fenêtre.

D’un coup de poing il la fit voler en éclat et se précipita dans l’appartement.

Ernestine était étendue sur le tapis sans mouvement et la figure horriblement contractée.

On se rappelle que Gilles Peyron avait suivi pour sortir le couloir conduisant à la chambre de la jeune fille. L’escalier dérobé ouvrait quelques pas seulement avant d’arriver à cette chambre.

Toute la foule des danseurs, croyant la maison menacée, s’était précipitée sur les pas de l’intendant pour sortir au dehors. Ernestine s’était trouvée entraînée par ce mouvement et poussée jusqu’à sa chambre.

Par la fenêtre du balcon elle avait vu l’action courageuse de Pétrini et ne le croyait pas encore rendu à terre quand la toiture s’était abîmée. Elle crut voir le jeune médecin écrasé sous les décombres ; cette pensée jointe à l’éclat subit des flammes jaillissant tout-à-coup sur la fenêtre, lui fit perdre connaissance et c’est alors qu’elle tomba à la renverse.

Pétrini la saisit dans ses bras et la transporta en toute hâte sur un des canapés placés à l’autre bout du couloir.

En peu de temps elle revint à elle et ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise mêlée de joie lorsqu’elle vit le jeune médecin à ses côtés.

Pétrini comprit cette exclamation et surtout l’expression du regard qui l’accompagnait. Il en fut franchement heureux.

— Allons, se dit-il, le mal des uns fait le bien des autres : il ne s’agit que de savoir en profiter.

Cependant on avait réussi à éteindre complètement l’incendie en achevant de jeter par terre la construction enflammée.

On ne voyait plus qu’une fumée épaisse et noirâtre qui s’échappait des débris à demi consumés et inondés par l’eau de la citerne.

Toute ombre de danger avait disparu, mais l’entrain était mort : Les invités se retirèrent peu à peu et bientôt il ne resta plus dans les salons qu’un ou deux joueurs attardés en quête d’une canne ou d’un chapeau.

Quand Giacomo vint souhaiter le bonsoir à Maximus, celui-ci lui saisit la main d’un air ému :

— Mon ami, lui dit-il, et sa voix tremblait — vous avez exposé vos jours pour sauver les nôtres et vous avez arraché ma pupille à une mort éminente ; moi Maximus Crépin, je vous en remercie publiquement ; vous pouvez maintenant considérer cette maison comme la vôtre ; vous aviez mon estime et mon amitié, vous venez de gagner ma reconnaissance, et la reconnaissance de Maximus Crépin n’est pas un vain mot.

Ce petit speech avait été dit dans le vestibule en présence d’une vingtaine de personnes qui approuvèrent avec éclat.

— Je n’ai fait que mon devoir dit Pétrini en mettant la main sur son cœur ; mais vos paroles, monsieur me sont une bien douce récompense, et croyez bien que je ne les oublierai jamais.

Enfin le roulement de la dernière voiture s’éteignit dans l’avenue et le château rentra dans l’ombre et le silence.

Chapitre X.

L ’HIVER était passé depuis longtemps, et le soleil de juin avait ramené les feuilles et les fleurs.

Ernestine avait recommencé ses courses à travers les champs à la poursuite des fleurs et des papillons quelque fois Maximus et Giacomo l’accompagnaient ; mais le plus souvent elle se faisait suivre par Michel Chagru dont l’honnête figure lui plaisait, et par qui elle se faisait raconter, tout en herborisant, des histoires de naufrages célèbres ou d’aventures de mer dont la mémoire du vieux marin était remplie.

Il en était résulté une espèce d’amitié entre ce vieillard à l’extérieur grossier mais au cœur délicat et cette jeune fille initiée à tous les raffinements de l’élégance et du bon ton, tempérés par les candeurs d’une âme simple et aimante.

Peu à peu le père Chagru avait laissé les travaux de la ferme et Maximus avait fini par l’attacher exclusivement au service d’Ernestine.

Un soir, vers sept heures, après le dîner, tous les principaux personnages de cette histoire étaient réunis sur l’immense vérenda, en arrière de l’habitation de Maximus.

Ce dernier fumait son cigare, écoutant les savantes dissertations de Gilles Peyron pendant que Ernestine et Céleste s’entretenaient avec Pétrini qui épuisait toutes ses ressources pour captiver la jeune fille et gagner les bonnes grâces de la tante.

Gilles célébrait le bonheur de la campagne et les douceurs de la vie des champs.

O fortunatos nimiium, sua si bona nôrint, agricolas, chantait-il une main sur le cœur. Vous avez lu cela dans Virgile n’est-ce pas, mon cher Monsieur Crépin ; et pas plus tard qu’hier, je voyais avec bonheur ce volume dans votre bibliothèque.

— Oui ! Oui, dit Maximus, monsieur Virgile dit de bien belles choses à ce sujet ; c’est un maître homme ; il faudra que je le revoie.

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’aime bien à lire le texte même.

— Ah ! oui, le texte…

— Mais il y a de bonnes traductions. J’ai encore vu dans votre bibliothèque un certain abbé Scarron.

— C’est cela ! c’est cela ! cria Maximus tout joyeux, je l’ai lu, du moins en partie ; c’est un savant homme que ce Scarron ! Et vous dites que…

— C’est lui qui a traduit Virgile.

— Ah ! saperlotte, j’y suis ; oui, oui, c’est bien traduit, il faudra que nous repassions cela. Je suis un peu rouillé, voyez-vous.

— Eh ! mon Dieu, ces souvenirs classiques, cela se perd dans la vie ; mais il en reste toujours quelque chose. Felix qui potuit rerum cognoscere cansas !

— Diable ! comme vous êtes savant, maître Gilles. Vous devez connaître Jean-Jacques ? Quel homme ! Si je n’étais pas Maximus Crépin je voudrais…

À ce moment, le galop d’un cheval qui retentit dans l’avenue vint interrompre l’honnête châtelain.

Toutes les conversations furent suspendues, et quelques secondes après, un domestique vint remettre à Maximus une carte sur laquelle il lut à haute voix : Monsieur Gustave Laurens.

— Ernestine pâlit affreusement.

Tiens, dit Maximus, il me semble que je connais ce nom-là ; dans tous les cas, je vais aller recevoir le visiteur. Puis se tournant vers le domestique.

— Faites entrer ce Monsieur au salon je suis à lui dans un moment. Et il jeta son cigare pour se diriger vers l’intérieur de la maison. Arrivé au salon il se trouva en présence d’un beau jeune homme portant le costume militaire et qui le salua en disant :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, Monsieur, je suis Gustave Laurens, enseigne au 3ème d’infanterie légère, et je vous demande pardon de me présenter chez vous à cette heure et sans plus de cérémonie.

— Je vous assure, monsieur, dit poliment Maximus, que chez nous autres campagnards, la cérémonie est tout-à-fait inconnue et d’ailleurs je suis toujours heureux de recevoir dans ma maison des défenseurs de la patrie.

— Vous êtes bien aimable assurément ; et je reconnais bien en vous le portrait qu’on m’avait déjà fait de l’excellent propriétaire de Mont-Rouge. Car, cher Monsieur, je vous connais depuis assez longtemps, de réputation au moins.

— Allons donc ! vous piquez ma curiosité. Je vis dans une telle retraite que ce que vous me dites a de quoi m’étonner, surtout venant d’une personne étrangère à notre bonne ville de Québec ; car, si je ne me trompe pas, vous n’êtes pas de cette partie du pays ?

— Il est vrai que je suis d’un peu loin ; mais vous allez comprendre de suite comment, de cette distance, j’ai eu le plaisir de connaître votre nom. Vous avez près de vous une de vos nièces, Mademoiselle Ernestine Moulins, ma sœur a été sa compagne de classe, au couvent des Ursulines, à Québec, où j’ai moi-même eu le plaisir de la rencontrer quelque fois. Les deux jeunes filles étaient et sont encore deux amies de cœur. Aussi, en apprenant que je venais à Québec, ma sœur m’a-t-elle fort recommandé de venir prendre des nouvelles de Mlle Moulins. Arrivé de ce matin, j’avais l’intention de venir dans le cours de la journée de demain vous rendre mes devoirs. Cet après-midi je suis allé faire une promenade à cheval pour me délasser un peu du voyage. J’ignorais encore le site exact de votre castel, quand tout à l’heure, en chevauchant le long des haies, l’idée me vint de demander, à l’un de vos gens sans doute, le nom de cette jolie demeure, qui m’avait frappé et dont je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’élégante et riche architecture. Votre nom fut prononcé Alors, me suis-je dit, Monsieur Crépin excusera sans doute mon sans gêne militaire, mais je ne puis pas laisser échapper une aussi belle occasion de faire sa connaissance.

— Et vous avez bien fait, mon officier. Là, maintenant que je vous serre la main ; car le nom de votre charmante sœur revient en effet fort souvent dans les souvenirs de ma pupille ; mais j’ignorais qu’elle eût un frère si agréable et en chemin, je n’en doute pas, de conquérir bientôt son sabre de capitaine. Venez donc ; ces dames sont à prendre le frais : je vais vous présenter à ma sœur, la maîtresse de céans, et vous renouvellerez connaissance avec ma pupille.

— Pardon, Monsieur, mais je craindrais d’être indiscret ; il est un peu tard.

— Allons, mon enseigne, ici c’est moi qui commande ; attendez un instant, je suis à vous.

Maximus s’avança sous le portique et héla le père Chagru qui tenait la monture de Gustave à la porte de l’avenue.

— Prenez bien soin du cheval de Monsieur, lui dit-il, et ne le rendez que quand je vous le demanderai.

Le père Chagru partit pour exécuter ces ordres.

— Maintenant, Monsieur, dit Maximus de retour vers Gustave, si vous voulez bien avoir la bonté de me suivre, nous allions justement prendre le café, vous nous ferez l’honneur de le prendre avec nous.

Gustave eut beau se défendre, il fallut bien, pour ne pas aller jusqu’à un refus blessant, se plier aux volontés de l’obstiné vieillard.

Le jeune officier, d’ailleurs, n’était pas aussi fâché qu’on eût pu le croire de l’insistance de Maximus.

Ernestine rougit beaucoup quand Gustave lui donna la main. Gilles et Pétrini eurent comme un pressentiment de danger. Céleste, comme toujours, fut d’une politesse bouffonne.

Après le café, la conversation, un moment interrompue, reprit son cours.

Giacomo ne put s’empêcher d’être froid vis-à-vis de l’étranger, car il avait surpris la rougeur subite d’Ernestine.

Gilles, auquel cet incident n’avait pas échappé non plus, fut plus politique.

— S’il doit être notre ennemi et si nous avons à le combattre, se dit-il, tâchons d’être son ami, c’est le plus sûr moyen de le vaincre.

Ce coquin de Gilles avait, il faut bien l’avouer, des idées profondes en même temps que pratiques.

— Monsieur est donc de Montréal, dit-il, en s’approchant de Gustave avec un sourire mielleux ; il doit trouver une grande différence entre les deux pays.

— Mais ce n’est pas tout-à-fait la première fois que je viens à Québec, et j’avoue que je trouve ici la nature parfaitement belle.

— Oui ; ces côtes, ces promontoires. Ah ! c’est que notre ville n’a pas à se plaindre de son site : oppidum alto monte repostum. Eh ! nos braves jeunes militaires surtout comprennent le charme et l’avantage de cette position-là.

— En effet, c’est surtout ce que j’admire le plus.

— Et comment aimez-vous ce petit castel ? Avouons que ce cher Monsieur Crépin est un homme de goût. Ce n’est pas ce brillant de mauvaise allure…

— C’est ma foi, bien joli, en effet, dit Gustave en promenant ses regards autour de lui.

— Ni cette sombre sévérité du Moyen Âge. C’est un heureux agencement, une alliance bien entendue de l’élégance moderne avec la noble simplicité des anciens. Notre châtelain est un maître homme, entre nous. Mais, j’y pense, vous fumez sans doute : un militaire…

— Ma foi, merci, je fume rarement et, pour le moment, je vous suis bien obligé.

— Si Monsieur nous fait l’honneur de venir quelquefois, pendant son séjour à Québec, je me ferai un plaisir de lui faire voir les domaines. N’est-ce pas, Monsieur de Mont-Rouge, continua Gilles en s’adressant à Maximus qui s’était rapproché d’eux, n’est-ce pas ; il faudra que Monsieur visite vos fermes.

— Si Monsieur veut bien me faire cet honneur, j’en serai enchanté, appuya Maximus, avec un sourire engageant. J’espère Monsieur Florens, poursuivit-il, que nous aurons le plaisir de vous posséder pendant quelques jours sous cet humble toit, si vos affaires vous le permettent. Le frère de l’amie de ma pupille sera toujours le bienvenu ici.

Maintenant ces dames vont prendre leurs châles pour aller faire une petite promenade au jardin ; pendant ce temps, nous irons allumer un cigare et nous les rejoindrons tout-à-l’heure.

— Je vous suis bien obligé, Monsieur, dit Gustave, de toutes vos politesses, et je suis vraiment peiné de ne pas pouvoir les accepter pour aujourd’hui ; j’ai un rendez-vous, ce soir à neuf heures, auquel je ne puis pas manquer, et je vais être obligé de prendre congé de ces dames. Consigne militaire ; vous savez que cela ne badine pas.

— Ah ! par exemple, s’il en est ainsi, je n’insiste plus, malgré le déplaisir que j’aie de vous voir partir si tôt ; seulement il faut me promettre de revenir le plus tôt possible.

— Bien volontiers ; et vous verrez combien je fais cas de votre obligeance.

Gustave alla saluer les dames, pendant que Maximus fit amener la monture du jeune officier.

— Ernestine lui serra la main sans rien dire, troublée qu’elle était par le regard fixe de Giacomo qui ne la quittait pas d’un instant.

Céleste fut moins gênée :

— À bientôt j’espère, dit-elle à Gustave, en lui donnant une poignée de main capable de briser les muscles les plus solides.

Le jeune homme salua profondément, s’élança en selle et disparut rapidement au détour de l’avenue.

Pétrini parut soulagé d’un poids énorme.

Gilles clignota ses yeux d’une façon particulière et Maximus se dit à part lui :

— Hum ! c’est un bien beau garçon. Et cette petite qui ne m’en avait jamais parlé ! Il faudra que… Oh ! ces femmes, ces femmes ! C’est toujours plein de mystère. Enfin, nous aviserons.

Ami Gilles !

— Monsieur…

— Rien… Diable comme tout le monde a l’air décontenancé. Est-ce que ce jeune militaire, aurait mis le froid à la maison !

En effet, Ernestine et Giacomo paraissaient tous deux plongés dans une profonde rêverie.

— Voyons, continua Maximus, il fait un temps splendide et la lune va se lever bientôt ; il ne faut pas oublier notre petite promenade ; et, surtout je veux des visages souriants.

— Mais, mon oncle, je suis très-joyeuse, voyez donc ? dit Ernestine. Tenez, je vais vous offrir mon bras ; venez donc ; mais venez donc !

Elle jeta un grand éclat de rire et frappa ses petites mains l’une contre l’autre.

— Petit démon ! va, murmura Maximus ; et il prit le bras de sa pupille pour se diriger vers les jardins.

Pétrini s’offrit galamment à Mlle Céleste pendant que Gilles fermait la marche en traînant ses pas d’un air songeur.

— Si je ne prends pas garde à ce gaillard-là, se dit-il, il pourrait bien faire avorter tous nos plans.

Attention ! Diable ; et, comme dirait le père Chagru, la main aux écoutes !

La promenade ne dura pas longtemps ; Maximus était devenu songeur à son tour. Ernestine s’était montrée trop joyeuse ; elle avait dépassé le but.

— Il y a quelque chose là-dessous, se dit le brave oncle ; il faut que je consulte mon intendant.

Quand tout le monde fut retiré, Maximus frappa à la porte de Gilles, et entra d’un air soucieux.

L’esprit infernal de l’intendant devina de suite ce qui troublait son maître et il se promit d’en profiter. Il eut l’air très étonné cependant.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, dit-il à Maximus ; votre figure est sérieuse comme une soirée d’hiver.

— Je ne sais pas précisément ce que j’ai ; et je suis venu, mon ami, pour consulter vos lumières. Que pensez-vous de ce Monsieur Florens ?

— Mais, il me semble que c’est un charmant garçon, du moins à première vue.

— Oui, oui ; je comprends ; vous êtes trop délicat pour dire votre pensée ; mais un homme comme vous doit juger du premier coup d’œil. Vous comprenez que ce que je vous demande est sérieux. J’ai remarqué que sa présence a troublé ma pupille. Il y a quelque chose là-dessous. Je ne voudrais pas encourager une amitié qui pourrait m’être reprochée plus tard. Ainsi, vous voyez de quel poids peut être votre opinion. Je la veux donc sincère et telle qu’elle est, quoiqu’il puisse nous en coûter.

— Ces militaires, voyez-vous, dit Gilles d’un air songeur : tanquam leo rugiens !

— Oui ! ça n’est pas gêné vis-à-vis des femmes.

— C’est accoutumé à faire des conquêtes : querens quem devoret.

— À la faveur du costume.

— Mais généralement ça n’a pas de principes.

— C’est dans leur état d’ailleurs ; la gloire avant tout.

— Hum ! hum ! oui, la gloire avant tout !

— En somme ce jeune Florens, il serait peut-être dangereux de le tolérer.

— Du moins faudrait-il ne pas lui laisser prendre trop d’intimité. Les jeunes filles se laissent si facilement entraîner par un habit doré sur tranche.

— Oui, oui ; décidément je vais être plus froid avec ce garçon-là et je surveillerai Ernestine.

— Tout ce que je vous en dit est seulement par amitié pour vous et par intérêt pour Mademoiselle votre nièce. Car je suis bien loin de lui en vouloir ce cher enseigne. Au contraire, il me semble que je me sens porté vers lui. Mais l’honneur et la vérité avant tout. Etiam si

— Je vous entends et vous remercie. Au revoir, ami Gilles, et dormez bien. J’ai pris ma résolution, maintenant et j’ai des principes ! Diable !

Le bonhomme sortit là-dessus en se frottant les mains.

— Je ne m’étais pas trompé, se dit-il en allant se coucher ; cet officier menace notre repos ; mais je suis là !

— Cela va bien, pensait Gilles de son côté ; avec des intelligences dans les deux camps, je ne puis pas manquer de réussir. Notre officier a besoin de se tenir ferme.

Chapitre XI.

G USTAVE Laurens, était trop intéressé à revoir Ernestine pour ne pas profiter autant que possible des invitations de Maximus.

Quelques jours après sa première visite, il revint à Mont-Rouge dans l’après-midi et fut reçu au salon par Céleste et Ernestine. Maximus était absent.

Gustave fut charmant ; sa causerie pétillante de verve et d’esprit éblouit la vieille fille, et captiva son cœur.

Il faut remarquer que Céleste se laissait facilement captiver par un objet, pourvu que cet objet fût beau, jeune, et lui dît des choses agréables et flatteuses.

Il est singulier que toutes les vieilles filles et les vieux garçons s’attachent à se faire aimer par la fleur de la jeunesse qui contraste désagréablement avec leurs charmes décrépits ; et croient avec d’autant plus de facilité aux compliments flatteurs que ces compliments sont plus éloignés de la vérité.

D’un autre côté il n’est pas rare de voir des jeunes filles s’enthousiasmer pour des hommes d’un âge déjà mûr ; et se vexer d’un éloge qui n’est souvent que l’expression de la plus stricte vérité. Il est vrai que toute vérité n’est pas bonne à dire.

En causant avec Gustave, Ernestine se prenait à oublier beaucoup Pétrini.

Les femmes de tous les temps, d’ailleurs, ont toujours eu un faible pour le costume militaire, et la jeune fille subissait sans s’en apercevoir cet ascendant que produit toujours le titre d’un grade quelconque porté par un joli garçon et relevé par un uniforme brillant avec une épée qui sonne sur le parquet.

Gustave Laurens n’était pas d’ailleurs un de ces types communs que l’on rencontre chez le premier venu. Sans être précisément beau, il avait une de ces physionomies caractéristiques qui attirent le regard et dont on garde le souvenir. Ses traits manquaient de régularité, mais tout l’ensemble de sa tête avait quelque chose d’harmonieux même dans défauts qu’on pouvait y remarquer. Tout cela était éclairé par une expression de mâle franchise qui commandait le respect en même temps que la sympathie. Sa beauté, s’il en avait, était de celles qui viennent de l’âme plutôt que du visage, et ses yeux, d’un bleu foncé cachaient dans leur profondeur je ne sais quel reflet chatoyant qui semblait percer les secrets et sonder les consciences. Sa taille, sans être haute, était bien prise. Il portait avec aisance son costume militaire et son épée lui allait bien au côté ; il était né soldat. On aurait plutôt admiré Pétrini, mais Laurens se serait fait aimer davantage ; l’un frappait les yeux, l’autre gagnait les cœurs. Laurens avait beaucoup voyagé et beaucoup vu ; il avait surtout beaucoup retenu. Il savait d’ailleurs son monde et il jugea la vieille Céleste au premier coup d’œil.

— Hélas ! se dit-il, je pourrais si facilement gagner l’une, pourquoi faut-il que ce soit l’autre qui m’attire ! Il fut néanmoins fort aimable vis-à-vis de Céleste, sans toutefois négliger Ernestine, chez laquelle deux sentiments rivaux se livraient alors un violent combat. Elle voulut être réservée et ne réussit qu’à être froide.

Laurens fit semblant de ne pas s’en apercevoir et causa tout le temps que dura sa visite avec une aisance dont Céleste fut enchantée. À la fin, cependant, cette espèce de contrainte finit par fatiguer notre héros :

— Je m’aperçois que je m’amuse un peu trop, mesdames ; avec vous d’ailleurs, le temps passe si vite, ajouta-t-il en regardant Céleste ; il faut que je sois en ville à cinq heures, et je suis forcé bien à regret de vous laisser,

— Comment ! sans avoir vu mon frère ? dit la vieille fille.

— Hélas ! mademoiselle, je le regrette beaucoup, mais j’espère que M. Crépin voudra bien m’excuser ; croyez bien que c’est moi qui suis le perdant.

— Ce n’est toutefois que partie remise, et nous aurons sans doute le plaisir de vous revoir.

— Si vous le permettez, j’en serai enchanté. Maintenant, Mesdames, au revoir, et veuillez bien dire à M. Crépin combien je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de lui serrer la main.

Il salua et sortit. Quand il fut sur la route, il respira plus à l’aise, tout en se sentant l’âme rêveuse.

— Au fait, se dit-il, j’ai presqu’envie d’abandonner la partie !… Pourtant !… Enfin, à la grâce de Dieu ! Tout n’est peut-être pas perdu.

Huit jours après, Gustave était à fumer tranquillement son cigare dans la chambre de son hôtel, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un Monsieur désirait le voir.

Il descendit au parloir et se trouva en présence d’un homme à figure réjouie qui le salua par ces mots.

— Je n’ai pas l’avantage d’être connu de vous, Monsieur, je suis Duroquois voisin et ami intime de la famille de Monsieur Maximus Crépin, suffit !

Gustave salua à son tour et offrit un siége à l’étranger.

— Merci, Monsieur, répondit Duroquois, je suis pressé et quelques amis m’attendent en bas. Il y a ce soir une petite réunion intime à Mont-Rouge et comme je venais en ville, mademoiselle Crépin m’a prié de vous demander si vous voudriez bien être du nombre, oui !

— Vous êtes bien aimable, Monsieur, et je serai enchanté de revoir cette aimable famille. Veuillez bien dire à Mademoiselle combien je lui sais gré de son attention délicate.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur ; maintenant, permettez-moi de prendre congé. Comme je vous l’ai dit, on m’attend, et à revoir.

— Je le regrette beaucoup, monsieur, mais enfin, il ne faut pas que je prenne le pas sur vos amis ; à revoir donc et encore une fois, merci.

Gustave lui tendit la main après quoi Duroquois s’éclipsa en faisant force saluts.

Le soir de bonne heure, Laurens était à Montrouge.

Maximus, Duroquois et Gilles Peyron étaient à causer dans la bibliothèque.

Giacomo se promenait au jardin avec Céleste et Ernestine.

Gustave ne put s’empêcher d’en ressentir un mouvement de dépit qui n’échappa nullement aux regards de notre ami Gilles.

Il fut cependant d’une amabilité complète vis-à-vis du jeune officier.

Maximus était poli mais réservé ; Duroquois seul était naturel et restait dans son rôle en approuvant toujours sans se mêler activement à la conversation.

Par quelques mots que Gustave lança au hasard, Gilles découvrit qu’il était religieux.

— Voilà mon affaire, se dit-il ; si je puis l’engager dans une escarmouche sur ce sujet avec le patron, il est perdu.

— Il y a certainement du bon dans ce que vous dites, insinua-t-il, un instant après en réponse à une remarque de Gustave, mais le clergé après tout agit beaucoup plus par intérêt que par autre sentiment.

— Il faut distinguer, riposta Gustave : si vous dites qu’il agit par intérêt pour le peuple de ce pays, je ne dis pas non. Quoique le prêtre ait principalement charge d’âmes, il ne lui est pas défendu d’éclairer ses ouailles sur ce qui touche à leur bien-être temporel ou à leur position dans ce monde. Bien au contraire, pour être l’homme de Dieu, le prêtre, n’en est pas moins un des membres de cette grande famille qu’on appelle une nation et comme tel, il a aussi ses devoirs qui, s’ils sont subordonnés aux premiers n’en sont pas moins obligatoires et sacrés.

Maximus, qui avait écouté cette tirade avec un sourire narquois, se leva aux derniers mots de Gustave.

— Je vous attendais là jeune homme, dit-il ; vous venez de vous découvrir. Pour un militaire c’est une grande faute. Pourquoi donc alors vient-on nous chanter sur tous les tons que le prêtre ne doit avoir ni famille ni patrie et qu’en entrant dans le sacerdoce, il rompt avec tous les sentiments qui enchaînent le commun des hommes ?

— Mon Dieu, cher Monsieur, c’est bien simple et d’un mot je vais vous faire comprendre…

— D’abord, avança Maximus d’un ton sec, je suis assez au fait pour que vous vous épargniez la peine de me faire comprendre, Défendez-vous, vous instruirez ensuite.

— Le fer chauffe ! pensa Gilles en se frottant mentalement les mains.

— Je vous demande mille pardons, Monsieur Crépin, dit poliment Gustave, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser ; mais puisqu’il faut me défendre voici mes moyens.

Tout ce que vous venez de dire est parfaitement vrai. Le prêtre doit rompre avec tous les liens temporels qui le rattachent à ses semblables Pour lui la famille est le troupeau confié à ses soins ; la patrie, la chrétienté toute entière. Mais cette rupture n’est pas aussi absolue que vous semblez le croire ; et Dieu pour être un maître jaloux n’est pas aussi sévère que le font ceux qui ont intérêt à paraître découragés par ses rigueurs.

Quand on dit que le prêtre doit tout abandonner ce qu’il a de terrestre pour se consacrer au Seigneur ; c’est-à-dire que chez lui le sentiment du service de Dieu doit primer tous les autres qui doivent se fondre en lui quand ils ont une même fin, ou lui céder le pas quand ils poursuivent un but différent.

Ce détachement est plutôt dans le mobile qui fait agir dans l’objet à atteindre, que dans l’action elle-même.

Dieu ne défend pas par là au prêtre d’aimer sa mère et son pays. Seulement il lui dit qu’au lieu de les aimer quand même et pour sa seule satisfaction d’un penchant louable d’ailleurs, il doit les aimer pour leur bien à eux et pour les conduire au bonheur. Ce détachement est en un mot l’abstraction complète, le retranchement, du moi dans la raison déterminante.

— C’est franchement une belle théorie ; et vous êtes fort sur les mots. Mais dans la pratique, vous avouerez que les choses ne sont pas comme cela et que le moi occupe, parmi ces Messieurs, une petite place assez douillettement entretenue. Il n’est pas difficile de crier à l’abnégation quand on a une position enviable sous tous les rapports ; vie tranquille, sans soucis, entourée d’un respect qui va presque jusqu’au culte, suprématie partout. Mais c’est presqu’un petit royaume que ces Messieurs se font dans leurs paroisses.

— Royaume bien peu durable et sceptre bien éphémère dans tous les cas ; puisqu’un prêtre peut et est de fait souvent transféré par ordre de son Évêque où de son supérieur immédiat d’une bonne cure dans une mission sauvage et d’une chaire de philosophie dans l’humble tribune d’une classe élémentaire. D’ailleurs si vous croyez que ces belles paroisses, ces riches cures comme vous les appelez sont autant de petits paradis pour ceux qui les occupent, vous êtes légèrement dans l’erreur. Plus la cure est importante et étendue, plus les travaux en sont difficiles et multipliés. Et puis qui vous dit que celui qui habite au milieu de cette abondance apparente, ne vit pas dans son intérieur avec toutes les privations de l’anachorète. Un beau presbytère et une dîme fournie n’indiquent pas plus une vie facile et entourée de petits soins qu’un bel habit ou un brillant équipage ne révèle nécessairement une fortune opulente et une existence exempte de soucis.

Vous remarquerez en outre que ce qu’il est convenu d’appeler une bonne cure, ou cure facile, se donne généralement à un vieux prêtre, fatigué, usé par les travaux de son ministère. C’est un moment de repos pour se recueillir avant la mort.

Gustave parlait tranquillement, sans forfanterie, mais avec conviction.

Duroquois continuait d’approuver par monosyllabes.

Maximus, furieux au fond, laissait errer sur sa figure un sourire forcé.

Gilles Peyron jouissait d’un petit contentement intérieur impossible à décrire.

La discussion allait recommencer sur une remarque un peu aigre de Maximus, lorsque des éclats de voix joyeuses dans le corridor annoncèrent la rentrée de Pétrini avec les dames.

Le docteur paraissait d’une humeur charmante, ce qui conjura l’orage et remit les discutants plus à l’aise.

Cependant Maximus gardait rancune à Laurens qui, de son côté, n’était pas satisfait de s’être vu traité si cavalièrement. Toutefois comme il aimait Ernestine et que l’amour passe sur bien des choses, surtout vis-à vis des tuteurs grincheux, il triompha complètement d’un reste de mauvaise humeur et fut parfaitement aimable.

La seule chose qui l’inquiétait était l’espèce de familiarité qu’il remarquait entre Pétrini et la jeune fille.

On peut pardonner à un tuteur, mais il est rare qu’on excuse un rival.

Pendant la soirée, Maximus demanda de la musique et Ernestine joua quelques morceaux.

Dans ce temps-là, les jeunes filles ne jouaient pas du Talberg ou du Leybach.

Ces compositions, aussi belles sous une main de maître qu’elles sont ridicules sous le poignet de la plupart des pianoteuses de nos jours, étaient profondément ignorées.

Bethoven était l’auteur favori. Le piano était moins brillant, mais plus apprécié parce qu’on le jouait mieux.

Ernestine avait une âme d’artiste. On l’écouta religieusement.

Gustave et Pétrini accoudés aux deux extrémités du piano rêvaient sous le charme de ces douces mélodies que la jeune fille faisait pleurer dans son instrument.

Céleste seule, peu sensible à l’harmonie, de sa grosse voix rude faisait des remontrances à Duroquois sur l’impertinence des hommes qui écoutent une petite fille au piano plutôt que de causer avec une femme spirituelle assise à leur côté.

Hélas ! il y a toujours eu et il y aura toujours des Céleste !

Lorsqu’Ernestine eut cessé de jouer, Gustave la remercia avec des éloges peut-être un peu trop accentués pour n’être pas banals.

Que voulez-vous, il est plus difficile de louer bien que de blâmer.

Pétrini ne dit rien ; mais il mit la main sur son cœur et ses yeux exprimèrent une reconnaissance infinie.

C’était un peu théâtral : mais ces choses-là, pourvu qu’elles ne soient pas par trop ridicules, ont toujours un grand succès auprès des femmes. La femme est composée d’instincts et de sentiments. Le langage qui parle à ses yeux est toujours celui qu’elle préfère. Elle se courrouce lorsque vous lui dites une chose qui l’aurait ravie si vous vous étiez contenté de la lui faire comprendre ou de la lui laisser deviner.

C’est arriver au même but que nous par une voie moins compromettante. Et, puisque ce mot est écrit, une femme aime autant qu’on se compromette pour elle qu’elle désire peu se voir compromise pour les autres.

C’est juste puisque c’est dans la nature.

Ernestine fut froide aux compliments de Gustave ; mais le geste de Pétrini la troubla profondément.

Le jeune officier ne fut pas sans s’apercevoir de la faute qu’il avait commise.

Il essaya de la faire oublier. Mais, comme il arrive presque toujours dans ces occasions, au lieu de se relever il ne fit que s’embarrasser davantage et finit par être tout-à-fait ridicule.

Bref, le succès de la soirée fut pour Giacomo qui se retira plein d’espoir et faisant des rêves dorés pour l’avenir.

Quant à Gustave, il reprit tristement le chemin de sa demeure où il arriva brisé et découragé.

Comme il venait de s’accouder à la fenêtre de sa chambre pour tâcher de distraire les pensées qui le tourmentaient, un garçon frappa à la porte de sa chambre.

— Voici une lettre dit-il en entrant qu’on a apporté pendant votre absence, mon officier. Le porteur m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à vous en propre, ajoutant que c’était pressé.

En même temps il présenta un papier à l’adresse de Laurens et se retira discrètement.

Gustave rompit le cachet et demeura frappé d’étonnement à lecture de ce qui suit, contenu dans une grosse écriture presqu’illisible constellée de fautes d’orthographe :

« Monsieur,

« Le Docteur Pétrini est un coquin qui a fait un complot pour avoir la fortune de Melle Moulins, en la l’épousant, et partager son argent avec Gilles Peyron. Vous pouvez empêcher un crime si vous voulez et sauver une famille.

Soyez prudent, car Gilles et Pétrini sont capables de tout.

Brûlez cette lettre, elle est d’un honnête homme qu’ils peuvent tuer pour se venger.

C’est la conscience qui me fait écrire. »

La lettre ne portait pas de signature. D’abord, Gustave pensa que ce pouvait être une mystification ou bien une basse vengeance de la part de quelques ennemis de Pétrini.

Son âme loyale se révolta, et il fut sur le point de jeter la lettre au feu pour ne plus s’en occuper.

Cependant, en la relisant une seconde fois, il lui sembla qu’il y avait dans ces simples mots, un accent dont il ne pût se défendre.

— Je verrai bien se dit-il, et la première fois que je rencontrerai le Docteur et Gilles, je les surveillerai.

Cette résolution prise, il se sentit plus calme et se remit à sa fenêtre pour rêver au clair des étoiles. Avouons que nous avons souvent fait comme lui.

CHAP. XII.

Quoiqu’il ne voulût pas le laisser paraître, Gustave Laurens, avait la mort dans l’âme.

Il eût supporté facilement l’aversion de Maximus ; mais l’indifférence d’Ernestine l’accablait.

Le découragement commençait à s’emparer de lui.

Il se disait que la jeune fille ne l’aimait pas et que cet amour pur et candide dont il avait rêvé n’était plus pour lui qu’une illusion perdue et violemment arrachée de son cœur par Giacomo Pétrini.

Parfois, il lui prenait de folles envies de provoquer cet homme et de l’immoler à sa passion. Puis il se demandait si ce sang n’eût pas été entre lui et la jeune fille un obstacle insurmontable ; il se représentait Ernestine détournant ses regards avec horreur et montrant sur son front la tache de l’homicide.

Au milieu de ces tristes pensées il n’avait plus le courage de retourner chez Maximus ; mais chaque soir, il montait à cheval et allait faire une course dans les environs de Mont-Rouge.

Tantôt il enfonçait les éperons dans les flancs de sa monture et galopait pendant des heures, à travers les champs, la tête en feu et les cheveux trempés de sueur ; tantôt il laissait flotter les rênes sur le cou de son cheval et le front penché, perdu dans une sombre méditation, il errait au hasard jusqu’à ce qu’un incident quelconque vînt le tirer de sa rêverie. Souvent, il s’arrêtait devant les fenêtres d’Ernestine ; il cherchait à distinguer la silhouette de la jeune fille derrière les rideaux de mousseline blanche. Il eût donné tout au monde pour pouvoir la contempler un instant, lui faire savoir qu’il était là, qu’il l’aimait et qu’en retour, il ne demandait qu’un sourire, qu’un regard, fût-ce un regard de pitié.

Un soir, après une de ces excursions, il s’en revenait pensif, au pas de sa monture. La nuit était noire ; pas le moindre clair de lune, pas une étoile au ciel ; il laissait son cheval choisir lui-même sa route. Lui, rêvait d’Ernestine et des moyens de lui faire savoir son amour.

Soudain la détonation d’une arme à feu retentit sur la lisière de la forêt, suivie d’un long cri d’angoisse et de détresse. Au même instant une forme humaine bondit sur la route et vint rouler dans la poussière à quelque pas de lui.

Laurens était brave.

Il sauta à terre, arma un pistolet, qu’il portait toujours sur lui, et prêta l’oreille, cherchant à sonder les profondeurs de la nuit.

Au bout de quelques instants un bruit se fit entendre dans le taillis.

— Il doit être mort disait une voix ; j’ai visé à la tête et je ne manque jamais mon coup.

— Et comment as-tou pou viser, répondit une autre voix, avec un fort accent napolitain ; il fait noir comme li loups ; aussi vrai comme jà saouis marquis.

— C’est parbleu vrai, Altesse, ce que tu dis là ; mais j’ai vu le feu de sa pipe. En tous cas, s’il n’est pas mort, ce n’est que partie remise, cherchons toujours il doit être tombé par ici.

Corpo di Bacco ! jà crois ché voilà la carogne, dit le napolitain en se baissant vivement pour palper un corps mou contre lequel il avait trébuché.

Son compagnon imita ce mouvement.

— Vous rêvez marquis, dit-il en se relevant ; tu ne vois donc pas, mon brave que c’est un arbre pourri !

— Eh bienne, Eh bienne, André, oune peut se tromper : Errare humanum est. Il était lettré ce noble napolitain, — tou t’es, bienne trompé en visant.

André porta son poing à deux pouces du nez du marquis. Heureusement l’obscurité partielle ou son caractère prudent empêcha ce dernier de remarquer ce geste peu amical.

— Allumez la chandelle, Altesse, continua André ; peut-être trouverez-vous que je n’ai pas manqué comme vous le dites.

L’idée né manque pas de jioustesse. Tou as raison.

Gustave était immobile à dix pas d’eux, effacé derrière un bouquet d’aubépine et entendait toute cette conversation.

— Attends, mon bon, disait-il en caressant la crosse de son pistolet, nous allons peut-être avoir de la besogne.

Pendant qu’il faisait cette réflexion, il se sentit tirer par le pan de son habit, et se retourna vivement, prêt à faire feu.

— Pour l’amour de Dieu ! murmura une voix tremblante à ses pieds, sauvez-moi ! ils vont m’achever.

— Gustave saisit la main qui tenait son habit et se pencha vers l’homme tout en se tenant sur la défensive.

— Qui êtes-vous ? dit-il tout bas mais rapidement, et de qui voulez-vous que je vous sauve ?

— C’est sur moi qu’on vient de tirer répondit l’homme, je suis blessé à l’épaule.

— Alors tâchez de vous cacher dans le fossé et ne craignez rien. Combien sont-ils ?

— Deux seulement, mais l’un des deux André Luron vaut trois hommes : l’autre se sauvera au premier danger : Ah ! si j’avais un pistolet !

Laurens avait deux pistolets dans les fontes de sa selle ; mais il se souciait peu de confier ainsi cette arme à un inconnu, qui après tout pouvait bien jouer un rôle pour se trouver ensuite contre lui.

— Tenez-vous en paix, dit-il ; je me change de tout, mais gare aux trahisons : au premier mouvement je vous tue comme un chien.

Le blessé se roula sans bruit dans le fossé et se mit à étancher avec son mouchoir le sang qu’il perdait en abondance.

Toute cette conversation n’avait rempli que quelques instants.

Pendant ce temps le napolitain avait prestement roulé dans sa main un cône de poudre humectée de salive ; il plaça cette préparation sur un éclat de bois qu’il ramassa, battit son briquet et y mit le feu. À la lueur qui se fit les deux aventuriers aperçurent Gustave debout au milieu de la route tenant d’une main les rênes de son cheval et de l’autre un long pistolet à deux coups dont les gueules menaçantes étaient dirigées de leur côté.

Accidente ! cria le napolitain en se jetant prestement à plat ventre, oune militaire, fouyons !

— Que cherchez-vous et que voulez-vous, cria Gustave en s’avançant vers eux ;

— André comprit qu’il fallait user de prudence ; car le napolitain ne comptait plus, et il sentait qu’il se trouvait en présence d’un homme déterminé — ces bandits ont un coup d’œil sûr dans l’occasion, et le flair des bêtes fauves.

— Mon officier, dit-il, en faisant le salut militaire, je viens de tirer une bête sauvage, tout près d’ici, et nous pensions qu’elle était tombée dans cette direction.

— Si c’est cela, dit Gustave, votre bête sauvage n’est pas tout-à-fait morte, car je viens de la voir se sauver sur la route vers la campagne, et si je puis vous donner un bon conseil, c’est celui de la suivre au plus vite.

— Certainement, certainement, mon officier ; nous la trouverons tombée quelque part sur le chemin ; car je vise juste.

— Le napolitain n’avait pas attendu la réponse de son compagnon. Aux derniers mots de Gustave il était déjà sur la route et se sauvait à toutes jambes dans la direction du Cap-Rouge.

— André enjamba le fossé et partit en courant dans la même direction.

Au bout de trente pas, ils se perdirent dans l’obscurité ; mais Laurens entendit pendant plusieurs minutes sur la route le son de leurs souliers ferrés qui allait s’éteignant dans le lointain.

Quand il jugea qu’ils étaient à une distance suffisante, il revint vers l’endroit où était le blessé et l’appela. Il ne reçut pas de réponse. En se baissant il s’aperçut que l’homme s’était évanoui.

Le temps s’était un peu éclairci et les étoiles commençaient à faire rayonner dans l’espace leurs clartés blanchâtres.

Gustave chercha l’endroit par où le sang s’échappait et le banda fortement avec son mouchoir. Le blessé fit entendre un petit cri de douleur, et ouvrit les yeux.

— Merci, dit-il, en recouvrant ses sens, vous m’avez sauvé la vie.

Ce n’est pas la peine, dit Gustave, et j’ai travaillé autant pour moi-même que pour vous. Mais, d’abord quel est votre nom ?

— Je m’appelle Landau.

— Vous sentez vous assez fort pour marcher !

— Je crois qu’oui ; je vais toujours tâcher, Landau se souleva difficilement, mais réussit cependant à se tenir debout et à faire quelques pas.

— Vous n’êtes pas assez fort pour vous rendre chez vous, dit Gustave, surtout si vous demeurez loin d’ici.

— Je demeure au faubourg St. Roch, et ce n’est pas proche, mais je crois que je pourrai m’y rendre, en me reposant un peu de temps en temps.

Laurens avait le cœur bon, il fut touché de l’espèce de résignation triste avec laquelle cet homme parlait.

— Je ne puis pas le laisser aller ainsi se dit-il, il tomberait sur la route avant d’avoir fait le quart du chemin. Tiens, j’ai une idée !

— Faisons mieux, poursuivit-il tout haut. Si vous pouvez vous tenir en selle, je vais vous mettre sur mon cheval et vous vous rendrez ainsi : je marcherai à côté.

Landau se récria et ne voulut point accepter, mais Gustave l’enleva dans ses bras et le posa sur la selle.

— Tenez-vous bien au pommeau dit-il et ne vous inquiétez pas de moi.

Par mesure de prudence, il retira les pistolets des fontes et les passa à sa ceinture.

— En route, maintenant dit-il et tâchez de ne pas tomber.

Le cheval partit au pas, pendant que Gustave cheminait à ses côtés.

— Comment vous trouvez-vous maintenant, dit-il à Landau au bout d’un quart d’heure de marche ?

— Je suis mieux, répondit celui-ci, le grand air me fait du bien.

Ils continuèrent leur route sans parler et au bout d’une demi-heure ils s’arrêtèrent devant une petite maison de chétive apparence sur la rue du Roi.

— C’est ici que je demeure dit Landau, et si vous voulez m’aider à descendre, vous serez enfin débarrassé de moi.

Gustave le mit à terre. Landau s’avança pour ouvrir la porte, mais ses forces le trahirent il trébucha et tomba lourdement sur le seuil.

Au même instant la porte s’entrebâilla et une vieille femme avança sa figure de l’intérieur.

— Mon Dieu ! mais c’est Jacques cria-t-elle. Hélas ! Seigneur qu’est-il donc arrivé !

La vieille se précipita vers Landau en pleurant, puis aidée de Gustave elle le releva et tous deux le soutinrent jusque dans la maison où ils l’assirent dans une grande chaise berçante.

— Mère, dit Landau, remerciez ce monsieur, car il vient de me sauver la vie.

— Hélas ! Seigneur Jésus, fit la vielle, vous êtes le Bon Dieu en personne : et mon pauvre garçon qui est tout plein de sang. Comment donc qu’ils t’ont tué mon Jacques ?…

— Je vous conterai ça tout à l’heure, la mère, interrompit Landau ; si vous voulez nous laisser seuls un instant, il faut que je parle à ce monsieur-là.

— Seigneur ! c’est terrible tout de même, et je vais te faire un bouillon, dit la vieille en sortant par une porte dans la cloison.

— À présent continua Landau, je suis content d’avoir accepté votre offre car je vais pouvoir m’acquitter envers vous. Vous êtes Monsieur Gustave Laurens.

— C’est bien mon nom dit Gustave, en regardant Landau d’un air surpris ; mais d’où savez-vous…

— Je viens de vous reconnaître en vous voyant à la lumière. Je suis trop mal pour vous expliquer tout ça ce soir, mais si vous voulez me donner votre adresse, demain, si je suis assez fort, j’irai avec votre permission, vous prouver que je sais reconnaître un service.

— Vous piquez ma curiosité, dit Gustave que la tournure de cette affaire intéressait malgré lui. Voici mon adresse, quand vous voudrez venir, je suis toujours à l’hôtel entre quatre et six heures de l’après-midi. Je vous laisse avec votre mère et soignez votre blessure.

Gustave lui dit bonsoir, enfourcha son cheval et revint à son hôtel curieux en lui-même de ce que cet inconnu pouvait avoir à lui dire.

Le lendemain, Landau ne vint pas. Le jour suivant, vers les quatre heures de l’après-midi, Gustave commençait à croire que son homme l’avait trompé et il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une espèce de dépit lorsqu’il vit arriver à sa chambre, conduit par un garçon, maître Landau en personne.

— Je n’ai pas pu venir hier, dit ce dernier, je n’étais pas assez fort et la mère n’a pas voulu me laisser sortir. Maintenant je suis mieux et me voilà.

— Voyons, asseyez-vous un peu, dit Gustave, et reposez-vous ; vous paraissez encore très-faible.

— Oh ! ma blessure va beaucoup mieux ! et, si je n’avais pas perdu tant de sang… mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, je vous ai promis de reconnaître ce que vous avez fait pour moi et si vous le permettez je vous dirai de suite ce que j’ai à vous communiquer.

— Voyons, je vous écoute, parlez.

— Avant de commencer, je vous demande de ne pas me prendre pour un délateur ou un homme qui désire seulement se venger ; et ce que je vais vous dévoiler, je vous prie de vous en servir plutôt pour votre profit que pour la perte des autres.

Voici la chose.

Vous avez peut-être entendu parler, il y a cinq ou six ans, d’une quantité extraordinaire de pièces de monnaie fausses qui ont été répandues dans toute la province.

En effet, je me rappelle qu’on en a beaucoup parlé dans le temps.

— Bien ; mais ce que vous ignoriez peut-être c’est que cette monnaie provenait d’une société puissante et bien organisée qui avait son siége principal dans la paroisse du Cap Rouge, à une distance peu considérable du château de Monsieur Maximus Crépin. Vous manifestez de l’étonnement ? Attendez, vous n’êtes pas au bout. Cette société, comme je viens de vous le dire était puissamment organisée, ayant ses agents dans tous les principaux endroits du pays, ses degrés et son mot de passe. Le nombre des membres ne pouvait pas dépasser le chiffre de cent, et chacun des associées, lié par au serment terrible, était punissable de mort pour la plus légère infraction aux règlements. Qu’il me suffise maintenant de vous dire que le chef suprême était Giacomo Pétrini et le plus haut en grade après lui, Gilles Peyron.

— Comment ! interrompit Gustave, ces deux hommes que je rencontre chez Maximus Crépin ?

— Eux-mêmes. Au bout de deux ans, la justice s’est un peu mêlée de l’affaire, et la société a dû se séparer pour un temps illimité. Il y a bien eu des arrestations par-ci par-là ; mais comme cela arrive toujours, après quelques convictions contre de pauvres diables, criminels plutôt par ignorance que par volonté, l’affaire a été étouffée, et les meneurs véritables ont aujourd’hui un nom sans tache devant le public. Plusieurs même d’entre eux ont fait partie du jury qui a prononcé la condamnation.

— Mais comment savez-vous tout cela, vous ?

— Oh ! j’en étais, je ne m’en cache pas ; et vous voyez que si je livre les autres, je me livre volontiers avec eux.

— Landau ne disait pas, cependant, qu’à cause de cela même il avait subi six mois de prison et que conséquemment suivant la maxime de droit non bis in idem, il était inattaquable.

— Maintenant, poursuivit-il ; je suis que vous aimez Mademoiselle Moulins et que Pétrini est votre rival. Je sais aussi que Gilles Peyron et lui ont fait un complot ensemble dont le dénouement serait le mariage de Pétrini avec cette jeune fille, afin de couvrir par cette alliance, des antécédents dangereux et de s’assurer en outre un revenu assez enviable, Les anciens surbordonnés de Pétrini ne sont pas sans voir cela. J’ai rencontré souvent autour de la demeure de Maximus les deux hommes qui ont fait feu sur moi. Ils sont tous deux membres de la société et surveillent leur ancien chef dans l’espoir d’avoir une part peut-être dans le bénéfice, tout en ayant l’air de le servir. Je crois que c’est même par son ordre qu’ils ont fait feu sur moi.

D’après ce que je connais de vous je sais que pour vaincre votre rival seulement, vous ne voudriez pas vous servir de ces armes, mäis pour sauver du déshonneur une famille honnête, vous y réfléchirez et peut-être alors trouverez-vous que je n’ai pas mal agi en vous avertissant.

— Je ne sais pas ce que je pourrai faire de tout ce que vous venez de m’apprendre, dit Gustave en se levant : dans tous les cas, j’aime à croire que vos motifs sont bons, je vous remercie toujours et j’y réfléchirai.

Landau s’était levé à son tour.

— Avant de partir dit-il, il me reste quelque chose à vous apprendre qui pourra vous servir au besoin : c’est le mot d’ordre de l’association ; le voici, retenez le bien et essayez-en l’effet dans l’occasion :

Chi tace sta ricco.

La réponse est :

Chi parla sta morto.

Maintenant, je n’ai plus rien à dire ; je vous souhaite bon succès.

Landau sortit et s’éloigna tranquillement. La révélation qu’il venait de faire et la lettre anonyme que Laurens avait reçu se complétaient l’une et l’autre et se donnaient réciproquement une apparence de vérité. Après le départ de Landau, le jeune homme resta perdu dans ses réflexions et flottant indécis entre les projets divers qui se présentaient à son esprit.

CHAPITRE XIII.

Ce jour là même, Gilles Peyron et Giacomo eurent ensemble un long entretien.

— Avez-vous vu André Luron et Beppo Saloi dernièrement ? demanda Gilles au Docteur.

— Pas depuis cinq ou six jours au moins. Y a-t-il du nouveau ?

— Comment ! du nouveau ! Mais vous ne savez pas qu’ils ont tiré sur Jacques Landau avant hier soir ?

— Allons tant mieux. Ce Landau m’a toujours fait l’effet d’un traître, et un jour ou l’autre il nous aurait vendus.

— Il peut nous vendre encore.

Comment ! dit Pétrini d’un air étonné, ne m’avez vous pas dit qu’ils l’ont tué.

— Pas tout-à-fait. Mon cher maître, il me semble que vous vous endormez un peu dans les délices de Capoue et que vous veillez moins bien que de coutume à nos affaires. Vous négligez un peu les anciens camarades et vous avez tort. J’ai vu Beppo avant hier soir et voici comment la chose s’est passée.

Depuis plusieurs jours André et lui s’étaient aperçu, que Landau rôdait un peu souvent autour de ce château et semblait épier leurs mouvements. Ils s’en sont ouverts à moi.

— À la première occasion leur ai-je dit, mettez-lui une balle dans la tête et que ce soit fini.

Or avant-hier dans la nuit, Landau est encore venu rôder aux alentours. Ils l’ont poursuivi et André a tiré sur lui à dix pas.

— Alors il est fini.

— Point. La nuit était noire, et Landau n’a été que blessé ! Lorsque Beppo a mis le feu à sa poudre pour voir ce qui en était, ils ont aperçu sur la route un officier debout près de son cheval et braquant sur eux les canons d’un pistolet à deux coups.

— Diable ! diable ; ont-ils pu savoir au moins qui était cet officier ?

— Non. Beppo selon sa louable habitude était ivre et s’est sauvé. Luron a craint une embuscade et l’a suivi,

— Les lâches ! murmura Pétrini ; ils me la paieront !

— Mon cher maître, il ne faut pas le prendre de trop haut avec ces gens-là pour le moment ; rentrez plutôt votre colère. Quand on paie peu, il ne faut pas s’attendre à un dévouement sans bornes ; et vous savez que, depuis quelques années, les compagnons n’ont pas reçu grand’chose. Cependant écoutez la fin de ce que je voulais vous dire.

Un fait certain, c’est que Jacques Landau n’est pas mort ; il a été vu à la ville aujourd’hui ; il est même entré à l’hôtel Français où loge Gustave Laurens.

— Alors je n’ai plus de doute ; c’est Laurens que nos hommes ont vu sur le chemin.

— J’allais vous dire lu même chose. Et je me trompe fort ou Landau a fait des révélations. Vous savez que des six qui ont subi leur procès et fait leur temps de prison, il est le seul survivant. Il n’a rien à craindre de la justice puisqu’il ne peut pas être poursuivi deux fois pour la même offense. Ce Laurens est riche, il doit l’avoir acheté.

— Malédiction ! dit Pétrini en se levant brusquement, dans ce cas nous sommes perdus !

— Pas encore, dit Gilles, mais cela viendra certainement si nous n’y prenons pas garde.

D’abord ce Gustave Laurens est votre rival. En se servant contre vous des révélations que Landau a pu lui faire, si toutefois cela est, il se mettrait dans une mauvaise position vis-à-vis d’Ernestine qui naturellement trouverait cette manière de vous vaincre, peu chevaleresque ; et les femmes apprécient parfaitement ces choses-là. Laurens hésitera donc avant de parler ; et pendant ce temps-là, nous pourrons faire bien des choses.

Mais, à tout évènement, supposons qu’il parle. Notre brave châtelain nous estime trop pour le croire du premier coup. Vous aurez même vis-à-vis de la jeune fille une petite physionomie de martyr qui ne vous fera pas de mal et vous établira davantage dans ses affections. Les femmes adorent un homme qu’elles croient pouvoir consoler.

Voilà les deux alternatives probables qui se présentent à nous. Si par malheur la chose allait plus loin ; eh ! bien, pour lors, j’ai mon petit plan qui, je l’espère, nous réussira.

Dans tous les cas, la première fois que Laurens viendra, nous verrons bien s’il sait quelque chose et s’il a l’intention de s’en servir contre nous.

Cette conversation avait lieu au fond du jardin de Mont-Rouge.

Au moment où Gilles achevait de parler, Maximus arrivait.

— Ah ! ça, dit-il, que faites-vous donc là tous les deux depuis tantôt ? Vous avez l’air de deux conspirateurs.

— Figurez-vous dit Gilles que nous avions une discussion dans laquelle vous étiez concerné. Le Docteur prétend qu’un homme de vos moyens devrait passer ses hivers en ville, et j’avoue qu’il m’a presque converti à son opinion.

— Certainement dit Giacomo, je ne conçois pas qu’un homme distingué comme monsieur de Mont-Rouge, se condamne à une solitude aussi complète et prive ses compatriotes du bénéfice de ses vastes connaissances.

— Hum ! hum ! murmura Maximus, très-flatté au fond, on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais vous n’êtes que des enfants et vous faites des châteaux en l’air ; figurez-vous donc un bonhomme comme moi dans vos salons de la cité !

— Il me semble que vous n’y seriez pas déplacé, dit Giacomo.

— Et que vous en éclipseriez bien d’autres, continua Gilles Peyron.

— Flatteurs va, sourit Maximus dont la figure s’était épanouie, vous voulez me faire faire des folies, mais vous n’y gagnerez rien.

Allons, continua-t-il, la voiture m’attend, je vais en ville avec ces dames ; Docteur, je compte sur vous ce soir pour mon bésigue.

Le bonhomme s’éloigna en trottinant par petits bonds joyeux.

Quand il fut parti, Giacomo sortit par la petite porte du jardin et descendit vers les foulons, après avoir promis à Gilles de surveiller les démarches de Gustave Laurens.

Le même soir sur les huit heures, Maximus faisait sa partie avec Giacomo Pétrini ; Gilles conversait avec Céleste pendant qu’Ernestine rêvait à son piano, lorsqu’un domestique vint annoncer M. Gustave Laurens. On eût dit que ce nom jetait du froid sur toute l’assistance, tant les figures prirent un air sérieux.

Cependant Gustave entra d’un air dégagé, le sourire aux lèvres.

— Mille pardons de vous interrompre, dit-il, mais j’étais inquiet de savoir de vos nouvelles.

Nous sommes très bien, comme vous voyez, dit Maximus d’un air rentré.

— Vous êtes bien aimable avança Céleste avec un sourire engageant. Mais qu’avez-vous donc fait depuis quelques jours ? Nous ne vous avons pas vu.

— J’ai été très-occupé, je vous assure, dit-il d’un air un peu distrait. C’est joli ce que vous jouez là, Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Ernestine, qui prolongeait sa rêverie au piano.

— C’est du Schubert, fit celle-ci, avec une petite moue, et en se levant.

— De grâce, continuez, je ne veux pas vous interrompre ; et d’ailleurs j’aime beaucoup Schubert. Il me semble que c’est une transcription de « la Tempête » ?

— Oui, monsieur, par le Docteur Pétrini.

Comment ! mais Docteur, vous êtes donc aussi pianiste ? Et qui plus est pianiste à faire rêver les jeunes filles. Ah ! mais savez-vous que vous me surprenez !


— Je ne vois rien de surprenant là-dedans, dit Pétrini ; il me semble qu’on peut employer ses loisirs à cultiver les arts sans, pour cela, faire moins bien son métier.

— Mais je ne dis pas le contraire ; ce qui me surprend c’est que vous ayiez eu le courage d’affronter le préjugé de notre pays. Car vous savez qu’ici un homme de profession est perdu dans l’opinion publique, s’il fait la plus légère excursion, même pour se distraire, dans le domaine des beaux-arts.

— C’est peut-être vrai, Monsieur ; mais quant à moi, je tiens peu compte de l’opinion publique : d’ailleurs je ne suis pas de force à attirer les regards.

— Ah ! par exemple, dit Ernestine, vous vous calomniez ; vous savez bien que vous jouez divinement ; et il y en a beaucoup qui seraient trop heureux d’avoir votre talent.

Ceci fut dit avec un petit regard tout dépité à l’adresse de Gustave.

— Mais vous êtes trop sérieux, vous, Monsieur Laurens, ajouta-t-elle, pour vous occuper de musique.

— Et vous craignez peut-être l’opinion publique dit Giacomo, avec une pointe d’ironie.

— Oh ! c’est ce qui vous trompe, dit Laurens ; bien au contraire, j’aime beaucoup la musique, et dans le temps que j’avais des loisirs, j’ai fait comme le docteur, j’ai un peu fait la cour aux muses.

— Tiens, il est moins sauvage que je ne l’aurait cru ; dit Maximus entre le haut et le bas.

— Vous seriez peut-être assez bon pour nous jouer quelque chose, dit Pétrini qui comptait bien mettre son rival dans une position gênante, car le Docteur était pianiste distingué et compositeur de succès.

— Je n’aime pas à me faire prier Monsieur, pourvu que ces dames consentent…

— Oh ! certainement, dirent ensemble Céleste et Ernestine, nous serons enchantées.

— Maximus haussa les épaules d’un air indifférent, et se mit à tambouriner sur la table, furieux de voir son bésigue interrompu.

Cependant Gustave s’avança de l’air d’un homme qui s’exécute et s’assit au piano.

Dès que ses doigts sentirent le contact de l’ivoire on eût pu remarquer un frémissement qui parcourait tout son être.

Il prit la première page de la transcription de Pétrini ouverte devant lui et joua l’introduction. Après cette introduction, il ferma le cahier, et se laissant aller à son inspiration, il se mit à transcrire à sa manière, ce thème splendide de Schubert intitulé : « Plaintes de la jeune fille. » D’abord ce fut la mélodie triste et faible comme les larmes d’un cœur brisé ; puis l’une après l’autre, des voix se firent entendre qui vinrent se mêler à ce chant suave, pleurant comme le vent du soir dans les feuilles. Peu à peu, les gémissements s’accentuèrent, la source des larmes trop gonflée éclata en sanglots ; l’instrument pleura par toutes ses cordes et chaque accord fut comme le cri d’un cœur qui se dissout.

Gustave transfiguré, semblait avoir perdu tout sentiment extérieur ; il laissait courir ses doigts sur le clavier comme s’il eut obéi à un souffle surnaturel.

Pendant longtemps il tint ainsi ses auditeurs suspendus. Maximus lui-même écoutant sans respirer et Ernestine pleurait à chaudes larmes. À la fin un dernier accord éclata comme le suprême déchirement d’une douleur ; puis les voix s’éteignirent chacune à son tour et vinrent mourir dans la mélodie première comme autant de pleurs qui se sèchent et s’absorbent dans un dernier soupir, premier écho de la résignation.

Gustave quitta le piano et se laissa tomber dans un fauteuil. Il était épuisé.

— Oh ! Monsieur, dit Ernestine, merci ; mille fois merci ! je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.

— Oui ! dit Maximus, maintenant je ne regrette pas mon bésigue.

Pétrini ne dit rien mais il se glissa inaperçu vers le piano, prit sa transcription qu’il froissa avec rage et la fit disparaître dans sa poche.

Ce mouvement calma un peu son dépit et il eut même le courage de joindre sa voix aux éloges dont on accablait son rival.

Après quelque temps, Gustave se remit au piano et joua un petit air gai et brillant que Céleste trouva admirable. Les vieilles filles aiment en général tout ce qui est un peu sautillant.

— Quel joli morceau ! dit-elle, comment appelez-vous donc cela ?

— C’est une petite galopade de ma composition, dit Laurens ; j’avais écrit cela sur l’air d’une chansonnette italienne que je savais autrefois et qui commençait je crois par ces mots : Chi tace sta ricco.

Quoi qu’ils se tinsent sur leurs gardes, Gilles et Pétrini ne purent réprimer chacun un léger signe d’émotion : leurs regards se croisèrent rapidement.

Gustave qui les observait ne perdit pas ce regard. Il commença à songer que l’histoire de Landau pouvait bien être vraie.

Pendant le reste de la soirée, il fit encore adroitement plusieurs petites allusions qui firent sortir Pétrini de la réserve prudente dans laquelle Gilles Peyron se renfermait.

Le caractère bouillant du jeune médecin était peu fait pour supporter sans s’émouvoir, ces petits coups d’épingles que Gustave lui lançait de temps à autre tout en ayant l’air de lui dire des gracieusetés.

Lorsque Gustave quitta Mont-Rouge, il était parfaitement fixé à l’endroit de nos deux confrères.

Landau avait raison, se dit-il en regagnant son hôtel ; ce Gilles Peyron est un parfait coquin et Pétrini ne vaut guère mieux. Allons c’est décidé ce sera une sale besogne, que de tirer cette affaire au clair ; mais je ne puis pas laisser plus longtemps une honnête famille, et surtout l’amie de ma sœur exposée au contact de ces bandits. Mon devoir est tout tracé. Je les démasquerai !

Après le départ de Gustave, Céleste et Ernestine s’étaient retirées.

Pétrini sentit que le terrain devenait brûlant ; il résolut de brusquer les choses :

Cher Monsieur, dit-il à Maximus en approchant son fauteuil, il n’y a pas bien longtemps que j’ai l’honneur d’être connu de vous, mais vous m’avez déjà témoigné tant de bonté, d’amitié même, que j’oserai faire près de vous ce soir une démarche que j’aurais remise à plus tard peut-être dans d’autres circonstances.

Maximus le regarda d’un air un peu étonné mais plein de complaisance.

— Parlez mon ami, dit-il, et si je puis vous être agréable, comptez bien que ce sera de grand cœur.

— Monsieur de Mont-Rouge, poursuivit Giacomo en donnant à sa voix son inflexion la plus harmonieuse, je ne vous surprendrai peut-être pas en vous disant que vous tenez mon bonheur entre vos mains. Vous connaissez trop mademoiselle votre nièce pour ne pas apprécier comme elles le méritent ses grâces personnelles et surtout le charme de son caractère.

Depuis tantôt six mois que j’ai eu l’honneur d’être reçu sous votre toit, plutôt comme un fils que comme un ami, chaque jour j’ai senti grandir mon estime pour Mademoiselle Ernestine ; peu à peu ce sentiment a changé de caractère, j’ai voulu m’en défendre ; car j’ai cru que c’était peut-être abuser d’une intimité que vous me permettiez avec tant de confiance ; mais enfin je n’ai pas été maître de mon cœur ; et, puisqu’il faut vous le dire, Monsieur, j’aime Mademoiselle Ernestine d’un amour profond. Je vous déclare cet amour comme je le déclarerais à mon père dont la Providence, dans ses desseins impénétrables, m’a privé et dont je n’ai jamais connu les douces caresses.

Vous me connaissez. Si vous croyez que je puis rendre votre nièce heureuse, et je vous jure que ce sera l’unique but de ma vie, j’ose aspirer à l’honneur de vous demander sa main.

Maximus s’était levé, il avait l’air sérieux mais bienveillant.

— Avant de me répondre, poursuivit Giacomo, songez que d’un seul mot vous pouvez me faire le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.

— Ami, dit Maximus, en lui tendant la main, votre demande ne me surprend pas, je m’y attendais, j’ajouterai même que je l’espérais.

— Mais alors vous ne me repoussez donc pas, vous m’accordez…

— Pour ce qui est de moi, oui, et avec plaisir. Mais songez que, si je suis le tuteur d’Ernestine, je n’ai pas le droit de disposer de ses sentiments et de sa personne sans la consulter. Croyez-vous que votre amour soit partagé ?

— Je n’ai pas voulu m’en assurer, Monsieur, avant de m’en être ouvert à vous ; mais j’ose croire que Mademoiselle votre nièce ne me voit pas avec trop de déplaisir.

— Tant mieux ! c’est votre affaire maintenant. Vous avez mon aveu tâchez d’obtenir le sien.

— Oh je ne puis pas vous remercier comme je le voudrais, dit Giacomo en prenant la main de Maximus dans les siennes, mais je vous prouverai ma reconnaissance en la rendant heureuse, je vous le jure !

Le lendemain, dans l’après midi, Gustave Laurens sonnait à la porte et demandait Mademoiselle Moulins.

— Mademoiselle est au salon, dit le domestique, donnez-vous la peine de monter, le temps seulement de la prévenir de votre visite.

Ernestine était seule, Maximus et Céleste étaient au jardin.

— Mademoiselle, dit Gustave, je dois partir sous peu de jours. Vous n’ignorez pas l’intérêt que je vous porte, et s’il ne m’est pas permis de vous parler d’un autre sentiment je puis bien vous demander n’est-ce pas si vous croyez à toute la sincérité de mon amitié.

— Je vous assure, monsieur, que cette amitié m’honore beaucoup, et d’autant plus que je ne sache pas avoir rien fait pour la mériter.

— Il me semble mademoiselle que vous oubliez un peu nos bonnes relations d’autrefois ; je ne m’en plains pas ; je n’ai pas ce droit ; mais il m’est bien permis d’en être peiné.

— Je vous assure, monsieur, que je me suis toujours souvenue de vous avec plaisir. Mais vous avez franchement aujourd’hui des façons solennelles qui m’effrayent. Voyons, vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui, et quelque chose de sérieux et de difficile en même temps ; c’est pourquoi je vous demandais tout à l’heure si vous croyez à toute mon amitié.

Je veux vous parler de Monsieur Pétrini. Ernestine ne put s’empêcher de laisser paraître une légère émotion.

Gustave continua.

— Je regrette d’avoir peut-être à froisser vos sentiments ; ce que j’ai à vous dire n’est pas tout à fait en sa faveur.

— Dans ce cas, Monsieur, dit Ernestine d’un air un peu hautain, peut-être feriez-vous mieux de vous adresser à mon tuteur à qui il appartient d’être éclaité sur ceux qu’il reçoit chez lui, et qui pourra d’ailleurs avoir avec ce Monsieur une explication qu’il me serait impossible de rechercher moi-même.

— De grâce, mademoiselle, ne vous hâtez pas trop de me juger. Je ne suis pas venu ici sans calculer les conséquences de ma démarche ; je sais qu’en apparence ma position est fausse, indélicate même : j’ai pensé à tout cela et je l’ai pesé en moi même ; mais je n’hésiterai pas en présence de ce que je considère comme un devoir.

Mademoiselle, Pétrini n’est digne ni de vous ni de votre famille, lui et son digne compagnon Gilles Peyron sont deux infâmes.

— Assez ! Monsieur, dit Ernestine en se levant ; je ne puis ni ne dois en entendre davantage, et vous m’avez singulièrement mal jugée en me croyant capable de recevoir de semblables confidences.

Gustave s’était levé en même temps qu’elle. Sa figure était devenue d’une pâleur effrayante.

— Ernestine ! dit-il en ployant un genou devant elle, de grâce ! encore une fois, ne vous hâtez pas de me juger. Je ne suis ni le lâche qui frappe par derrière, ni le délateur qui sème la calomnie dans l’ombre. Les circonstances ne me permettent pas d’en agir autrement que je le fais aujourd’hui. Quelqu’étrange que puisse paraître ce mot dans ma position présente, c’est l’honneur, l’honneur seul et mon amitié pour vous qui m’a commandé cette démarche. L’amitié, non pas l’amitié, l’amour, devrais-je dire, cet amour, le premier et le seul qui ait jamais fait battre le cœur, qui le dévore, qui le consume. Oh ! ne me méprisez pas, ne me regardez pas de cet air irrité ! si vous saviez combien je souffre ! et combien je suis malheureux, vous auriez pitié de moi !

Gustave s’était relevé, les larmes dans la voix et la figure toute bouleversée ; il se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son front dans ses mains.

— Monsieur, dit Ernestine, avec moins de colère car au fond, la déclaration de tels sentiments de la part d’un jeune homme touche toujours, je ne veux pas m’offenser de tout ce que vous venez de dire ; mais vous avouerez que votre conduite n’est pas convenable ; c’est le moins que je puisse dire. Si vous recherchez ma main, il faut d’abord obtenir l’aveu de mon tuteur et, tenez le voiet justement qui se dirige de ce côté, je vous laisse à lui.

Maximus arrivait en effet avec Céleste ; il paraissait d’une humeur excellente.

Ernestine disparut par une porte donnant sur le couloir et presqu’au même moment Gustave se trouvait en présence du digne châtelain et de sa sœur.

— Tiens, monsieur Laurens, dit Maximus, mais nous vous croyions parti.

— Pas encore monsieur, mais je dois partir bientôt et cette visite pourrait bien être à mon grand regret, une visite d’adieu.

— Ah ! Ah ! dam ! un militaire, il faut toujours que cela soit prêt à lever le camp d’un moment à l’autre, je n’aimerais pas ce genre de vie là moi. Eh ! Eh !

— Il était d’une humeur charmante l’honnête rentier.

— Mais où est donc Ernestine, continua-t-il, il me semble qu’elle était ici quand je suis entré ?

— En effet, Monsieur, dit Gustave, elle me quitte à l’instant : et j’allais justement vous parler d’elle quand vous avez mentionné son nom.

Je ne suis pas homme à faire des phrases, Monsieur, et je sais d’ailleurs que vous ne les aimez pas : Je m’expliquerai donc de suite.

J’aime mademoiselle votre nièce, monsieur, et j’ai honneur de vous demander sa main.

— Diable ! se dit Maximus avec un soubresaut, deux demandes du jour au lendemain ; cela promet.

— Vous me prenez à l’improviste poursuivit-il tout haut, et vous me donnerez bien le temps de considérer un peu la chose. J’aurai l’honneur de donner ma réponse dans trois jours.

— Dans trois jours, Monsieur, je serai ici et j’espère que vous ne rejetterez pas ma demande.

Gustave salua et sortit laissant Maximus et surtout Céleste tout abasourdis de cette demande ex abrupto.

Au moment Gustave sortait, Gilles traversait le couloir ; il avait entendu la substance de la conversation.

Les choses se gâtent dit-il et nous pourrions bien faire capot. Il est temps d’agir… Si du moins Pétrini peut venir ce soir !

Chapitre XIV.

À TROIS lieues du fleuve St. Laurent, en arrière de la ville de Québec, au milieu des montagnes qui forment la chaîne des Laurentides, se trouve une espèce de petit vallon traversé aujourd’hui par un excellent chemin de colonisation, mais qui, dans le temps où se passe notre histoire, était couvert d’une végétation tellement vigoureuse que l’accès en était, sinon impossible, du moins excessivement difficile.

C’était la forêt vierge dans toute sa grandiose nature, dans toute sa sauvage beauté.

De chaque côté du ravin s’élevaient des rochers escarpés, des pics inaccessibles. Les flancs de la montagne semblaient avoir été violemment déchirés par une éruption volcanique, et les roches calcinées conservaient encore cette teinte lugubre qui s’attache aux objets frappés par la foudre. Les chasseurs qui s’aventuraient parfois dans cette solitude prétendaient avoir entendu des bruits sourds qui leur avaient paru venir de sous la terre, au centre de la montagne.

Peu à peu, ces récits commencèrent à agir sur l’imagination populaire, et l’endroit passa pour un lieu maudit et hanté. Les habitants, en voyant de loin apparaître la masse sombre du Pic-Bleu, se signaient en tremblant et hâtaient le pas. Quand la nuit était bien noire, on apercevait parfois une lueur briller au haut de la montagne, mais cela était rare ; on ne manquait pas de dire alors que c’était l’âme en peine d’un inconnu qu’on avait trouvé mort au milieu du ruisseau quelques années auparavant, avec un couteau planté dans le cœur, et que cette âme errait sur le Pic pour indiquer aux voyageurs que l’endroit n’était pas sûr. Quoi qu’il en soit, le Pic-Bleu avait une mauvaise réputation, et ceux-là étaient braves qui osaient s’en approcher.

Tout au haut du Pic, du côté qui donne sur le vallon, un observateur attentif aurait pu remarquer une petite fissure dans le rocher qui, d’en bas, ne paraissait pas avoir plus d’un pied de largeur sur une hauteur d’environ trois pieds. Cette ouverture était entourée et comme cachée par des broussailles et par la tête d’un sapin qui avait poussé un peu plus bas sur le flanc même de la montagne. Une espèce de sentier semblait conduire jusque-là, mais il s’arrêtait à mi-chemin et le chasseur étonné se trouvait devant une véritable muraille, taillée dans le roc par la main de la nature. Cette muraille s’élevait à une cinquantaine de pieds. À cette hauteur, il y avait un enfoncement tapissé de mousse et couronné d’un bouquet de sapins rabougris ; c’est à trois ou quatre pas de cet enfoncement qu’était la crevasse dont nous avons parlé et sur la même ligne horizontale.

Au moment où se passe la scène que nous allons essayer de raconter, deux hommes se dirigeaient vers le sentier dont nous venons de parler. Il faisait presque nuit ; un fort vent de Nord-Est s’était élevé, et nos deux hommes se battaient les mains et soufflaient dans leurs doigts pour se réchauffer. De temps en temps, ils ralentissaient leur marche pour puiser largement au goulot d’une bouteille recouverte d’osier que l’un d’eux portait en bandoulière.

Arrivés au pied du rocher, ils s’arrêtèrent et l’un d’eux fit entendre trois coups d’un sifflet aigu.

— Pourvu que cet animal de Pierre ne soit pas soûl, dit l’un ; Jacques est absent, et le diable m’emporte si je n’ai pas peur de passer la nuit dans ce lieu maudit.

— Marquis, reprit son compagnon, je t’ai toujours dit que tu étais un ivrogne, je commence à croire que tu es un lâche.

— Lâche plutôt la bouteille, répondit le Napolitain ; — car c’était bien le même personnage que le lecteur se rappelle sans doute avoir entrevu lors de l’attaque faite sur Landau, à qui Laurens avait sauvé la vie.

Son compagnon n’était autre que maître André. Ces deux-là faisaient la paire et ils se complétaient l’un par l’autre, ces excellents garçons ; ils se comprenaient et s’aimaient, à leur manière c’est vrai, mais ce genre d’amitié en demeurant fort solide, se retrouve souvent au fond de ces cœurs endurcis par le crime, de ces natures que le vice a corrompues. Soldats tous deux depuis longtemps dans la bande commandée par Gilles et dont Pétrini était l’âme, ils se quittaient rarement. Gilles n’avait en eux qu’une médiocre confiance, mais Pétrini, qui connaissait mieux le cœur humain, savait qu’il pouvait compter sur eux. De leur passé, on ne savait rien ; ils n’en parlaient jamais ; mais ils avaient dû tomber d’assez haut, ou plutôt assez bas, car ils n’avaient jamais essayé de remonter. Ils avaient néanmoins conservé un certain vernis d’éducation qu’ils savaient retrouver au besoin. Ivrogne d’habitude, Beppo, ou le marquis, comme l’appelait son ami, sacrifiait tout à sa malheureuse passion… André se permettait bien, lui aussi, de temps à autre, de faire une petite noce, mais le jeu et les femmes l’absorbaient complètement.

Ils étaient là, adossés au rocher et regardant en l’air ; ils écoutaient. Deux ou trois minutes se passèrent ainsi, mais celui ou ceux qui devaient venir se faisaient attendre.

— Essayons encore, dit à la fin le marquis ; si le maître était ici, je ne donnerais pas grand’chose de la vie de ce damné de Pierre.

De nouveau, il siffla trois fois, en espaçant chaque coup de sifflet. Cette fois-ci, ils furent entendus ; une voix qui semblait sortir du haut du rocher prononça ces paroles « Chi tace sta ricco, » à quoi le marquis répondit d’en bas après avoir toussé trois fois et frappé trois fois dans ses mains : « Chi parla sta morto. »

— Attendez un peu, reprit la première voix.

Une lumière brilla tout à coup dans l’enfoncement du rocher au-dessus d’eux et dont nous avons déjà parlé ; puis la silhouette d’un homme se dessina sur la roche nue, en arrière, dans le rayon éclairé par la lumière. L’homme portait à la main une lanterne sourde, et de l’autre main il tenait une corde qu’il déroula lentement jusqu’à ce que le bout touchât le sol.

Montez vite, dit-il, car le vent menace d’éteindre la lumière.

André saisit la corde à deux mains et grimpa le premier ; mais le marquis, se défiant sans doute de ses forces, se vida le reste de la bouteille et l’avala d’un trait.

André était déjà sur le plateau :

— Triple bête ! dit-il à l’homme d’en haut, pourquoi laisses-tu ainsi ta lanterne en évidence ?

Et d’une main rapide, il fit disparaître la lumière derrière une anfractuosité du rocher.

— II y a quelque chose qui va mal, ici, continua-t-il, et si le maître y venait aussi souvent qu’autrefois, ce ne serait pas comme cela. Nous avons été obligés de donner le signal deux fois, maître Pierre.

— Est-ce ma faute, dit Pierre d’un ton bourru, si ce maudit vent de Nord-Est fait tant de bruit ? D’ailleurs, tu sais bien que Pégrine est malade et que je suis obligé de m’occuper un peu de l’intérieur.

— Assez parlé ! voyons un peu ce que fait le marquis, qu’il ne monte pas.

André s’avança au bord du rocher et chercha à distinguer en bas, mais il ne put rien voir ; il tira sur la corde, elle n’avait que son poids ordinaire.

— Diable ! diable ! grommela-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais aller voir.

Il empoigna la corde et se laissa couler en bas.

Arrivé là, il heurta du pied la bouteille vide, et trouva Beppo qui ronflait tout à côté.

— Satané ivrogne ! va, gronda-t-il, tu mériterais que je te laisse passer la nuit ici !

Il lui allongea un grand coup de pied dans un endroit spécial.

Le marquis poussa un grondement formidable, mais il ne s’éveilla point.

— Autant vaudrait animer une bûche, se dit André, il ne reviendra à lui que dans deux heures. Je ne puis pourtant pas le laisser dehors.

Après cette réflexion, André prit l’extrémité de la corde qui pendait, la fixa solidement sous les aisselles du marquis et remonta sur le Pic.

— Il est mort-ivre, dit-il à Pierre, il faut le hisser.

Les deux hommes se mirent à tirer la corde, et quelques instants après Beppo était déposé sain et sauf, mais toujours profondément endormi, sur le bord du roc.

— Maintenant dit André descendons-le à l’intérieur et il pourra cuver son vin tout à l’aise.

Il enleva le marquis sur ses épaules ; Pierre prit sa lanterne sourde et éclaira la marche.

Les deux hommes s’avancèrent sur une saillie étroite qui longeait le Pic l’espace d’une dizaine de pieds. Au bout de cette saillie était la fissure dont nous avons déjà parlé.

Pierre se glissa comme une couleuvre sous la tête du sapin et disparut. André eut un peu plus de peine à passer, à cause de Beppo qu’il lui fallut tirer après lui.

Les deux hommes se trouvèrent alors dans un couloir étroit et humide qui descendait par une pente assez raide à l’intérieur du Pic jusqu’au niveau du plateau ou Beppo s’était endormi. Des marches grossièrement taillées dans le roc vif formaient un escalier sinueux et évidemment destiné à tromper le pied d’une personne étrangère aux lieux, qui s’y serait aventurée sans guide ou sans lumière.

Ce couloir était, même en plein jour, complétement noir. La fissure du haut qui y donnait accès, s’ouvrait à angle droit sur son côté et était d’ailleurs obscurcie par les mousses et les broussailles qui la cachaient. Immédiatement à l’intérieur de cette fissure un énorme trou avait été pratiqué dans le flanc du rocher. On y avait adapté une grosse pierre fixée par des gonds en fer et tournant sur elle-même ; lorsque la pierre était dans sa case la fissure ou porte se trouvait ouverte. Pour la fermer on n’avait qu’à pousser la pierre qui venait boucher complétement l’ouverture, lui donnant à l’extérieur l’aspect d’une niche que la nature aurait ménagée dans le rocher. Un énorme verrou à l’intérieur retenait la pierre en cas de surprises.

Le couloir comme nous venons de le dire descendait par une pente raide jusqu’au niveau du premier plateau extérieur. À cet endroit, il tournait brusquement et courait en sinuosités irrégulières l’espace de cent verges, pour aller aboutir à une grotte immense dont les murailles et le plafond tapissés de stalactites s’illuminaient de mille reflets sous les rayons des torches de résine brûlant aux quatre coins.

Cette grotte était l’antichambre, et André y déposa le marquis sur le sable fin qui en formait le plancher.

Au fond, un goulot étroit donnait accès à une série de trois autres cavernes de moindres dimensions et dont la disposition singulière semblait un jeu de la nature.

Deux de ces cavernes, les plus rapprochées, étaient remplies de toutes espèces d’instruments d’orfèvrerie, de creusets, de moules et de fourneaux portatifs.

Dans un coin gisaient par terre deux marteaux géants.

Aux murailles étaient appendues un grand nombre d’armes de diverses sortes formant un arsenal complet. Ces deux chambres recevaient un peu de lumière par une fissure qui prenait jour au milieu de pics inaccessibles à une élévation de près de cinquante pieds. L’endroit où débouchait cette fissure par le bas, était la cuisine et le fourneau commun de l’établissement.

La quatrième grotte était un peu plus éloignée d’une dizaine de pas. Elle était ornée de quelques meubles ; trois chaises, une table et un assez bon lit. Des nattes et des peaux de bêtes en couvraient le sol. Dans un coin que formait l’enfoncement du roc une petite source d’eau claire jaillissait pour aller se perdre goutte à goutte au fond d’une ouverture qui formait une seconde issue à la caverne, au versant opposé de la montagne et sur une série de rocs perpendiculaires d’une hauteur à donner le vertige.

Au dehors, cette source s’échappait de rocher en rocher, s’alimentant d’autres sources sans-doute, pour retomber jusque dans le vallon où elle formait un ruisseau qui courait sous les bois.

Cette chambre était réservée au chef : l’entrée en était fermée par un rideau que personne ne devait franchir sans y être appelé.

Transportons-nous maintenant à cinq années en arrière. Un soir d’été, dans cette même grotte, un beau jeune homme était nonchalamment étendu sur le lit qui régnait dans l’angle, fumant un havane pur et lisant avec attention à la clarté de deux bougies de cire fixées dans un candélabre en argent massif.

Dans les cavernes voisines, on entendait le bruit des soufflets et des marteaux mis en action par une quinzaine d’individus travaillant au milieu du silence le plus complet. À travers le rideau on distinguait de temps à autre l’éclat subit de la flamme qui s’échappait d’un fourneau ou le reflet fauve produit par le contact d’un acide avec le métal en fusion.

Pétrini, car le beau jeune homme n’était autre que le médecin que nous connaissons, lisait sans se laisser distraire et prenait des notes chiffrées sur un calepin ; d’instant en instant, toute fois, son sourcil se fronçait et une expression de dépit venait mourir sur ses lèvres.

Tout-à-coup, le rideau s’agita d’une manière particulière.

— Entrez ! dit Pétrini sans changer de position. Le rideau se souleva discrètement et un homme en costume de voyage se présenta.

C’était notre ami Gilles Peyron.

— Tiens, fit Pétrini, vous voilà enfin ; savez-vous que vous êtes en retard de huit jours ? Nous sommes aujourd’hui au seize juillet, et vous deviez être de retour le huit.

— Maître, dit Gilles, je n’ai pu partir de New-York qu’avant-hier matin, j’ai voyagé sans relâche, j’arrive à l’instant même et me voici.

— Eh ! bien, quelles nouvelles ? apportez-vous de l’or au moins ?

— Les nouvelles ne sont pas bonnes. Les 6,000 piastres que j’avais ont été refusées par Fürt & compagnie. Il n’en ont voulu prendre qu’un sixième et encore à soixante pour cent de change. Quant à la balance, j’ai eu toutes les peines du monde à la changer en petits lots chez différents juifs à soixante-deux pour cent. Fürt prétend qu’il court des risques et ne peut pas écouler nos pièces. Enfin New-York ne paye presque plus, sur $6,000, toutes dépenses et escomptes payés, je ne rapporte que $2,100.

Giacomo prit un crayon et fit quelques chiffres sur son calepin.

— Ce qui fait, dit-il après un moment, $200 pour vos frais de voyage ?

— Il me semble que ce n’est pas tant pour une course de près d’un mois, si vous songez que je devais une balance d’hôtel pour le dernier voyage.

— Enfin, le pire n’est pas là. Mais comment diable Fürt peut-il se plaindre de notre monnaie, elle contient cinquante pour cent d’argent pur, et il me semble que l’exécution n’est pas mal.

Il prit dans une petite boîte sur la table, une dizaine de pièces de diverses sortes, qu’il fit sonner dans sa main et sur un morceau de marbre.

— Il me semble, que cela est pourtant bien frappé. Toute réflexion faite, poursuivit-il, je crois que New-York veut nous exploiter. Au surplus, nous verrons et peut-être que Boston nous paiera mieux.

Mais il y a autre chose, maître Gilles, et si vous ne m’apportez pas d’excellentes nouvelles, je n’en ai pas de bien meilleures à vous donner. Asseyez-vous d’abord et prenez un verre de quelque chose pour vous réconforter.

Il tira une bouteille de cognac avec deux verres, et tous les deux s’en servirent.

— Voyons, vite vos nouvelles, dit Gilles, j’ai hâte de savoir, car vous m’avez rendu inquiet.

— Vous allez l’apprendre en deux mots : nous sommes découverts ; la mine a sauté.

— Hein ! cria Gilles qui bondit sur son siége ; quelqu’un a donc parlé ?

— Non ; mais deux des nôtres ont été pincés par la police sur le marché de la Basse-ville et leur affaire s’instruit en ce moment devant les magistrats. Vous comprenez que dorénavant les autorités vont se tenir les yeux ouverts.

— La chose est-elle sue parmi les compagnons ?

— Pas encore à l’heure qu’il est ; l’arrestation n’a eu lieu que la nuit dernière.

Au surplus, venez avec moi, nous allons faire le tour de l’atelier, tout le monde y est, excepté Landeau et Luron.

— Ce sont donc eux qui sont arrêtés ?

— Oui.

Giacomo et Gilles sortirent et pénétrèrent dans les deux grottes du milieu.

Le travail qui était en pleine action s’arrêta comme par enchantement, et tous les hommes se découvrirent en présence du chef.

Le métal en fusion brillait dans les creusets. Sur des tables de pierre, autour des grottes étaient des débris de vases, d’ustensiles d’argent et de cuivre, tordus, brisés, déchiquetés.

Giacomo alla à chacun, encourageant celui-ci, réprimandant celui-là et questionnant de toutes les manières.

Au bout d’une demi-heure, tous deux rentrèrent. Pétrini avait l’air fort content.

— Rien n’est désespéré, dit-il, ces gens-là sont pleins d’ardeur et si Landeau et Viron ne parlent pas, nous aurons encore de beaux jours. New-York peut nous faire défaut, le Canada peut nous manquer, mais s’il le faut, nous inonderons l’Europe et nous ferons une moisson d’or.

Je vais maintenant me rendre en ville pour surveiller les choses par moi-même.

Sur le soir, il sortit avec un fusil en bandoulière et gagna Québec, plein d’espoir. Malheureusement, les rêves de Giacomo ne devaient pas se réaliser. La chose eut plus de retentissement qu’on s’y était attendu.

Poursuivis et guettés partout, les associés durent même se débander à un moment donné.

Les fourneaux s’éteignirent et la caverne redevint silencieuse.

Giacomo fut obligé de sacrifier ses ressources personnelles pour acheter le silence des uns et expatrier les autres.

Bref, ce fut une désorganisation et presque une déroute complète.

La société se maintint cependant, on ne sait trop comment, par une lueur d’espoir, un fantôme de succès futur que Giacomo faisait miroiter devant les yeux de ses compagnons. Mais lui-même et Gilles, qui savaient à quoi s’en tenir, étaient sûrs que les beaux jours étaient finis, et qu’une nouvelle combinaison devait être imaginée.

On a vu au commencement de cette histoire quelle était la nouvelle combinaison due au cerveau inventif de maître Peyron.

Cette veine avait l’avantage d’être moins dangereuse, moins difficile et moins coûteuse d’exploitation en restreignant la main-d’œuvre et en circonscrivant les bénéfices parmi un plus petit nombre d’associés.

CHAPITRE XV.

Revenons au Marquis et à André que nous avons laissés à la caverne, dans le dernier chapitre.

Le marquis dormait toujours du sommeil des ivrognes.

La vieille Zégine, accablée de rhumatismes, fumait une pipe noire, sur un lit de sapin, dans un coin, près du foyer.

André et Pierre s’assirent près d’elle et allumèrent leurs brûle-gueule.

— Y’a donc du nouveau, dit ce dernier que vous nous arrivez comme ça par un temps de chien ?

— Du nouveau ? Il faut s’entendre, maître Pierre ; est-ce que notre arrivée te surprend !

— Tiens, cette drôle de question. Pas le moins du monde ; mais les compagnons nous visitent si peu depuis quelque temps.

— C’est vrai, c’est vrai ; mais cela pourrait bien reprendre. Et tiens, d’abord, je suis venu de la part du maître.

— Vrai ? allons, ça me fait plaisir.

— Oui ; il doit venir ici dans deux ou trois jours, peut-être plus tôt, peut-être plus tard. Mais il ne sera pas seul ; il doit amener une dame avec lui, et ses ordres sont que la chambre réservée soit ornée du mieux qu’il sera possible.

La vieille Zégine ôta sa pipe de ses lèvres, ce qui indiquait chez elle un sentiment extraordinaire.

— Une dame ! fit-elle, une dame ! Eh ! bien, ce sera du propre, par exemple ; j’aimerais mieux y voir des argenteries et des petits dîners fins comme autrefois, avec tous les compagnons. On buvait dans des coupes d’or et on s’éclairait avec des chandeliers d’église ; le lendemain tout était fondu, et ça recommençait toujours avec du neuf. C’était le bon temps ! Et pas de dames, surtout ; c’est moi qui commandais !…

Elle remit sa pipe entre ses mâchoires édentées et poussa vers la voûte un profond soupir avec une pyramidale bouffée de tabac.

— Tais-toi donc, la vieille, dit Pierre, on ne sait ce qui peut arriver ; le maître…

L’apparition soudaine de Beppo lui coupa la parole.

Le marquis était dans un débraillé sublime de figure et d’accoutrement.

Corpo di Bacco, dit-il avec un bâillement, je crois que je souis ici !

— Et que la bouteille est vide, dit André, ça se voit. Marquis, je vous ai déjà averti que votre passion vous jouerait quelque vilain tour.

Accidente ! qu’est-ce qu’il y est donc ?

— Il y est que vous êtes soûl, marmotta Zégine, avec un regard de dédain.

— Moi soûl ! belle dame ; vous vous trompez, pure, pure ; j’ai dormi, voilà tout, et je souis monté ici en rêve.

— Assez ! dit André ; nous ne pouvons pas passer la nuit ici et il faut songer au retour. Allons, marquis, ficelez-vous et partons. Quant à vous, ajouta-t-il, en s’adressant à Pierre et à Zégine, rappelez-vous les ordres du maître ; tenez-vous prêts et surtout que la chambre soit belle. Voici de quoi vous approvisionner.

Il mit deux rouleaux d’argent dans la main de Zégine, après quoi, lui et le marquis quittèrent la caverne par le même chemin qui les y avait amenés. Il était minuit, mais le temps était clair. En descendant la colline, André crut apercevoir une ombre traverser le sentier à vingt pas d’eux. Il arma son fusil.

— Ce n’est rien, dit le marquis, c’est probablement quelqué lièvre qui régagne son logis.

— C’est un lièvre qui a le pas lourd dans tous les cas, répondit André, et nous ferons bien de nous tenir sur nos gardes.

Ils sortirent du bois, le marquis songeant que la bouteille n’était peut être pas vide et que ce reste serait perdu, pendant qu’André, tout pensif, marmottait à part lui :

— Ce doit être ce maudit Landeau !

Le soir même du jour où Gustave Laurens avait demandé la main d’Ernestine, Giacomo Pétrini entrait dans l’avenue bordée d’ormes et d’érables qui conduisait à Mont-Rouge.

Il avait à peine fait quelques pas, lorsque Gilles arriva à sa rencontre. L’honnête intendant avait la figure longue d’inquiétude.

— Mauvaises nouvelles, dit-il, il faut que je vous parle de suite et sans témoins. Rebroussons chemin et marchons un peu sur la grande route.

— Diable ! qu’est-ce encore ? Le fait est que depuis quelque temps, vous n’avez que de mauvaises nouvelles à m’annoncer.

— Vous croyez que c’est peut-être pour mon plaisir ? merci !

Dans tous les cas, voici ce que j’ai à vous dire. Il est incontestable, maintenant, que Landeau a parlé et que l’officier connaît notre secret. Bien plus, la demoiselle doit en connaître quelque chose et peut-être aussi ce damné Chagru. Tous deux m’ont regardé d’une façon particulière aujourd’hui, et ils ont causé longtemps ensemble. Le diable m’emporte si je ne sais ce qui m’a poussé à mettre ce bonhomme dans nos plans ; nous aurions pu parfaitement nous passer de lui et il ne nous cause que des embarras. Pourvu toujours que Maximus ne soit pas instruit de tout, rien n’est encore désespéré. Cependant mon opinion est qu’il vaudrait mieux agir de suite ; c’est plus prudent. Vous savez que ce Laurens a demandé la main à Ernestine.

— Diable ! alors, c’est entre nous deux guerre à mort et vous dites bien, il faut agir de suite. Ce n’est plus seulement une mesure de prudence, mais un acte de nécessité. À la guerre comme à la guerre, il va se servir de tous ses moyens ; usons de tous les nôtres. À quel plan vous êtes-vous arrêté ?

— Au seul possible : il faut enlever l’héritière. Nous pourrons ensuite la rendre pour une somme convenue.

— Comment la rendre, maître Gilles ! Je ne veux pas du tout la rendre, je l’aime, moi, cette jeune fille, et je prétends la garder, même en perdant la dot.

— Alors, nous ne nous entendons plus.

— C’est ma volonté ! Et malheur, à qui oserait se mettre en travers !

— Pas tant d’aigreur, mon maître ; vous oubliez un peu nos petites conventions et nos positions respectives. Ce n’est plus le chef des faux monnayeurs et son lieutenant qui parlent aujourd’hui ; rappelez-vous bien cela ; nous avons traité et nous traiterons encore sur un pied d’égalité. Je vous ai proposé une affaire, vous l’avez acceptée ; si vous voulez y faire de la passion et trancher du héros de roman, je ne veux pas que ce soit à mon détriment ; autrement et à mon tour je vous dirai : malheur à vous !

— Comment ! vous oseriez ! dit Pétrini d’un ton considérablement baissé.

— Non seulement j’oserais, mais j’ose, mon maître. Mais tenez, laissons cette querelle dont nous ne pouvons bénéficier ni l’un ni l’autre et continuons à parler d’affaires, cela vaudra mieux.

— Voyons, votre plan ? dit Giacomo tout-à-fait dompté.

— Puisque vous êtes devenu raisonnable, le voici : Nous sommes aujourd’hui à vendredi. Dimanche sur les neuf heures du soir, trouvez-vous à la caverne, je vous conduirai votre fiancée. Quant aux détails, je m’en charge, c’est mon affaire. Pierre et Zégine sont déjà prévenus. Une fois la jeune fille en notre possession, nous pourrons parlementer et négocier ; enfin nous aviserons ; le plus pressé est de la faire disparaître :

— Mais ce Laurens, va nous faire un obstacle !

— Tout est prévu, mon maître. Il part le même soir pour Montréal. Les deux absences vont coïncider presque. Comprenez-vous la fureur de Maximus, si un ami lui laisse entendre délicatement que notre officier n’est peut-être pas tout-à-fait étranger à l’affaire ?

— C’est une idée ; maître Gilles vous avez du génie !

— Il est bien heureux que vous vous en aperceviez à la fin.

Maintenant, c’est entendu : Dimanche soir à neuf heures. Jusque là, motus ! Allez voir votre fiancée et tâchez d’être aussi aimable que possible. Surtout veillez à votre physionomie si l’on vous fait des allusions.

Gilles pirouetta sur ses talons et gagna la ferme en sifflotant un petit air joyeux.

Giacomo se dirigea vers le château où son arrivée fut saluée comme aux plus beaux jours.

Ernestine eût même pour lui de petites attentions qui réjouirent le cœur du jeune médecin.

Une femme s’attache volontiers aux grands vices comme aux grandes vertus, pourvu que l’objet de son amour sorte de la ligne ordinaire. Les extrêmes la captivent, en bien comme en mal. Nous constatons le fait sans prétendre l’expliquer.


Cependant, le Dimanche était arrivé avec un de ces soleils magnifiques qui semblent apporter une vitalité nouvelle à toute la nature. Les arbres en fleurs répandaient dans les airs ces senteurs embaumées qui fouettent le sang et remontent les esprits. Tout avait un aspect gai, un air de fête, les feuilles des grands ormes et des érables géants bruissaient harmonieusement, sous les caresses d’une brise tiède et parfumée ; pendant que sous leurs ombrages, le long de la route les femmes et les enfants en habits de fête se reposaient en attendant l’heure de la messe. Partout, des groupes souriants et animés ; ici deux ou trois vieillards à cheveux blancs cheminaient en fumant leurs pipes neuves, leur habit sous le bras, la cravate détachée, racontant leurs faits et gestes du temps passé, cet éternel sujet des causeurs sur le retour. Plus loin marchaient d’un pas pesant et penché des groupes de ces robustes laboureurs dont le pied droit semble toujours par un mouvement instinctif, chercher le sillon absent. Habit bas, comme leurs aînés, ils parlaient des semences passées, des foins et de la moisson prochaine.

« Le mil et le trèfle rendaient-ils beaucoup ? et la mouche gâterait-elle les blés ? » Quelques-uns — des riches — dédaignaient ces sujets communs et tranchaient dans la politique du jour. « Appuieraient-ils le ministère aux prochaines élections ? on ne savait pas ; la gauche avait bien ses mérites et Papineau avait dit son fait au Gouvernement. »

Venaient ensuite les groupes de jeunes gens fagotés de leur mieux et faisant de l’œil aux jeunes belles de l’autre côté de la route. Heureux celui qui possédait un chapeau de castor et un tuyau de pipe immaculé projetant de cinq ou six pouces hors de la poche du gilet ; si, avec cela, il avait une paire de bottes anglaises, ses compagnons ne le tutoyaient plus.

Quant au jeune gandin, propriétaire d’une montre en argent avec la chaîne en acier poli — celui-là avait passé l’hiver dans l’Amérique — il trouvait à chaque cinq minutes des raisons pour regarder l’heure et faire sautiller ses breloques, afin d’intimider ses voisins, dont les yeux brûlaient d’envie. Les jeunes filles se montraient discrètement du doigt en chuchotant entr’elles et les mères calculaient tous les avantages d’un gendre qui peut dire exactement l’heure à chaque moment de la journée et peut-être corriger la pendule du bedeau à l’Angelus du midi.

Tout cela marchait gaiement, aspirant l’air à pleins poumons, insoucieux du lendemain et sans remords dans le passé.

Heureuse simplicité des mœurs de nos campagnes qui va se perdant tous les jours pour faire place aux appétits du gain, aux exigences du luxe qui plissent les fronts, font pencher les têtes soucieuses et voilent les limpidités du regard.

Ce jour-là, après les offices. Ernestine allait faire sa promenade soit en voiture avec Maximus et Céleste, soit à cheval, accompagnée d’un domestique lequel, depuis un certain temps n’était autre que notre ami Chagru.

L’honnête marin avait bien ses petites répugnances à enfourcher le grand cheval anglais, et se trouvait moins à l’aise en selle qu’à la roue du gouvernail : mais, pour la demoiselle, il n’y avait rien qu’il ne fût prêt à faire, et lorsque le tangage était trop fort, il embrassait le col de son coursier comme dernière planche de salut.

Ce jour-là, la promenade en voiture n’eut pas lieu. Gilles s’était arrangé de manière à retenir Maximus et sa sœur à la maison — ce qui d’ailleurs n’était pas un fait extraordinaire, — et à six heures, Ernestine partit seule, à cheval, suivie de Michel Chagru. Elle devait revenir vers les huit heures pour le dîner.

Il y avait déjà assez longtemps qu’elle chevauchait sur le grand chemin et sous les couverts à travers le domaine de Maximus, lorsque le père Chagru ôtant son chapeau et montrant le soleil qui disparaissait derrière les grands arbres fit respectueusement remarquer à la jeune fille qu’il était peut-être temps de revenir au château.

— Bah ! fit-elle en regardant à sa montre, nous avons encore une grosse demi-heure devant nous, et rien ne presse, il fait si beau. Je veux d’ailleurs visiter une source qui doit être dans ces environs et dont Monsieur Peyron m’a parlé ce matin. Il paraît que c’est très joli et qu’il y a de petites fleurs fort rares le long du ruisseau. Il m’a parlé d’un érable aux feuilles rouges et je l’aperçois justement là-bas ; ce doit être dans cette direction, allons-y.

Elle lança son cheval et Chagru suivit sans mot dire.

Au bout de cinq minutes, ils débouchèrent dans une clairière circulaire d’aviron cent pas de diamètre et tapissée d’un fin gazon. Au milieu de cette clairière, et sur une petite éminence s’élevait l’érable au feuilles rouges dont nous avons parlé. À ses pieds, dans le flanc de la butte et entre deux roches grisâtres, une source jaillissait fraîche et limpide pour se répandre ensuite en murmurant sur les cailloux polis, et former un petit ruisseau qui serpentait entre une double haie de rosiers sauvages.

Ernestine sauta légèrement de son cheval et vint tremper ses mains dans l’onde claire.

— Comme c’est joli, dit-elle, en faisant jaillir les brillantes gouttelettes comme autant de perles entre ses doigts ; et dire que je ne connaissais pas encore cet endroit charmant. Il faudra que j’y revienne tous les jours. Dites donc, vous me ferez un petit berceau auprès de la source et j’y amènerai cette bonne tante Céleste : elle sera enchantée.

La jeune fille folâtra longtemps le long du ruisseau, cueillant les roses dont elle se fit un énorme bouquet.

Le soleil était entièrement disparu et les ombres commençaient à se répandre au milieu des grands arbres.

— Je crois, Mademoiselle, qu’il vaudrait mieux nous en retourner. Voici de gros nuages qui m’annoncent rien de bon, et nous aurons tout juste le temps d’arriver avant la pluie.

En effet, des masses noires et menaçantes amoncelées vers le nord, commençaient à se mouvoir avec une vitesse inquiétante.

— Rentrons, dit la jeune, fille ; nous serons peut-être un peu trempés, mais je n’ai pas peur, ce ne sera pas la première fois.

Chagru, lui amena un cheval et elle allait monter en selle, lorsque tout-à-coup, d’un bosquet voisin, deux hommes masqués s’élancèrent en même temps.

L’un d’eux appliqua à Chagru un vigoureux coup de poing sur le derrière de la tête. Le bonhomme trébucha et roula sur le bord du ruisseau.

Avant qu’il eût pu se relever, les deux hommes avaient empoigné Ernestine, et s’étaient élancés avec elle dans le bois, sans tenir compte de ses cris déchirants.

— Silence ! la petite, dit l’un d’eux, ou nous allons vous étourdir !

Ils continuèrent leur course, avec leur léger fardeau pendant une demi-heure, à travers le bois, poursuivis de près par Chagru qui s’était relevé furieux et leur donnait la chasse.

Ernestine ne criait plus ; elle s’était évanouie.

« — Tant mieux, disait Beppo, en courant toujours, — car les deux hommes n’étaient autres que André et le noble marquis, — tant mieux, corpo di Bacco ! la petite ne crie plus ! dans cinq minutes ce maudit vieux ne pourra plus nous suivre, il fait déjà presque noir.

En effet, au bout de quelque temps, le père Chagru n’ayant plus un son pour se guider fut obligé de ralentir sa course ; il n’y voyait presque plus d’ailleurs à cause de la nuit qui tombait rapidement avec l’orage, et parce que ses yeux, fouettés par les branches se gonflaient douloureusement. À la fin il s’arrêta épuisé.

— Perdue ! dit-il d’un air de profond découragement, perdue ! Qu’est-ce que son oncle va dire ! Et pourtant, Dieu sait que ce n’est pas ma faute !

La pluie tombait alors en larges gouttes qui fouettaient les feuilles des arbres.

Chagru resta quelques instants songeurs et indécis. À la fin, il secoua sa torpeur et se mit en marche pour s’en retourner.

Quand il sortit de sous le couvert et déboucha sous la clairière, l’orage s’était déchaîné avec violence et faisait gémir les arbres, sons son souffle furieux pendant que les éclats de tonnerre roulaient dans le lointain.

Les deux chevaux étaient disparus, sans doute, la peur les avait pris et ils avaient regagné le château qui se trouvait à une distance de près de deux milles.

— Allons, se dit Chagru, dépêchons-nous, en faisant une battue nous pourrons peut-être la retrouver d’ici à demain matin…

Et il partit au pas de course à travers les champs, murmurant à part lui :

— Ce maudit docteur doit y être pour quelque chose !

Cependant André et le marquis continuaient leur marche sous le bois avec Ernestine toujours évanouie.

Beppo avait jeté un sarrau de toile sur la tête de la jeune fille pour la garantir de la pluie et des branches.

Après environ une heure de marche silencieuse, ils arrivèrent au plateau que nous avons déjà décrit dans un chapitre précédent. Ils donnèrent le signal et hissèrent la jeune fille jusqu’à la corniche supérieure où, cinq minutes après, ils étaient grimpés à leur tour.

Ernestine n’avait pas encore ouvert les yeux, et sa figure avait la blancheur du marbre. Un souffle lent et léger qui soulevait sa poitrine annonçait seul que la vie ne l’avait pas abandonnée.

Ils la transportèrent dans la dernière caverne et la déposèrent sur le lit du maître, après quoi ils se retirèrent discrètement en laissant Zigine auprès d’elle.

— Sacrebleu ! dit Pierre, quand les deux hommes furent revenus, dans la grotte d’entrée, vous avez là une jolie prise, et vous êtes d’heureux coquins, mes compères !

— Motus ! mon vieux, dit André, c’est au maître, ct, tu comprends, c’est sacré !

C’est tout de même un beau brin de fille et le maître ne se mouche pas dans le coton : c’est mon idée !

— Le coquin a bon goût ! glissa le marquis ; mais moi, je préfèrerais autre chose : j’ai une soif d’enfer ! vrai comme je dis, corpo e sangue !

— Et quand est-ce que vous n’avez pas soif, marquis de mon cœur ? dit André. Cependant, pour cette fois, je suis de votre opinion. Pierre, donne-nous, quelque chose à boire, nous sommes mouillés comme une soupe.

André jeta du bois sec dans le foyer pendant que Pierre tirait d’un vieux bahut une bouteille de cognac, à laquelle les trois hommes, le marquis surtout, firent un accueil flatteur.

Au bout d’un quart d’heure, ils fumaient leurs pipes dans ce demi-engourdissement si recherché des connaisseurs et par malheur si souvent dépassé, lorsqu’un signal aigu se fit entendre de l’extérieur. Pierre fit disparaître la bouteille et s’élança dans le couloir.

Cinq minutes après, la tête fuyante de Gilles Peyron se montrait dans l’entrée.

— Est-ce fait ? dit-il, en s’adressant aux deux compagnons.

— La petite est là qui dort, dit le marquis, en montrant la chambre de réserve, et elle dort bien. Gilles alla s’assurer de la chose, après quoi il revint, et sans s’asseoir :

— C’est bien, dit-il, il faut que je me sauve de suite ; nous sommes à faire une recherche dans les bois du domaine, et mon absence trop longue pourrait être remarquée.

Demain midi, vous viendrez prendre mes ordres à la ferme. En attendant, ne sortez pas d’ici, et vous, marquis, ne vous grisez pas surtout.

— Oh ! qué non ! qué non !…

Gilles n’attendit pas la fin, et disparut derrière le coude du goulot, qui servait d’entrée.

Cinq minutes après, Pierre, André et le marquis ronflaient près du feu, à côté de la bouteille vide.

CHAPITRE XVI.

En arrivant au château, Chagru n’avait pas pu longtemps cacher l’affreuse nouvelle. Toute la maison fut jetée dans un émoi impossible à décrire.

Maximus se promenait à grand pas, l’œil en feu et la bouche contractée ; Gilles Peyron s’arrachait les cheveux, et Pétrini, qui se trouvait là par hasard, semblait frappé de stupeur pendant que Céleste poussait des cris comme le ciel dut en entendre des derniers survivants du déluge.

— Tout-à-coup, Pétrini se leva comme poussé par un ressort et marcha droit vers Maximus.

— Il n’est pas question de se lamenter, dit-il, il faut agir, et agir vite. Du temps qu’il fait les brigands qui ont osé porter la main sur Mlle Ernestine ne peuvent pas aller loin. Ils ne supposeront pas d’ailleurs que nous allons les relancer ce soir et nous les prendrons peut-être à l’improviste.

Maximus se retourna vers le jeune italien et lui saisit vivement les mains.

— Brave enfant, va ! dit-il, Dieu te récompensera et je serai fier de te nommer mon fils.

En moins de cinq minutes, tout le personnel du château avait été réuni autour de Maximus, de Pétrini et de Gilles Peyron, neuf personnes en tout, bien armées et protégées contre la pluie par d’amples manteaux.

Les chevaux furent amenés et l’on se mit promptement en selle.

Au moment du départ, Duroquois arriva comme une bombe au milieu de la petite troupe.

— J’apprends à l’instant le malheur, dit-il tout essoufflé à Maximus, et je viens vous aider. Ah ! les brigands ! Nous les tuerons, fussent-ils le diable en personne ! suffit !

Maximus lui serra la main en silence et fit amener une monture, c’était celle d’Ernestine.

Duroquois se campa sur ses étriers en marmottant des menaces.

— En route maintenant, cria Pétrini, il n’y a pas une minute à perdre.

La petite troupe s’ébranla et partit au galop à la suite du père Chagru qui courait à l’avant-garde avec François, le garçon de ferme.

Les deux vieux marins se tenaient à la crinière pendant que les chevaux, fouettés par une pluie battante, bondissaient avec une rapidité vertigineuse à travers champs et fossés.

— Quel tangage ! mon vieux, râlait Chagru entre deux bonds ; on se croirait sur un ras de marée, quoi ! Avec ça, un clapotis que le cœur m’en fait mal !

François mâchonnait sa chique sans pouvoir parler et se tenait ferme à la crinière.

Au bout d’un quart d’heure, on arriva à la clairière où toute la trouve fit halte, et où on laissa les chevaux.

Giacomo qui avait pris le commandement, divisa ses dix hommes par groupes de deux.

Il se fit indiquer par Chagru la direction qu’avait prise les ravisseurs d’Ernestine, et il fut décidé que chaque groupe marcherait dans cette direction, sur des lignes parallèles, à une distance de cent pas, en ayant soin de se tenir toujours à portée de voix.

Pétrini se trouvait avec Maximus qui portait une lanterne sourde ; à leur gauche étaient François et Chagru, tandis que le groupe de droite était composé de Duroquois et de Gilles Peyron. Les deux autres groupes formaient chacun l’extrême côté.

Dans cet ordre, ils entrèrent sous le couvert en faisant le moins de bruit possible.

À chaque instant, Maximus et Pétrini s’arrêtaient pour écouter et s’orienter le mieux qu’ils le pouvaient dans l’ombre, et s’aidant des rayons blafards de la lanterne sourde.

Au bout d’une demi-heure, ils n’avaient encore fait qu’un mille environ.

Pétrini connaissait parfaitement tous les coins et recoins de cette forêt ; mais il était trop rusé pour faire part de cette circonstance à Maximus ; bien au contraire, à chaque moment, il s’adressait à lui pour savoir s’ils ne s’étaient pas égaré et s’ils suivaient toujours la bonne direction. Maximus lui-même n’était pas très-sûr de son chemin.

À un moment donné, il s’arrêta et appela tout son monde autour de lui, pour reprendre le rhumb du vent.

L’un des valets de ferme constata que Maximus, au lieu de s’avancer en ligne droite, avait parcouru presque un demi-cercle.

Peut-être Pétrini n’était-il pas étranger à cette déviation.

Maximus s’emporta contre lui-même.

— Comment diable ai-je pu me tromper ainsi ? dit-il ; c’est une demi-heure de perdue. Allons ! remettons-nous dans la bonne voie et en route !

La petite caravane reprit son ordre de marche et s’avança à travers les branches et les buissons ruisselants de gouttes de pluie qui fouettaient la figure et pénétraient sous les manteaux.

Gilles Peyron, comme nous l’avons vu, se trouvait en compagnie de Duroquois.

Tout-à-coup, il arrêta ce dernier et, lui saisissant le bras, se mit à écouter.

— N’avez-vous rien entendu, dit-il ?

— Mais non ; fit naïvement Duroquois.

— Il me semble pourtant avoir reconnu une voix humaine, et si je ne me trompe pas une voix de femme là-bas, sur la gauche.

— C’est curieux que je n’ai rien entendu ; positif !

— Après tout, je pourrais m’être trompé, et je n’oserais pas arrêter toute la troupe pour si peu, ce serait perdre un temps précieux, sans aucun résultat peut-être. Pourtant si c’était elle !

Faisons une chose. Continuez avec les autres et tenez votre place ; pendant ce temps-là, je vais aller faire une petite course dans la direction où j’ai entendu le cri ; je vous rejoindrai à la lisière de l’autre côté du bois.

Sans attendre la réponse de Duroquois, il s’élança et disparu dans la nuit.

Ce dernier continua sa marche et rejoignit la ligne en faisant des vœux pour le succès de l’honnête intendant.

Quant à Gilles, nous avons vu dans le chapitre précédent quel avait été le but de sa course.

À la fin, la troupe arriva de l’autre côté de la forêt, dans une éclaircie qui se trouvait à environ trois milles du point de départ.

Rien n’avait été découvert et Gilles manquait à l’appel.

Duroquois expliqua son absence. Maximus eut une lueur d’espoir.

— Noble cœur ! dit-il, que Dieu bénisse ses efforts ! Il aura un nouveau titre à ma reconnaissance, à mon amitié !

À la demande de Maximus, on s’installa sous un grand pin, et comme l’orage avait beaucoup diminué l’un des hommes alluma un grand feu autour duquel chacun vint s’asseoir pour sécher un peu ses habits.

Cependant le temps se passait et Gilles Peyron ne revenait pas. Maximus était sombre et gardait le silence, pendant que Pétrini faisait entendre des soupirs prolongés.

François et le père Chagru s’étaient retirés un peu à l’écart et causaient à voix basse en fumant leurs pipes assis sur le tronc d’un érable renversé.

— Quel temps de chien ! disait Chagru, et pas une étoile, encore ! je donnerais quelque chose pour être revenu.

— Bah ! répondait François, nous en avons enduré bien d’autres. D’ailleurs, je me console en pensant que l’intendant est aussi mouillé que nous.

Ça, c’est pas mal vrai ; vous continuez donc à le détester ce cher homme ?

— Avec çà que vous paraissez l’aimer pas mal, vous, par exemple.

— Le fait est que c’est un fieffé pendard.

— Et qui veut se faire passer pour un petit saint. Mais vous le connaissez comme il faut, vous, père Chagru ?

— Un peu trop, pour mon malheur. Je puis bien vous dire ça à vous qui êtes un homme de mer et par conséquent un vrai cœur, — il ma raconté un peu de sa vie et ce n’est pas de l’eau douce. Il a fait de vilains coups dans l’Amérique et de l’autre côté aussi.

— Il a été dans l’Amérique ?

— Oui et il s’est marié avec une fille riche, la fille d’un juif…

— Comment ! mais si c’était !…

— Tonnerre ! à présent ça me frappe aussi : c’est lui ! Et dire que je n’y ai pas pensé avant aujourd’hui. Nom d’un nord-est ! Ça cadre juste avec ce que vous m’avez conté l’autre jour ! En v’la une découverte !

— Chut, père, nous en reparlerons une autre fois et nous tâterons le terrain. Si c’est ça je lui promets une danse. V’la l’animal qui arrive. Quand on parle du diable, on voit ses cornes. Rentrons nos voiles.

En effet, Gilles Peyron, arrivait en ce moment et se jeta près du feu, haletant et trempé jusqu’aux os.

Tous les yeux se tournèrent vers lui pleins d’anxiété.

— Rien, murmura-t-il, en réponse à ces regards, rien ! Et pourtant Dieu sait si j’ai couru, si j’ai cherché !

— Mon Dieu ! mon Dieu, dit Maximus d’un air accablé, est-il possible, est-il possible ! Il baissa la tête, puis au bout d’un instant il ajouta :

— Il est minuit passé ; retournons au château, mes amis, demain nous essaierons encore.

Ah ! Dieu m’afflige, mes enfants, Dieu m’afflige ! Et deux larmes roulèrent sur ses joues.

On s’en retourna un peu plus vite qu’on n’était venu ; et, sur les trois heures du matin, tout le parti reposait au château, à l’exception de Maximus, qui se promenait d’un pas fiévreux dans sa bibliothèque en songeant au coup terrible qui venait de le frapper d’une manière si imprévue.

Le lendemain, ou plutôt le même jour, dans la matinée Maximus se préparait à se rendre à la ville pour requérir l’assistance des autorités, pendant que des groupes occupaient déjà les bois d’alentour, et cherchaient la trace des ravisseurs.

Il allait franchir le marchepied de sa voiture quand Laurens arriva comme un ouragan, au triple galop de son cheval, et sauta sur le sable de l’allée.

— C’est donc vrai ? mon Dieu, cria-t-il, je viens d’apprendre la nouvelle au moment de mon départ.

Maximus le regarda d’un air singulier.

— Oui, dit-il, c’est vrai, et j’espère que nous démasquerons les coupables ou le coupable, car je m’en vais de ce pas prévenir la justice.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Quelle affliction ! quel coup épouvantable ! Et moi qui l’ai laissée si gaie avant-hier ! Ah ! Maintenant, je ne pars plus. Il faut que nous la retrouvions. Si vous voulez me le permettre je vous accompagnerai.

Allons d’abord prévenir la justice.

— Merci, dit Maximus, que la douleur franche du jeune homme touchait profondément, merci monsieur : dans le malheur où je suis, je ne puis pas avoir trop d’assistance. Laissez reposer votre cheval ici, vous prendrez place avec moi.

Gustave sauta sur le siége et le cocher partit à fond de train vers la ville.

Le même jour et vers la même heure à quelques arpents du Pic Bleu, Luron et Beppo fumaient tranquillement leurs pipes, assis sur le tronc d’un hêtre renversé.

— Comme ça, maître André, tou as vou la petite cematin ?

— Tiens ! c’te demande !

— Et elle est réveillée ?

— Réveillée ? Plus réveillée ? que toi marquis ; seulement elle a un grand tort, elle ne veut pas rester avec nous.

Per Dio ! Elle est fière, celle-là ; la chambre d’honneur !

— Il paraît qu’elle est encore mieux logée chez son oncle.

— II est riche, le bonhomme — Oui ! et il paiera gros !

— Hum ! On ne sait pas.

— Comment ! S’il ne veut pas, nous saccagerons sa maison. Je me charge de la cave ; quelles bonnes bouteilles il doit y avoir.

Et le Napolitain se passa la langue sur les lèvres.

— Dans tous les cas, Marquis, nous n’avons rien à voir là-dedans, c’est l’affaire du chef.

— Oui, oui, l’affaire dou chef ; il me semble que nous faisons depuis longtemps l’affaire dou chef, sans que le chef fasse la nôtre.

— Que veux tu, marquis ? l’homme est un dé ; s’il tombe sur le six, il marque un, s’il tombe sur l’un, il marque six.

— C’est ça nous sommes tombés sur le six ; c’est évident ; toujours…

À ce moment, une main pesante se posa sur l’épaule du marquis. Il fit un soubresaut et tous les deux se retournèrent ; Pétrini était derrière eux.

— Nous sommes perdus, se dirent mentalement les deux aventuriers.

Cependant la figure du chef n’exprimait pas la colère ; au contraire, il était souriant, ce qui était assez rare quand il faisait face à ses subordonnés.

— Comme cela, mes gaillards, vous vous la passez assez douce, à ce qu’il me semble !

Le marquis avait déjà fait disparaître sa pipe, par prudence autant que par respect.

— Nous nous reposions oune peu ; la nouit a été doure, dit-il.

— Oui, oui ; je sais, dit Pétrini ; mais cela ira mieux, dans quelque temps ; j’espère que les beaux jours reviendront, ayez confiance. Je suis un peu pressé pour le moment, mais vous aurez du neuf avant peu.

Sur ces mots, il s’élança à travers les branches dans la direction du Pic Bleu, laissant les deux hommes dans le plus profond étonnement ; car ils n’étaient pas habitués à ces familiarités de la part de leur chef.


Ernestine était assise dans sa grotte, ou plutôt couchée sur un banc à bras recouvert en velours rouge.

Depuis le point du jour, elle n’avait pas changé de position et s’était refusée de répondre à toutes les questions de la vieille Zégine.

Elle paraissait plongée dans un abattement profond.

— Mon Dieu, se disait-elle, est-ce que je dors ou suis-je éveillée ? Ne serais-je pas sous l’effet de quel qu’affreux cauchemar ! Pourtant, je me souviens bien ; la source était là ; je regardais les fleurs ; ils se sont élancés sur moi, j’ai senti les branches qui me fouettaient la figure, puis… je me suis éveillée ici, dans cette prison, Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait. Oh ! mon pauvre oncle ! sait-il où je suis ; et Giacomo ? si au moins…

À ce moment la portière se souleva doucement ; Ernestine se retourna ; Pétrini était devant elle, pâle, les vêtements en désordre et un doigt sur la bouche.

— Chut ! fit-il, pour réprimer un cri qui allait s’échapper des lèvres de la jeune fille ; ma vie et la vôtre sont en danger, silence !

— Mon Dieu ! murmura-t-elle tout bas, en tendant les mains vers Pétrini, c’est bien vous ? Alors, je suis sauvée !

— Pas encore, dit-il en serrant les deux mains qu’elle lui tendait, mais nous allons au moins y travailler. Que je me remette un peu. Ah ! j’ai eu bien du mal, pour parvenir jusqu’ici et vous trouver.

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues et il se laissa tomber sur un banc comme écrasé par la faiblesse et l’épuisement.

Décidément, c’était un grand comédien que Giacomo Pétrini.

Quand il eut soupiré et qu’il se fut essuyé le front pendant plusieurs minutes, il reprit d’une voix presque mourante :

— D’abord laissez-moi vous dire que j’ai vu votre oncle ce matin ; il est triste mais plein d’espoir. Ah ! s’il pouvait savoir, maintenant, que je vous ai retrouvée !

— Mais il le saura bientôt, n’est-ce pas ?

— Si je sors d’ici vivant, je vous le jure !

— Dieu ! est-ce que vous seriez prisonnier, vous aussi !

— Chut ! ne parlez pas si haut. Vous ne connaissez pas le lieu où vous êtes. C’est une immense caverne, remplie de bandits et d’armes de toute espèce. À l’heure qu’il est nous sommes entourés, et, d’un moment à l’autre, si l’on soupçonnait ma présence ici, on pourrait me tuer sans merci.

— Alors nous sommes donc perdus, grand Dieu.

— Pas encore, je vous l’ai dit. C’est une espèce de miracle qui m’a conduit ici. En battant la forêt — car depuis hier, nous sommes tous à votre recherche — j’ai trouvé dans la montagne une fissure dans laquelle je me suis engagé, poussé par la Providence sans doute. Après des efforts inouïs, je suis parvenu jusqu’à vous. Tout me porte à croire que ce chemin par lequel j’ai passé n’est pas connu des bandits qui vous retiennent prisonnière, car il n’était pas gardé. Cependant, ils sont là sept ou huit dans la caverne voisine, j’ai entendu leurs voix. Si je puis retourner par le même chemin sans être vu, nous reviendrons en force pour vous sauver ; mais si je suis découvert…

— Alors ?

— Alors, dit-il d’une voix douce et en penchant la tête, alors priez Dieu pour moi, car ma fin sera proche !

— Puisqu’il en est ainsi, emmenez-moi avec vous, et, s’il faut mourir nous mourrons ensemble ; car ajouta-t-elle en tendant les bras vers lui, et lui saisissant les mains je sens que je ne vous survivrais pas !…

— Oh ! mon Dieu ! dit Pétrini, tant de bonheur et la mort si proche !

Mon Dieu est-il possible !

Il se tordait les mains et pleurait à chaudes larmes.

Emmenez-moi, emmenez-moi ! disait Ernestine.

— Hélas ! c’est impossible ; vous ne pourriez jamais franchir les précipices à travers lesquels j’ai passé.

— N’importe, nous mourrons au moins ensemble ; d’ailleurs quelque chose me dit que nous réussirons.

— Enfant ! je le voudrais, mais ce serait nous nous perdre tous les deux. Ayez confiance ; si je puis sortir inaperçu, ce soir, vous serez dans les bras de votre oncle. Priez Dieu et espérez !

— Il se dégagea doucement et disparut par le rideau avant que la jeune fille eût le temps de l’arrêter. Au même moment, un coup de feu ébranla les voûtes de la caverne voisine et fut suivi d’un long cri d’angoisse. Ernestine tomba évanouie.

Pétrini qui avait préparé soigneusement toute cette petite scène, s’éloigna tranquillement, après avoir envoyé la vieille Zégine prendre soin de sa fiancée.

— Le coup de feu a fait son effet, se dit-il ; elle s’éveillera, sous l’impression que je suis mort ou tout au moins blessé pour elle. Allons maintenant consoler Maximus, lequel a une grande chance de devenir mon oncle chéri.

Sur ces mots, il s’engagea dans l’escalier tortueux sous la conduite de Pierre qui l’éclairait de sa lanterne.

Au bout de dix minutes, lorsqu’Ernestine revint à elle, Zégine était assise et cousait en chantonnant au pied de son lit.

— Est-il mort ? furent ses premières paroles.

— Qui ? mort ? fit la vieille d’un ton bourru.

N’ai-je pas tout-à-l’heure entendu un coup de feu et comme le cri d’une personne blessée à mort.

— Un coup de feu ? un cri ? Vous avez rêvé, jeune fille ; il n’y a rien eu de pareil ici. Et, tenez vous feriez mieux de prendre cette tasse de tisane, c’est bon pour les cauchemars.

Ernestine prit machinalement la tasse et en but le contenu tout d’un trait.

— Mon Dieu, dit-elle, faites que ce soit un rêve ! Et pourtant, je l’ai bien vu, j’ai encore sur ma joue la trace de ses larmes brûlantes.

Elle se retourna sur sa couche, et soit par épuisement, soit sous l’effet de la tisane, elle tomba dans un profond sommeil.

Pendant ce temps, Giacomo, qui avait laissé son cheval dans un fourré à quelque cent pas du Pic Bleu s’élançait en selle et lançait sa monture au triple galop vers le château de Maximus.

Trois quarts d’heure après, au moment où il mettait pied à terre en face du perron, Maximus et Laurens, entraient dans l’avenue suivis d’une voiture de louage dans laquelle était un gros monsieur en cravate blanche à côté d’un gaillard à l’air joyeux, aux yeux vifs et remuants, faisant un contraste choquant avec l’air majestueux du monsieur en cravate blanche.

Quand ils entrèrent au salon, Pétrini était déjà en train de raconter à Céleste une histoire au sujet de ses recherches du matin ; à la vue de Laurens, il ne put retenir un mouvement de dépit qu’il réprima aussitôt pourtant et se leva pour saluer les nouveaux arrivants.

Chapitre XVII.

LE gros monsieur à cravate blanche se laissa tomber dans un fauteuil, soufflant comme un asthmatique et s’essuyant le front avec un immense foulard rouge.

— Ouf ! Monsieur Crépin, dit-il quand sa respiration fut un peu rétablie, savez-vous qu’il fait une chaleur tout à fait illégale et qu’il faut être bien dévot à son pays pour juger par un temps pareil !

Ces messieurs, poursuivit-il, en se tournant vers Laurens, Giacomo et Gilles Peyron, sont sans doute de votre famille, car nous devons procéder à huis clos. La justice est une chose sévère !

— Ces messieurs, n’appartiennent pas à ma maison, dit Maximus, mais ce sont des amis qui veulent bien nous aider dans nos recherches ; vous pouvez parler sans crainte devant eux.

— Bien ; car nous avons devant les yeux une sérieuse affaire ; et notre science a besoin d’être condensée. Le grand Blackstone nous donne ce conseil, n’est-ce pas Kobus ?

Le petit homme à l’œil vif, qui portait ce nom et qui était d’ailleurs un agent de police assez futé mit la main à son front.

— Monsieur le magistrat, a raison comme toujours dit-il en faisant un profond salut.

— Bien ; maintenant procédons symétriquement et systématiquement.

Quand et en compagnie de qui la jeune fille a-t-elle été vue la dernière fois ?

— Comme je vous en ai déjà informé, dit Maximus, un de nos domestiques Michel Chagru était avec elle au moment de sa disparition.

— Bien ; alors en conséquence, il est responsable jusqu’à preuve du contraire ; c’est la doctrine d’Archbold, n’est-ce pas Kobus ?

— Monsieur le magistrat à raison, comme toujours salua Kobus.

— Voici donc le premier pas, et comme vous le voyez, nous sommes sur la trace.

Le gros magistrat s’essuya de nouveau le front, roula ses gros yeux tout autour de lui avec un air de satisfaction intime, puis continua.

— Faites comparaître devant nous le nommé Michel Chagru.

Maximus envoya quérir ce dernier qui arriva tout aussitôt.

— Mon brave, lui dit le magistrat en le toisant de ses gros yeux blancs, quel poste occupez-vous dans la domesticité de Monsieur ?

Le père Chagru tout décontenancé, roulait son chapeau entre ses doigts et ne répondait pas.

— Voyons, poursuivit le magistrat, répondez à la justice qui vous interroge : répondez catégoriquement et systématiquement.

Chagru, de plus en plus embarrassé, continuait à rouler son chapeau.

Le magistrat eut un mouvement d’une dignité comique.

— Jeune homme, dit-il, de quoi vous mêlez-vous ? Laissez faire la justice qui connaît son affaire et dont les obscurités apparentes recèlent les éclairs et la foudre.

Laurens détourna la tête pour cacher un sourire, pendant que Kobus dissimulait ses impressions sous une inclinaison de quarante-cinq degrés.

— Je réitère ma question, dit le gros homme, en s’adressant à Chagru, et, si vous ne répondez pas, je devrai prendre acte de votre silence.

— Monsieur le juge, dit à la fin Chagru, j’étais avec la Demoiselle quand ils l’ont enlevée.

— Ah ! Voilà ; maintenant, à quelle distance étiez-vous.

— À cent pieds au plus.

— Combien étaient-ils ?

— Deux.

— Les avez-vous vus de cette distance commettre le rapt ?

— Je ne sais pas.

— J’oubliais que vous êtes illettré et illégal.

Les avez-vous vus enlever la jeune fille ?

Comme je vous vois.

— Il faisait clair ?

— Oui.

— À cent pas, en temps clair, peut-on reconnaître une personne ?

— Dam ! il me semble.

— Parfait. Alors quels étaient ces hommes ?

— Je ne sais pas.

— Témoin, vous êtes de mauvaise foi et vous insultez à la majesté de la cour. Il faisait clair ; à cent pas, comment se fait-il que vous ne sachez pas quels sont les ravisseurs ?

— Ils étaient masqués.

Oh ! alors c’est différent ! c’est différent ! Diable ! Diable !

Le magistrat se gratta le front et se mit à songer.

Au bout de cinq minutes, il releva la tête comme un homme qui vient d’avoir une idée lumineuse.

— Cher Monsieur Crepin, dit-il, nous avons la main dessus. Il s’agit seulement de suivre mes conseils.

Vous allez prendre une dizaine d’hommes, et faire une battue autour de l’endroit où la jeune fille a été enlevée, surtout dans la direction que les deux hommes masqués ont prise ; il me semble que c’est infaillible. Qu’en pensez-vous Kobus ?

— Parfait, monsieur le magistrat, parfait ; répondit celui-ci en s’inclinant.

— Et ces recherches, monsieur, poursuivit le magistrat en s’adressant à Maximus, ramèneront votre pupille dans vos bras.

Il avait l’air convaincu, le brave homme, et se leva d’un air tout triomphant.

— Monsieur le magistrat, dit Maximus, je ne doute pas que votre idée soit bonne ; mais voilà déjà trois fois que nous parcourons le bois en tous sens, sans aucun résultat.

— Alors, c’est différent ; c’est différent. Je n’ai plus rien à faire ici ; la justice a terminé son œuvre et je me retire. Kobus suffit maintenant pour vous diriger. Si vous étiez embarrassés cependant, envoyez-moi chercher.

Le gros homme sortit, reconduit par Maximus, se hissa dans la voiture de louage qui l’avait amené, et s’éloigna d’un air digne.

Quand Maximus fut rentré, malgré la gravité de la circonstance, tout le monde partit d’un formidable éclat de rire, auquel Kobus lui-même ne put pas s’empêcher de prendre part.

— Il est de fait, dit Laurens que voici déjà une heure de perdue ; et le temps est trop précieux pour que nous ne l’employions pas. Mettons-nous en route de suite et battons le bois encore une fois.

— C’est cela, dit Maximus, je vais tout faire préparer.

Il sortit par derrière pendant que Laurens descendit vers le parterre pour recueillir un peu ses idées.

Comme il franchissait la dernière marche du perron, un petit garçon d’une dizaine d’années, déguenillé mais l’œil vif, s’approcha de lui :

— C’est pour vous ça ? dit-il, en lui montrant un papier.

Laurens prit le billet qui portait effectivement son adresse.

— Oui, c’est pour moi, mon garçon, dit-il, et voici pour toi.

Il lui jeta une pièce blanche que le gamin happa, après quoi il disparut en gambadant derrière les arbres de l’avenue.

Laurens ouvrit le billet et lut :

« Monsieur l’officier, »

« Vous m’avez rendu un service que je n’oublierai jamais. Vous voulez trouver Mademoiselle Moulins ? Elle est au pouvoir de Giacomo Pétrini, dans une caverne située dans les montagnes à deux lieues au Sud-Ouest du Château de M. Crépin. En partant de la source où la jeune fille a été enlevée, j’ai plaqué les arbres jusqu’à l’entrée de la caverne de vingt pas en vingt pas, à trois pieds de terre. Trois coups de sifflet et les mots de passe : « Chi tace sta ricco ; chi parla sta morto. »

« Un ami. »

Après la lecture de cette lettre, Laurens demeura quelque temps plongé dans une profonde méditation.

Quand il releva la tête, Pétrini était à ses côtés, ses yeux attachés sur le billet que Laurens tenait encore en main.

— Comme cela, dit le jeune médecin, nous allons recommencer nos recherches. J’espère que nous aurons plus de succès.

— Oui, oui, répondit Gustave en le regardant fixement, j’espère que nous aurons plus de succès.

— Auriez-vous découvert quelqu’indice ?

— Je ne sais pas ; cependant j’ai non-seulement des espérances, mais des convictions.

— Tant mieux, tant mieux, je veux bien partager votre confiance. Voici d’ailleurs les chevaux qui arrivent, nous verrons bien si votre espoir se réalise.

Dans le même moment, Maximus arriva suivi de son monde, et donna l’ordre de se mettre en selle.

François était le seul qui restât en arrière.

Comme Chegru montait à cheval, il lui fit signe de s’avancer.

— Tu pars toujours, dit-il.

— Oui, dit François.

— Et tu seras de retour ce soir ?

— Oui, voilà le montant qui se fait et avec ce vent de Nord, je serai ici à la fin du prochain baissant.

— C’est bien, dépêche-toi, et surtout ne dis rien à personne.

Sur ce, François rentra dans la cour pendant que toute la cavalcade s’éloignait par l’avenue.

Le point de départ des recherches fut encore l’éclaircie de l’érable rouge. Les groupes s’éloignèrent chacun dans une direction différente tout le monde devant se retrouver au même endroit, sur les six heures du soir.

Après avoir chevauché quelque temps en compagnie de l’agent Kobus et de Chagru, Laurens trouva un prétexte et retourna sur ses pas. Revenu dans la clairière, il chercha du regard et trouva bientôt dans la direction indiquée par la lettre, le premier plaquage sur le tronc d’un hêtre ; il se mit à suivre les entailles et marcha ainsi pendant au-delà d’une heure, tantôt en selle, tantôt conduisant sa monture par la bride. Au bout de ce temps, il déboucha dans une petite gorge aux environs du Pic Bleu. Jusque là, la lettre mystérieuse l’avait bien conduit.

Mais comment trouver l’entrée de la caverne ? Et d’ailleurs, l’entrée une fois connue, serait-il prudent de s’y introduire au risque de tomber dans un guet-apens ? Cette lettre venait peut-être de Pétrini lui-même qui voulait là lui tendre un piége.

Maintenant qu’il y songeait, il se rappelait la singulière expression de l’Italien, lorsqu’il l’avait trouvé près de lui sur le perron, quelques instants avant le départ.

Laurens avait attaché son cheval dans un fourré et s’était assis sur une pierre mousseuse. Le front dans ses mains, il réfléchissait à ce qu’il devait faire, lorsque tout à coup, il tressaillit. Il venait d’entendre remuer les branches à quelques pas derrière lui.

Il se leva d’un bond, mit la main à ses pistolets et s’adossa à un gros frêne afin de n’être pas surpris par derrière, puis il se mit à écouter et à fouiller le bois du regard. Il allait se rasseoir, persuadé qu’il s’était trompé, lorsque le même bruit se fit encore entendre, et au même moment la figure de Jacques Landau, un doigt sur la bouche, se montra derrière un arbre voisin.

L’homme s’approcha en silence.

— Vous avez ma lettre ? dit-il à voix basse.

— Oui ; c’était donc de vous ?

— Certainement.

— Alors pourquoi n’avez-vous pas signé ?

— Elle pouvait tomber en d’autres mains que les vôtres.

— C’est vrai ; vous avez raison. À présent, êtes-vous certain des faits que vous avancez ?

— Oui ; mais ne parlons pas si fort ; car nous sommes dans un voisinage terrible ; ici les feuilles des arbres sont autant d’oreilles.

— Alors Mademoiselle Moulins est près d’ici ? reprit Gustave, d’une voix plus basse.

— Voici le Pic-Bleu, dit Landeau, en montrant le rocher qui s’élevait devant eux ; sous ce pic est une caverne : c’est là qu’elle est prisonnière.

— Alors comment entrer ?

— La chose n’est pas facile, mais elle est possible.

Et Landeau donna à Laurens la description que nous avons déjà faite dans un chapitre précédent.

Le jeune officier, plein d’impatience, le laissa à peine finir.

— Allons de suite, dit-il ; il faudra qu’ils la tiennent bien, s’ils veulent la garder !

Il s’était levé et avait pris Landau par le bras pour l’entraîner.

Celui-ci l’arrêta.

— Ne gâtons pas les choses, dit-il. D’abord, en plein jour, avec tous les mots-de-passe possibles, la corde ne descendra pas ; ou bien si elle descend, soyez certain qu’elle sera ensuite coupée avant que nous arrivions sur le plateau. Une chute de 50 à 60 pieds sur le roc est une chose sérieuse. Supposons, pourtant que nous entrions même dans le couloir, nous serons démolis avant d’avoir pu faire dix pas. Je connais la caverne et je sais les petites surprises que l’on peut y rencontrer.

— Alors, que faire ?

— S’emparer de Pétrini et de Gilles Peyron. Ces deux là coffrés, toutes les difficultés seront aplanies et la caverne sera en notre pouvoir.

Laurens se mit à réfléchir. Les dernières paroles de Landau réveillèrent ses appréhensions. Cet comme là était-il sincère, voulait-il le servir, ou bien n’avait-il d’autre motif que de satisfaire à l’endroit de Pétrini une vengeance personnelle ?

— À la fin, se dit-il, il faut risquer ; il m’a l’air honnête, et s’il veut trahir, eh-bien, je serai sur mes gardes.

— Quel serait alors votre plan, poursuivit-il tout haut ?

— Combattre la ruse, par la ruse, l’audace par l’audace, c’est le seul moyen d’arriver à un résultat.

Quand vous reverrez Pétrini tout-à-l’heure ayez l’air découragé et dites que vos renseignements vous avaient trompé. Faites-en autant pour Gilles Peyron.

Ce soir, il y aura probablement au château une réunion pour préparer de nouvelles recherches, Tâchez que deux ou trois hommes résolus soient là avec l’agent de police. Alors faites part publiquement de ce que je vous ai dit. Accusez sans crainte Pétrini et Gilles Peyron. Si l’on demande des preuves, je serai là et je paraîtrai au bon moment. Maintenant, il commence à se faire tard ; rejoignez votre parti ; et comptez sur moi.

Landau partit sur ces paroles et se perdit dans le bois.

Laurens retourna à son cheval et sauta en selle.

Comme il allait s’éloigner, il lui sembla voir glisser une masse grisâtre des branches d’un hêtre touffu ; mais la chose se fit trop vite pour qu’il pût s’en rendre compte.

Si le bois avait été moins épais, il aurait pu voir que cette masse avait une tête et des jambes et qu’elle courrait de toutes ses forces dans la direction qu’avait prise Jacques Landau.

Quand Laurens arriva dans l’éclaircie, tous les autres étaient rendus et l’attendaient.

Rien, dit Maximus, d’un air découragé, rien encore ?

— Rien, répondit Laurens du même ton ; c’est désespérant.

— Allons, mes amis, poursuivit Maximus, nous recommencerons demain dans une autre direction, j’espère au moins que vous ne m’abandonnerez pas.

— Non, non, ! dirent toutes les voix.

— Alors ce soir, au château, je vous attends ; nous discuterons un nouveau plan, et peut-être que le Ciel nous viendra en aide.

Il reprit tristement le chemin du logis, suivi de toute la troupe.

Chapitre XVIII.

LE même soir, sur les neuf heures, au pied de la côte, derrière le château, on pouvait apercevoir le père Chagru fumant gravement sa pipe sur une grosse roche au bord de la grève.

D’instant en instant il regardait le fleuve et écoutait. La nuit était claire et un léger vent de Nord ridait les vagues à ses pieds.

— Diable se disait-il, il n’arrive pas et voici que le baissant est fini à terre, le vent est pourtant bon, et il peut venir sur la même bordée.

Au même instant, un coup de sifflet se fit entendre au large.

— C’est lui, dit Chagru ; il était temps. Il approcha ses deux mains de ses lèvres et fit entendre à deux reprises un son sourd et prolongé qui semblait se répercuter sur les eaux.

Quelques instants après, une chaloupe arrivait à toutes voiles et tournait dans le vent à trois pas du rivage.

— Poigne l’amarre, cria François en lançant une ligne à Chagru.

Celui-ci saisit la corde, et se mit à atterrir la chaloupe pendant que François serrait ses voiles et jetait son grappin sur le sable.

— Nous voilà enfin, dit-il ; il était temps ; mais ça y est.

Il se mit à l’eau et débarqua sur ses épaules une femme vêtue de noir qui se trouvait dans la chaloupe.

— Ça, dit-il, madame, c’est un de mes amis, c’est le père Chagru ; un honnête, fiable comme moi-même.

La femme salua, et ils se mirent tous trois à gravir la côte qui conduisait au château.

Arrivées dans la cour, ils entrèrent par la petite porte du pavillon d’Ernestine et se trouvèrent dans le petit boudoir avec lequel nous avons déjà fait connaissance.

Asseyez-vous, Madame, dit François et remettez-vous un peu ; nous appellerons lorsqu’il sera temps. Personne ne vous dérangera, car depuis la disparition de Mademoiselle, la porte intérieure est fermée au verrou. On ne peut entrer que par le chemin que nous avons pris et j’en ai la clef.

Là-dessus les deux hommes s’éloignèrent et vinrent s’assoir près de la porte de la cuisine, où ils se mirent à fumer tranquillement leurs pipes en attendant qu’on les fit appeler.

Dans le grand salon, vers la même heure, chacun était au rendez-vous.

Pétrini et Gilles Peyron avaient l’air inquiet et regardaient souvent du côté de la porte, comme dans l’attente de quelqu’évènement.

Maximus semblait encore plus abattu que dans l’après-midi, et Céleste larmoyait dans un coin, pendant que le bon Duroquois s’employait de son mieux à la consoler.

Kobus, accoudé sur le piano fermé, rêvait ; et, dans le vestibule à portée de voix, quatre solides gaillards, à l’air déterminé, revêtus du costume militaire, et armés de sabres courts, montaient la garde en silence, sans se douter qu’ils fussent la cause des inquiétudes de Gilles.

Maximus se leva.

— Mes amis, dit-il, j’ai beau réfléchir, le chagrin trouble mes idées et je ne sais plus à quel parti m’arrêter ; j’ai besoin de vos conseils, qu’allons-nous faire ?

— Chercher encore, dit Pétrini, chercher toujours, jusqu’à ce que nous la trouvions Peut-être Dieu aura-t-il pitié de nous à la fin.

— Si nous pouvions avoir quelque donnée, quelqu’indice, dit l’agent Kobus.

— Messieurs, dit Laurens en se louant, je crois que j’ai ici quelque chose qui pourra peut-être nous mettre sur la voie.

Et il tira de la poche le papier qu’il avait reçu le matin.

Tous les regards se tournèrent à la fois vers lui. Pétrini et Gilles éprouvèrent un frisson. Quelque chose les avertissait que le danger venait de ce côté.

— Depuis ce matin, poursuivit Laurens, il est venu à ma connaissance un fait dont je veux vous faire part. Si j’ai tardé jusqu’à présent, c’est que je voulais éclairer mes doutes et ne pas m’engager à la légère. Maintenant ces doutes n’existent plus et mon devoir est de parler.

L’attention redoublait. Laurens fit un signe à Kobus qui se pencha vers la porte.

Au même instant, les quatre hommes qui étaient dans le vestibule, s’avancèrent en silence et vinrent se placer dans les deux portes du salon, le sabre au poing.

Un frisson parcourut l’assemblée.

Kobus et Laurens seuls ne tremblaient pas.

Ce dernier qui était au fond de la chambre, fit quelques pas et vint se placer près de Maximus, dans l’angle entre les deux portes de sortie.

Il déploya le papier qu’il avait à la main et le lut lentement d’un bout à l’autre.

Un cri s’échappa de toutes les poitrines. Gilles Peyron fit un soubresaut, mais Pétrini ne broncha pas. Au contraire, sa figure était éclairée d’un curieux sourire.

— Voulez-vous avoir la complaisance de me laisser voir cette lettre ? dit-il, en s’avançant vers Laurens.

— C’est impossible, Monsieur, dit celui-ci, en glissant le papier dans sa poche…

— Comment ! C’est bien le moins, il me semble, que je prenne connaissance d’une pièce qui m’accuse d’un si horrible forfait !

— Je vous ai lu la pièce telle qu’elle est, monsieur, et je jure, sur mon honneur de soldat que je n’y ai ni changé ni ajouté un mot. Si vous avez quelque chose à répondre à cette accusation, répondez-y.

— Réellement, dit Pétrini, je crois que vous voulez faire une mauvaise plaisanterie ; mais je vous avertis que je ne suis pas prêt à me laisser jouer par vous. Si toutefois il vous plaît de descendre au rôle d’accusateur, prouvez au moins ce que vous avancez.

Pétrini articula ces paroles d’un ton ferme et digne.

Maximus se tourna vers Laurens.

— Le fait est, Monsieur, dit-il, que vous venez de porter une accusation extrêmement grave ; et, si vous n’avez pas de preuves…

— La preuve ne se fera pas attendre, Monsieur ; je l’espère du moins, veuillez attendre un moment.

Il se tourna vers Kobus auquel il fit un signe.

Ce dernier sortit et on entendit dans le vestibule, trois coups de sifflet aigus et rapprochés.

Quelques instants après, Kobus reparut à la porte suivi de Landau qui s’approcha hardiment, son feutre à la main.

Giacomo pâlit affreusement ; Gilles Peyron laissa échapper un cri sourd.

— Voici ma preuve, dit Laurens ; elle va parler.

En même temps, il présenta la lettre à Landau.

— De qui est-ce papier ? lui dit-il.

— De moi, monsieur, articula Landau d’une voix ferme.

— Ce qu’il contient est-il vrai ?

— Sur la part que je prétends au paradis, c’est la vérité d’un bout à l’autre. Sinon que Dieu me fasse mourir à l’instant, moi, le seul soutien de ma vieille mère.

— Il ment ! murmura Pétrini, Laurens continua.

— Comment ces faits sont-ils venus à votre Connaissance ?

— J’ai surpris la conversation des deux hommes de Pétrini qui ont fait le coup.

— Leur nom ?

— André Luron et Beppo Salvi.

— Êtes-vous satisfait ? poursuivit Laurens, en se tournant vers Maximus.

— Jusqu’à présent, oui, dit-il ; il faut maintenant savoir la réponse. Giacomo Pétrini, continua-t*il en se tournant vers ce dernier, vous avez entendu : qu’avez-vous à répondre ?

— Rien, fit-il fièrement, si ce n’est que cet homme-là ment et qu’il est incapable de prouver ce qu’il vient d’avancer.

— J’aime à vous croire, dit Maximus, mais la chose vaut la peine que nous la poussions jusqu’au bout.

— Poursuivez, Monsieur. Personne plus que moi n’est désireux de voir cette affaire s’éclaircir. Il y a d’ailleurs un moyen bien simple, si cet homme dit vrai, qu’il nous conduise à la caverne dont il parle, nous verrons bien si je suis un honnête homme ou un infâme.

Laurens eut une appréhension. — Ou cet homme est sincère, se dit-il, — et alors j’ai été trompé, ou bien il brûle ses vaisseaux, et alors il doit nous tendre quelque piége de sa façon.

Il n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps ; Maximus s’adressait à Landau :

— C’est juste, dit-il, puisque vous savez tant de choses, vous devez connaître cette caverne et vous allez nous y conduire.

— Tout de suite, dit Landau, mais à une condition, sans laquelle non seulement, la chose serait impossible, mais nous y perdrions la vie jusqu’au dernier.

Quel est cette condition ?

— Il faut que ces deux hommes restent ici, sous bonne garde — et il désignait du doigt Pétrini et Gilles Peyron.

— Et de quel droit, dit Giacomo d’un ton fier, cet homme me ferait-il rester ici, moi ?

— C’est vrai, dit Maximus, vous exigez trop. Cependant si Monsieur Pétrini et mon intendant veulent bien consentir à rester d’eux-mêmes : ce serait peut-être un moyen d’accommoder les choses.

— Oui, certes dit l’Italien avec amertume, afin que ce brigand ait tout le loisir de nous accuser et que nous ne soyons pas là pour nous défendre.

Je regardais jusqu’ici la chose comme une petite comédie mal placée ; mais puisqu’on veut prendre les choses au sérieux, je m’en tiens à mon droit. Où cet homme ira, j’irai : et s’il est soudoyé pour me noircir, je serai du moins là pour le confondre.

La nuit était belle au dehors : mais quelques gros nuages cependant alourdissaient l’atmosphère ; il faisait dans la salle une chaleur étouffante et Maximus avait fait ouvrir la grande porte et fenêtres donnant sur le balcon à plus de vingt pieds du sol.

Tout en parlant, Pétrini s’étaient insensiblement rapproché de cette ouverture comme pour aspirer l’air frais, et il essuyait son front trempé de sueurs.

Kobus suivait ses mouvements avec inquiétude mais ne disait rien.

— Enfin, dit Maximus, puisque M. Pétrini ne veut pas rester, puisqu’il croit que sa réputation en souffrirait ; il est le maître de ses actions et de sa conduite, et il faut en passer par là.

— Dans ce cas dit Laurens, puisque Monsieur, ne veux pas agir de bonne grâce, nous allons employer un moyen plus efficace. Monsieur Kobus, dit-il en se tournant vers l’agent de police, faites votre devoir !

Kobus tira deux papiers de la poche de son habit et s’avança vers Maximus :

Monsieur, dit-il, en saluant, je regrette beaucoup d’avoir à remplir un pénible devoir sous votre toit.

— Maximus, pensait qu’il s’agissait de lui, tremblait de tous ses membres —, mais la loi me commande, il faut que j’obéisse. Voici un mandat d’amener contre M. Giacomo Pétrini, et Gilles Peyron, ici présents — Maximus respira — pour enlèvement illégal d’une héritière, ce qui constitue une félonie ; en voici un autre contre les mêmes personnes pour avoir contrefait les monnaies de sa majesté, ce qui constitue une autre félonie. Monsieur Pétrini est et vous, Gilles Peyron, vous êtes mes prisonniers.

Pétrini était devenu d’une pâleur de marbre mais n’avait pas fait le moindre mouvement. Seulement ses prunelles eurent des reflets de l’adresse de Laurens et de Landau,

Kobus s’approcha de lui et lui mit la main sur l’épaule pendant qu’un des hommes en faction venait d’en faire autant à Gilles Peyron lequel se laissa en outre passer les menottes de la meilleure grâce du monde ; il était comme hébété et tournant ses yeux en tous sens sans pouvoir parvenir à les fixer.

Cependant quand l’homme voulut aussi prendre la main de Pétrini pour lui faire subir la même opération, ce dernier eut comme un frisson étrange, il se redressa de toute sa haute taille et son œil lança un éclair fauve.

Attendez ! gronda-t-il : avant de faire subir cette humiliation à Giacomo Pétrini, écoutez ce qu’il a à vous dire !

Kobus et l’homme s’étaient un peu écartés, dominés par cet ascendant magique qui semblait s’émaner de toute la personne de Pétrini.

Ce dernier continua :

— J’étais venu honnêtement, sincèrement dans cette maison où je rencontrai une jeune fille que j’aimai de toutes les puissances de mon âme.

Vous, Gustave Laurens, traîtreusement, sournoisement, vous êtes venu vous jeter sur mon chemin. Vous avez semé la calomnie sur tous mes pas ; vous m’avez espionné, suivi à la piste, et, enfin, vous êtes descendu au rôle infâme de délateur pour essayer de vaincre celui que vous n’aviez pas le courage de combattre loyalement et à visage découvert.

Comme un voleur nocturne, vous avez voulu me dérober celle que j’aimais. Eh ! moi, à mon tour, je l’ai soustraite à vos atteintes. Oui ! elle est en mon pouvoir, elle est à moi, je la garde et j’en ai le droit, puisqu’elle m’aime : elle me l’a dit hier dans un long baiser !

— Misérable ! rugit Laurens,

— Maintenant, si vous voulez l’avoir, osez venir la prendre, je vous attends à ses côtés !

À ces derniers mots et pendant que tous les assistants électrisés par ces paroles étaient sous le coup d’une violente émotion, Pétrini, d’un mouvement rapide s’élança par la fenêtre ouverte sur le balcon, enjamba la balustrade et disparut dans le vide.

Kobus et l’un des hommes se précipitèrent à sa suite et déchargèrent leurs armes à tout hasard, on entendit deux détonations, un cri, puis ce fut tout.

Quand les trois autres soldats qui étaient descendus en toute hâte, furent rendus sur la terrasse, en arrière, tout avait disparu et le silence régnait aux alentours.

Au salon, tout le monde était resté frappé d’étonnement.

Laurens fut le premier à se soumettre, et se tourna vers Maximus.

— Je ne tiens aucun compte des injures que ce misérable vient de m’adresser, dit-il, mais vous voyez si j’avais raison et si l’honneur et la vérité sont de mon côté.

Vous avez été trompé, horriblement trompé, monsieur par ces deux hommes. Dieu veuille que nous puissions encore réparer tout le mal qu’ils ont fait.

À ce moment, Michel Chagru parut dans le corridor. Laurens alla vivement vers lui et lui dit quelques mots tout bas, après quoi ce dernier s’éloigna.

Un instant après, il reparut accompagné de François et de la femme habillée de noir que nous avons laissée dans le boudoir d’Ernestine.

Elle n’eut pas plutôt jeté les yeux sur Gilles Peyron qu’elle poussa un cri et tomba à la renverse.

De son côté Gilles devint d’une pâleur extraordinaire et ferma les yeux comme pour chasser une vision.

Quand il les rouvrit, on avait emporté la personne évanouie dans un autre appartement où Céleste lui donnait ses soins.

C’était une femme belle encore et à laquelle ses cheveux blanc savant l’âge donnaient un air véritablement imposant.

Maximus que tout ce qui s’était passé avait profondément bouleversé, ne savait plus ce que cela voulait dire et tournait vers Laurens des yeux étonnés comme pour lui demander une explication.

C’est bien simple, dit Laurens, cette personne est la femme de Gilles Peyron qui l’a abandonnée il y a plus de quinze ans, en Angleterre, avec deux enfants, après lui avoir dévoré toute sa fortune. Et pourtant cet homme était sur le point peut-être de vous demander la main de votre sœur, que vous lui auriez accordée sans hésitation. Il est là, qu’il me démente, s’il l’ose.

Gilles baissait la tête et ne disait rien.

Il était alors dix heures et demie du soir.

Un des soldats se tenait près de Gilles pendant que les trois autres étaient dans le vestibule avec Kobus.

Il commence à se faire tard, dit Laurens, et les émotions de ce soir ont brisé un peu tout le monde ; nous ne pouvons pas nous mettre en route maintenant pour la caverne. Demain matin à cinq heures, je serai à vos ordres avec un renfort puissant et nous commencerons l’attaque à la Grâce de Dieu.

Je vous laisse ici ces quatre soldats en cas de besoin et pour garder le prisonnier.

Je ne demande que monsieur Kobus s’il veut bien m’aider.

Et maintenant, au revoir et ayez bonne confiance. Surtout veillez bien sur votre prisonnier.

Laurens salua et sortit accompagné de Kobus, après avoir donné ses ordres aux quatre soldats.

Duroquois se retira à son tour promettant d’être sur pied de bonne heure et Maximus resta seul livré à ses réflexions.

Pendant que les soldats faisaient descendre Gilles dans une des chambres du rez-de-chaussée en arrière, Maximus se rendit auprès de l’étrangère que Céleste avait fait revenir à elle.

Il y trouva le père Chagru et François qui lui demandait leurs soins.

Clara Daft — car c’était elle — pouvait avoir trente cinq ans. Son visage labouré par la douleur conservait encore cependant une grande distinction. Sa chevelure abondante et toute blanche attirait d’abord le regard, pendant que son air doux et ses grands yeux bleus aux reflets profonds prévenaient en sa faveur.

Maximus se sentit trop ému en présence de cette femme qui souffrait comme lui.

Les grandes douleurs ont leurs secrètes sympathies.

— Madame, dit-il, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître, je sais que vous avez souffert, et que vous méritez tous les égards ; soyez la bienvenue sous mon toit, c’est celui d’un honnête homme qui peut vous comprendre et vous estimer.

La femme de Gilles était trop faible pour parler, mais elle fit un léger signe de tête et son regard exprima tous ses remerciements.

François raconta alors tout ce qu’il savait de cette triste histoire et Maximus dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas laisser éclater ses sanglots pendant que Céleste, moins fière, pleurait à chaudes larmes.

— Maintenant, Madame, dit Maximus, quand François eut terminé son récit, j’espère que vous voudrez bien accepter notre hospitalité jusqu’à ce que toute cette triste affaire soit terminée d’une manière ou d’une autre. Le même homme s’est joué de votre amour et de mon amitié, prions Dieu qu’il soit puni selon ce qu’il le mérite.

Clara Daft sembla alors retrouver quelque force ; elle se souleva péniblement :

— Ah ! monsieur, dit-elle, je sais qu’il est un grand coupable, mais je lui ai bien pardonné, moi, tâchez de n’être pas trop sévère envers lui. Souvenez-vous qu’il est mon mari et surtout qu’il est le père de mon enfant.

— Hélas ! dit Maximus, je ferai mon possible ; mais je ne voudrais pas vous donner une espérance illusoire. Cependant, ne vous inquiétez pas trop et ayez confiance en Dieu.

Maximus se retira gravement avec François et le père Chagru, laissant la jeune femme sous les soins de Céleste.

CHAPITRE XIX.

En s’élançant du balcon, Giacomo Pétrini était heureusement tombé sur un arbuste, ce qui avait amorti sa chute. Il se relevait sans mal, quand la balle de l’un des pistolets tirés du balcon l’atteignit au bras gauche. Il sentit un froid subit et se palpa le bras. Heureusement l’os n’était pas atteint ; la blessure n’était que dans les chairs. Il enroula son mouchoir autour de sa manche et sauta par dessus la clôture du jardin. Il était temps ; comme il prenait pied dans le champ, les trois soldats paraissaient dans le jardin et un dogue énorme venait d’être lâché par un des domestiques. Pétrini prit sa course et ne s’arrêta que lorsqu’il fut sur la lisière de la forêt, à environ deux milles du château.

Il se reposa quelque temps et pansa de nouveau sa blessure après quoi il se remit en marche d’un pas plus tranquille.

Il pouvait être une heure du matin lorsqu’il arriva à la caverne.

Ernestine était endormie et la vieille Régine fumait sa pipe en rêvassant près du feu pendant que le marquis et Luron ronflaient sur les feuilles dans un coin. Pétrini s’approcha d’eux et les poussa vivement.

— Debout ! fit-il, nous allons avoir de la besogne et il fera chaud aujourd’hui !

Les deux bandits furent sur pied en un moment tout étonnés de voir le maître à pareille heure.

— Partez vite, leur dit-il, rassemblez tous ceux que vous trouverez des anciens et amenez-les avec des armes et surtout des provisions. Nous serons probablement assiégés au point du jour. Pierre ira avec vous. Je vous laisse les détails ; voici de l’argent et dépêchez-vous !

Il mit plusieurs rouleaux d’argent dans les mains de Luron, après quoi les trois hommes partirent en toute hâte.

Pétrini se dirigea alors vers la grotte du fond où reposait Ernestine.

Rendu à quelques pas du rideau, il s’arrêta dans l’ombre et appela à voix basse.

Ernestine s’éveilla.

— Qui m’appelle ? dit-elle en se levant.

— Moi, Giacomo Pétrini, qui suis ici pour vous ; je vous attends dans la grotte voisine.

Il se retira discrètement pendant qu’Ernestine s’habillait à la hâte en remerciant Dieu de cette protection inattendue.

Au bout de quelque temps, elle parut dans la seconde grotte où brûlaient deux torches de résine qui répandaient leurs lueurs fantastiques sur les voûtes brillantes.

En voyant Pétrini elle devint affreusement pâle.

— Vous n’êtes donc pas mort ? dit-elle. Ah ! Dieu m’a écouté, il a fait un miracle !

Pétrini tomba à genoux et saisit les mains de la jeune fille ; il la regarda pendant quelque temps avec une sorte d’extase, :

— Enfin, dit-il, je vous revois ! Merci, mon Dieu, merci ! Maintenant, qu’ils viennent, je les attends ; votre présence me donne je ne sais quelle force et quelle confiance, il me semble que je suis un tout autre homme ! Loin de vous, le chagrin, l’inquiétude m’ôtaient tout mon courage, toute mon énergie : près de vous, je me sens fort, fort de votre amour, fort de cette douce confiance que vous me témoignez !

En disant cela, il semblait transfiguré ; son regard humide se tournait doucement vers celui de la jeune fille : il la fascinait.

— Que vous êtes bon et brave ! dit-elle, en regardant Pétrini, et comme vous avez souffert pour moi !

En ce moment, elle oubliait tout, la pauvre enfant, sa famille, ses amis, et presqu’au terrible danger qui semblait la menacer.

Pourtant quand ils eurent tous deux pris place sur un banc et que la première surprise fut passée, Ernestine se souvint :

— Et mon oncle ! dit-elle, tout-à-coup ; Ah ! parlez-moi de mon oncle !

Pétrini baissa la tête.

C’est vrai, dit-il, je vous avais promis d’aller calmer sa douleur, mais j’ai manqué à ma parole, parce qu’il m’a été impossible de la tenir. Lorsque je vous ai laissé ce matin, il m’a fallu attendre cinq mortelles heures dans un trou du rocher, avant de pouvoir m’échapper. Vous devez avoir entendu un coup de feu ; c’est dans ma direction qu’il a été tiré, et les bandits m’ont guetté constamment. Enfin, j’ai pu tromper leur vigilance et m’échapper sain et sauf. Je me dirigeais en toute hâte vers le château, lorsque sur la lisière de la forêt, j’entendis deux hommes qui causaient, dissimulés derrière un buisson ; je me cachai et j’écoutai. C’étaient deux soldats de Laurens, comme leur conversation me l’a fait connaître ; j’ai appris en outre par le même moyen que c’est aussi Laurens qui vous fait enlever et qui vous retient prisonnière ici. Je suis trop loyal pour croire à de semblables bassesses, et j’allais me lever pour châtier ces deux misérables qui calomniaient sans doute leur chef, lorsqu’une parole vint me frapper et me cloua sur place :

— C’est cette nuit qu’on l’enlève de la caverne, dit l’un des hommes, pour la transporter plus loin dans le bois, car notre officier craint l’Italien.

Je n’en entendis pas davantage, et, rebroussant chemin, je suis accouru en toute hâte ici pour vous sauver de leurs mains ou mourir en vous défendant.

Ernestine le remercia d’un regard qui le fit tressaillir de bonheur.

— Quand je suis arrivé à l’ouverture du passage qui m’avait déjà servi, je l’ai trouvé gardée. Ils étaient quinze ou vingt, je crois, armés jusqu’aux dents et disséminés autour de l’entrée ; il m’a fallu agir de ruse et d’audace et passer dans l’ombre à travers ces misérables. J’ai été aperçu, je crois, par l’un d’eux qui m’a tiré à bout portant. Enfin, grâce à Dieu ! me voici près de vous.

En ce moment, Ernestine aperçut le mouchoir ensanglanté qui serrait le bras de Pétrini.

— Blessé ! mon Dieu ! s’écria-t-elle…

— Ce n’est rien, dit Giacomo, une égratignure tout au plus ; — mais en disant cela, il dénouait le mouchoir et son sang se mit à couler. La jeune fille pâlit, mais sa force d’âme ne l’abandonna pas ; elle alla puiser de l’eau à la source et voulut elle-même panser la blessure.

Il la regardait faire, lui murmurant de ces douces paroles qui n’ont de sens que pour les amoureux, et qu’eux seuls savent dire et comprendre.

— Et maintenant, dit Pétrini quand le pansement fut achevé, il faut que je vous quitte ; nous allons probablement être obligés de soutenir un siége, car les bandits m’ont sans doute vu entrer ; il faut que j’avise aux moyens de vous défendre,… de vous sauver. Promettez-moi une chose : le combat sera rude et long ; j’ai trouvé moyen de faire parvenir un mot à quelques-uns de mes amis dévoués que j’attends d’instant en instant par le sentier qui m’a amené ici, si toutefois ils peuvent tromper les gardiens ou s’emparer d’eux ; — promettez-moi donc, quoique vous entendiez, de ne pas trop vous effrayer, et surtout de ne pas sortir d’ici. Et maintenant, Ernestine, adieu ! ou plutôt, au revoir ; je vais me cacher dans la crevasse en attendant mes compagnons ; n’ayez pas peur, je serai près de vous, et priez Dieu qu’il nous vienne en aide.

Il s’éloigna et se rendit dans la caverne d’entrée pour prendre quelques instants de sommeil, avant l’arrivée des autres.

Il dormait à peine depuis deux heures quand l’entrée de Luron, avec une quinzaine d’affidés, le réveilla en sursaut.

Luron, paraissait dans un état d’excitation extraordinaire.

— Nous sommes gardés à vue, dit-il, en entrant ; et j’ai cru que nous ne réussirions jamais à monter : Si le jour avait été un peu plus avancé, ils nous embranchaient du premier jusqu’au dernier !

Pétrini s’approcha de lui avec intérêt, après avoir jeté un coup d’œil tout au tour.

— Au moins vous n’avez pas eu d’accident sérieux ? dit-il.

— Seulement ceci, dit Luron en montrant son chapeau, troué d’une balle tout au niveau de la tête ; s’il avait tiré un pouce plus bas, j’y étais. Toujours que nous voilà, dix-huit en tout, assez bien armés, mais des provisions pour 36 heures seulement.

— C’est bien, dit Pétrini, préparons-nous, car dans une heure, probablement, nous serons attaqués ! Comme il allait continuer, un bruit se fit entendre dans le couloir et le museau effaré de Gilles Peyron, se présenta suivi du reste du corps qui arriva comme une bombe.

— Enfin, cria-t-il, entre deux énormes soupirs, nous y voilà ! ne m’interrogez pas, dit-il en répondant aux regards inquisiteurs qui se tournaient vers lui, je vous conterai cela plus tard : À l’œuvre, car nous n’avons pas de temps à gaspiller !

Puisque vous voilà ; dit Pétrini en s’adressant à son lieutenant, je vous laisse organiser un peu la défense de ce côté-ci, pendant que je ferai le tour des cavernes. Entendez-vous ! vous autres ! cria-t-il aux hommes, obéissez-lui comme à moi, et qu’on se mette à l’œuvre : question de vie et de mort : souvenez-vous que dehors la corde vous attend. Allez !


Il se dirigea lui-même vers l’une des cavernes, pour préparer ses armes et ses moyens de fuite en cas de défaite.

Bientôt toute la grotte fut comme une ville assiégée ; chacun allait et venait ; c’était un mélange de voix et de bruits étourdissants.

À voir ces préparatifs, on comprenait que la défense serait sérieuse.

De temps à autre, la voix grêle de Gilles dominait le tumulte et commandait un mouvement, puis les marteaux et les pioches réprimaient leur allure et grinçaient sur le roc.

— Courage mes gars ! disait Gilles, si nous mourons ici, nous aurons du moins la conscience d’avoir tout fait pour vous épargner cette petite douleur.

Et les travaux reprenaient leur train ; les hommes travaillaient pleins d’ardeur, soutenus, en outre, par quelques rondes de vieille Jamaïque que Gilles Peyron savait distribuer à son heure.

Nous laisserons maintenant la caverne pour revenir à Gustave Laurens. En quittant le château, il avait envoyé un détachement garder les abords du Pic Bleu, et veiller à ce que Pétrini ne pût pas s’échapper.

Trois ou quatre heures après, il était aux portes de la demeure de Maximus avec cinquante hommes résolus et bien armés.

— Je vous prends un peu à bonne heure, dit-il à Maximus éveillé en sursaut, mais nous n’avons pas de temps à perdre, chaque minute diminue nos chances de succès.

Un quart d’heure après, la petite troupe augmentée de Maximus avec ses amis était rangée en ordre dans l’avenue, lorsque le père Chagru arriva en courant la figure longue d’une aune.

— Echappé, échappé ! cria-t-il entre deux soupirs.

— Qui ça ? fit Kobus.

— L’intendant, Gilles Peyron !

On courut au hangar Gilles avait été enfermé. Les menottes étaient suspendues à un clou et le prisonnier avait disparu avec l’homme qui devait le garder.

— C’est bien ; dit Laurens, je sais où nous le retrouverons, ce n’est que partie remise.

En route et dépêchons-nous !

Il se remit à la tête de la petite troupe qui s’éloigna rapidement vers la caverne du Pic Bleu.

Un peu après 5 heures, on fit halte en face de l’entrée. Rien ne bougeait ; toute la montagne semblait endormie.

En écoutant avec attention, cependant on pouvait distinguer un bruit sourd à l’intérieur comme le grondement d’une fournaise ou le bruit du vent sur les eaux.

Les assiégeants étaient au nombre d’environ 60 hommes.

Laurens avait pris le commandement en chef, ayant Kobus en qualité de lieutenant.

Avant de ne faire aucune démarche et pendant que les hommes étaient encore sous le couvert, Laureus appela à l’écart Maximus, Kobus, et les principaux de la troupe, et développa son plan.

— J’ai ici, dit-il une description que j’ai raison de croire fidèle, de l’intérieur de la caverne — si du moins Landau ne m’a pas trompé. D’après cette description, je conclus que la grotte doit avoir trois issues, Celle que nous avons devant nous, une autre au sommet de la montagne et une troisième sur le versant de l’ouest, à l’endroit où la source qui est mentionnée sur ce plan doit s’échapper.

L’entrée par le plateau est impraticable — pour le moment du moins. Celle du sommet est dangereuse. La plus longue mais la plus sûre doit être celle du versant opposé.

Dans tous les cas, nous avons le temps ; notre ennemi est engagé. Qui sait ? Peut-être d’ici à demain, voudra-t-il capituler.

— Vous ne le connaissez pas, dit Landau, il se laissera mourir de faim ou se fera sauter avec tous ses hommes avant de capituler.

N’importe, dit Laurens, notre devoir est de tâcher d’épargner les vies autant que possible et de n’employer les moyens violents qu’à la dernière extrémité.

Après avoir conféré avec Maximus et s’être entendu sur l’approvisionnement de la troupe, il sépara ses hommes en trois détachements dont l’un s’établit en face du plateau, protégé par une palissade en tronc d’érables ; Maximus et Kobus avaient la responsabilité de ce poste ; le second détachement, sous l’ordre de Duroquois — qui avait été capitaine de milice dans son temps, se mit en route pour trouver l’entrée du Sommet et en garder l’ouverture, ou tenter une descente, si la chose était praticable. Laurens lui-même prit le commandement du troisième corps qui devait tenter l’issue du versant Ouest de la montagne.

Pour arriver là, il fallait faire un assez long détour à travers le bois, dans un chemin difficile.

Landau servait de guide.

Après deux heures d’une marche pénible, la petite troupe arriva en face du versant Ouest au-dessous de la source dont l’écume blanche s’apercevait à une hauteur de près de trois cents pieds.

Du premier coup d’œil, Laurens vit que l’accès de la caverne par ce côté était à peu près impossible, car un seul homme au sommet des rocs pouvait tenir tête à une légion d’assaillants.

Il cacha la troupe sous un pli de rocher, et partit avec Landau pour explorer les alentours.

Les deux hommes, se glissant à l’abri des roches pour ne pas être aperçus d’en haut, s’avancèrent ainsi l’espace d’environ cinq cents verges, quand tout-à-coup Landau poussa un cri étouffé et disparut au milieu d’une touffe de rosiers sauvages. Laurens s’élança immédiatement vers cet endroit, et en écartant les branches avec précaution, il aperçut, dans le roc, un trou noir, d’un diamètre d’environ quatre pieds et qui semblait descendre à pic jusqu’à une assez grande profondeur.

Comme il était à sonder les bords du roc, il entendit la voix de Landau assez rapprochée de lui :

Jetez-moi une corde, disait-il, je crois que nous sommes sur la voie d’une découverte.

— Vous n’êtes pas blessé, au moins ? dit Laurens.

— Pas une égratignure.

— C’est bien, attendez un instant.

Laurens détacha une forte ficelle qu’il avait enroulée autour du bras. Il la fixa solidement à un arbuste au bord ne l’ouverture, puis se mit à descendre.

Au bout d’une trentaine de pieds, il toucha sur un plateau où Landau se tenait lui-même.

Après avoir allumé une lanterne sourde, il reconnut que ce plateau était bien le fond du puits, formé d’un sable fin et d’une circonférence de dix ou quinze verges.

Landau était heureusement tombé sur les pieds, et n’avait reçu aucune contusion sérieuse. En examinant les lieux, dans un des angles du puits, les deux hommes découvrirent une ouverture haute d’environ trois pieds, et par laquelle il venait un air frais.

Ils y pénétrèrent, et, au bout de quelques pas, débouchèrent dans un couloir assez vaste qui paraissait s’étendre à une assez grande distance.

— Avant de vous engager plus loin, dit Laurens, allons avertir le reste de nos gens qu’une absence trop longue pourrait inquiéter.

Laurens remonta au haut du puits et alla chercher la petite troupe qu’il établit derrière un bouquet d’arbres avec ordre de faire bonne garde, mais de se tenir constamment hors de vue.

Il prit deux hommes avec lui et redescendit dans le puits, où Landau l’attendait.

Les quatre hommes, ayant alors ôté leurs bottes et chaussé des mocassins, allumèrent une seconde lanterne et s’engagèrent dans le couloir.

Un air humide les frappait au visage, indiquant qu’il y avait une seconde issue.

Laurens et les compagnons marchaient avec précaution, calculant chacun de leurs pas et faisant le moins de bruit possible.

Ils gravissaient d’ailleurs une pente assez rapide par un chemin encombré de quartier de roc et dans une atmosphère suffocante.

Après une demi-heure environ de cette marche pénible, Landau qui tenait les devants crut entendre un bruit de voix.

Il s’arrêta pour écouter et fit un signe aux autres qui restèrent immobiles.

Des bruits sourds montaient jusqu’à eux, et, de temps à autre quelques paroles dont il était impossible de saisir le sens.

— Nous les tenons, dit Landau à voix basse. Attendez-moi un instant ici, je vais aller reconnaître les lieux.

Il continua à ramper pendant une trentaine de pas, au bout desquels il arriva à l’ouverture qui donnait sur la caverne. Cette ouverture débouchant à une vingtaine de pieds du sol de la plus grande caverne, avait un diamètre d’environ trois pieds et était dissimulée par une suite d’anfractuosités profondes et obscures, de sorte qu’à moins d’un hasard extraordinaire, il était impossible de l’apercevoir d’en bas.

Landau, cependant, pouvait tout à son aise examiner l’intérieur de la grotte et le spectacle qui s’offrit à ses regards avait de quoi le frapper.

Une quinzaine de brigands, du milieu desquels se détachaient les honnêtes figures de Beppo et de Luron — étaient assis sur le sable, fourbissant leurs armes et aiguisant d’énormes coutelas. De temps à autre la longue et maigre silhouette de Gilles Peyron apparaissait au milieu des bandits. Il donnait des ordres à voix précipitée et distribuait quelques rasades reçues avec des grognements de plaisir.

Beppo, suivant sa louable habitude, avait déjà la figure fort enluminée.

Quand Landau les eut contemplés pendant quelques instants, il revint sur ses pas, et amena Laurens qui n’en pouvait presque pas croire ses yeux,

— Mes amis, dit-il, c’est la Providence qui nous a conduits à la découverte de ce passage ; maintenant la victoire est à nous. Allons avertir nos compagnons et concerter un plan d’attaque.

CHAPITRE XX.

Après être sorti du couloir, Laurens envoya un messager à Maximus et à Duroquois pour leur rendre compte de la découverte et leur dire de se maintenir au poste au cas où les assiégés tenteraient une sortie.

Le détachement de Laurens se composait de vingt hommes.

Il en laissa cinq sous le fourré pour garder l’entrée du puits, et s’engagea dans le couloir avec les quinze autres.

Ils étaient pourvus de munitions abondantes, et chacun portait une longue corde enroulée au bras, pour opérer la descente dans la caverne, s’il y avait lieu.

La marche fut moins pénible que la première fois, à cause de la connaissance des lieux que Landeau et Laurens avaient déjà.

En peu de temps la petite troupe fut à vingt pas de l’ouverture, où Laurens ordonna qu’on fît halte et recommanda le silence le plus absolu, dans la crainte d’attirer l’attention des assiégés.

Il s’avança ensuite avec Landeau pour reconnaître l’intérieur.

Évidemment, on n’avait pas découvert leur présence, car la grande caverne était maintenant déserte et il ne s’y faisait pas le moindre bruit, excepté que de temps à autre on entendait l’écho d’un ordre répété dans les cavernes adjoignantes.

En face de ce silence, Laurens eut une idée, extravagante à première vue, mais qu’il communiqua de suite à Landau.

— Nous sommes seize, dit-il, et bien armés ; nos ennemis ne doivent pas être beaucoup plus nombreux que nous. Ils ne soupçonnent pas notre approche. Que diriez-vous d’une descente ? Cette caverne est la plus vaste de toutes et si la description que vous m’avez faite des autres est exacte, nous aurons l’avantage de la position et je crois que nous aurons raison d’eux.

Landau réfléchit un instant. Ce n’est pas qu’il fût lâche ; mais le plan de Laurens était tellement hardi qu’il l’étonna tout d’abord.

— À la fin, dit-il, je crois que vous avez raison. Fichtre ! ce sera un beau coup, et pourvu que vous puissiez compter sur vos hommes !…

— Quant à cela, j’en réponds, dit Gustave, il me suivront partout ; ce sont de solides gaillards choisis dans le bataillon d’un officier de mes amis.

— Dans ce cas-là, tope ! ça y est.

Laurens retourna vers les hommes et leur communiqua son plan qui fut reçu avec enthousiasme.

Il s’agissait maintenant d’opérer une descente sans éveiller l’attention des assiégés ; situation difficile, si l’on considère qu’un seul homme pouvait s’y glisser à la fois et qu’il suffisait du moindre bruit pour attirer quelqu’un de ce côté et les mettre dans un péril presqu’imminent.

Heureusement que l’une des fissures, au sommet de laquelle se trouvait l’ouverture, s’étendait jusqu’en bas et produisait une demi-obscurité propre à les dissimuler un peu.

Quoi qu’il en soit, l’affaire fut résolue. Deux cordes furent déroulées et Laurens descendit le premier. En moins de cinq minutes les quinze autres le suivirent.

Ils étaient à se ranger en demi-cercle sur le flanc de la caverne entre les deux issues latérales lorsque le coutelas d’un des hommes, en frappant sur le roc, rendit un bruit sec.

La longue figure de Gilles se montra immédiatement dans le couloir.

Il se rejeta vivement en arrière et poussa le cri d’alarme.

Aussitôt Pétrini qui était dans la seconde grotte s’élança en avant suivi de cinq ou six bandits, pendant que ceux qui étaient dans le couloir, avertis par Gilles, se portaient vivement vers l’ouverture intérieure.

À l’aspect de Laurens et de ses hommes, le fusil à l’épaule, Pétrini resta un instant comme frappé de stupeur. Il crut d’abord à une trahison ; mais voyant ses propres soldats avec Gilles occuper l’entrée du couloir, il fut tenté de croire au miracle.

La voix de Laurens cependant le tira bien vite de cet état.

— Nous ne sommes pas venus pour vous égorger, dit ce dernier, en s’adressant à Pétrini ; rendez-vous et remettez-nous la jeune fille que vous avez enlevée ; il ne vous sera fait aucun mal ; bien plus, nous vous laisserons partir et échapper à la loi qui vous attend.

Pétrini se redressa de toute sa hauteur. — Et qui êtes-vous donc, cria-t-il, pour venir m’humilier ainsi ?

Vous nous parlez de nous rendre, et vous nous offrez même un généreux pardon ! Eh ! bien voici ma réponse : Feu partout ! vous autres !

En disant ces mots, il leva son pistolet et pressa la détente ; la balle vint s’aplatir sur le roc à deux pouces de la tête de Laurens.

Ceux de ses hommes qui étaient en position déchargèrent en même temps leurs armes, pendant que la petite troupe de Laurens en faisait autant. Ce fut le signal de la bataille. Ils se ruèrent pêle-mêle les uns sur les autres avec des cris épouvantables.

C’était un spectacle sublime et horrible à la fois que cette poignée d’hommes s’attaquant, se meurtrissant, se déchirant à cent pieds sous terre dans une caverne de pierre éclairée seulement par la lueur fantastique des torches qui fumaient sur les murailles.

Ils se battaient comme des déchaînés. Quand toutes les armes à feu furent déchargées, les uns s’en servirent en guise de massue, les autres tirèrent leurs coutelas et ce fut alors une mêlée terrible où les chairs se taillaient, où le sang coulait dans l’ombre ; un combat de tigres plutôt qu’un combat d’êtres humains, entrecoupé par des exclamations de rage, des cris de douleur et des râlements de mort.

Cela durait depuis longtemps. Assiégeants et assiégés roulaient les uns sur les autres, se frappant aux murailles, se tordant sur le sable et s’étreignant dans les crevasses.

À la fin Pétrini, se sentant fortement pressé par Laurens, se mit à reculer vers la dernière caverne. Il avait reçu plusieurs blessures et se sentait faiblir. Le sang de Laurens coulait aussi ; mais son ardeur l’emportait et une soif de vengeance qui s’était tout-à-coup développée chez lui, le mettait au-dessus de toute autre sensation.

— « Viens la prendre ! » m’as-tu dit, criait-il à Giacomo, eh ! bien, je viens ! je viens !!

C’était un beau combat que celui de ces deux hommes. La noblesse des instincts, la sainteté du dévouement d’un côté ; de l’autre les appétits sanguinaires surexcités par une lubrique passion.

Ils allaient se saisir corps à corps quand, tout-à coup la tenture qui fermait la porte de la troisième caverne se souleva et la figure d’Ernestine, pâle, défaite, presque mourante se dressa devant eux.

Laurens, qui avait la figure tournée de ce côté, fut le premier à l’apercevoir. Il resta frappé comme devant l’apparition d’un spectre, mais son saisissement ne fut pas de longue durée. Il se rua avec une violence fébrile sur Pétrini qui fut renversé du choc.

En s’écrasant l’Italien aperçut Ernestine que ses dernières forces venaient d’abandonner et qui tombait lourdement en arrière.

Il eut comme une crispation de rage, et, d’un effort prodigieux, il se dégagea de l’étreinte de Laurens, saisit son coutelas et le brandissant d’un air égaré.

— Puisque tu veux l’avoir, dit-il, viens donc prendre son cadavre ! Et, prompt comme la pensée, il abaissa son coutelas qu’il plongea jusqu’au manche dans le sein de la jeune fille.

Ce fut son dernier crime. Laurens tomba sur lui en rugissant, et d’un coup terrible il lui ouvrit le crâne.

À ce moment le combat faisait rage dans la grande caverne et les chances se balançaient également, quand, tout-à-coup, un incident inattendu vint changer la face des choses.

De la fissure qui servait de cheminée retentit un coup de feu qui fit rouler sur le sable un des brigands de Pétrini. C’était le brave Duroquois qui entendant la fusillade, et inquiet sur le sort de ses amis, avait entrepris avec deux de ses hommes, la descente de l’entonnoir, pour venir voir ce qui se passait.

De ce moment, la victoire ne fut plus douteuse. Ceux des brigands qui restaient, écrasés par ce renfort inattendu, cessèrent de se défendre et demandèrent quartier.

On les lia solidement et les vainqueurs se comptèrent. Six étaient morts et tous les autres plus ou moins blessés.

De l’autre côté, il y avait dix morts et le reste était fort maltraité.

Gilles Peyron, horriblement mutilé, dormait de son dernier sommeil dans un coin de la caverne, pendant que Beppo, fidèle à son caractère jusqu’au dernier moment, était écrasé sous un baril d’eau de vie.

Laurens était évanoui près du cadavre de Pétrini.

Landau poussa un cri de douleur à la vue d’Ernestine, dont la figure décolorée, présentait toutes les apparences de la mort.

Il s’approcha d’elle, cependant, et reconnut avec bonheur qu’elle n’était qu’évanouie.

Le poignard de Pétrini avait glissé sur une médaille en argent que la jeune fille portait constamment sur elle et n’avait fait qu’une blessure sans gravité dans les chairs extérieures.

Au moment où Landau déposait Ernestine sur le lit dans la grotte du fond, la vieille Régine qui pendant toute la bataille avait fumé tranquillement sa pipe dans une crevasse du roc, se présenta à lui.

— Laisse-moi faire, Jacques dit-elle, j’entends mieux cela que toi et je me charge de la faire revenir.

Landau qui connaissait la vieille de longue date, s’éloigna aussitôt, et, après avoir laissé Laurens au soins de l’un des soldats, il s’élança vers la plateforme pour aller annoncer la nouvelle à Maximus.

ÉPILOGUE.

Un mois après, vers neuf heures du matin, Laurens en tenue de voyage était à cheval devant le château.

Sur le perron, notre brave Maximus, tout ragaillardi, entourait de son bras la tête d’Ernestine.

La jeune fille avait repris ses fraîches couleurs et un sourire joyeux éclairait sa figure.

Céleste était étendu dans un fauteuil pendant que Duroquois gazouillait tendrement à ses pieds.

— Comme cela, dit Maximus en s’adressant au jeune homme, c’est une affaire entendue et décidée ; nous vous attendons dans trois semaines au plus. Vous savez que nous avons hâte, dépêchez-vous. N’est-ce pas, Ernestine ?

La jeune fille devint rouge comme une cerise.

— Vous ne pouvez pas être plus impatient que moi, dit Laurens ; dans trois semaines au plus tard.

— Allons, brigand, sauvez-vous, dit Maximus, et revenez-nous bien vite. J’ai encore mes droits et j’embrasse pour vous votre fiancée.

Le bonhomme appliqua un baiser résonnant sur la joue d’Ernestine qui se jeta en pleurant dans ses bras.

— Ne craignez pas, dit Maximus, je la connais, ce sont des larmes de bonheur.

Laurens souleva son chapeau et s’éloigna dans l’avenue au galop de sa monture pendant que la jeune fille agitait son mouchoir jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le lointain.

— Nom d’un nom, dit Duroquois en se levant, je serai le parrain de son premier.

— Chut ! dit Maximus en montrant Ernestine. Rentrons continua-t-il en s’adressant à la jeune fille ; et vous, Duroquois, attention à votre cœur, car nous pourrions bien faire deux mariages au lieu d’un.

Céleste essaya de rougir, pendant que Duroquois tout confus reprit sa position et se remit à roucouler aux pieds de la vieille fille.

Évidemment Maximus n’avait pas tort et pour cette fois du moins il put se vanter d’être un peu prophète.

Napoléon Legendre.
FIN.

  1. Cailles — ce mot se dit des roches pointues qui bordent la rive d’un fleuve.
  2. Comptoir où se débitent les liqueurs.