CHAP. XII.

Quoiqu’il ne voulût pas le laisser paraître, Gustave Laurens, avait la mort dans l’âme.

Il eût supporté facilement l’aversion de Maximus ; mais l’indifférence d’Ernestine l’accablait.

Le découragement commençait à s’emparer de lui.

Il se disait que la jeune fille ne l’aimait pas et que cet amour pur et candide dont il avait rêvé n’était plus pour lui qu’une illusion perdue et violemment arrachée de son cœur par Giacomo Pétrini.

Parfois, il lui prenait de folles envies de provoquer cet homme et de l’immoler à sa passion. Puis il se demandait si ce sang n’eût pas été entre lui et la jeune fille un obstacle insurmontable ; il se représentait Ernestine détournant ses regards avec horreur et montrant sur son front la tache de l’homicide.

Au milieu de ces tristes pensées il n’avait plus le courage de retourner chez Maximus ; mais chaque soir, il montait à cheval et allait faire une course dans les environs de Mont-Rouge.

Tantôt il enfonçait les éperons dans les flancs de sa monture et galopait pendant des heures, à travers les champs, la tête en feu et les cheveux trempés de sueur ; tantôt il laissait flotter les rênes sur le cou de son cheval et le front penché, perdu dans une sombre méditation, il errait au hasard jusqu’à ce qu’un incident quelconque vînt le tirer de sa rêverie. Souvent, il s’arrêtait devant les fenêtres d’Ernestine ; il cherchait à distinguer la silhouette de la jeune fille derrière les rideaux de mousseline blanche. Il eût donné tout au monde pour pouvoir la contempler un instant, lui faire savoir qu’il était là, qu’il l’aimait et qu’en retour, il ne demandait qu’un sourire, qu’un regard, fût-ce un regard de pitié.

Un soir, après une de ces excursions, il s’en revenait pensif, au pas de sa monture. La nuit était noire ; pas le moindre clair de lune, pas une étoile au ciel ; il laissait son cheval choisir lui-même sa route. Lui, rêvait d’Ernestine et des moyens de lui faire savoir son amour.

Soudain la détonation d’une arme à feu retentit sur la lisière de la forêt, suivie d’un long cri d’angoisse et de détresse. Au même instant une forme humaine bondit sur la route et vint rouler dans la poussière à quelque pas de lui.

Laurens était brave.

Il sauta à terre, arma un pistolet, qu’il portait toujours sur lui, et prêta l’oreille, cherchant à sonder les profondeurs de la nuit.

Au bout de quelques instants un bruit se fit entendre dans le taillis.

— Il doit être mort disait une voix ; j’ai visé à la tête et je ne manque jamais mon coup.

— Et comment as-tou pou viser, répondit une autre voix, avec un fort accent napolitain ; il fait noir comme li loups ; aussi vrai comme jà saouis marquis.

— C’est parbleu vrai, Altesse, ce que tu dis là ; mais j’ai vu le feu de sa pipe. En tous cas, s’il n’est pas mort, ce n’est que partie remise, cherchons toujours il doit être tombé par ici.

Corpo di Bacco ! jà crois ché voilà la carogne, dit le napolitain en se baissant vivement pour palper un corps mou contre lequel il avait trébuché.

Son compagnon imita ce mouvement.

— Vous rêvez marquis, dit-il en se relevant ; tu ne vois donc pas, mon brave que c’est un arbre pourri !

— Eh bienne, Eh bienne, André, oune peut se tromper : Errare humanum est. Il était lettré ce noble napolitain, — tou t’es, bienne trompé en visant.

André porta son poing à deux pouces du nez du marquis. Heureusement l’obscurité partielle ou son caractère prudent empêcha ce dernier de remarquer ce geste peu amical.

— Allumez la chandelle, Altesse, continua André ; peut-être trouverez-vous que je n’ai pas manqué comme vous le dites.

L’idée né manque pas de jioustesse. Tou as raison.

Gustave était immobile à dix pas d’eux, effacé derrière un bouquet d’aubépine et entendait toute cette conversation.

— Attends, mon bon, disait-il en caressant la crosse de son pistolet, nous allons peut-être avoir de la besogne.

Pendant qu’il faisait cette réflexion, il se sentit tirer par le pan de son habit, et se retourna vivement, prêt à faire feu.

— Pour l’amour de Dieu ! murmura une voix tremblante à ses pieds, sauvez-moi ! ils vont m’achever.

— Gustave saisit la main qui tenait son habit et se pencha vers l’homme tout en se tenant sur la défensive.

— Qui êtes-vous ? dit-il tout bas mais rapidement, et de qui voulez-vous que je vous sauve ?

— C’est sur moi qu’on vient de tirer répondit l’homme, je suis blessé à l’épaule.

— Alors tâchez de vous cacher dans le fossé et ne craignez rien. Combien sont-ils ?

— Deux seulement, mais l’un des deux André Luron vaut trois hommes : l’autre se sauvera au premier danger : Ah ! si j’avais un pistolet !

Laurens avait deux pistolets dans les fontes de sa selle ; mais il se souciait peu de confier ainsi cette arme à un inconnu, qui après tout pouvait bien jouer un rôle pour se trouver ensuite contre lui.

— Tenez-vous en paix, dit-il ; je me change de tout, mais gare aux trahisons : au premier mouvement je vous tue comme un chien.

Le blessé se roula sans bruit dans le fossé et se mit à étancher avec son mouchoir le sang qu’il perdait en abondance.

Toute cette conversation n’avait rempli que quelques instants.

Pendant ce temps le napolitain avait prestement roulé dans sa main un cône de poudre humectée de salive ; il plaça cette préparation sur un éclat de bois qu’il ramassa, battit son briquet et y mit le feu. À la lueur qui se fit les deux aventuriers aperçurent Gustave debout au milieu de la route tenant d’une main les rênes de son cheval et de l’autre un long pistolet à deux coups dont les gueules menaçantes étaient dirigées de leur côté.

Accidente ! cria le napolitain en se jetant prestement à plat ventre, oune militaire, fouyons !

— Que cherchez-vous et que voulez-vous, cria Gustave en s’avançant vers eux ;

— André comprit qu’il fallait user de prudence ; car le napolitain ne comptait plus, et il sentait qu’il se trouvait en présence d’un homme déterminé — ces bandits ont un coup d’œil sûr dans l’occasion, et le flair des bêtes fauves.

— Mon officier, dit-il, en faisant le salut militaire, je viens de tirer une bête sauvage, tout près d’ici, et nous pensions qu’elle était tombée dans cette direction.

— Si c’est cela, dit Gustave, votre bête sauvage n’est pas tout-à-fait morte, car je viens de la voir se sauver sur la route vers la campagne, et si je puis vous donner un bon conseil, c’est celui de la suivre au plus vite.

— Certainement, certainement, mon officier ; nous la trouverons tombée quelque part sur le chemin ; car je vise juste.

— Le napolitain n’avait pas attendu la réponse de son compagnon. Aux derniers mots de Gustave il était déjà sur la route et se sauvait à toutes jambes dans la direction du Cap-Rouge.

— André enjamba le fossé et partit en courant dans la même direction.

Au bout de trente pas, ils se perdirent dans l’obscurité ; mais Laurens entendit pendant plusieurs minutes sur la route le son de leurs souliers ferrés qui allait s’éteignant dans le lointain.

Quand il jugea qu’ils étaient à une distance suffisante, il revint vers l’endroit où était le blessé et l’appela. Il ne reçut pas de réponse. En se baissant il s’aperçut que l’homme s’était évanoui.

Le temps s’était un peu éclairci et les étoiles commençaient à faire rayonner dans l’espace leurs clartés blanchâtres.

Gustave chercha l’endroit par où le sang s’échappait et le banda fortement avec son mouchoir. Le blessé fit entendre un petit cri de douleur, et ouvrit les yeux.

— Merci, dit-il, en recouvrant ses sens, vous m’avez sauvé la vie.

Ce n’est pas la peine, dit Gustave, et j’ai travaillé autant pour moi-même que pour vous. Mais, d’abord quel est votre nom ?

— Je m’appelle Landau.

— Vous sentez vous assez fort pour marcher !

— Je crois qu’oui ; je vais toujours tâcher, Landau se souleva difficilement, mais réussit cependant à se tenir debout et à faire quelques pas.

— Vous n’êtes pas assez fort pour vous rendre chez vous, dit Gustave, surtout si vous demeurez loin d’ici.

— Je demeure au faubourg St. Roch, et ce n’est pas proche, mais je crois que je pourrai m’y rendre, en me reposant un peu de temps en temps.

Laurens avait le cœur bon, il fut touché de l’espèce de résignation triste avec laquelle cet homme parlait.

— Je ne puis pas le laisser aller ainsi se dit-il, il tomberait sur la route avant d’avoir fait le quart du chemin. Tiens, j’ai une idée !

— Faisons mieux, poursuivit-il tout haut. Si vous pouvez vous tenir en selle, je vais vous mettre sur mon cheval et vous vous rendrez ainsi : je marcherai à côté.

Landau se récria et ne voulut point accepter, mais Gustave l’enleva dans ses bras et le posa sur la selle.

— Tenez-vous bien au pommeau dit-il et ne vous inquiétez pas de moi.

Par mesure de prudence, il retira les pistolets des fontes et les passa à sa ceinture.

— En route, maintenant dit-il et tâchez de ne pas tomber.

Le cheval partit au pas, pendant que Gustave cheminait à ses côtés.

— Comment vous trouvez-vous maintenant, dit-il à Landau au bout d’un quart d’heure de marche ?

— Je suis mieux, répondit celui-ci, le grand air me fait du bien.

Ils continuèrent leur route sans parler et au bout d’une demi-heure ils s’arrêtèrent devant une petite maison de chétive apparence sur la rue du Roi.

— C’est ici que je demeure dit Landau, et si vous voulez m’aider à descendre, vous serez enfin débarrassé de moi.

Gustave le mit à terre. Landau s’avança pour ouvrir la porte, mais ses forces le trahirent il trébucha et tomba lourdement sur le seuil.

Au même instant la porte s’entrebâilla et une vieille femme avança sa figure de l’intérieur.

— Mon Dieu ! mais c’est Jacques cria-t-elle. Hélas ! Seigneur qu’est-il donc arrivé !

La vieille se précipita vers Landau en pleurant, puis aidée de Gustave elle le releva et tous deux le soutinrent jusque dans la maison où ils l’assirent dans une grande chaise berçante.

— Mère, dit Landau, remerciez ce monsieur, car il vient de me sauver la vie.

— Hélas ! Seigneur Jésus, fit la vielle, vous êtes le Bon Dieu en personne : et mon pauvre garçon qui est tout plein de sang. Comment donc qu’ils t’ont tué mon Jacques ?…

— Je vous conterai ça tout à l’heure, la mère, interrompit Landau ; si vous voulez nous laisser seuls un instant, il faut que je parle à ce monsieur-là.

— Seigneur ! c’est terrible tout de même, et je vais te faire un bouillon, dit la vieille en sortant par une porte dans la cloison.

— À présent continua Landau, je suis content d’avoir accepté votre offre car je vais pouvoir m’acquitter envers vous. Vous êtes Monsieur Gustave Laurens.

— C’est bien mon nom dit Gustave, en regardant Landau d’un air surpris ; mais d’où savez-vous…

— Je viens de vous reconnaître en vous voyant à la lumière. Je suis trop mal pour vous expliquer tout ça ce soir, mais si vous voulez me donner votre adresse, demain, si je suis assez fort, j’irai avec votre permission, vous prouver que je sais reconnaître un service.

— Vous piquez ma curiosité, dit Gustave que la tournure de cette affaire intéressait malgré lui. Voici mon adresse, quand vous voudrez venir, je suis toujours à l’hôtel entre quatre et six heures de l’après-midi. Je vous laisse avec votre mère et soignez votre blessure.

Gustave lui dit bonsoir, enfourcha son cheval et revint à son hôtel curieux en lui-même de ce que cet inconnu pouvait avoir à lui dire.

Le lendemain, Landau ne vint pas. Le jour suivant, vers les quatre heures de l’après-midi, Gustave commençait à croire que son homme l’avait trompé et il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une espèce de dépit lorsqu’il vit arriver à sa chambre, conduit par un garçon, maître Landau en personne.

— Je n’ai pas pu venir hier, dit ce dernier, je n’étais pas assez fort et la mère n’a pas voulu me laisser sortir. Maintenant je suis mieux et me voilà.

— Voyons, asseyez-vous un peu, dit Gustave, et reposez-vous ; vous paraissez encore très-faible.

— Oh ! ma blessure va beaucoup mieux ! et, si je n’avais pas perdu tant de sang… mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, je vous ai promis de reconnaître ce que vous avez fait pour moi et si vous le permettez je vous dirai de suite ce que j’ai à vous communiquer.

— Voyons, je vous écoute, parlez.

— Avant de commencer, je vous demande de ne pas me prendre pour un délateur ou un homme qui désire seulement se venger ; et ce que je vais vous dévoiler, je vous prie de vous en servir plutôt pour votre profit que pour la perte des autres.

Voici la chose.

Vous avez peut-être entendu parler, il y a cinq ou six ans, d’une quantité extraordinaire de pièces de monnaie fausses qui ont été répandues dans toute la province.

En effet, je me rappelle qu’on en a beaucoup parlé dans le temps.

— Bien ; mais ce que vous ignoriez peut-être c’est que cette monnaie provenait d’une société puissante et bien organisée qui avait son siége principal dans la paroisse du Cap Rouge, à une distance peu considérable du château de Monsieur Maximus Crépin. Vous manifestez de l’étonnement ? Attendez, vous n’êtes pas au bout. Cette société, comme je viens de vous le dire était puissamment organisée, ayant ses agents dans tous les principaux endroits du pays, ses degrés et son mot de passe. Le nombre des membres ne pouvait pas dépasser le chiffre de cent, et chacun des associées, lié par au serment terrible, était punissable de mort pour la plus légère infraction aux règlements. Qu’il me suffise maintenant de vous dire que le chef suprême était Giacomo Pétrini et le plus haut en grade après lui, Gilles Peyron.

— Comment ! interrompit Gustave, ces deux hommes que je rencontre chez Maximus Crépin ?

— Eux-mêmes. Au bout de deux ans, la justice s’est un peu mêlée de l’affaire, et la société a dû se séparer pour un temps illimité. Il y a bien eu des arrestations par-ci par-là ; mais comme cela arrive toujours, après quelques convictions contre de pauvres diables, criminels plutôt par ignorance que par volonté, l’affaire a été étouffée, et les meneurs véritables ont aujourd’hui un nom sans tache devant le public. Plusieurs même d’entre eux ont fait partie du jury qui a prononcé la condamnation.

— Mais comment savez-vous tout cela, vous ?

— Oh ! j’en étais, je ne m’en cache pas ; et vous voyez que si je livre les autres, je me livre volontiers avec eux.

— Landau ne disait pas, cependant, qu’à cause de cela même il avait subi six mois de prison et que conséquemment suivant la maxime de droit non bis in idem, il était inattaquable.

— Maintenant, poursuivit-il ; je suis que vous aimez Mademoiselle Moulins et que Pétrini est votre rival. Je sais aussi que Gilles Peyron et lui ont fait un complot ensemble dont le dénouement serait le mariage de Pétrini avec cette jeune fille, afin de couvrir par cette alliance, des antécédents dangereux et de s’assurer en outre un revenu assez enviable, Les anciens surbordonnés de Pétrini ne sont pas sans voir cela. J’ai rencontré souvent autour de la demeure de Maximus les deux hommes qui ont fait feu sur moi. Ils sont tous deux membres de la société et surveillent leur ancien chef dans l’espoir d’avoir une part peut-être dans le bénéfice, tout en ayant l’air de le servir. Je crois que c’est même par son ordre qu’ils ont fait feu sur moi.

D’après ce que je connais de vous je sais que pour vaincre votre rival seulement, vous ne voudriez pas vous servir de ces armes, mäis pour sauver du déshonneur une famille honnête, vous y réfléchirez et peut-être alors trouverez-vous que je n’ai pas mal agi en vous avertissant.

— Je ne sais pas ce que je pourrai faire de tout ce que vous venez de m’apprendre, dit Gustave en se levant : dans tous les cas, j’aime à croire que vos motifs sont bons, je vous remercie toujours et j’y réfléchirai.

Landau s’était levé à son tour.

— Avant de partir dit-il, il me reste quelque chose à vous apprendre qui pourra vous servir au besoin : c’est le mot d’ordre de l’association ; le voici, retenez le bien et essayez-en l’effet dans l’occasion :

Chi tace sta ricco.

La réponse est :

Chi parla sta morto.

Maintenant, je n’ai plus rien à dire ; je vous souhaite bon succès.

Landau sortit et s’éloigna tranquillement. La révélation qu’il venait de faire et la lettre anonyme que Laurens avait reçu se complétaient l’une et l’autre et se donnaient réciproquement une apparence de vérité. Après le départ de Landau, le jeune homme resta perdu dans ses réflexions et flottant indécis entre les projets divers qui se présentaient à son esprit.