LITTÉRATURE CANADIENNE

SABRE ET SCALPEL.
Par Napoléon Legendre.

Chapitre I.

HOUP ! Gilles ! La main aux écoutes et l’œil aux balestrons ! Ferme ! Tonnerre ! Il ne s’agit plus de dormir ; autrement, mon gars tu pourrais t’éveiller dans l’autre monde.

— On y est, on y est, père Chagru ; diable, si vous n’éveilleriez pas un mort avec cette voix d’enfer. Brrr !… le temps s’est chagriné et le montant se fait. Avec ça que ce maudit Nord-Est vous coupe en deux et qu’il fait noir comme dans un four. Quelle heure peut-il être ?

— Il est bien huit heures au moins ; il y a longtemps que nous avons passé la pointe St. Joseph, et l’Angelus sonnait justement… Sacrebleu ! nous avons talonné ! Pare à virer, largue les écoutes et fais prendre le foc.

— Ça y est !

— Bien ! amarre, et la main aux boucles !

— Ça y est ! Père Chagru, vous commandez comme un capitaine au long cours. Si vous aviez cependant quelque chose pour nous réchauffer ? Hein ? Quel temps ! quel temps ! Brrr !…

— Capitaine au long cours ! Diable, tu ne pensais peut-être pas serrer la vérité d’aussi proche. J’ai fait la traversée trois fois, et j’ai commandé la « Sorel » pendant dix ans. C’était une fière goëlette ! Soixante pieds de quille et cinq hommes d’équipage ; mais, des hommes, là !

Je me rappelle, il y a treize ans, c’était un vendredi…

— La, la, la ; si vous commencez avec les vendredis et les treize, je me bouche les oreilles. Si nous prenions plutôt une goutte ; vous conterez après.

— Je ne dis pas non, malgré que ton interruption soit peu polie : mais, à la fin d’octobre, et par un temps pareil, ta demande a quelque chose de raisonnable ; hâle la cruche !

Gilles ne se fit pas répéter l’invitation. La cruche sortit prestement de sa cachette et les deux hommes lui donnèrent une accolade prolongée.

— Cré nom ! souffla Gilles, ça fait du bien, père ; avec ce rhum là, vous me feriez suivre jusqu’au bout du monde. Brrr !… Quel temps ! arrivons-nous, au moins ?

— Vas-y voir, et borde une rame, si tu es trop pressé. En attendant, veille à tes voiles ; ce satané nord-est ne badine pas.

Voyons voir, il me semble que j’aperçois une lueur en arrière ; et si je ne me trompe pas, nous sommes vis-à-vis le Trou. Pourvu que le courant ne force pas trop, en lofant un peu, nous le prendrons à la prochaine bordée.

— Vous en parlez bien à votre aise ; on dirait que vous ne sentez pas le froid, vous ! Encore si la mère Javotte peut avoir un bon feu.

— Pare à virer ! nom d’un nom ! et jase moins ! Il me semble que j’entrevois le clocher de Beaumont. C’est ça ; à présent, borde à plat et tâche de distinguer la côte de l’Isle ; nous ne devons pas être trop mal comme ça.

La chaloupe, inclinée par sa voilure, craquait à tout rompre sous des vagues monstrueuses. Chaque fois qu’elle s’abattait, une pluie glacée rejaillissait sur les deux hommes boutonnés jusqu’au cou dans leurs capots d’étoffe du pays. Le vent augmentait de violence et soufflait avec rage. La barre pliait sous le poignet robuste du père Chagru et les écoutes grinçaient dans leurs moques de gaillac. À chaque moment, on aurait dit que la frêle embarcation allait sombrer. Gilles commençait à éprouver une certaine frayeur.

— Père Chagru, dit-il, nous pourrions peut-être amener la grande voile ou rentrer nos balestrons…

— Touche pas, mon fils ! J’en ai vu bien d’autres et je me rappelle…

— Oui, oui ; on la connaît encore, celle-là ; en attendant, je n’aimerais pas à chavirer ici ; et, par le temps qu’il fait, nous risquons gros.

À ce moment, comme pour donner raison à Gilles, une vague énorme vint s’abattre sur la chaloupe, par la pointe de l’étrave et courut jusqu’à l’arrière en les inondant.

Le père Chagru eut un frisson.

— Vide ! cria-t-il ; ça n’est plus le temps de rire, nous sommes pleins jusqu’au ras des bancs.

Gilles se mit à chercher le baquet, mais la vague l’avait emporté. Il saisit son chapeau de feutre et se mit à vider de toutes ses forces. Malgré cela, la chaloupe déjà alourdie, plongeait sous chaque lame, et faisait eau de plus en plus par dessus les bords. Quelques minutes encore et elle allait s’engloutir, Chagru avait négligé quelque peu son gouvernail et ses voiles, pour aider à Gilles, lorsqu’un choc épouvantable se fit sentir, suivi d’un craquement sinistre. Au même moment, l’embarcation pirouetta sur elle-même, et les deux hommes furent précipités violemment sur les roches, dans un clapotis qui les suffoquait.

Ils n’avaient pas eu le temps de se reconnaître qu’une vague furieuse vint les saisir, les souleva sur sa crête, et, après les avoir balancés un instant, les roula sur les galets.

— Décampons ! cria Chagru, avant que la suivante nous aborde.

Et tous deux s’élancèrent en avant, un peu moulus, mais pas trop maltraités.

Chagru fut le premier à se remettre.

Ouf ! fit-il en soufflant bruyamment, c’est une drôle de manière de débarquer, tonnerre ! et mon rhumatisme !… avec une écoute flambante neuve ! Voyons, où diable sommes-nous ?

— Un pilote comme vous, qui porte tout haut par un temps pareil, dit Gilles un peu amèrement, devrait au moins savoir sur quelle côte il se brise.

Le père Chagru, blessé au fond, fit semblant de ne pas entendre cette remarque.

— Nous ne devons pas être loin du Trou, dit-il tranquillement ; toi qui as les yeux clairs, cherche un peu si tu n’aperçois pas de lumière quelque part.

— Oui, il est bien facile de chercher, quand tout ce qu’on peut faire est de se tenir debout sur ces roches glissantes, avec un capot mouillé, qui pèse comme du plomb et qui vous glace les os. C’est tout de même dommage que nous ayons oublié la cruche dans la chaloupe : il est vrai que nous sommes partis un peu pressés. Bon ! j’aperçois quelque chose comme une lueur, là-bas, et si c’est l’auberge du Trou, nous avons joliment drossé. À tout hasard, cependant, et en route !

Les deux hommes s’acheminèrent tout transis vers la lumière, à travers des broussailles et des souches contre lesquelles ils se heurtaient à chaque instant. Enfin, après une demi-heure de marche, ils débouchèrent à la pointe sud de la petite baie qui forme ce que l’on appelle le Trou de St. Patrice.

Chagru poussa un cri de joie féroce.

— Mille noms ! tonna-t-il, nous voici enfin arrivés ! Et moi qui croyais tenir la barre dessus ! Comme nous avons drossé ! Ça n’empêche pas que quatre voiles par un temps pareil, et ma chaloupe perdue, avec une écoute flambante neuve, et mon rhumatisme !…

— Rendons-nous toujours, dit Gilles, vous parlerez après. Je suis gelé comme un glaçon.

Cinq minutes après, nos deux amis ouvraient la porte d’une petite maison et se trouvaient dans un étroit couloir éclairé par une lampe fumeuse.

Gilles frappa à une porte à gauche qui s’ouvrit immédiatement.

Une vieille femme se présenta, et, sans manifester le moindre étonnement, fit entrer les deux naufragés dans une salle basse qu’éclairait un immense feu de cheminée.

Bonsoir la mère, fit Gilles en entrant ; fâché de vous déranger. Notre chaloupe vient de se briser à un mille d’ici sur une de vos maudites cailles[1], et nous sommes mouillés jusqu’aux os. Si vous aviez seulement une larme de quelque chose de fort, et du linge sec. Mon ami Chagru est à moitié mort…

— Tu parles trop, Gilles Peyron, dit la vieille, et le père Chagru vaut mieux que toi. Cependant j’aime assez les gens gais, et je vais vous donner ce qu’il faut.

Tandis que les deux hommes grelottants s’approchaient vivement du feu, la vieille ouvrit une armoire immense qui prenait tout un coin de la salle et qui se fermait par un gros cadenas rouillé dont elle portait toujours la clé sur elle. Cette armoire était cachée par un grand rideau en étoffe qui avait dû être bleue ; la vieille tira le rideau sur elle et se mit à fureter parmi des ferrailles, les vieux bouts de corde et les objets de toute sorte qui encombraient les tablettes.

Pendant ce temps, nous ferons un peu connaissance avec nos deux amis.

Le père Chagru était un petit homme trapu avec une de ces figures placides dans les circonstances ordinaires, mais énergiques au besoin. Ses épaules, un peu voûtés par l’âge, étaient cependant larges et bien développées. Rien qu’à regarder sa main et son poignet, on sentait qu’il était prudent de ne pas l’irriter trop fort. Sa barbe et ses cheveux crépus et grisonnants, poussaient drus et sans obstacles.

Il n’avait rien de bien remarquable dans la figure que deux petits yeux gris et clairs comme des tisons qui s’animaient à un moment donné, et lançaient des rayons ardents. Il avait reçu au baptême les noms de Michel-Gonzague Chagru. Il y avait soixante ans qu’il portait ces noms dans une pauvreté embarrassante mais honnête ; et, à cet âge, comme il le disait lui-même, il n’avait plus guère l’espoir de faire fortune.

Depuis l’âge de dix ans, il naviguait sur le fleuve entre Québec et les Îles du Golfe. Tour-à-tour matelot, pilote et capitaine, malgré une capacité incontestable et une honnêteté reconnue, il n’avait jamais éprouvé que des revers. Il en était venu à se faire une telle habitude d’échouer dans ses entreprises que pour lui, un voyage nul comme profit, mais sans accident remarquable, était un succès étonnant.

Un point saillant de son caractère était l’espèce d’éloignement qu’il professait à l’endroit des femmes. Il n’avait jamais voulu se marier, prétendant qu’un bon marin doit être libre et que le régime conjugal est le moins libre des gouvernements. Il vivait par-ci par-là, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, mangeant assez bien l’été, très-peu l’hiver, et assez satisfait d’ailleurs d’un sort qu’il ne voyait guère le moyen de pouvoir jamais rendre meilleur.

Gilles Peyron était bien tout le contraire de son compagnon.

Long, mince et décharné, il portait une de ces têtes comme on en voit quelquefois en rêve, pointue, fuyante, et couronnée d’une chevelure susceptible de prendre toutes les formes, comme sa physionomie s’adaptait à toutes les expressions. Son œil vif et rond, remuait constamment sous ses paupières rougies par le vice ; et le bout de son nez de renard était en guerre constante avec les longs crocs retroussés de la moustache qui le menaçaient sans cesse de familiarités agaçantes.

Malgré son apparence, il était loin d’être sot, et lors qu’il voulait se festonner un peu, il avait plutôt l’air, pour le commun des hommes, d’un professeur de langues que d’un bandit.

Cependant la mère Javotte avait préparé le linge et mis sur la table une carafe de rhum et deux verres ébréchés.

— Voilà, mes vieux, grogna-t-elle, tout est prêt ; vous n’avez qu’à vous servir. Ça n’est pas un palais, mais vous connaissez l’endroit, et des gibiers comme vous autres n’ont pas la peau douce. N’oubliez pas surtout qu’on paye d’avance, quand on occupe un salon particulier.

Gilles avança deux pièces blanches que la vieille examina et fit sonner longuement, avant de les faire disparaître dans la vaste poche de son tablier, après quoi elle sortit par le couloir, marmottant entre ses dents :

— Qu’est-ce que ce Gilles vient encore faire ici ? Je n’aime pas cet oiseau-là ; sa présence ne m’annonce rien de bon, et suffit pour compromettre un établissement honnête ; avec ça qu’il arrive toujours pendant la nuit ou au milieu de la tempête comme un hibou qui cherche un abri. N’importe ; pourvu qu’il me paye, je n’ai rien à dire ; les affaires des autres ne me recardent pas.

Elle ouvrit une porte masquée au fond du couloir et grimpa un escalier donnant sur une espèce de grenier écrasé qui servait de cachette en cas de visites suspectes et d’où, à l’aide de trous pratiqués dans les planchers, on pouvait voir tout ce qui se passait dans les chambres inférieures.

La vieille alluma une lanterne sourde, s’assit sur un vieux banc et se mit à tricoter tranquillement sans se laisser distraire par le bruit des voix avinées et par l’éclat des jurons qui montaient jusqu’à elle.

La mère Javotte, au premier abord, paraissait bien avoir cent ans.

Sa face jaune comme un vieux parchemin et encadrée tant bien que mal par une douzaine de cheveux gris, offrait ce type particulier qui se perd aujourd’hui et qui caractérise les Métis des tribus Huronnes. Son nez recourbé en bec d’aigle sur sa bouche édentée, ses pommettes saillantes, sillonnées de rides profondes et marquetées de petite vérole, donnaient à sa physionomie une expression étrange et parfois lugubre.

Il y avait quarante ansetplus que la mère Javotte tenait son petit établissement au Trou St. Patrice Sa jeunesse, qui avait dû être orageuse, s’était passée, tantôt au fond des bois dans le wigwam de son père, tantôt dans les villes où elle disait la bonne aventure.

Plus tard, elle avait rencontré sur le marché de Québec un jeune homme de haute mine dont les lignes de la main prédisaient de grandes choses, entre autres un mariage prochain avec une femme de sang royal.

La chose arriva quelque temps après, la princesse n’étant autre que la mère Javotte : tous les sauvages descendent plus ou moins de chefs augustes, nés sur les marches d’un trône. | Dès lors commença pour la nouvelle épousée une existence déplorable qui devait causer sa perte en lui faisant côtoyer, trop souvent pour ne pas y tomber, le sentier du vice, Son mari, ivrogne et débauché, commença par la battre, puis, peu à peu, lui fit contracter ses louables habitudes.

Bref, deux ans plus tard, la mère Javotte, devenue veuve, courait les tavernes de la basse-ville et couchait presque tous les soirs en prison. Dans une de ces courses aventureuses, elle fit la rencontre d’une ancienne connaissance de son mari, voleur de grand chemin et assassin dans l’occasion. Ce personnage la prit sous sa protection. Comme il possédait quelqu’argent, et avait besoin d’un lieu de réunion pour ses complices, il l’installa dans la maison qu’elle occupait au moment où nous avons fait connaissance avec elle. Ce cabaret, dont les ruines sont maintenant disparues, était situé, comme nous l’avons vu, à environ neuf milles de Québec, dans un enfoncement de la côte sud de l’Île d’Orléans, connu sous le nom de « Trou de St. Patrice. » C’était le rendez-vous habituel de tout ce qu’il y avait d’ivrognes, de chenapans et de voleurs dans ! e pays. La mère Javotte en faisait les honneurs avec cette discrétion qui caractérise les gens du métier. Tout en vendant son gin et sa jamaïque, elle avait trouvé moyen d’acheter la maison avec le lopin de terre qui l’environnait.

Le soir, à la veillée, le cabaret s’emplissait silencieusement.

C’étaient des matelots dont les bâtiments étaient mouillés au large, qui composaient la majeure partie de l’assemblée ; puis venaient les pratiques, gens de sac et de corde, qui se recrutaient dans les plus mauvais quartiers de Québec. Souvent, une figure suspecte se glissait au milieu des habitués et se mêlait à leurs groupes. Mais ces gens avaient le flair subtil, et jusqu’alors, malgré toutes ses ruses, la police n’était pas parvenue à faire une seule prise importante

La mère Javotte allait toujours son train, souriante et tranquille. Quand les circonstances menaçaient un peu, elle n’avait qu’un signe à faire et tout le monde se dispersait.

  1. Cailles — ce mot se dit des roches pointues qui bordent la rive d’un fleuve.