Sabbat (1923)/La solitaire

J. Ferenczi et Fils (p. 257-261).

LA SOLITAIRE

Tout rayonnement est suspect surtout à ceux qui rayonnent, toute ferveur est condamnée surtout par ceux qui sont fervents, toute prière est combattue surtout par ceux que Dieu obsède, toute tendresse est fuie surtout par les plus tendres. Rigueur de l’esprit et du cœur, jalousie, fanatisme des âmes élues, implacable loi de souveraineté et de solitude ! Les fronts purs se voilent devant les fronts purs, les mains caressantes échappent aux mains caressantes, les nuits qui méditent ne répondent pas aux nuits qui méditent, et quel silence a dit jamais à un silence : « Je suis ton frère ? » Le saint n’accueille pas le saint, l’amour ne reconnaît pas l’amour, le poète n’a pas soif du poète, le pain n’a pas faim du pain, la fleur est la fleur et ne cherche pas la fleur…

Seuls ennemis : nos bien-aimés ! Seuls étrangers : nos pareils !

Tout ce qui est divin est consacré par le dédain divin, et il est nécessaire, donc parfait, que le feu brûle et qu’on n’adore pas sa flamme, que l’œuvre soit édifiée et qu’on n’étoile pas sa tour, que le dieu veille et qu’on n’aspire pas sa myrrhe, que le printemps passe et qu’on ne cueille pas son lilas…

Sans secours, sans récompense, sans sourire ? Êtes-vous ainsi ? Oui ?… Alors, marchez. Celui qui s’est suicidé, même quand il ne reste de lui qu’une bouteille vide dans un haillon, fut le plus grand car il fut le plus seul.

Et, moi, sachant que la dureté et l’orgueil sont nos puissantes gloires, moi, la solitaire, entre deux robes sanglantes et justes, celles de Charlotte et de Judith, j’ai tenu mon cœur levé.

Ma nudité que le désir scella de l’odorante, de la douce, de la céleste blessure est comme la statue de marbre, dans le cloître abandonné. Tant mieux. Au front du génie est plus significative la mousse que le laurier, et l’immortalité blanche qui plonge son pied dans l’humus fait, déjà, partie du peuple pensant des morts.

Je sais… Je sais… On m’a reproché de donner Dieu quand on me demandait le miracle, et on a fui ma force amère et ruisselante car, ayant attendu d’elle la sirène, elle ne sut offrir que l’infini !

Mais que m’importe ! Ce n’est pas sur l’arbre mort que je veux briser mon ouragan et, contre le rocher captif, jeter toute ma mer. J’ai — Dieu merci ! — de plus nobles hostilités qui m’attendent.

L’harmonie est la grande solitude, mais que la harpe et le luth de ce monde, s’imaginant que c’est la grande détresse, se gardent d’en avoir pitié et de vouloir en faire l’âme de leurs cordes cassantes. Ce qui n’est pas à soi-même un absolu n’est rien, et que je sois préservée — ô Dieu ! — de demander jamais comme le sol : la pluie ; comme le pampre : la grappe ; comme l’œillet : la pourpre ; comme le roi : le sacre ; comme le couteau : le sang ; comme le désert : quelqu’un !

C’est donc vrai que tu m’aimes ? Et voici le plus étrange prodige. Écoute : un jour, l’homme auquel j’ai sacrifié ma radieuse jeunesse, après des années de douleurs communes, mais d’entente singulière, m’a dit, comme il s’était épris de je ne sais plus qui : « Je ne t’ai jamais aimée… » Un soir, un homme qui a fait pour moi ce qu’on appelle : « des folies », m’a dit, comme il s’était épris de je ne sais plus quoi : « Je ne t’ai jamais aimée… »

« Bien… ai-je pensé, voilà la seconde fois que j’entends ma condamnation », et je me suis tournée vers ma mère. Je ne puis songer à elle sans que mon âme frémisse de passion surhumaine. Elle est la Poésie. Je ne suis qu’un poète, et j’ai regardé profondément ma mère dans ses incomparables yeux d’azur.

Alors, j’ai découvert qu’elle m’a moins, bien moins chérie que son autre enfant qui est douce, faible et gracieuse. « Toi, m’a-t-elle dit, une fois que je n’avais plus de foyer, d’argent, de lendemain, et qu’à ses côtés, je souriais à ma misère, toi, je ne te plains pas… » Et elle a été bercer, avec le fanatisme maternel, ma sœur qui avait mal aux dents.

« Bien… » ai-je pensé, et, soudain, j’ai senti, autour de moi, la barrière de roses, et, sur mon front, le régiment de glaives, et, sans puérilité, j’ai vu, à ma gauche, la fourche du Diable et, à ma droite, la lyre des Séraphins.

L’un m’a crié : « Tu es une fournaise… » Les autres m’ont murmuré : « Tu es un tabernacle… », et la solitude a soufflé sur moi par la bouche de tous les maudits et par la poitrine de tous les bienheureux. J’ai compris… J’ai compris… Et, depuis, je m’en tenais à ma condition particulière me disant que nul bienheureux ou nul maudit de mon espèce ne viendrait m’apporter son ciel ou son enfer. Et, pourtant, tu es là. Tu as franchi le buisson odorant et épineux, tu as marché sous la menace étincelante des armes au soleil. C’est bien. Je fais dévorer ta pourpre par la mienne comme la louve dévore la louve. Je nourris l’ange insatiable de mes parfums de l’inépuisable cinname de ta pensée et de ton cœur, mais je ne te remercie pas, et quand j’accepte, car je suis équitable, que tu ajoutes l’or de mes idoles damnées à l’or de tes divinités saintes, que tu fasses large commerce de mes denrées infinies, ô trafiquant magnifique, tu ne me remercies pas davantage.

Nous ne nous regardons que de loin. Nous ne nous saluons jamais. L’Alliance, nous ne la signerons pas.

Seuls étrangers : nos pareils ! Seuls ennemis : nos bien-aimés !