Sabbat (1923)/La nuit de la démone

J. Ferenczi et Fils (p. 190-195).

LA NUIT DE LA DÉMONE

— Je vais te dire adieu.

— Mais tu reviendras ?

— Comment donc ? Ma présence te fut plus sensible pendant ces quelques nuits où nous avons couru, ici et là, mais est-ce que je te quitte jamais ? Ainsi, belle chérie, tu n’es pas seule.

— Ah ! ah ! ah !

— Pourquoi ris-tu ?

— Ah ah ! ah ! Tu es, Satan, aussi fat qu’un homme. Mais je suis bien fière : j’ai dupé Satan, lui-même.

— Toi, démone, tu es…

— …L’espoir, le désespoir ? Que de misères ! Et que de complications, la poursuite et le but ! Mais aimer pour aimer et, souverainement, comme on respire… Ne pas vouloir tirer des satisfactions de son amour… N’en désirer que de l’abondance… Ne lever jamais pour personne le voile odorant du mystère intérieur…

— Par ma corne et la tienne ! Si je m’attendais…

— Pour te remercier de m’avoir remise en présence de la divine Hortense, de la démoniaque Marguerite à la peau de velours blanc et des autres, je vais te confier l’amour qui est le mien.

— Dame de qualité, je t’écoute.

— …Je chéris donc un être non en lui-même, mais au-delà de lui-même, dans son rayonnement le plus lumineux, mais le plus subtil. Je n’ai pas besoin de le voir pour être heureuse, au contraire ! Pour ne pas le quitter, je ne vais pas à sa rencontre, pour ne pas interrompre le festin où il est ma blanche nourriture de froment et ma coupe toujours pleine, je ne me mets pas à la fenêtre pour le regarder passer. Plus il est loin de moi, plus il m’est complet, substantiel et sacré.

Près de lui, je suis comme froide et toujours infiniment au-dessous de moi.

— Amour-passion. Stendhal disait…

— Oh ! pas de citation, je t’en prie. Stendhal, cet obsédé de l’amour, n’entendit rien à l’amour. Il en fit une histoire de boudoir et de ciel italien. Mon amour a d’autres patries : le silence…

— Et l’enfer.

— Tu commences à comprendre. Mais je te répète que je n’ai aucune soumission, aucune douceur, aucune lâcheté, aucune tristesse, aucune nostalgie dans ce sentiment absolu. Non ! Je ne tends pas au bien-aimé mon cou pour qu’il l’entoure d’une corde que je voudrais voir, ensuite, nouée à son poignet, mais je lui offre mon cœur, en l’élevant, pour faire rouge autour de lui. Non ! Il n’est pas ma prison, mais ma liberté claquant des ailes sur toutes les choses créées. Non ! Il n’est pas le caillou sur lequel je marcherais avec l’attentive sollicitude qu’on met à ne pas faire saigner une âme, mais le clocher vers lequel je lève ma tête que frappent soudain mille bourdons d’azur. Non ! Il n’est pas l’arbre qui me jette à la pensée de l’automne, de la mort, de la pauvre matière qui pourrit et fait, ensuite, le parfum des nuits d’été… — Assez de ce vieux leitmotiv de poète ! — Il est l’orgueil dont je soufflette toute la vie, et si je frémis, à peine, quand il touche ma main, tant mon cœur est occupé du mouvement de son sang et de son rythme précieux, dès qu’il l’abandonne, elle est à lui si terriblement que je pense aux tenailles despotiques qui ont raison des clous les plus enfoncés…

Aucun nuage : du large azur. Peu de fleurs : du métal ou des fleurs qui ressemblent aux poignards : des dahlias et des glaïeuls… Et, parfois, je reçois, à cause de cet amour, sur le visage, le coup de poing de Dieu dont on veut dérober le tonnerre.

Non ! Je ne suis pas la verveine et la musique qui dansaient près de la mer païenne, la Sapho mélodieuse et parfumée, mais, parfois, la nuit, en songe, écoute : dans le naufrage de la volupté, étendue sur le rivage, je frissonne nue et glacée sous une cargaison de perles. Mes cheveux sont plus abandonnés que les algues dans la profondeur aquatique. J’ai péri corps et biens. Les flots m’ont battue, meurtrie, roulée, dans leur force amère, et je suis une épave qui gémit et sourit à son désastre, et la lune éternelle brille sur moi, et les voix de l’océan hurlent encore à mes oreilles, et ses vagues poussées par le trident furieux se brisent toujours sur mes pieds…

— …?…

— C’est entendu ! Mais vraiment a-t-on besoin… de… pour… La volupté, la volupté, qui la connaît ? On lui donne, entre nous, de bien misérables, de bien ridicules moyens, et une zone si limitée, un si piètre climat… En vérité, les pâmoisons de ce monde me font trop rire !

…Et voici qu’il me trouve, qu’il me recueille, qu’il cherche, à mes lèvres, une preuve de vie, qu’il serre, contre son corps qui sent, l’infini et le sel, la victime de son courroux désespéré, de sa fatalité magnifique, de son allégresse déchaînée et terrible, ce dieu marin…

— Bigre !

— C’est ça la possession. Et non… Ah ! Ah ! Ah ! comme je me sens irrévérencieuse en pensant au couple qui fait grand pillage de courtines et d’oreillers, si folle et si pauvre dépense de sueur, de fatigue, de moelle, de mélancolie animale, et — je le déclare ! — de rites absolument inesthétiques et désobligeants.

— Respecte ma pudeur, démone.

— Oui, Satan. Tu es la décence même, je le sais, et c’est pour cela que tu es si dangereux. Moi aussi, je suis la décence même…

— Satane !

— Voyons : Quelle importance peut avoir le… la…

— Passons…

— …Puisqu’il est la racine dont je suis la terre, la sève dont je suis la vigne, l’escalier dont je suis la tour, la récolte dont je suis le boisseau, le trésor dont je suis le coffre scellé par des mains qui ne l’ouvriront plus ?…

Vivre avec lui ? Vit-on, dans le sens restreint que l’on donne à ces mots-là, avec le Dieu qui vous fait mère de toute la vie, qui, par une puissance qui n’a pas de nom, vous offre les enfants qui passent et que vous caressez, les jardins que vous regardez avec les beaux soirs de vos yeux, les sources que vous écoutez chanter en ouvrant toutes les fenêtres de votre âme, les étoiles qui battent des paupières dans le grand silence d’argent ?

Face à face, nous ne sommes que de pauvres humains. En somme, les regards empêchent de se voir, les bouches de se goûter, les mains de s’étreindre, et l’on ne s’entend bien que, lorsque les oreilles ne sont que le pôle le plus vibrant de l’esprit. Mais, va, on est tranquilles quand on sent qu’on est enfoncés ensemble, comme la porte et la serrure, dressés ensemble comme l’échafaud et le couteau, abattus ensemble comme l’arbre et le nid, unis ensemble comme le violon et l’archet, répandus ensemble comme le soleil et le blé d’or, parfaits ensemble comme le divin clair de lune qui donne la même apparence suave et transparente au sapin et au chaume, à la chapelle couverte de lierre et au palais qui est nu avec sa cariatide et sa rose.

Qu’importe, ensuite, l’existence de tous les jours, et les vêtements pitoyables de nos habitudes, de nos préjugés, de nos vices médiocres, de nos peurs imbéciles, de nos égoïsmes mesquins ! Qu’importe ses tares et les miennes ! Nous nous en connaissons — Dieu merci ! — mais nous avons, l’un pour l’autre, la rude estime que la faim a pour le pain et la soif pour la boisson fraîche.

Le reste ? Qu’est-ce que ça nous fait ? Je te jure qu’on peut me dire de lui, le pire. Je l’ai pensé, le pire, de lui. Et après ?

Au-delà de nous, il y a nos enfers et nos roses, nos champs élyséens et nos discours d’ombres heureuses.

Je ne vis, avec lui, que dans ces mondes enchantés, ces récompenses surnaturelles…