Sabbat (1923)/La nuit de Satan

J. Ferenczi et Fils (p. 286-296).

LA NUIT DE SATAN

Le poisson. — …Et si Satan n’habite point dans mes yeux ronds, embrasés d’or, cerclés d’azur, dans mes nageoires plus subtiles que l’aile de la libellule, dans mon ventre gonflé comme une outre et plein du rire ironique et fuyant d’Amphitrite, je déclare qu’il n’est pas.

L’huitre. — Athée ! Moi, je le vois dans la perle que je ne cesse pas d’attendre en me disant que je suis la nacre, la solitude, le bâillement, l’immobilité, la quiétude, sur le rocher perdu…

La méduse. — Madame Guyon, va ! Il ne peut exister que dans mon irréelle splendeur qui se pénètre, comme celle du caméléon, de toutes les fugaces apparences.

Neptune. — Par ma barbe qui vole au vent de la tempête, par mon trident qui règne sur le naufrage, je jure que j’anéantirai tout ce misérable fretin qui aspire à Satan. Où le démonisme va-t-il se nicher ? Satan ? Et Neptune, alors ?

Le tonnerre. — Silence, père des flots. Satan, je le porte dans mon ventre noir.

L’éclair. — Satan n’est jamais le bruit, mais le rire brisé, rampant, funeste et très bleu.

Le vent. — Ah ! laissez-moi passer, vous autres ! Satan est dans la caresse que j’apporte aux îles de la part des poètes captifs.

Colomb. — Il n’y a pas de poètes captifs. Qui dit Poète, dit : errant. Qui dit Poète, dit : navigateur. Qui dit Poète, dit : Christophe Colomb, le Satan qui rit, tous les matins, au Nouveau Monde !

Ferdinand le catholique. — Qui dit Poète, dit : maudit, opprimé, enchaîné, suppôt du Diable.

Les chaînes. — Et si Satan n’est pas forgé avec nos anneaux pensants, nous nous demandons à quoi sont bons les Cyclopes.

Les cyclopes. — À enfoncer la tige rouge dans l’œil du roi des Enfers.

Satan, à part. — Bougres d’imbéciles ! Mon œil ce n’est pas vous qui le crèverez. Il a, parfois, la suavité de la violette cachée contre la pierre grise, et, le plus souvent, l’immortel éclat de…

Le soleil. — Bonjour, Satan.

Satan. — Bonjour, bonjour, ma chère prunelle. Voilà un moment que je n’entends que des extravagances. Je ne sais ce qu’ils ont tous, et, particulièrement, cette nuit — cache-toi vite ! — à vouloir être possédés par ma divinité inconcevable.

La caresse. — Si douce…

La tourterelle. — Si tendre…

Le léopard. — Si tendre ? Elle est folle. Satan est, chez nous, cette belle bête rusée, fleurie de sang, jaspée de noir.

Le vautour. — Il ne peut être qu’un sombre oiseau, rapace et dégoûté.

Le loup. — Que ce chien que je suis, affamé et maigre.

Le lion. — Que ce roi que je représente, superbe et seul.

L’antilope. — Que cette victime que j’aime figurer, cette victime fuyante, tricheuse, plaintive, aux yeux d’esclave chérie.

Le serpent. — Laissez donc tranquille celui qui ne fréquente que moi. Nous avons même venin et même sagesse, même perfidie et même grâce, même silence et même persuasion, même regard luisant et même topaze royale, là, sur le front, et même destinée maudite, nous dont la mission ravissante est de nous dérober dès que nous avons menti.

Ève. — Satan ? Je l’ai conçu. Il s’appelait Caïn.

Abel. — Je l’ai adoré. Il me tua.

Noé. — Satan ? Je l’ai vu s’échapper, sous la forme d’une colombe, de l’Arche captive.

Moïse. — Et, moi, je l’ai senti s’élever, à mon front, en deux cornes de flamme quand je descendais du Sinaï, tout chancelant sous le poids formidable et vain des tables de la Loi.

Abraham. — Satan ? Buisson ardent.

Jacob. — Échelle d’or.

Josué. — Soleil s’arrêtant devant la face des démons.

L’arche. — Déluge sur lequel tout Démiurge veut avoir, aux épaules, en guise d’ailes, les libres vents…

Rebecca. — Soif, éternelle soif des âmes… Halte amoureuse près du puits…

Rachel. — Celui que l’on attend sept ans… Et puis, sept ans… Et puis, sept ans…

Nabuchodonosor. — Pourceau bestial et non repenti en quoi je fus changé.

La statue de sel. — Satan ? Curiosité divine ! Je fus punie de l’avoir satisfaite. Qu’importe ! Je l’ai satisfaite.

La lune. — Satan ? Serpent de diamant, coiffé de rubis qui rôde dans le ciel nocturne, et, parfois… m’avale.

Les étoiles. — Nous aussi.

Jésus. — Barabbas, Barabbas, Satan gracié, je t’aime.

Madeleine. — Jésus des pécheresses, Jésus des saintes, quelle est celle de nous qui pleure le plus amèrement à vos pieds, ô Nazaréen ?

Jésus. — Toi qui les embaumes.

Satan. — Ô mes soupirs maudits : parfums… parfums…

La rose. — Satan !

Satan. — À qui ne cesses-tu pas de songer, ma rose ?

La rose. — À toi !

Le myosotis. — C’est moi le plus possédé : je suis le plus céleste.

La pensée. — Je suis la plus vivante. Mon masque de velours pense, donc, je suis… Satan !

Le lis. — Et, moi, je répands le poison de la blancheur sur les pieds des saintes, à l’Église… Satan ? C’est moi.

La tortue. — Quoi qu’il en soit, je garde ses trésors d’avare dans ma carapace millénaire.

La pluie. — Je répands ses pauvretés généreuses sur les bourgeons à la corne de corail.

Les pères de l’église. — Tentateur ! Tentateur ! Malice des malices ! Ô Chrétiens, croiriez-vous qu’il prend, parfois, forme de cilice, odeur de verveine, sourire de Gabriel, et, même, misère, lassitude, sommeil de pèlerin ?

Satan. — Si les tortues et les pères de l’Église s’en mêlent, je n’ai pas encore la paix. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous ? Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à… Ne crains rien, Cambronne, je ne suis pas un de ces drôles qui répandent les mots sublimes à tort et à travers. Pourtant, je voudrais bien savoir pourquoi ils ne cessent pas de soupirer après moi, cette nuit, et toute la vie.

Cambronne. — Par son petit chapeau ! Tu es presque aussi beau que Lui.

L’étoile. — Parfois, je vous confonds.

Satan. — J’ai fait trembler sa tente au chant de ma mitraille…

Eh ! voilà un alexandrin qui a quelque allure, il me semble. Mais je l’ai pas fait exprès.

Le génie. — Moi non plus tu ne m’as pas fait exprès et, pourtant, la caresses-tu, la belle femelle : la Gloire !

La Bibliothèque rose, à ses jeunes lecteurs. — Voyons, mes petits amis, est-ce que, vraiment, votre catéchisme vous donne une idée de l’enfer ?

Un jeune lecteur, futur sadique. — Hi ! Hi ! Hi ! C’est dans la crinoline de Sophie, qu’il est, le Diable !

Autre jeune lecteur, futur froussard catholique. — As-tu vu le knout ? (Il passe craintivement la main sur son derrière.)

Autre jeune lecteur, futur candidat à la lypémanie mystique. — On est tous des Torchonnet, va…

Autre jeune lecteur, futur trappiste aux grands yeux bleus. — …Oui, laver la vaisselle, cirer des bottes, ne jamais manger de confitures… (Il lève ses regards embrasés vers le ciel.) Mais voir le général Dourakine !

Satan. — Saint Martinet, voici pour nous.

Le risque. — Ça y est ! Je me fous à l’eau pour faire plaisir à Satan.

Le jeu. — Et, moi, je mise mon dernier petit soleil sur sa corne rouge.

La sorcière. — Et, moi, je lui arrache les tripes, et…

Satan. — Eh ! là… Eh ! là…

La servante du curé. — Satan ? Méfiez-vous de lui, dans les couloirs : quelle engeance, le cancrelat et le courant d’air !

Byron. — Je buvais du Malvoisie, dans un crâne, en invoquant Satan.

Satan. — C’est curieux, comme le romantisme fut inoffensif.

Baudelaire. — Satan ? Regardez-moi : un mystificateur verdâtre et désespéré.

Satan. — Cher Albatros !

Fra Angelico. — J’ai peint des vierges si pures que le ciel n’en a pas voulu.

Satan. — Parbleu ! Elles m’étaient destinées. Le Moyen-Âge m’a compris.

La courtisane. — Ce collier compte dix rubis : je mets dix fois le rire de Satan autour de mon cou.

La topaze. — C’est d’une injustice révoltante ! Quand je pense que je suis le regard même de Satan, moi !

L’émeraude. — Et, moi, sa glorieuse douceur lorsqu’il médite !

Le diamant. — Et, moi, son insolence aux mille feux !

Sainte Thérèse. — Il est des diamants noirs qui ne songent pas qu’à Dieu, dans les cloîtres…

Satan. — Quoi ! Cette nonne aussi ? Qui est-ce qui viendra à mon secours ?

Un-qui-se-croit-très-fort. — Voilà ! Je vais vous dire pourquoi il s’est révolté : on voulait faire de lui un Archange. Pensez donc ! Un Archange… Vous comprenez que lorsqu’on a, en soi, l’étoffe du Diable…

L’univers. — Ah ! dès qu’ils ont senti le souffle du Démon courir sur eux, les feuilles ont dansé d’allégresse et les fauves ont léché le sang de leurs blessures.

Les fous. — Satan ? L’hypocrite magnificence des sages.

Les sages. — Satan ? La dignité rayonnante des fous.

La milice infernale. — Satan ? L’Espérance, cette forme éblouissante de l’orgueil.

La milice céleste. — Satan ? — Hum ! — Il nous manque parfois.

L’archange Saint Michel, amèrement. — J’ai toujours pensé qu’il resta plus sympathique que moi, le Dragon.

Satan. — Mon cher saint Michel, on a fait de vous, à votre retraite, dans les arsenaux désaffectés de Jéhovah, un fort propre capitaine préposé aux faux cataclysmes. Hélas ! plus de déluge et d’Amalécites, et, se répondant, dans l’horreur de la sainte colère juive, plus de chœur des Hébreux, plus de chœur de grenouilles. Plus de chenapans, de possédés, de musiciens, de maudites de haute volée : je fais allusion à Absalon, à Saül, à David, à la charmante statue qui fondit à la première averse. Plus de Pharaons dont la vieillesse craquait comme du bois de myrte desséché au feu des pierreries. Plus de combat, entre vous et moi, dans l’azur épique. En vous employant le mieux possible et selon vos capacités réduites, Archange dégénéré, aux petites catastrophes de tous les jours, oubliez donc que vous avez foulé aux pieds, en ma personne casquée d’un firmament, bardée de colère et qui, pourtant, consentit à sa défaite, car il fallait bien un Dragon-martyr — voyons ! — dans les fastes du monde…

L’Archange, subjugué et timide. — …Que dois-je oublier ?

Satan. — Qu’en ma personne qui n’était que danse, étincelles, tentation, vous avez foulé aux pieds Sodome et Gomorrhe, les ardentes ; Ninive, la voluptueuse, ouverte sur le Tigre ; Byzance, ce bazar vendant des yeux d’esclaves et des soleils d’Empereurs ; Babylone, la débauchée, couchant, tous les soirs, son ombre sur son Balthazar odorant : le Paradis terrestre où mes mille prunelles étincelaient, plus des trillions et des trillions de joyaux semés sur mes écailles, plus le sourire de toutes les pécheresses de tous les temps qui ont, dans leurs rêves, baisé, au moins sept fois par nuit, ma gueule rose…

L’Archange, songeur, à part. — Pourquoi n’étais-je pas le Dragon ?

Les larmes. — Satan ? La joie.

Le bonheur. — Satan ? Les larmes.

La musique. — Satan ? Le dernier accord majeur.

Le si bémol. — Je ne dirai pas grand’chose, car je suis tout petit, moi… Mais il est de jeunes hommes qui sont pâles comme… Satan quand ils m’écoutent tomber des doigts de Chopin, à la chandelle, dans le parfum des tilleuls…

Beethoven. — Arrière ! Arrière ! Chopin ? Ce Satan poitrinaire, langoureux et nocturne…

Chopin. — Il ne s’est pas vu, celui-là, avec son masque de sourd démoniaque et résigné.

Satan. — Il est des heures où c’est à n’y pas tenir. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous, cette nuit ?

Jésus. — Quand je ne serais venu au monde que pour Judas et Jean, l’apôtre à la tête brune…

Satan, à part. — Je le chéris trop…

Jésus. — …Je bénirais mon crucifiement.

Satan, à part. — Ah ! mon frère ! Comme je t’ai trahi ! Comme j’ai reposé sur ton épaule !

Alfred de Vigny. — Il est celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas.

Moi. — Si après toute cette frénésie exhalée vers Satan, on s’indigne que je lui aie consacré des pages fort convaincues, ma foi, eh bien ! je fais comme le Risque, comme le Jeu…

Satan. — Mais pas comme la sorcière… Sorcière !…

Moi. — Est-ce vrai que tu fus Judas ?

Satan. — Chut…

Moi. — Est-ce vrai que tu fus l’apôtre Jean ?

Satan. — Chut…

N’est-ce pas qu’elle est douce, à ton épaule, ma tête brune ?


FIN